dimanche 15 juillet 2012

Ragotte Jules Renard suite 3 ( Nouvelles France )

      

                                                                      Ragotte
                                                           ........./ suite
                                                                                 Le Branle

            Deux jeunes hommes, fariniers au moulin, qui ne sont pas de la noce, dansent une espèce de bourrée, moins tapageuse que la vraie et qu'on appelle le branle.
            C'est grave et lent. ce doit être ancien comme la plus vieille maison du village. Ils dansent avec des sabots. On écoute le son fin du bois sur le carrelage et les sabots caressent du nez la brique rouge. Les deux hommes dansent presque sur place et ne sourient pas. C'est plutôt une occupation qu'un plaisir ; par moments, on dirait des prêtres. Gloriette s'approche du plus jeune et lui dit de ne pas fumer à cause des robes des jeunes filles. Il jette sa cigarette et continue, les mains derrière le dos. Son vis-à-vis, plus lourd, plisse le front, comme si vraiment il travaillait de la tête. Ils se sentent, sous les regards, une fierté pudique. Bientôt, ils disparaissent et ne tardent pas à revenir. Ils ont cru convenable de s'acheter chacun une paire d'espadrilles.
            Ce n'est plus ça du tout.
            Le lendemain de la noce, on attend les mariés pour s'asseoir à table.
            - C'est Lucienne qui nous a mis en retard, dit Marius.
            - Naturellement, dit-elle, toujours de ma faute !
            En signe de victoire, Marius porte le chapeau sur l'oreille.
            - Préférez-vous, Lucienne, hier à aujourd'hui, ou aujourd'hui à hier ?
            - Ça m'est égal, je me trouvais bien hier, je me trouve bien aujourd'hui.
            Marius dévore, le nez dans son assiette, et ne dit mot.
            Qu'est-ce qu'il se demande ?

            Mélanie, une des soeurs de Ragotte, étant de noce le premier jour, sa petite garde la vache et n'en est que le lendemain.
            Elle arrive toute joyeuse, dans sa toilette fraîche.
            " A mon tour ! s'écrie-t-elle, à mon tour ! "
            Mais la noce est finie, et si la petite, dont les yeux brillent, se bourre de bons restes, il faut qu'elle s'amuse toute seule à une table de grandes personnes déjà éteintes.
            Le garçon d'honneur fait, pour la cuisinière, une quête dans une assiette, puis il laisse tomber l'assiette et la casse. Le nombre de morceaux indique le nombre d'années que la demoiselle d'honneur doit attendre pour se marier.
            Comme Lucienne a vingt-quatre ans et qu'on lui demande tout bas l'âge de cette demoiselle d'honneur, elle répond, le plus haut qu'elle peut :
            - Trente ans !

            Ragotte aussi danse, oh ! pas le jour, non, le lendemain de la noce.
            Elle a été, autrefois, une bonne danseuse. Elle dansait toute seule, sur la route, jusqu'à en perdre ses chaussons, et, de retour à la maison, elle était battue ! messieurs, qu'elle était battue !
            C'est Michel qui la tire par le bras et la décide.
            Aussitôt, on fait cercle pour voir Ragotte danser une bourrée au mariage de sa fille ; on regarde, silencieux comme à l'instant le plus grave d'une cérémonie. Ragotte relève un peu sa jupe du bout des doigts. Les jambes ne fléchissent guère, les pieds quittent à peine le sol ; le corps ne se balance pas ; seule, la tête s'incline à droite et à gauche.
            Ragotte, très pâle, sourit d'abord. Tout à coup, elle s'arrête, laisse Michel en plan et s'éloigne, courbée, comme si sa tête se cachait. Nous devinons ce qu'elle a. Elle vient de se rappeler subitement la mort du petit Joseph. elle pleure de chagrin et de repentir et nous tourne longtemps le dos.

            Les Carol finissent par se trouver mal à l'aise
            Ils partent ce soir, avant la dislocation de la noce. La Chalude leur dit :
            - Quoi ! vous partez si tôt ?
            - Eh oui ! on ne nous regarde pas !
            Le Midi s'en va un peu vite, ce qui ne l'empêche pas d'être ému.
            M. Carol s'avance vers Gloriette, la main tendue.
            - Mais nous vous accompagnons jusqu'à la gare !
            - Ça ne fait rien, madame, je veux vous dire quelques mots à cette place ! je tiens à vous remercier de votre accueil, de vos...
            Il ne trouve plus, il pleure, il ne se reprend que pour nous faire promettre d'aller les voir.
            - Une dépêche, dit-il, et nous serons à la gare ! avec le cheval. Et soyez tranquille, il connaît le chemin !
            Nous avons beau promettre, il nous invite encore. J'affirme que nous irons, et, tout de suite inquiet, il rectifie :
            - Oh ce n'est pas aussi bien là-bas qu'ici, mais nous vous recevrons de notre mieux. Et vous, monsieur Philippe, je vous invite également ; il faudra venir.
            - Je ne dis pas non.
            Le train va partir. On voit, collée à la vitre, la joue de Mme Carol qui pleure comme si la pluie tombait dans le wagon. Ils agitent des mouchoirs : Adieu ! adieu !
            - Ma foi, ce n'est pas trop tôt, répond Philippe.
            Il est mécontent.
            Il juge que le beau-père n'a pas été convenable.M. Carol avait promis, par lettre, de payer la moitié des frais. Le jour du mariage, il fait dire par Lucienne qu'il paiera sa part, celle de sa femme et celle du soldat. L'heure venue de régler, il demande une note. Comme elle n'est pas prête, il offre cinquante francs.
            - Ça ne faisait pas mon compte, me dit Philippe.
            - Mais vous les avez pris.
            - Oui.
            - En disant : " C'est trop ".
            - Je voulais même lui rendre sur son billet de cinquante francs.
            - Pourquoi ? puisque vous dites qu'il vous devait davantage.
            - Précisément ! Je lui disais : " C'est trop ! " parce que je voulais lui montrer que ce n'était pas assez.
            - Ça me paraît bien délicat, Philippe.
            - Enfin, voilà ce que je voulais.

             Ragotte - Je suis bien contente, ma Lucienne, que tu sois établie. Quand l'ennui me prendra, j'irai vers toi, à Paris.
             Lucienne - Ne te mets pas cette idée-là dans la tête ! Reste où tu es. A Paris tu ne serais pas capable de gagner ta vie !... C'est tout ce que tu me donnes ?
             Ragotte - Je t'ai donné six cuillers, six fourchettes et six assiettes.
             Lucienne - Donne-moi encore des assiettes.
             Ragotte - Je ne peux pas.
             Lucienne- Oh ! ce que tu es intéressée !
             Ragotte - Et le Paul !
             Paul - Oui, et moi  ! Qu'est-ce qu'il me restera pour ma part ? Si tu veux tout prendre, je vas bien t'arrêter !
            Le Paul surveille en effet les caisses et Philippe qui les cloue, s'écrie :
            - Qu'on ne m'apporte plus rien ! je ne les déclouerai pas !
            Lucienne boude.
            Soignez votre caractère, lui dit Gloriette.
            - Mon caractère est bon, dit Lucienne, pincée.
            - C'est votre avis, monsieur Marius ?
            - Oh ! répond Marius, je n'ai pas encore regardé.
            - Ah ! que le temps me dure, dit Philippe. Depuis ce matin, clouer leurs caisses, et les haricots de votre jardin qui attendent !

            - D'un côté, dit-il, ça me fait de la peine de voir Lucienne partir, mais, de l'autre, je n'en suis pas fâché.
           Ragotte dit doucement à Lucienne :
           - Tu as beau être mariée, ce n'est pas une raison pour te mettre en colère.

           - Personne ne se connaît, lui dit-elle, tant que les caractères ne sont pas l'un devant l'autre, et il faut toujours en rabattre.

           - Tu vas sentir, Lucienne, le pou te piquer derrière l'oreille ! Il n'y a rien de mieux qu'un homme pour tenir une femme droite ! J'en ai vu que le mariage a bien réduites.
           - Un mariage, ce n'est pas comme un marché de boeufs.

           Au moment de l'adieu, Philippe dit tout de même à Marius et à Lucienne.
           - Comme vous n'êtes pas riches, on pourra vous envoyer, à l'automne, un sac de pommes de terre.
           - Tu feras bien ! dit Lucienne.
     
           Les Philippe ont reçu, au premier jour de l'an, une carte des jeunes mariés, ce qu'on appelle une carte de visite, avec les noms imprimés au milieu :
                                            Monsieur et Madame Marius  Carol
           Pas un mot de plus, mais c'était assez, et Ragotte a dit :
           " Il ne leur manque rien ! "
         
                 
                                                                                
4                                                       Le Paul

            Le Paul entre furieux chez Ragotte.
            A l'autre maintenant !
         
            Paul - Pourquoi ne m'as-tu pas apporté ma soupe ce matin ?
            Ragotte - Je ne savais pas si tu travaillais aujourd'hui.
            Paul - Tu sais bien, quand on boit, tu ne sais pas quand on travaille !
            Ragotte - Tu ne m'avais pas dit où tu travaillerais.
            Paul - Au canal, sur le port ; c'est malin à deviner !
            Ragotte - A quelle pile ? Il faut toujours chercher. Les empileurs se moquent de moi. Ils rechignent à ma question : " Avez-vous vu le Paul ? " Et je drogue de pile en pile. Mais ta soupe est prête, tu peux l'avaler.
            Paul - Je n'en veux plus, de ta soupe.
            Ragotte - Laisse-la, mon garçon.
            Paul - Et je te défends de me la faire, demain et les autres jours. Je te défends, je te défends !
            Ragotte - Ce n'est pas la peine de tant le répéter, j'ai compris.
            Paul - J'en trouverai à l'auberge.
            Ragotte - Tu es libre ; tu verras ce que ça coûte.
            Paul - J'ai de quoi payer et ce sera meilleur.
            Ragotte - Puisque tu ne mangeras plus chez moi, je ne balaierai plus ta maison où tu couches ; ferme ta porte.
             Paul - Elle est fermée.
             Ragotte - Ôte la clé.
             Paul - Je l'ai dans ma poche               
             Ragotte - C'est fini entre nous, mais quand tu auras besoin d'un morceau de pain...
             - J'ai plus les moyens que toi, dit Paul, déjà dehors.
             - Il m'a jeté ça dans les jambes, dit Ragotte, parce que je l'avais piqué net.


                                                                                                        ........./
                                                                                                   à suivre
                                                                                               

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