dimanche 2 décembre 2012

L'Etudiant Anton Tchékov ( nouvelle Russie )





                                                               L'étudiant

            Le temps avait d'abord été beau, calme. Les merles sifflaient et, dans les marais du voisinage, quelque chose de vivant émettait un bourdonnement plaintif, comme i l'on eût soufflé dans une bouteille vide. Une bécasse passa et le coup de fusil qu'on lui tira se répercuta longuement et joyeusement dans l'air printanier. Mais quand le crépuscule descendit sur la forêt, un vent froid et pénétrant se mit à souffler importunément de l'est, et tout se fit silencieux. Les flaques se couvrirent d'aiguilles de glace et la forêt devint inhospitalière, sourde et déserte. Il monta une senteur d'hiver.
            Ivan Velikopolski, étudiant à la faculté de théologie, fils de sacristain, revenant de la chasse à l'affût, avait suivi tout du long un sentier qui bordait une prairie basse. Il avait les doigts gourds et le vent lui brûlait la figure. Il lui semblait que ce rafraîchissement de la température avait détruit partout l'ordre et l'harmonie, que la nature elle-même était saisie d'effroi et que c'était pour cela que les ombres du soir étaient venues plus tôt que de raison. Alentour tout était désert et particulièrement lugubre. Seul scintillait un feu dans le potager des veuves, près de la rivière ; alentour, et à l'endroit à quatre verstes de là, où se trouvait le village, tout était uniformément noyé dans la froide brume du soir. L'étudiant se souvint que lorsqu'il était parti sa mère, assise par terre dans le vestibule, pieds nus, était en train d'astiquer le samovar, et que son père, couché sur le poêle, toussait ; c'était la semaine sainte, on ne faisait aucune cuisine chez lui et la faim le tenaillait. Maintenant, tout recroquevillé de froid, il songeait que le même vent soufflait à l'époque de Rurik, d'Ivan le Terrible et de Pierre le Grand ; qu'à leur époque sévissait une pauvreté et une faim aussi féroces ; les mêmes toits de chaume crevés, les mêmes ignorances, la même angoisse, le même désert alentour, les mêmes ténèbres, le même sentiment d'oppression : toutes ces horreurs avaient existé, existaient, existeraient, et que dans mille années la vie ne serait pas devenue meilleure. Et il n'avait pas envie de rentrer.
            Le potager des veuves était ainsi appelé parce qu'il était cultivé par deux veuves, la mère et la fille. Leur feu flambait, pétillait, illuminant alentour les terres labourées. Vassilissa, la veuve, une grande et grosse vieille vêtue d'une courte pelisse d'homme, debout près du feu, pensive, regardait les flammes ; sa fille Loukeria, petite, la figure grêlée par la petite vérole, l'air niais, assise par terre, lavait une marmite et des cuillères. Elles venaient sans doute de finir de souper. On entendait des voix d'hommes ; c'étaient les ouvriers de l'endroit qui faisaient boire leurs chevaux à la rivière.
            - Voilà l'hiver revenu, dit l'étudiant en s'approchant du feu. Bonjour.
            - Vassilissa tressaillit mais, le reconnaissant aussitôt, lui adressa un sourire accueillant.
            - Je ne t'avais pas reconnu. Dieu te bénisse, dit-elle. Tu seras riche !
            Ils parlèrent. Vassilissa, femme d'expérience, ancienne nourrice, puis bonne d'enfant chez les messieurs, s'exprimait en termes délicats, et un sourire doux, posé, ne quittait pas son visage ; sa fille, Loukeria, au contraire, une femme qui n'était pas sortie de son village et abrutie de coups par son mari, se contentait de regarder l'étudiant sans dire un mot en plissant les paupières avec une expression étrange, comme celle d'une sourde-muette.
            - Par une nuit aussi froide, l'apôtre Pierre est venu comme moi se réchauffer auprès d'un feu, dit l'étudiant en tendant les mains vers la flamme. C'est donc qu'il faisait également froid dans ce temps-là. Ah, quelle affreuse nuit ce fut, bonne vieille ! Une nuit prodigieusement triste, longue !
             Il regarda les ténèbres alentour, secoua la tête d'un geste nerveux et dit :
             - Je suis sûr que tu es allée entendre les Douze Évangiles.
             - Oui, répondit Vassilissa.
             - Si tu te rappelles, pendant la Cène, Pierre dit à Jésus : " Je suis prêt à te suivre et en prison et dans la mort. " Alors le Seigneur : " Je te le dis Pierre, avant que le coq ait chanté tu m'auras renié trois fois." Après la Cène Jésus, saisi d'angoisse mortelle, priait au Jardin des Oliviers et le malheureux Pierre fléchit, il sentit ses forces l'abandonner, ses paupières s'alourdir et ne put vaincre l'envie de dormir. Le sommeil le gagna. Puis, tu le sais, la même nuit Judas baisa Jésus et le livra à ses bourreaux. On le mena les mains liées chez le grand prêtre en le frappant, et Pierre exténué, torturé d'angoisse et d'inquiétude tu le comprends n'ayant pas dormi son soûl, pressentant que quelque chose d'affreux allait arriver sur la terre, le suivit... Il aimait Jésus passionnément, à la folie, et voyait de loin qu'on le battait... "
            Loukeria laissa ses cuillères et regarda fixement l'étudiant.
            - " On arriva chez le grand prêtre, poursuivit-il. On interrogea Jésus et, pendant ce temps-là, des travailleurs allumèrent des feux au milieu de la cour parce qu'il faisait froid, et s'y chauffèrent. Pierre, debout près du feu au milieu d'eux se chauffait comme je le fais à présent. Une femme l'apercevant dit : " Celui-là aussi était avec Jésus ", ça voulait dire qu'il fallait l'interroger lui aussi. Et tous les travailleurs rassemblés autour du feu durent sans doute le regarder d'un air soupçonneux et dur, car il se troubla et dit : " Je ne le connais pas . " Peu après quelqu'un d'autre reconnut en lui un disciple de Jésus et dit : " Toi aussi tu es des siens ". Mais à nouveau Pierre nia et pour la troisième fois quelqu'un s'adressant lui, lui dit : " Ce n'est pas toi que j'ai vu avec lui dans le jardin ? " Pour la troisième fois Pierre nia. Et aussitôt après le coq chanta et Pierre apercevant Jésus de loin se souvint de ce qu'il lui avait dit pendant la Cène... Il se souvint, retrouva ses esprits, sortit de la cour et pleura amèrement. Il est dit dans l'Evangile : " Et il sortit et pleura amèrement." Je vois très bien cela : un jardin bien calme, bien noir et dans le silence on entend à peine des sanglots étouffés. "
            L'étudiant poussa un soupir et devint pensif. Vassilissa qui souriait toujours laissa soudain échapper un sanglot, de grosses larmes roulèrent en abondance sur ses joues et elle se protégea la figure du feu avec sa manche, comme si elle avait eu honte de ses pleurs. Loukeria, le regard toujours fixé sur l'étudiant, rougit et son visage prit une expression pénible, tendue, celle de quelqu'un qui cherche à contenir une vive douleur.
            Les ouvriers revenaient de la rivière, et l'un d'eux à cheval était déjà tout près, éclairé par la lueur dansante du feu.L'étudiant souhaita la bonne nuit aux veuves et poursuivit son chemin. A nouveau il se retrouva dans les ténèbres et ses doigts s'engourdirent. Il soufflait un vent âpre, c'était vraiment l'hiver qui revenait, et l'on ne se serait pas cru à l'avant-veille de Pâques.
            Maintenant l'étudiant pensait à Vassilissa. Si elle s'était mise à pleurer c'était que tout ce qui était arrivé à Pierre durant l'horrible nuit avait quelque rapport avec elle...
            Il se retourna. Le brasier solitaire clignotait paisiblement dans la nuit, il n'y avait plus personne alentour. L'étudiant pensa à nouveau que si Vassilissa avait pleuré et si sa fille s'était montrée troublée, c'était évidemment que ce qu'il venait de raconter, qui s'était passé dix-neuf siècles plus tôt, avait un rapport avec le présent, avec les deux femmes et, sans doute, avec ce village isolé, avec lui-même, avec toute l'humanité. Si la vieille femme avait pleuré, ce n'était pas parce qu'il avait l'art de faire vibrer par ses récits la corde sensible, mais parce que Pierre lui était proche et que de tout son être elle était intéressée à ce qui s'était passé dans son âme.
            Et une lame de joie déferla soudain dans l'âme de l'étudiant, il s'arrêta même une minute pour reprendre sa respiration. Le passé, pensait-il, est lié au présent par une chaîne ininterrompue d'événements qui découlent les uns des autres. Et il lui semblait qu'il venait d'apercevoir les deux bouts de la chaîne : il avait touché l'un et l'autre avait vibré.
            Tandis qu'il franchissait la rivière par le bac et qu'il gravissait la colline les yeux fixés sur son village natal et sur le couchant où une mince bande pourpre jetait des lueurs froides, il pensait que la vérité et la beauté qui régissaient la vie là-bas, au Jardin des Oliviers et dans la cour du Grand Prêtre, s'étaient perpétuées sans interruption jusqu'à ce jour, et apparemment constituaient toujours l'essentiel de la vie humaine et, d'une manière générale sur la terre ; un sentiment de jeunesse, de santé, de force - il n'avait que vingt-deux ans -, l'attente ineffablement douce du bonheur, d'un bonheur inconnu, mystérieux, l'envahirent peu à peu et la vie lui parut enivrante, merveilleuse, pleine d'une haute signification.
    


                                                                                                        Tchékov

                                                                               ( l'étudiant parait en 1894 )

samedi 1 décembre 2012

Excursion . - Le Général . Joseph Roth ( Nouvelles Allemagne )



           vienne
                                                                Excursion

           
            Au Schottentor, on sent l'odeur du vin nouveau, le 38 est pompette et s'en va titubant, surcharge de corps humains. Dans l'éclat du soleil la sueur perle sur le dos des pelouses. Le chauffeur est coincé et s'ébroue en crachant de l'oxygène comme un moteur de 76 CV. Sacs à dos encore mous, mais enflant légèrement dans l'attente de conquêtes paysannes. Souliers d'alpinistes sept fois cloutés prenant position sur les oeils-de-perdrix de leur prochain. De la plate-forme arrière monte la vapeur de la chair humaine, accélérant le rythme des roues.
            On roule devant des clôtures de jardin où grimpe du feuillage qui frôle presque les fenêtres de la voiture. Un chien pleure dans une ferme. Le tramway filant à toute vitesse rend fou un caniche enfermé. Il croit que ce monstre bruyant rouge et jaune le nargue. De jeunes plants de haricots hâtifs grimpent à de minces perches, ils veulent voir ce qui peut bien se passer là-haut. D'indiscrètes fenêtres en encorbellement tendent des voiles verts de vigne vierge devant leur visage, par crainte des taches de rousseur. Une grille de jardin fait une toilette de couleur blanche. L'odeur de la peinture à l'huile s'exhale à la chaleur du soleil.
            Terminus. De verts petits chalets de nécessité dont le prix d'entrée a augmenté, receveur avec des feuilles de journal, poinçonnent l'histoire du monde sur des bancs de bois récurés par des fonds de pantalon. Le tramway s'ouvre et recrache des gens. Un premier souffle de la nature produit un effet encourageant sur les couples d'amoureux. Quelque part un baiser tombe comme une seule goutte de pluie dans le silence.
            " Café-restaurant ". Maître d'hôtel pour quartier résidentiel, avec plastron éblouissant, sommet du crâne étincelant, mèches de cheveux soigneusement comptées, pommadées à gauche et à droite, grasses comme de la crème fouettée. Mouvements de la main silencieux. Leurs doigts marchent sur des talons de caoutchouc. Le groom, bébé en frac, a des joues rouges, brunes et brillantes sous un léger duvet de pêche. Il sent le lait comme un nourrisson.
            Un coin de fenêtre a été conquis par une bande de trafiquants. Pardessus et redingotes avec ceinture, dans laquelle ne se trouve étrangement aucune grenade à main. De larges ongles, polis ce matin même par le coiffeur, luisent comme des éclats de verre. Les manières sont fraîchement achetées, elles sont neuves et grincent encore ; l'étiquette avec le prix y pendouille sûrement.
            Ils sont six, sept. Leurs cravates d'un vert fluorescent font du tapage. On commande du tschoklad. Sept tasses de tschoklad.
            - Et avec ça ? chuchote le maître d'hôtel en s'inclinant.
            - Sept, Sacher-Torte ! dit l'un d'eux. Il paie. D'une main sûre, il compte la monnaie dans la poche de son pantalon ; les doigts s'y meuvent furtivement comme des lapins prisonniers. Jambes d'emballeur de meubles, courbées vers l'extérieur. Petits yeux sans cils, les sourcils à peine indiqués, comme par un timide coup de crayon.
            - Sept, Sacher-torten ! Le maître d'hôtel sourit, supériorité bien huilée. Schani, apporte des gâteaux à ces messieurs. !
            Les messieurs sont éberlués. Ne voulaient-ils pas des Sacher-Torten ? Leur compartiment baisse d'un ton. Leurs cravates sont devenues silencieuses à un point frappant. Celui qui a la main dans le sac réfléchit : est-ce que le gâteau est de la Sacher-Torte ?
            Schani apporte du gâteau. Soixante-dix doigts l'émiettent. Plongent le gâteau dans le tschoklad
comme des éponges dans l'eau. Finalement, déglutition gargouillante. Cela fait le même bruit que des gouttes d'eau râlant dans un tuyau défectueux.
            Sur la route, chant " Les petits oiseaux dans la forêt. " Innocence conquise de force. Costumes de touristes, comme sur une toile peinte. Le vent a ôté la poudre au visage des femmes. Citadins, dans les champs et les prés.
            Sur une prairie verdoyante s'élèvent soudain vingt-cinq cornets de papier marron. Dans l'obscurité qui approche rougeoie une cigarette. Les promeneurs de retour oscillent, leur petit chapeau de loden sur la nuque, joyeux à tout prix, lourds comme des charrettes de foin rentrant vers la grange, vers la station de tramway.
            Ruée sur le tramway. Le dialecte de la rue viennoise impose sa suprématie. Quelques renvois permettent aux buveurs d'avaler encore du vin nouveau.
            Les premières rues sont silencieuses, elles rentrent la tête par peur des habitants qui reviennent. Comme une épouvante folle, le tramway traverse une rue résidentielle. Et la demi-lune rit sournoisement au-dessus des réverbères au gaz,malades du foie, qui ont la jaunisse.


                                                                                                        Josephus

                                                                                  Der Neue Tag 28 mars 1920


                                                      Le Général

            Tous les jours, à cette heure du matin où un aide de camp se pétrifiait en colonne de sel :
            - Excellence, je déclare avec obéissance...
            Le général remonte la rue fraîchement rasé, favoris bien peignés. Dans sa démarche, rigueur militaire et pseudo-conscience du but à atteindre, dans son maintien, dressage vidé de sens. Son oeil lance un éclair bleu comme autrefois, quand il était posté devant les ennemis, une brigade entre lui et eux. S'efforçant de voir dans l'avenir, il voit le passé. Un passé avec musique militaire, bruit de tonnerre. " Pont du Prince Eugène ", obéissance et âme d'esclave. Quand un soldat passe devant le général, le vieux s'efforce de ne pas voir. Il veut être indulgent et ferme un oeil. Mais ensuite, c'est amertume, vide, cosmos béant, limite de la raison. Il était général parce qu'on l'appelait Excellence. Il était général dans la structure de la brigade. Il était " complet " quand les autres le saluaient. Il n'a jamais été un individu. Toujours une composante. Comme un bouton, une crosse de fusil, un havresac, une veste de pluie. Il trouvait son complément dans l'obéissance des autres. Maintenant il est vestige, fragment, brigadier sans brigade, stratège sans règlement de service, maître sans serviteur. Mais toujours maître, avec l'auréole d'une tragique ironie autour de son képi de général, conscient de son rang sans rang et honorable sans code d'honneur...


                                                                                              Joseph Roth



                                         

jeudi 29 novembre 2012

Lettres à Madeleine 55 Apollinaire


                                                Lettre à Madeleine

                             Ecris toujours même adresse section 139.

                                                                                                     Epernay, le 12 janvier 1916

            Mon amour, je n'ai pu m'arrêter à Paris que jusqu'à midi hier. Depuis j'ai cherché mon régiment. Je sais maintenant où il est au repos et y serai tout à l'heure. Voyage fatigant. Il fait beau. A Paris déjeuné avec Maman, lui ai dit nos fiançailles à quoi elle ne voit rien à redire - Je t'adore mon amour chéri. Je te caresse avec douceur et j'aime ton bras s'appuyant sur le mien. Pas pu passer au Mercure pour parler d'un nouveau livre de vers mais ferai cela par correspondance. C'est curieux comme la lumière même à Marseille est plus sombre que celle de l'Algérie. Le vieux capitaine à moustaches a été imbuvable sur le bateau
                                                                                                                  oran - grotte vierge misserghin    
parce que j'ai été poli avec une femme laide et effroyablement maigre d'Oran qui avait le mal de mer, il a fait des plaisanteries comme si j'avais fait la cour à cette pauvre femme. J'ai été obligé de lui dire que j'étais fiancé et que ses réflexions sans fondement me désobligeaient. Il est architecte du département de la Drôme et a passé plusieurs mois avec le frère de mon colonel à qui j'apporte par conséquent des nouvelles.
            Nous avions à bord aussi l'officier d'ordonnance du général Lyautey et un lieutenant de goumiers avec qui j'ai déjeuné à Marseille ( rien que du poisson à l'Hôtel des Phocéens ). J'ai pris une couchette en chemin de fer et ai bien dormi ; j'étais avec un épicier qui habite à Paris 128 rue de la Roquette et qui s'appelle Lequoy, homme qui m'a paru singulièrement bien renseigné sur les affaires politiques et militaires, peut-être n'est que du bon sens mais il en a beaucoup en ce cas. La conversation avec ce personnage dispose à l'optimisme. Je viens de déjeuner à Epernay c'est 2 h et à 2 h 17 je prends un train qui va me conduire pas loin d'ici, près du cantonnement de ma compagnie. J'ai voyagé ce matin au retour de Châlons avec un officier qui allait , " pour la 4è fois en permission ". Il fait beau temps, je pense à toi mon amour, je t'adore, je pense à notre réunion, à ta beauté, à ta gentillesse, à ton imagination que j'aime, à ton regard que j'adore, à ton trouble, à tout toi mon cher très cher amour, mon Madelon adoré, je prends ta bouche.
            Embrasse pour moi ta chère Maman et les petits.

                                                                                                                     

                                                                                              Gui                                                                    


                                                                                            15 janvier 1916               
            Mon amour, nous sommes au repos à Damery près d'Epernay et je suis juste arrivé pour être commandant de la Cie à la même Cie, bien que je sois eng... de tous côtés par le Ct, par le Coll. Hier jusqu'au général qui a fait demander pourquoi la sentinelle sur je ne sais quelle route n'avait pas de falot. Enfin pour le moment pas un instant de repos, comptes rendus sur comptes rendus. J'en ai par-dessus la tête. Heureusement que j'ai été fourrier et que je connais ainsi un peu mais suffisamment pour la contrôler la comptabiblité de campagne. En ce moment, j'ai à fournir un compte rendu pourquoi ma compagnier était hier en casque tandis que la Cie voisine était en képi. Hier, j'ai assisté à une scène médicale dont Molière aurait fait son profit. Enfin, ce repos, si drôle qu'il soit me fait un peu regretter les 1ès lignes pour la tranquillité. Au moins là-bas on est embêté que par les Boches, ici avec la perspective prochaine des Boches, il y a tous les désagréments de la vie de caserne... J'écris ta lettre en plusieurs fois, amour. - Je viens de recevoir ta lettre du 9 mon amour adoré et j'en suis tout chaviré... je ne sais comment te l'exprimer.. il vaut mieux que je ne l'exprime pas... Je t'adore... c'est tout... Nous nous adorons - Je n'ai pu m'occuper de mon livre à Paris, mais copie mon amour, je m'en occuperai par correspondance. J'ai toutes tes lettres d'avant permission. Je les ai lues et j'y répondrai peu à peu ci-joint une vue de Damery. Combien y resterons-nous je ne sais. - Adrienne Lecouvreur a fait qque chose ici, peut-être y est-elle née.
            Le curé de l'endroit est un homme instruit et délicat.
            Mais le plus chic ici c'est mon chef de Bataillon, mon comt qui est vraiment un homme chic, brave, fin, bien élevé, un véritable gentilhomme. Je l'aime beaucoup malgré le tarabustage actuel. Et dans l'univers c'est toi que j'aime le plus, mon adoré petit Madelon aimé.
            Ah ! petit Madelon, on vient de m'apprendre que les permissions pour l'Algérie sont supprimées. J'ai eu de la veine !! Je ne crois pas que cette décision soit définitive mais enfin ça aurait retardé ma permission, cette histoire nouvelle !!
            Embrasse ta maman et toute la famille, ô mon amour exquis. Je pense à ta beauté, à ta gentillesse. Je t'aime ma Madeleine jolie, je t'adore. Je vais t'envoyer un paquet de livres, des choses, j'ai retrouvé ma montre, comme il est inutile que j'en aie deux je renverrai celle de Pierrot.
            Je t'adore. Je prends ta bouche.


                                                                                                Gui
                                                                                               15janvier1916
           Mon adorée, je t'aime.
           Mon aimée, je t'adore.
                    
                                                                                                Gui

           J'ai retrouvé 1 paquet de dattes encore bonnes et deux paquets de mandarines, j'ai pu en manger la moitié d'une.

dimanche 25 novembre 2012

Le Fouzi Yama Alfred Jarry ( Poesia - poèmes en prose France )



         hokusaï
                                                   Le Fouzi Yama


            L'excellence de l'armement des Japonais, confirmée par leurs triomphes, consiste aussi bien en leurs canons de 305 millimètres qu'en leur incomparable mousqueterie.
            Mais l'habitude qu'a ce peuple subtil de s'exprimer en phrases enveloppées, allégoriques et volontairement obscures fait que nul n'a pénétré le Secret de la Défense nationale nippone.
            On sait pourtant que l'invention de la poudre et des armes à feu remonte chez les peuples extrêmes-orientaux à la plus haute antiquité, à tel point que les Chinois et les Japonais, sans doute, il y a deux mille ans, blasés sur l'usage meurtrier du salpêtre en préféraient faire emploi pour de bénins feux d'artifice.
            Les premières missions qui pénétrèrent au Japon apprirent que Tokyo était défendue par un cratère béant d'où pouvaient s'échapper à intervalles des explosions, feu et fumée. Et depuis la légende s'est accréditée et perpétuée par les atlas - confusion pire que celle du Pirée avec un homme - qu'il y avait une montagne haute de trois mille sept cent cinquante mètres - la portée du fusil - du fusil yama.
            Que si l'on objecte que le prétendu volcan est assez peu en activité, qui soutiendrait qu'une arme à feu peut être à jet continu.
            Dans les religions orientales, yama désigne uniformément le dieu de la mort.
            Le nom du fusil japonais est donc bien - de même que celui de la longue carabine du héros de Fenimore Cooper : Mort certaine. 
            Et le petits Nippons, considérant l'ignorance européenne de la géographie de leur île, doivent, s'appuyant sur leur arme, éclater, comme Oeil de Faucon, d'un bon rire silencieux.
                                                              Juin - Juillet 1905


                                                          Alfred JARRY

samedi 24 novembre 2012

Rêve pour l'Hiver Arthur Rmbaud ( Poème France )



                                         Rêve pour l'Hiver

                          L'hiver, nous irons dans un petit wagon rose
                                      Avec des coussins bleus.
                          Nous serons bien.Un nid de baisers fous repose
                                      Dans chaque coin moelleux.

                          Tu fermeras l'oeil, pour ne point voir, par la glace,
                                      Grimacer les ombres des soirs,
                          Ces monstruosités hargneuses, populace
                                       De démons noirs et de loups noirs.

                          Puis tu te sentiras la joue égratignée...
                          Un petit baiser, comme une folle araignée,
                                       Te courra par le cou...

                          Et tu me diras : " Cherche ! " en inclinant la tête.
                          - Et nous prendrons du temps à trouver cette bête
                                        - Qui voyage beaucoup...


                                                                                                              En wagon le 7 octobre 70
                       Rimbaud
  
                            
                                                                                  
                                   

vendredi 23 novembre 2012

Vision Joseph Roth ( nouvelle Allemagne )



                  maison village allemand - voir 1001 maquettes
                                                                  Vision

            Les assassins sont entrés, leurs visages joyeusement excités, dans la maison du petit chancelier. Ils se réjouissaient d'avance, avec une cordiale méchanceté, du sang qu'ils allaient verser, plus encore que des conséquences qu'ils en espéraient. Car c'étaient de vrais assassins : depuis des années déjà leurs yeux voyaient le monde à travers un voile de sang rouge qui coulait constamment et ils étaient séparés des hommes par un mur de sang coagulé. Caïn, l'ancêtre de leur parti, leur avait depuis longtemps imprimé son signe sur le front. Mais cela seul ne leur suffisait pas, car ils redoutaient que tel ou tel ne pût le voir, et ils se firent donc d'autres signes plus grands, en métal et en toile, et ils se les accrochèrent à la poitrine et au bras, et même au bras gauche, pour que le bras gauche aussi participât à la sanglante volupté du bras droit. Depuis des années déjà la paume de leur main droite portait non les lignes et les traits qui donnent un visage aux mains humaines, mais l'empreinte profonde des instruments de meurtre ; un pistolet se sentait plus chez lui dans leur main que dans son étui. Quant à leur coeur et à la crainte de Dieu qui vivait certainement en eux, profondément cachée, le signe de Caïn en fer qu'ils portaient à gauche sur leur poitrine empêchait qu'un son humain en sortît. Aux portes extérieures de leur coeur veillait le méchant gardien, le signe de Caïn en fer.
            Donc, ils entrèrent de force et se ruèrent, joyeusement assoiffés de sang, dans la chambre d'un homme pieux. Là, ils virent d'abord une petite statue en bois de la Sainte Mère de Dieu, une oeuvre modeste et très humble, façonnée par les humbles mains d'un pieux paysan, cadeau au pieux chancelier. Cette vue excita davantage encore les assassins. La statue de la Mère de Dieu était tournée vers eux, et pendant un fragment de seconde ils pensèrent tirer sur le doux visage. Mais l'homme pieux, en fuyant, leur tournait le dos, c'était un être de chair et de sang, et ils étaient venus pour faire couler le sang, car c'est cela que des assassins veulent voir d'abord. Aussi se promirent-ils de n'apaiser leur soif de blasphème qu'un peu plus tard, après avoir apaisé leur soif de sang humain.
            Ils tirèrent donc dans le dos du pieux petit homme, et comme ils étaient tellement plus grands que lui, ils durent pour ce faire baisser un peu le bras. ( Caïn aussi avait une tête de plus que le petit Abel ). L'homme tomba. Et la détonation fit trembler tous les objets dans la chambre, et la statue de la sainte Mère de Dieu trembla elle aussi. Puis il régna un silence total. L'assassin abaissa son pistolet.
            - Est-il mort ? lui demanda l'un de ses camarades.
            - On va voir ! dit l'assassin. relevez-le et regardons !
            Ils avancèrent, les pieds hésitants mais chaussés de bottes bruyantes. Ils soulevèrent l'homme pieux  et le retournèrent. Ils virent ses grands yeux bleus, c'étaient deux cercles tout ronds, pour ainsi dire de petits représentants terrestres du ciel infini vers lequel les assassins n'avaient jamais levé leurs regards. Alors, tandis qu'ils se penchaient sur leur victime, ils virent pour la première fois un reflet bleu du ciel éternel.
            - Il vit encore !déclarèrent-ils à leur chef, et ils le traînèrent et le balancèrent, d'un élan meurtrier, sur le canapé, mécontents qu'il leur causât l'embarras de vivre encore, pour l'assassiner une seconde fois.
            Mais lui, il vivait toujours. Son sang rouge coulait et coulait et ruisselait et ruisselait et ne voulait pas tarir, comme pour montrer aux assassins ce que cela veut dire, de verser le sang humain. Les assassins restaient autour de lui, déconcertés ou curieux, s'étonnant que tant de sang pût couler d'un si petit corps. Ils demeurèrent d'abord silencieux, puis chacun d'eux détourna le regard du sang ruisselant, mais c'était pour rencontrer aussitôt celui, menaçant et apeuré, d'un complice. A la fin, pour ne pas être accusés de lâcheté, ils regardaient tous le fleuve de sang.                                                                                                        site poupée passion
            - Je veux voir la croix avant de mourir, dit l'homme pieux. Mais ils avaient peur, les assassins, en cette heure, du prêtre et de la croix, et chacun d'eux sentait qu'il n'aurait pas supporté cette vue. Aussi n'amenèrent-ils au mourant que l'un des policiers désarmés. Le policier ne s'était encore jamais trouvé devant un mourant. Il ne savait pas - il ne pouvait pas non plus le savoir - qu'il avait été choisi par la grâce de Dieu pour consoler un mourant. Ce n'était qu'un simple policier. Mais comme c'était un homme bon, la grâce de Dieu lui inspira des mots bons et consolants, et il les dit. En cet instant il possédait la grâce, bien qu'il fût un homme simple et parce qu'il était un homme désarmé. Il ne possédait plus d'arme. Il n'avait pas non plus de crucifix sur lui. Mais le mourant vit, rien qu'un instant, dans les yeux du policier le reflet de cet éclat qui avait émané jadis de l'étoile de Bethléem. Entre ceux qui étaient armés et ceux qui ne l'étaient pas, le mourant ne pouvait plus distinguer. Il voulut cependant croire que la pitié avait saisi ses ennemis à l'heure de sa mort. Toute sa vie durant, il avait été doux. Mais, à l'heure où il mourut, il était encore plus doux que pendant sa vie. Il voulut une dernière fois lever les mains pour bénir l'homme qui était auprès de lui. Mais seuls ses doigts tremblèrent légèrement et sans force. Il voulut encore pardonner aux assassins qui se tenaient pressés à la porte et chez qui la peur commençait déjà à lutter contre la joyeuse soif de meurtre qui les avait animés pendant toute leur vie. Ils s'efforçaient de détourner le regard du sang rouge et du ciel bleu qui se reflétait dans ces yeux qui s'éteignaient. Ils n'y réussirent pas. La mort noire entra dans la chambre. A présent elle se tenait à côté du policier désarmé. Il était complètement silencieux, on n'entendait que le doux suintement du sang qui imprégnait le tissu du canapé.
            En cet instant, le chancelier essaya de dire encore une fois :
            - Je voudrais voir la croix !
            Mais il ne put que remuer les lèvres et il sut lui-même qu'on ne pouvait plus l'entendre.
            Dans son ultime désespoir, il s'efforça de soulever la tête. Alors il vit soudain la petite statue de la Mère de Dieu devenir vivante, se dresser, grandir et s'approcher de lui. Elle remplit toute la chambre d'une vive lumière dorée. Derrière la lumière dorée les assassins disparurent. Les grands yeux du petit homme, assoiffés et insatiables, burent avidement la lumière dorée. Il ne voyait plus ses assassins. Mais les assassins ne voyaient pas la lumière. Ils ne voyaient pas non plus le mourant, même s'ils croyaient le voir encore. Car, à la seconde où il mourut, il était un autre qu'au moment où ils l'avaient assassiné.
            Dans leur embarras, mais aussi pour montrer qu'ils étaient des hommes allemands, ils commencèrent à manier machinalement les signes de Caïn qu'ils avaient sur la poitrine et au bras gauche. Mais les signes de Caïn n'étaient pas partis ! C'était de la bonne marchandise allemande ! Marquée " Brevet d'Invention allemand ".( C'est indestructible ).
            Quand Abel mourut,, il ne le vit pas non plus, le signe de Caïn, le brevet allemand. Aucun homme pieux ne voit à l'heure de sa mort le brevet allemand. Même quand ce brevet le tue, il voit à sa dernière heure la grâce dorée de la sainte Mère de Dieu.
            Quand Dollfuss mourut, il y avait une grande lumière dorée dans la chambre. Elle rayonnait si vivement qu'elle recouvrait même les assassins. Elle était si bienveillante et si forte que le mourant ne vit même pas le signe de Caïn, les croix tordues et estropiées, le brevet d'invention allemand de Caïn, le fratricide, avec son pistolet de l'armée du Reich.


                                                                                       Joseph Roth

                                                             ( nouvelle parue le 18 août 1935 in
                                                             Der Christliche Ständestaat )