dimanche 11 mai 2014

Greville Fane Henry James ( nouvelle EtatsUnis - Angleterre )




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henry james et edith wharton
                                     Greville Fane

            Comme je rentrais chez moi afin de m'habiller pour le dîner, je trouvai un télégramme ; " Mrs. Stormer mourante. Pouvez-vous nous fournir une demi-colonne pour demain soir ? Soyez indulgent avec elle mais pas trop. " J'étais en retard ; j'étais pressé ; je n'avais guère le temps de réfléchir, mais je télégraphiai ma réponse à tout hasard : " Ferai de mon mieux ". C'est seulement après m'être habillé, alors que je roulais en fiacre  vers mon dîner, que je me rendis compte des problèmes qu'entraînaient la condition imposée. Le problème n'était pas, bien sûr, d'être indulgent, mais d'apporter des réserves à cette indulgence. - Je ne ferai aucune réserve, me dis-je- Je n'admirais pas Mrs Srormer, mais je l'aimais bien et je la connaissais depuis si longtemps que j'avais presque l'impression de manquer de charité en me joignant, dans ces circonstances, à tous ces convives indifférents. Accaparé par le souvenir des premières années où je l'avais connue, je dus paraître bien distrait. Je parlai d'elle à la dame à qui j'avais offert le bras, mais elle ignorait qui était Greville Fane. Je fis une tentative avec mon autre voisine de table mais elle déclara ses livres " vraiment infects ". Je ne les avais jamais trouvés bien bons, mais j'avais quand même l'intention de me montrer plus indulgent que cela.
            Je m'esquivai dès que je pus, bien décidé à prendre une voiture et aller aux renseignements. Le trajet un peu long, car elle habitait dans le nord-ouest de Londres, aux environs de Primerose Hill. Je redoutais d'arriver trop tard. J'avais plus raison que je ne pensais car je craignais de trouver la maison fermée. Il y avait de la lumière aux fenêtres et une servante répondit immédiatement à mon coup de sonnette discret. Mais la pauvre Mrs Stormer n'était plus en état d'être troublée par un coup de heurtoir sur une porte en ce bas-monde. Une dame entr'aperçue dans l'entrée derrière la servante s'avança lorsqu'elle entendit ma voix. Je reconnus Lady Luard, mais elle m'avait pris pour le docteur.
           - Excusez-moi de me présenter à une heure si tardive, dis-je, mais j'ai fait tout ce que j'ai pu dès que j'ai appris la nouvelle.
            - Tout est fini, répondit Lady Luard. Pauvre maman !
            Elle était là, debout sous la lampe, me regardait ; elle était très grande, très raide, très froide, et donnait l'impression que ces particularités, ainsi que quelques autres, sa façon de s'habiller et de se comporter et même son nom sous-entendaient qu'elle était une personne admirable. Je n'avais pu saisir la logique de tout cela, mais peu importe. J'exprimai brièvement mes condoléances, cependant que la petite bonne au teint marbré s'aplatissait contre le mur de l'étroit couloir en essayant de montrer du détachement mais pas de désintérêt. Le moment était mal choisi pour une visite, et j'étais sur le point de repartir lorsque lady Luard m'arrêta, me demandant sur un ton bizarre, traînant et, semblait-il, indifférent :
            - Est-ce que... par hasard, vous allez écrire quelque chose ?
            J'eus l'impression fugitive d'être un journaliste en quête d'interview, ce qui n'était pas le cas, mais je plaidai coupable, sur quoi elle répondit :                                                                   
            - J'en suis très heureuse... mais je crois que mon frère aimerait vous voir.
            Je détestais son frère, mais je cachai mes sentiments. J'acceptai donc à contre-coeur, et fus introduit, à ma grande surprise, dans une petite pièce à l'arrière de la maison. Je reconnus immédiatement le cadre qui entoura ces dernières années l'infatigable activité de Mrs Stormer. Il y avait là sa table couverte de taches, complice d'innombrables petits délits littéraires, avec un espace exigu pour les bras ( elle écrivait en prenant appui uniquement sur son coude ) et un fouillis de feuilles griffonnées devenues désormais des écrits posthumes. Leolin était également là, il fumait une cigarette devant le feu, l'air impudent malgré un chagrin qui avait toutes les chances d'être sincère.                                                  
            Je dus faire un effort considérable pour aller vers lui et le saluer, car pour moi le voir là c'était voir l'assassin de sa mère. Elle était étendue là-haut, dans sa chambre, à jamais silencieuse, aussi morte qu'un livre que personne ne lit, alors que sa forfanterie, sa position debout, le désignaient en quelque sorte, lui, comme le meurtrier. Je me demandais s'il avait déjà supputer, avec sa soeur, ce qu'ils pourraient tirer des pauvres papier sur la table. Je ne restai pas longtemps dans l'incertitude car, aux quelques mots de sympathie que je lui adressai il répondit entre deux bouffées :
            - C'est un grand malheur, oui, un grand malheur, mais elle laisse trois livres inachevés.
            Ses paroles eurent sur moi un effet extrêmement bizarre. Elles transformèrent la petite pièce encombrée en un temple du commerce et conférèrent au mot " livre " une merveilleuse crédibilité. Il ne faisait aucun doute qu'il tirerait le maximum des trois ouvrages. Lady Luard m'expliqua que son mari était à leurs côtés, mais avait dû s'absenter pour se rendre au Parlement. Elle expliqua à son frère que j'allais écrire quelque chose, et me fit clairement comprendre que je " rendrais justice à maman ". Elle ajouta qu'à son avis personne ne l'avait encore fait. Elle dit à son frère :
            - Tu ne crois pas qu'il y a certaines choses dont il doit être parfaitement au courant ?
            Et comme il s'écriait immédiatement :
            - Ah oui ! tout à fait, tout à fait !
            Elle poursuivit avec une certaine gravité :
            - Je pense à la naissance de maman.
wharton    - Oui, et à son milieu, ajouta Leolin.
            Je me déclarai tout à fait disposé à prêter l'oreille pendant cinq minutes, mais il serait excessif que je saisis tout. Je n'en suis pas encore sûr aujourd'hui, mais c'est sans importance. Ce qui surgissait devant mes yeux était bien différent de ce dont ils me parlaient. Alors qu'ils souhaitaient qu'il n'y eût aucune erreur à propos de leurs ancêtres, c'est d'eux-mêmes que j'avais une vision de plus en plus claire. Je pris congé dès que je le pus et rentrai chez moi à pied, à travers les ténèbres de la vaste métropole déserte, circonstances propices à la méditation. Arrivé à ma porte mon petit article était pratiquement composé, gravé dans mon imagination d'où il suffirait de le transférer sur le papier le lendemain matin. Il suscita, je crois, un certain intérêt, fut jugé " fort aimable " et attribué à quelqu'un d'autre. Il me fallait être incisif sans être mordant, ce qui exigeait un certain tact. Mais ce que je disais était bien moins intéressant que ce que je pensais, particulièrement durant la demi-heure que je passai dans mon fauteuil près du feu, fumant le cigare que j'allume chaque soir avant de me coucher. Je m'endormis dans mon fauteuil, me semble-t-il, mais sans cesser de philosopher sur Greville Fane. Je n'aimerais pas que cette méditation sur le passé ne laisse aucune trace et c'est pourquoi je rédige ce petit mémoire incertain, ce document pas destiné " à être utilisé ". La chère dame avait bien écrit une centaine d'histoires, mais aucune n'était aussi curieuse que la sienne.
            Lorsque je fis sa connaissance elle avait déjà publié une demi-douzaine de récits et je crois que j'avais moi aussi commis un roman. Elle avait une bonne douzaine d'années de plus que moi, mais c'était une personne qui reconnaissait toujours ses limites. Ce passé n'est pas lointain, mais à Londres les grosses vagues de l'actualité parviennent à cacher même un horizon proche. Je la rencontrai lors d'un dîner, la conduisit à sa place, assez flatté de donner le bras à une célébrité. A voir son visage de matrone, aux traits doux dénués d'expression on n'eût pas deviné qu'elle était célèbre, mais je supposai que sa conversation mettrait en lumière ses grands mérites. Dans ce dessein je fis tout mon possible, mais ne fut pas déçu de constater qu'elle n'était qu'une femme aimable et terne. C'est ce qui me plût en elle. Comme elle me reposait de la littérature ! La littérature ne m'apportait qu'irritation et tourment. Gréville Fane cédait mollement à ses charmes intellectuels comme une créole bercée dans son hamac. Ce n'était pas une femme de génie, mais ses dons étaient si particuliers et elle les exerçait avec tant de naturel que je me suis souvent demandé pourquoi elle n'atteignait pas cette distinction. Sans doute parce qu'elle n'avait pas mené le marché à son terme. Immanquablement le génie se paye, vous laisse le sentiment d'une dette, alors que Mrs Stormer demeurait i inconsciente de rien devoir. Elle pouvait inventer des histoires à la demande, mais était incapable d'écrire une page d'anglais. Elle quitta ce bas monde sans se doute que bien qu'elle eût produit des volumes et des volumes pour la distraction de ses contemporains elle n'avait pas enrichi la langue d'une seule phrase. Cela n'empêcha pas les tonnes de critiques se déverser sur elle. On pouvait être sûr qu'à n'importe quel moment elle avait droit à une ou deux colonnes dans les hebdomadaires où il était démontré que ses descriptions de la vie étaient horribles, mais que son style était absolument charmant. Elle me demanda d'aller la voir, ce que je fis. Elle habitait alors à Montpellier Square ce qui me permît de mieux saisir quel abîme il y avait entre son imagination et son caractère.                                                                        hellocoton.fr
            Veuve infatigable accomplissant scrupuleusement ses tâches quotidiennes, aller à la boucherie, à la boulangerie ou assurer le confort de son fils et de son fille, elle devenait un être passionné dès l'instant où elle prenait la plume. La passion, estimait-elle, faisait lamentablement au roman anglais et elle s'était fixé pour tâche de pallier ce manque. La passion dans la haute société, tel était le thème général de son oeuvre car son imagination ne se mouvait avec aisance que dans les hautes sphères. A vrai dire elle adorait l'aristocratie. Celle-ci représentait à son avis la poésie du monde, ou plus exactement, la matière première de la création romanesque. La beauté et le luxe des aristocrates, leurs amours et leurs vengeances, leurs tentations et leurs faiblesses, leurs infamies et leurs diamants lui étaient aussi familiers que les tâches d'encre sur sa table de travail. Elle n'était pas une adepte attardée du vieux roman aristocratique. Elle faisait preuve d'une habileté et d'une modernité bien à elle et avait donné un éclat nouveau à un clinquant bien défraîchi. Elle fabriquait des intrigues pas centaines, et dans la mesure où elle enfourchait sa plume agile, ne cessait de voyager à l'étranger. Le ton de ses romans, des personnages, des épisodes tenaient essentiellement à leur cosmopolitisme. Elle avait pour vaste province la société européenne dont les membres distingués se fréquentaient, se courtisaient de Doncaster à Bucarest. Elle se flattait de ressembler à Balzac et ses personnages historiques étaient Lucien de Rubempré et le vidame de Pamiers. Je dois ajouter que lorsque je lui demandai un jour, elle fut incapable de me répondre. Elle était pleine de courage, de santé et de bonne humeur, tout à la fois fort prolixe, fort naïve et fort méchante. Elle était habile, vulgaire, snob et jamais aussi intensément anglaise que lorsqu'elle se voulait spécifiquement étrangère.
            Cet ensemble de qualités lui avait valu un succès rapide et je me souviens avoir entendu avec surprise et envie ce qu'elle " touchait " alors par roman. Le chiffre ainsi dévoilé me coupa le souffle tant il prouvait qu'avec le style totalement différent que je pratiquais je ne ferais jamais fortune. Pourtant lorsque nous nous connûmes mieux et qu'elle me révéla son vrai tarif, je me rendis compte que la rumeur publique l'avait multiplié par quatre. J'eus pour elle suffisamment de sympathie pour en être navré. Je ne tardai pas d'ailleurs à découvrir que si elle touchait moins je n'étais pas destiné à toucher plus. Mon échec ne fut jamais, comme aurait dit Mrs Stormer " banalement partiel ". Il fut toujours admirablement total. Elle vivait cependant confortablement à cette époque ( confortablement est le mot exact ) bien qu'elle produisît trois romans par an. Elle n'avait que mépris lorsque j'évoquais la difficulté d'écrire. C'était la seule chose qui la mettait hors d'elle. Si je laissais entendre qu'une oeuvre d'art exigeait d'être peaufinée avec un soin extrême elle y voyait de la prétention et de la pose. Jamais elle ne reconnut l'existence de la torture de " la mise en forme ". Elle fit une seule concession, l'introduction dans l'un de ses livres ( pour la satire elle avait la main lourde ) un jeune poète qui en parlait à tout bout de champ. Je n'arrivais pas à vraiment comprendre son irritation sur ce point car c'était un domaine où elle ne courrait aucun risque. Elle était assez perspicace pour comprendre que la forme, du moins en prose, n'était jamais un atout du moins auprès du public pour lequel nous étions condamnés à écrire et, par conséquent, elle ne perdait rien ( si l'on excepte son humiliation secrète ) à en être dépourvue. Elle ne prétendait absolument pas produire des oeuvres d'art mais elle servait de généreuses collations et reconnaissait alors qu'elle n'était qu'une simple pâtissière offrant exactement les tartes et les puddings susceptibles de lui amener des clients. Elle mettait beaucoup de sucre ou de cochenille, ou de tout autre produit donnant à ses articles une couleur riche et attrayante. Observer et saisir l'occasion ? Elle faisait fi de ces exigences avec une sérénité qui lui procurait une force invincible et lui permettait de poursuivre sa route sans le moindre encombre. Seul le succès véritable décline. Seules les choses solides fondent. Chez Greville Fane l'ignorance de la vie était un recours encore plus sûr que la recette la plus éprouvée. Comme elle me disait qu'un jour viendrait où elle aurait épuisé ses ressources d'écriture je lui répondis :
            - Ah vous observez le pays des fées, et les fées vous aiment et elles au moins ne changent jamais. Le pays des fées ne passe pas. Il était là au début du monde et demeurera jusqu'à la fin. Elles vous en ont confié la clé et vous pouvez toujours ouvrir la porte. Pour moi c'est différent. J'essaie, malhabilement, à ma façon d'avoir avec la vie un rapport direct.
            - Oh, vous m'ennuyez avec votre rapport direct à la vie ! répondait-elle, car cette expression l'agaçait toujours, ce qui ne l'empêchait absolument de l'utiliser lorsqu'elle voulait se donner du style. Avec aussi peu de scrupule qu'un vieux moulin à viande, elle régurgitait avec une fidélité imperturbable, le moindre petit fragment de phrase qu'on avait introduit en elle. Je la réconfortais en lui disant qu'en fin de compte ce seraient mes semblables qui se trouveraient dans l'impasse. En effet, lui disais-je, nous avançons à petits pas, grâce à l'expérience et à l'observation. Nous ne comptons pas sur une révélation mais sur une méthode lente et fastidieuse. L'observation dépend des occasions qui s'offrent. Que ferons-nous si les occasions font défaut
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            Un jour elle me dit que l'état de romancier était si agréable et, du moins dans les meilleures années, d'un tel rapport ( elle avait ainsi des moments d'optimisme stupéfiants ) qu'elle avait l'intention d'y former son fils. Elle jugeait, non sans finesse, que c'était une profession comme une autre et que l'on avait par conséquent tout à gagner à commencer tôt et à se soumettre à un apprentissage. Cette formation serait en outre moins coûteuse que n'importe quel autre enseignement spécialisé dans la mesure où elle pourrait l'assurer elle-même. Elle ne prétendait pas fonder une école mais du moins pouvait-elle éduquer son propre enfant. Elle n'était pas très intelligente mais, m'avoua-t-elle comme si elle craignait que je me moque d'elle, son fils lui l'était. Je ne me moquais pas d'elle sur ce point car, ayant vu le garçon à diverses reprises, je lui trouvais l'esprit vif. Il était grand, beau et totalement dénué de timidité. Regardant le frère et la soeur il m'arrivait de m'interroger sur leur papa. Je savais peu de choses, si ce n'est qu'il avait été pasteur. Je répondais intérieurement à l'aide de suppositions, d'imputations, peut-être injustes envers le défunt. Ils étaient si peu, du moins en apparence, les enfants de leur mère ! Il y avait dans son salon, sur un chevalet, une photographie agrandie de son mari, fruit de " quelque horrible procédé posthume " et dont le cadre surabondamment décoré était drapé d'une écharpe de soie qui révélait combien était sincère le mauvais goût de Greville Fane. Le portrait semblait celui d'un mauvais tragédien, mais on ne pouvait s'y fier. Peut-être avait-il été un bon comédien. Sa fille était l'aînée des deux enfants, et durant toute sa prime jeunesse, elle me parut singulièrement terne. En fait elle était simplement très grande, interminablement comme une lettre qu'on n'arrive pas à déchiffrer. Il fallut attendre le retour de Mrs Stormer d'un long séjour à l'étranger pour qu' Ethel commençât à produire l'impression qui ne cessa de la distinguer par la suite : une sorte de volonté bien arrêtée. On devinait à la voir qu'elle entendait bien mener sa barque. Elle avait un long cou, des yeux de myope et un air saisissant. Jamais, me semblait-il, une tendre adolescente n'avait présenté un aspect aussi dur, aussi sec, aussi intellectuel. Elle était froide, affectée, ambitieuse et se servait d'un face-à-main à long manche qu'elle rangeait chaque fois qu'elle ne voulait rien voir. Ses débuts dans le monde, comme on dit, avaient été éclatants. Pourtant elle me donnait l'impression d'être entourée d'une grille munie de piques. Par
" mener sa barque " elle voulait dire " se marier ", et c'était là, je crois bien, la seule façon dont elle entendait prendre quelqu'un dans sa barque. Mais qui aurait le coeur de d'escalader cette barrière hérissée de piques ? De quelle fleur de tendresse ou d'intimité un prétendant aussi aventureux pouvait-il espérer être récompensé?
            Sir Baldwin Luard aurait pu répondre à cette question mais c'était un secret que, bien sûr, il ne me confia jamais. C'était un jeune homme sans gaieté ni humour, qui semblait nourrir bien d'autres secrets ainsi que la volonté de faire une carrière politique, comme l'indiquait le fait qu'on ne l'avait jamais entendu prendre parti sur quelque sujet que ce fût sinon en émettant un simple " Oh ! " Il est probable que sa femme et lui ne communiquaient que par de semblables petites exclamations, mais ils savaient fort bien qu'ils étaient de la même trempe. Je me rappelle mon irritation lorsque Greville Fane m'annonça cette union comme un événement magnifique; Je lui demandai où était la splendeur quand la fille d'une femme de génie épousait un incapable de la pire espèce.
             - Oh ! Il est extrêmement intelligent ! dit-elle.                                   elctricsrailway.co.ukl   
             Mais ce petit mensonge maternel la fit rougir. Elle entendait par là que Sir Baldwin, malgré des biens modestes ( il possédait une maison lugubre dans South Kensington et quelque part dans l'Essex un manoir encore plus lugubre qu'il donnait en location ) constituait pour un de ses enfants un parti plus " chic " que ce qu'on aurait pu espérer. En dépit de l'audace sociale de ses romans, elle se considérait comme quelqu'un de fort humble et fort peu reluisant de sorte que, parmi toutes ses productions, ma fille " Lady Luard " était de loin celle dont elle était le plus fière. Ce personnage trouvait sa mère très vulgaire et les libertés qu'elle prenait parfois avec sa plume la remplissaient de chagrin et de perplexité. Mais elle avait une attitude exemplaire à l'égard de cette relation indirecte avec la littérature. Dans la mesure où cette dernière était lucrative, Lady Luard l'approuvait et elle était capable de s'accommoder du caractère roturier de cette activité et de reconnaître dans la pratique certains de ces avantages. J'étais bien placé - je tenais mes renseignements de la pauvre Mrs Stormer - pour savoir qu'elle permettait aux doigts tâchés d'encre de sa mère de lui glisser de temps à autre un billet. Elle déplorait par ailleurs le genre bien particulier auquel s'adonnait Greville Fane et elle se demandait comment un auteur qui avait sous la main une fille aussi distinguée avait bien pu concevoir pareille idée du beau monde.
            - Elle devrait être mieux renseignée avec Leolin et moi, avait, disait-on, fait remarque Lady Luard.7               Mais il semblait bien que certains préjugés superstitieux de Greville Fane aient été incurables. Elle ne vivait pas dans le monde Lady Luard et le beau n'était pas assez beau pour elle - il lui fallait l'embellir plus.
            Je me rendis compte que ce besoin se développa chez elle au cours des années qu'elle passa à l'étranger. Je l'entrevoyais au gré changeant de brefs séjours qui entrecoupaient mes errances annuelles. Elle se rendit d'Allemagne en Suisse et de Suisse en Italie. Elle préférait les destinations les moins coûteuses, installait son écritoire dans des capitales de second rang. Je ne manquais pas une occasion de l'aller voir et lui demandais toujours où en était Leolin. Elle ne tarissait pas d'éloges sur son fils qu'elle m'exhibait chaque fois pour mon édification. Je m'étais dès le début au petit jeu de sa carrière, paraissant le considérer comme un enfant investi d'une mission. Cela avait d'abord été un jeu pour Mrs Stormer, mais son fils fut suffisamment malin pour en faire une chose sérieuse. Si sa mère approuvait le principe selon lequel un romancier en herbe ne commence jamais trop tôt à voir la vie. Leolin n'avait qu'une hâte : mettre le principe en pratique. Brûlant de se qualifier pour son métier, il commença à fumer à l'âge de dix ans en invoquant les nobles exigences du métier de l'écrivain. Sa pauvre mère le couvait des yeux pleine d'une envie sans bornes et comme Desdémone elle eût voulu que le Ciel l'eût faite homme et à son image. A plusieurs reprises elle m'expliqua que dans sa profession son sexe avait été un obstacle terrible. La façon dont Mme George Sand à ses débuts s'était révoltée contre cette contrainte la ravissait et elle était convaincue que si elle avait porté des pantalons elle aurait pu écrire aussi bien que cette dame.  Leolin, au moins, comptait parmi ses qualifications le port du pantalon, privilège essentiel à ses yeux à en juger par l'immense collection qu'il accumula au fil des ans. Il grandit vêtu de somptueux costumes, interprétant à sa façon les théories de sa mère. A chacune de nos rencontres je la trouvais persuadée qu'elle mettait ses théories en pratique et que l'apprentissage de Leolin portait ses fruits. Elle procurait de l'expression à son fils, lui offrait des impressions, lui mettait " un gagne-pain " entre les mains. C'était une autre façon de dire qu'elle le gâtait avec la meilleure conscience du monde. Les images les plus étranges surgissent quand j'évoque cette période de la vie de cette bonne dame et son extraordinaire embrouillamini de comportements aussi ahurissants que vertueux. Elle s'imaginait qu'elle voyait les moeurs étrangères du mieux que le lui permettaient ses jupons. Mais en réalité elle ne voyait rien et surtout pas, par bonheur, la façon dont on se moquait d'elle. Que ce fut à Florence ou à Dresde, elle laissait courir sa plume fantasque et, en tous lieux, toutes saisons, produisait les mêmes récits romanesques et ridicules. Elle emmenait avec elle sa malle d'accessoires et en extrayait en un clin d'oeil ses vieilles marionnettes familières et défraîchies. Elle était la seule à croire en elles et comme elles ne ressemblaient en rien à ce qui se pût voir sur terre et à qui on pût les comparer, il était impossible de démontrer leur fausseté. On ne compare pas des oiseaux et des poissons, on pouvait tout au plus soupçonner que puisque les personnages de Greville Fane avaient le beau plumage des premiers, l'humanité devait appartenir à la même espèce que les derniers.7
           Il eût été cocasse si cela n'eût été emblématique de la voir démêler les amours des duchesses auprès du berceau innocent de ses enfants. L'immoral et le maternel faisaient fort bon ménage chez elle lorsqu'elle était en pleine activité et elle ne cessait de friser la moustache de ses gardes que pour tapoter la joue de ses bébés. Elle recevait constamment de vieilles filles solennelles qui quittaient leurs pension continentales pour prendre le thé avec elle et des Américaines aux goûts simples qui lui affirmaient que dans leur pays on l'adorait tout simplement.                                              
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            - Je préférerais que dans votre pays, on me paye tout simplement*, répondait-elle d'habitude, car ces éloges venus d'outre-Atlantique étaient la seule chose qui lui causât de l'amertume. Les Américaines repartaient en se disant qu'elle était bien commune. En effet bien que l'auteur de tant de belles histoires d'amour elle décevait la plupart de ces pèlerins qui ne s'étaient pas attendus à rencontrer une dame timide, corpulente et rubiconde, coiffée d'un chapeau semblable à une pyramide écroulée. Ses romans parlaient des sentiments amoureux et de leur tyrannie, mais sa conversation roulait sur les tarifs des pensions et la commodité d'avoir sur place un pharmacien anglais. Elle consacra beaucoup de réflexions et beaucoup de milliers de francs à l'instruction de sa fille. Celle-ci passa trois ans dans une école très huppée de Dresde où l'on dispensait une remarquable formation dans les sciences, les beaux-arts et les langues vivantes. Ayant pris une voie différente de Leolin elle était destinée à recevoir exclusivement l'éducation d'une " femme du monde"
La jeune Ethel avait un penchant pour la musique et la grammaire. Elle se spécialisa dans les langues et en apprit assez pour éprouver un profond mépris envers la façon sommaire dont sa mère les prononçait. Le français et l'italien de Greville Fane étaient cocasses. Elle n'était absolument pas douée pour l'imitation et avait un art consommé, surtout lorsqu'elle maniait la plume, pour lâcher à la moindre occasion une monstruosité. Elle en avait conscience mais cela ne la tracassait pas. A l'instar de ses héroïnes et de ses héros elle tenait la correction grammaticale pour la moindre des vertus. Ethel avait détecté quelques énormités dans sa prose, entreprit à un moment de corriger ses épreuves, mais j'entends encore Mrs Stormer me dire, un an après que sa fille eût quitté l'école, qu'elle n'avait exercé cette fonction que très peu de temps.
            - Elle n'arrive pas à me lire. Je choque son goût. Elle me dit qu'à Dresde dans son école mes livres ont toujours été interdits.
             La bonne dame semblait ne pas en revenir, tant ses élucubrations lui donnaient bonne conscience. Elle n'avait jamais eu l'intention de provoquer qui que ce fût et avait l'impression de se prosterner humblement devant le Rhadamanthe du tribunal littéraire anglais - La Jeune Personne adulée et redoutée.
J'avouerai, sur le ton de la plaisanterie,  elle était d'une incroyable indécence ( vertu dont elle était en fait aussi dépourvue que de toute autre ), mon unique propos fut de l'empêcher de deviner que sa fille l'avait laissée tomber en raison de sa vulgarité et non de son immoralité. Parfois je me représentais ses enfants échangeant à huis-clos des regards consternés et des interrogations.
            - Pourquoi faut-il qu'elle soit comme ça, et si épouvantablement comme ça, alors qu'elle a la chance de nous avoir ? N'était-ce pas à nous de mieux l'éduquer ?                           jemesensbien.net
            Puis, dans mon esprit je les voyais reconnaître, rougissant et haussant les épaules, qu'elle n'était absolument pas éducable, pas réformable. Pauvre Mrs Stormer ! C'était parfaitement exact. Mais on commet toujours une injustice en interprétant à la lumière du bon goût ce qui n'a pas été écrit à cette lumière.
Dans ce monde à l'envers qui était le sien, Greville faisait preuve d'une bonne foi si sereine que cela aurait dû la mettre à l'abri de toute insinuation, comme on se garde de signaler un pataquès ou un faux-pas.
            Son fils n'avait pas pour autant honte de la profession à laquelle il se destinait, il avait simplement honte de la façon dont elle l'exerçait. Mais il supportait cette humiliation bien mieux que sa soeur, car tout disposé à croire qu'un jour il rétablirait l'équilibre. C'était un jeune homme madré, calculateur, pétri d'appétits et d'ambitions et dénué du moindre scrupule. Étant donné la théorie de sa mère sur les petits tours de main qu'il pouvait acquérir auprès d'elle, il fut privé de cette saine discipline qui empêche un jeune oisif de devenir un goujat. Il bénéficia à l'étranger d'éphémères précepteurs et d'un ou deux petits séjours dans une école suisse, mais d'aucun enseignement suivi, de rien qui l'eût conduit vers une université ou un diplôme. On conçoit avec quelle ardeur, au fil des ans, il adhéra à cette aimable notion : aucun manuel n'était aussi important pour lui que le grand livre de la vie. Cet ouvrage coûtait cher, mais Mrs Stormer était disposée à consacrer une certaine somme à ce qu'elle appelait ses premiers frais. Ethel n'était pas d'accord. Elle trouvait ce genre d'éducation beaucoup trop excentrique pour un gentleman anglais. Sa préférence allait à Eton et Oxford, ou à tout autre public school ( elle s'y serait résignée ), suivie d'une carrière militaire. Mais Leolin ne se laissait jamais intimider par sa soeur et ils se détestaient visiblement, même s'ils étaient parfois d'accord pour s'entraider. Ils savaient unir leurs forces pour parvenir à leurs fins, c'est-à-dire pour que leur mère reste à son écritoire.
            Lorsqu'elle revint en Angleterre car, me dit-elle le Continent n'avait plus rien à lui offrir, Leolin était un jeune homme aux épaules larges et au teint rubicond, avec une gigantesque garde-robe et un aplomb exceptionnel. Elle affirmait avec une obstination naïve qu'elle avait bien su s'y prendre avec lui et elle était fière de tout ce qu'il avait appris et vu. Il était désormais prêt à se lancer et, peu de temps après, elle me dit qu'il s'était effectivement lancé. Il avait écrit quelque chose d'extraordinairement bien tourné qui paraîtrait dans le Cheapside . Je crois savoir que le texte parut. Je n'eus pas le temps de me le procurer. Je n'en n'entendis jamais parler. Il me paraissait clair que si son texte était passé entre les mains de sa mère, il portait d'un bout à l'autre la marque de son génie à elle, et il était intéressant d'imaginer Mrs Stormer contrainte désormais d'assumer l'écriture des romans de son fils en plus des siens. Ce n'est pas ainsi qu'elle voyait son avenir. Son hypothèse touchante était qu'il l'aiderait à écrire ses romans à elle. Elle me dit à plusieurs reprises qu'il rédigeait pour elle des passages du plus haut intérêt, bourré de détails techniques sur la chasse à courre, les régates, les vins, touts domaines où l'on ne pouvait attendre d'elle une parfaite exactitude. C'était double profit, pour lui un entraînement, pour elle un soulagement. Je n'étais pas en mesure d'identifier ces pages car j'avais depuis longtemps cessé d'être à jour avec Greville Fane, mais j'étais tout prêt à croire que grâce aux bons offices de Leolin, le problème des vins s'était amélioré. En effet, la chère Mrs Stormer qui ne cessait de servir à ses lecteurs des dîners d'une splendeur inégalée, se fourvoyait pour les boissons de la plus étrange façon. Je voyais bien qu'il était tout disposé à accepter une commission afin de prendre en charge ce domaine. En fait il me vint à l'esprit lorsque Mrs Stormer se réinstalla en Angleterre, qu'en utilisant judicieusement ses deux enfants elle aurait la possibilité de renouveler son style. Ethel était revenue pour satisfaire sa jeune ambition et, si elle ne pouvait emmener sa mère dans le beau monde, du moins aurait-elle la possibilité d'y être reçue. Avec une détermination muette, inflexible, presque farouche, cette jeune personne redressait la tête, serrait ses longues dents, raidissait ses coudes pointus et gravissait l'escalier sur lequel son choix s'était porté. L'unique fois où elle m'adressa un message, où elle me fit l'honneur de se confier à moi sans réserve, fut le jour où elle me dit :
            - Je ne veux pas fréquenter les gens que maman fréquente. Je tiens à en fréquenter d'autres...
            Je pris bonne note de cette remarque, car je ne faisais pas partie " des autres ". Je ne pus donc pas suivre sa carrière pas à pas. Je ne pus que l'admirer de loin et féliciter sa mère pour le résultat obtenu. Et Ethel alla à de grandes soirées persuadant diverses personnes de l'emmener, certaines avaient été rencontrées à l'étranger ou des personnes rencontrées elles-mêmes par les premières. Toutes se pliaient au bon plaisir de Miss Ethel et je me demandais comment elle arrivait à être l'objet de tant de faveurs, sans même faire l'aumône d'un sourire. Son sourire était la chose la plus insignifiante qui fût, de la limonade diluée sans sucre et elle s'était fait très tôt une philosophie de la vie mondaine, reconnaissant qu'elle n'était pas suffisamment jolie, riche, intelligente, du moins pouvait-elle avec sa vigueur, sa jeunesse, être suffisamment mufle. En conséquence si elle était en mesure de rapporter avec exactitude à sa mère ce qui se passait sous les lambris dorés de l'aristocratie et lui fournir des notes à exploiter, la plume maternelle ne pouvait que courir avec profit, et ce précisément à une époque où bientôt il lui faudrait s'activer plus que jamais. Mais même si Ethel rapportait ce qui se passait il semble bien que la pauvre Mrs Stormer ne l'ait pas crue. A bien des égards cela n'avait rien de surprenant. En tous cas je n'ai jamais entendu que Greville Fane se fût forgé une nouvelle manière. Elle avait une manière et une seule, du poteau de départ jusqu'à celui de l'arrivée; comme aurait dit Leolin.
            Elle finit par éprouver de la lassitude, mais me confia qu'elle ne pouvait pas se permettre de faire une pause. elle continuait de parler de l'oeuvre de Leolin comme d'un grand espoir sur lequel ils misaient tous, car elle n'avait rien mis de côté, bien qu'à mon sens le jeune homme offrit un aspect de plus en plus professionnel mais de moins en moins littéraire. Au bout d'environ deux ans il y avait quelque chose de monstrueux dans l'impudence avec laquelle il jouait son rôle dans cette comédie. Je me demandais comment sa mère arrivait à jouer son rôle. Il me fallait bien reconnaître son entière bonne foi et qu'elle le demeurait uniquement grâce à son incroyable tendresse pour Leolin. Elle aimait son jeune imposteur de fils d'un amour simple, avec un incommensurable aveuglement et, de tous les héros romanesques qui avaient défilé sous ses yeux, il était de loin le plus radieux. C'était en tous cas le plus substantiel, elle pouvait le toucher, assumer ses dépenses, ses souffrances, l'adorer. Il lui rappelait les princes et les ducs de ses romans et, lorsqu'elle souhaitait se représenter ses personnages en imagination, elle pensait à son fils. Elle m'avait souvent dit qu'elle était à la merci de ses propres créations, et elle était indubitablement à la merci de Leolin. Il redonnait vie, du moins dans la virtualité à tous les problèmes de la jeunesse et de la passion. Elle croyait non sans justesse qu'un romancier sincère devrait affronter hardiment le torrent de la vie. Elle reconnaissait, avec regret, qu'elle n'avait pas eu le temps de l'affronter elle-même, et se réjouissait de suppléer à ce manque en contemplant la façon dont il s'engouffrait en lui, et se contentait de tremper dans ces eaux impétueuses sa petite éponge ratatinée. J'ignorais ce qui se passait entre eux lorsqu'elle faisait son éducation, mais je crus comprendre que le précepte essentiel qu'elle lui inculquait était de vivre, car c'était la vie qui fournissait les matériaux. Cela lui convenait parfaitement. Il les rassemblait, cette exigence permettait de tout justifier. Il n'y avait qu'à le regarder pour voir qu'avec ses bagues et ses épingles de gilet, ses vestes à grands carreaux, son embonpoint précoce, ses yeux semblables à des bijoux de strass, les divers signes qui trahissaient un tempérament obtus et épanoui. Il avait de la vie une conception singulièrement vulgaire, mais assez avisé il répondait de façon éminemment pratique aux espoirs de sa mère. Elle lui avait certes imposé dès son plus jeune âge d'avoir un métier, et c'était bel et bien un métier qu'il pratiquait. Mais les deux n'étaient pas parfaitement identiques, dans la mesure où le sien se réduisait à vivre aux crochets de sa mère, du moins ne pouvait-elle pas nier qu'il eût trouvé une voie. Elle s'obstinait à croire en lui, mais il se prêtait à ce sacrifice. J'ai l'impression qu'elle rêvait en secret d'apprendre qu'il avait une liaison avec une comtesse et n'eut pas de mal à la convaincre qu'il en avait une. J'ignore de quoi une comtesse est capable, mais je sais parfaitement de quoi Leolin était capable.
            Il ne réussit pas à convaincre sa soeur, qui le méprisait. Elle souhaitait gagner les faveurs de sa mère à sa manière et je me demandais pourquoi, étant donné l'opinion qu'elle avait de son frère, je n'avais pas plus d'estime pour Ethel. De fait ce mépris ne lui interdisait pas, en vertu d'un accord tacite, de couper la poire en deux. Parfois je ne pouvais m'empêcher de le regarder au fond des yeux, de ces yeux jeunes et cruels, le défiant d'avouer sa gigantesque escroquerie et d'y renoncer. Nous eûmes à plusieurs reprises ce genre d'échange muet, mais il avait toujours le dessus. Si j'avais l'air de dire :                  thackeray
            - Allons, allons ! Arrêtez de jouer cette comédie avec moi. Plaidez coupable et on n'en parlera plus. Il prenait son air le plus ingénu, le plus innocent, sous lequel, bien cachée, je lisais sa réponse :
            - Oh oui ! Je sais que ça vous exaspère. C'est précisément pour cela que je le fais.
            Sa parade consistait à poser des questions sérieuses, à parler de Balzac et de Flaubert, à me demander si Dickens exagérait vraiment, si Thackeray méritait vraiment d'être qualifié de pessimiste. Un jour il vint me voir, selon lui sur les conseils de sa mère, à seule fin de me demander jusqu'où, à mon sens, on
" pouvait aller dans le roman anglais ". Il ne se résignait pas à la pruderie ambiante. Il en souffrait déjà. Il lui vint une idée géniale : personne ne savait jusqu'où on pouvait aller parce que personne n'avait jamais essayé. Pouvait-il essayer, selon moi ? Cela causerait-il du tort à sa mère ? Il préférerait     continuer à paraître ridiculement frileux plutôt que lui causer du tort, mais il fallait sûrement que quelqu'un essaye. N'accepterais-je pas par hasard ? Ne pourrais-je me laisser convaincre qu'il s'agissait d'un devoir ? Il faudrait tout de même bien savoir où était la frontière. C'était un problème qui le tracassait, le poursuivait. Il prit avec moi des airs supérieurs, sans vergogne, me donna l'impression que j'étais un amateur, un sot, un novice impuissant. Il m'interrogea sur mes habitudes de travail et me laissa entendre que j'étais incroyablement " vieux jeu " et pâtissais de ne pas avoir commencé très tôt mon apprentissage. Je n'avais pas été couvé dans l'oeuf (!),
j'ignorais tout de la vie, ne l'abordais pas selon son système à lui. Il avait lu des bribes de feuilletons critiques français où il avait glané un tas d'expressions et s'en tirait beaucoup plus brillamment dans la conversation que sa pauvre mère, qui n'avait jamais le temps de lire et dont seule la plume avait quelque éclat. Si je ne lui fis pas redescendre l'escalier à coups de pied, c'est parce qu'en bas il aurait atterri sur sa mère.
            Lorsqu'elle partit s'installer à Primerose Hill, Je lui rendis visite et la trouvai lasse et amaigrie. Il ne restait plus grand chose de l'exaltation procurée l'année précédente par le mariage d'Ethel. L'écume à la surface de la coupe était retombée et la potion était bien amère. Elle avait dû se contenter d'une maison plus modeste, et même ainsi se trouvait contrainte de travailler encore plus dur pour en payer les frais. Sir Baldwin était obligé d'être regardant; il avait des charges écrasantes et Mrs Stormer dut renoncer à son rêve, qu'elle n'avait jamais évoqué devant moi, d'aller vivre avec sa fille.
            - Je lui aurais rendu quelques petits services et je me serais parfaitement contentée d'une seule pièce, me dit-elle. J'aurais payé tous mes frais et, après tout, je ne suis pas n'importe qui, n'est-ce pas ? Mais je n'ai pas ma place et Ethel me dit qu'il y a des gens assommants qu'elle doit absolument recevoir. Tout compte fait je peux mieux les aider en restant ici qu'en allant là-bas ? Savez-vous qu'un jour elle m'a dit ce qu'elle pense de ma vision du monde : " Maman, ta vision du monde est ridicule ! " Je veux bien le croire, mais elle est vexée que j'ai accepté de baisser mes tarifs. Il a fallu que j'écrive trois romans pour payer tous les frais de son mariage. J'ai bien fait les choses, je veux dire la robe et la noce, mais c'est à cause de cela que je suis ici. De toute façon elle ne veut pas d'une vieille femme négligée dans sa maison. J'y apporterais un parfum de gloire littéraire, mais la gloire littéraire n'est rien d'autre que le triomphe des bons à rien. Elle a d'ailleurs des doutes sur ma célébrité. Elle sait que je ne suis célèbre qu'à Peckham et Hackney. Elle ne veut pas que ses amies me demandent si j'ai jamais fréquenté des gens bien. Elle ne peut pas leur dire que je n'ai jamais été reçue dans le monde. Elle a, une fois, essayé de m'apprendre les grandes manières, mais ça ne voulait pas entrer. On dirait même que Peckham et Hackney se lassent de moi. En effet, ne le répétez pas, j'ai dû accepter pour mon dernier roman moins que pour n'importe quoi d'autre dans toute ma carrière.
            Je lui demandai qu'elle était cette somme modeste, non par curiosité mais pour lui reprocher, de façon plus désintéressée que Lady Luard, de faire de pareilles concessions. Elle me répondit :
            - J'ai honte de vous le dire. Et elle se mit à pleurer.                            
            Je ne l'avais jamais vu s'effondrer et j'en fus d'autant plus ému. Elle sanglotait comme un enfant qui a peur à l'idée de voir l'engouement de ses lecteurs s'éteindre et son filon s'épuiser. Son petit bureau semblait un endroit bien désolé pour y faire pousser des fleurs et je me demandai, dans les années qui suivirent, car elle continua à produire et à publier, au prix de quel acharnement héroïque elle finissait par les faire sortir du sol. Je me rappelle, ce jour-là je lui demandai où en était Leolin et pendant combien de temps encore elle allait lui permettre de s'amuser à ses dépens. Elle répliqua avec vivacité, en essuyant ses larmes, qu'il était à Brighton où il travaillait dur, il était en plein milieu d'un roman, et où il affrontait si hardiment la vie, avec ses misères et ses mystères, qu'il était cruel de parler de plaisir à propos d'une telle expérience.
            - Il cherche à voir le dessous des choses, dit-elle, et il se force à regarder des réalités dont il préférerait se détourner. Appelez-vous cela s'amuser ? Vous devriez voir son visage certains jours ! Et il le fait autant pour moi que pour lui-même. Il me raconte tout. Il rentre à la maison et me raconte ses trouvailles. Nous sommes des artistes tous les deux, et pour l'artiste tout est pur. C'est vous-même qui me l'avez dit bien souvent.
            Le roman auquel Leolin travaillait à Brighton ne parut jamais mais un ami commun à Mrs Stormer et à moi, qui y séjournait me signala un jour au détour d'une conversation qu'il avait vu notre jeune apprenti romancier conduisant une calèche où avait pris place une jeune personne aux joues fort roses. Lorsque je lui dis qu'il s'agissait peut-être d'une dame titrée à laquelle il contait fleurette par devoir professionnel, mon interlocuteur bien renseigné me répondit :
            - C'est bien de cela qu'il s'agit, mais vous savez quel est son titre ?
            Il me le confia. C'était un titre familier et parlant, que je m'abstiendrai de reproduire ici. J'ignore si Leolin en fit part à sa mère. Elle aurait eu besoin de toute sa pureté d'artiste pour lui pardonner. J'éprouvais un tel déplaisir à le croiser que les toutes dernières années je rendis rarement visite à Mrs Stormer, sachant pourtant qu'elle était presque arrivée au bout du rouleau. Je n'avais pas envie de l'entendre dire qu'elle était pratiquement forcée de vendre ses livres pour une bouchée de pain. Je n'avais pas envie de la voir pleurer. Elle restait étonnamment active, et tous les trois ou cinq mois je voyais à mon club je voyais trois nouveaux volumes reliés de vert, de rouge ou de bleu, sur la table des acquisitions qui ployait sous le poids de la littérature légère. Un jour je la rencontrai à la soirée de l'Académie de peinture, où vous rencontrez des gens que vous croyiez morts, et elle voulut bien me confier, comme si elle était tenue de me parler en toute sincérité, que Leolin avait dû capituler devant d'insurmontables problèmes de " forme ", tant il était exigeant.  sur ce point, de sorte qu'elle avait conclu avec lui un accord précis qui la soulageait beaucoup : elle s'occuperait de la mise en forme s'il voulait bien lui procurer la substance. Telle était donc désormais la position de Leolin. Moyennant rémunération il explorait pour elle les recoins de la haute société.
            - Il est mon nègre, voyez-vous, comme si j'étais un grand avocat. Il instruit le dossier et c'est moi qui le plaide.
            Elle me confia étalement, qu'outre sa rémunération fixe elle le payait à la pièce, lui donnant tant pour un personnage particulièrement original, tant pour un nom qui sonnait bien, tant pour une intrigue, tant pour incident, et elle lui avait promis tant s'il inventait s'il inventait un nouveau délit.
            - En fait il en a inventé un, dis-je, et il en touche le prix jour après jour.
         sylvie13.centerblog.net                                                
            - De quoi s'agit-il ? demanda-t-elle en regardant avec attention le tableau de l'année " Le Bain de Bébé ", auprès duquel elle se tenait. J'hésitai un instant
            - J'écrirai une petite histoire sur ce sujet alors vous verrez.
            Mais elle ne vit jamais rien, n'avait jamais rien vu et disparut avec son admirable cécité encore intacte. Son fils publia le moindre fragment griffonné qu'il put extraire de ses tiroirs et sa soeur se brouilla à mort avec lui . Ce à propos du partage des profits. Ce qui montrait qu'elle avait simplement besoin d'un prétexte, car les sommes ne pouvaient être que modestes. J'ignore d'où Leolin tire ses revenus, si ce n'est d'une dame bizarre, nettement plus âgée que lui qu'il a épousée récemment. La dernière fois que je l'ai croisé il m'a dit avec ce sourire exaspérant :
            - Vous ne croyez pas qu'on peut aller encore un peu plus loin... juste un peu ?
            Lui en tout cas dépasse vraiment les bornes.


                                                                                    Henry James
                                                             NewYork 1843 - Londres 1916    
                                      English illustrated Magazine    Septembre 1892 1è parution en Angleterre 
                     

            

mercredi 7 mai 2014

Correspondance Proust Reynaldo Hahn 16 fin ( dernières lettres France )




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                                                                                                           Fin janvier 1914

            Ne sois pas fasché ou alors c'est toi qui es un vilain tandis que Reynaldo est plaisant et genstil. Puisque tu as aimé lilas, je t'en enverrai encore petite branche, et tu me laisseras encore konstinuer ces jours-ci pour remplascher les fanés, car  ici-bas tous les lilas meurent - " Tous les chants des oiseaux sont courts* ". ( Dieu merci ! Et pas encore assez ! ) Je ne te dis pas que je redoute un peu la sonorité trop grande que la participation de la nymphe Escho risque de donner à offre d'article, car tu me dirais que tu es fasché. D'ailleurs l'expression " l'immortel Swann " ne m'a pas déplu, et dans sa concision me semble tout dire ! Je reste encore cousché à cause du brouillard mais vais très bien et peux très bien venir si te ferait plézir. Je suis hasgité par l'idée de changer mes heures et de n'avoir pas vu avant Parsifal.**

*     Sully Prudhomme Stances et Poèmes.
** Opéra donné avec succès cette année-là



                                                                                                                                                        Février 1914

            Mon genstil
            J'ai ce soir en relisant encore le Tableau de la France de Michelet cherché quelle était la phrase française que j'admirais le plus en ce moment et j'ai cru d'abord que c'était une phrase de ce morceau sur le Languedoc. Mais après réflexion, et hésitations aussi où Chateaubriand " eut des voix " je donne le prix à ceci :
            " En ne respirant pas, en n'interrompant pas ( Ganderax dirait : pampas- pardon je crois qu'il y a point * ) le développement de cette voûte musicale, on évoque dans sa quiétude sereine la nuit étoilée au milieu de laquelle monte le chant du rossignol.  "
            Je ne sais pas ce que vous en pensez mon Genstil mais j'ai peine à croire que vous soyez inconscient et incapables, à l'instar de vieilch Krauss de rendre compte de belles choses que vs faites.  
            Hasbouen                                                                                         Miro

                            BUNCHT                                                                    

* Ganderax directeur très pointilleux de la Revue de Paris. - Hahn serait sujet au trac comme la soprano Krauss.



                                                                                                                                                                                                                                                                                                         30 août 1914
                                                                                                  Dimanche
            Mon petit Reynaldo
            Puisque je ne pourrai pas à Melun* je crois que je partirai pour Cabourg, si toutefois les trains marchent. La seule raison qui me retenait était ma belle-soeur et sa fille. Mais elles sont à Pau. Ces endroits paisibles ne sont pas accessibles aux gens comme moi qui ne peuvent faire de longs trajets en chemin de fer. J'ai recommandé Guiraud Rivière à Gauthier-Vignal et à Cocteau. Ce sont les seules personnes que j'ai vues; si j'en vois d'autres je n'y manquerai pas. Je regrette que pour moi ce soit impossible. Je suis bien étonné que mes condoléances aient touché la personne en question car j'avais dû faire entre mon antipathie ancienne et
( oubliée ) ma reconnaissance nouvelle, l'admiration inculquée, le désir de ne pas paraître ingrat, la peur que ma lettre ne soit montrée, une cotte taillée très mal et fort guindée. Les condoléances plus que tout autre genre épistolaire relèvent du vers que je me rappelle mal : " Pour que je sois ému il faut que vous pleuriez. " Mais à leur ( quelle horreur je m'aperçois de ce dessin mais je n'ai pas le courage de recommencer ) tour, les condoléances glaciales peuvent retourner ce vers aux personnes qui n'ont pas su inspirer mieux parce qu'on ne les sentait pas sincèrement tristes. Mon cher Reynaldo, quel bonheur ce sera de se revoir quand ces jours affreux seront finis et si nous n'avons pas trop d'amis à pleurer. D'ailleurs je pleure aussi bien les inconnus. Je ne vis plus. En ce qui concerne H. Bardac, je crois que vous avez tort d'être inquiet parce que si l'absurde
" Pas de nouvelles, bonnes nouvelles " est vrai quelque part c'est à la guerre. Car les familles sont immédiatement prévenues des morts ou des blessures graves. Je ne sais si le jeune Crépy qui a été tué était le musicien il était fils de Mlle Chanzey. Je n'ai pas vu Frédéric depuis quelque temps. Je suppose qu'il est à Versailles car je n'ai jamais eu de réponse au téléphone. Le petit domestique qu'il m'avait procuré et que j'avais pris sur sa description et que j'avais pris plutôt qu'un que je connaissais parce que ce dernier me paraissait menacé légèrement de tuberculose. ( Je vois que ma phrase est trop longue et pour éviter vos critiques ). Mais quand le petit domestique de Frédéric est arrivé chez moi j'ai vu arriver : la Phtisie galopante
Il m'a quitté avec gds regrets parce qu'il a été " appelé ". Je ne doute pas qu'il ne soit réformé. Mais si je suis parti à Cabourg dans les temps actuels Madame Albaret* qui m'a offert de revêtir des vêtements masculins ce que j'ai refusé, mais qui jouerait fort décemment les Ctsses Chevreau. Mon petit Reynaldo j'espère de tout mon coeur malgré vos velléités différentes que vous resterez à Melun, ou que vous n'en quitterez que pour aller à Bordeaux ou à Toulon.
                   Votre
                                Marcel.

            Lettre mise seulement jeudi 3septembre. Peut'être vais-je partir pour Cabourg ( Gd Hôtel ).
            Avez-vous eu ma lettre que je vous parlais de celle de Greffulhe. Pourvu que pas perdue.

*    La mobilisation générale eut lieu le 1er août, Reynaldo fut dirigé sur Melun
** Odilon Albaret mobilisé son épouse Céleste déjà gouvernante de Proust demeure chez l'écrivain. Elle sera à ses côtés jusqu'à ses derniers moments en 1922, et assistera à l'évolution de La recherche du temps perdu.



                                                                                                                                                           24 octobre 1914
            Paris 24 10 h 35

            JE NE PEUX PAS VOUS DIRE COMME VOTRE BONTÉ M'ÉMEUT. JE VOUS REMERCIE DE TOUT MON COEUR. JE VOUS ÉCRIRAI DES QUE JE SERAI UN PEU MOINS SOUFFRANT.
J'AIME MIEUX QUE VOUS M'ÉCRIVIEZ, LES DÉPÊCHES EN CE MOMENT ME FAISANT TOUJOURS CRAINDRE DE MAUVAISES NOUVELLES. TENDRESSES.

           MARCEL     102 BOULEVARD HAUSMAN (!).



                                                                                                                    Fin octobre 1914

            Cher Reynaldo
            Je vous remercie de tout coeur de votre lettre, impérissable monument de bonté et d'amitié. Mais Bize se trompe entièrement s'il croit qu'un certificat me dispense de quoi qu'il soit. Peut'être un certificat de Pozzi, lieutenant-colonel au Val-de-Grâce l'eût pu ( et je ne le crois pas ). Mais avec des manières charmantes et des procédés parfaits il l'a éludé et refusé. Je vous tiendrai au courant de mes mésaventures militaires quand elles se produiront.                                                          
            Mon cher petit vous êtes bien gentil d'avoir pensé que Cabourg avait dû m'être pénible à cause d'Agostinelli*. Je dois avouer à ma honte qu'il ne l'a pas été autant que je l'aurais cru et que ce voyage a plutôt marqué une première étape de détachement de mon chagrin, étape après laquelle heureusement j'ai rétrogradé une fois revenu vers les souffrances premières. Mais enfin à Cabourg sans cesser d'être aussi triste ni d'autant le regretter, il y a eu des moments, peut'être des heures, où il avait disparu de ma pensée.
            Mon cher petit ne me jugez pas trop mal par là ( si mal que je me juge moi-même ! ). Et n'en augurez pas un manque de fidélité dans mes affections, comme moi j'ai eu le tort de l'augurez pour vous quand je vous voyais regretter peu des gens du monde que je croyais que vous aimiez beaucoup. Je vous ai supposé alors moins de tendresse que je n'avais cru. Et j'ai compris ensuite que c'était parce qu'il s'agissait de gens que vous n'aimiez pas vraiment. J'aimais vraiment Alfred. Ce n'est pas assez de dire que je l'aimais, je l'adorais. Et je ne sais pourquoi j'écris cela au passé car je l'aime toujours. Mais malgré tout, dans les regrets, il y a une part d'involontaire et une part de devoir qui fixe l'involontaire et en assure la durée. Or ce devoir n'existe pas envers Alfred qui avait très mal agi avec moi, je lui donne les regrets que je ne peux lui faire autrement que de lui donner, je ne me sens pas tenu envers lui à un devoir comme celui qui me lie à vous, qui me lierait à vous, même si je vous devais mille fois moins, si je vous aimais mille fois moins. Si donc j'ai eu à Cabourg quelques semaines de relative inconstance, ne me jugez pas inconstant et n'en accusez que celui qui ne pouvait mériter de fidélité. D'ailleurs j'ai eu une grande joie à voir que mes souffrances étaient revenues ; mais par moments elles sont assez vives pour que je regrette un peu l'apaisement d'il y a un mois. Mais j'ai aussi la tristesse de sentir que même vives elles sont pourtant moins obsédantes, qu'il y a un mois et demi ou deux mois. Ce n'est pas parce que les autres sont morts que le chagrin diminue, mais parce qu'on meurt soi-même. Et il faut une bien grande vitalité pour maintenir et faire vivre intact le "moi" d'il y a quelques semaines. Son ami ne l'a pas oublié, le pauvre Alfred. Mais il l'a rejoint dans la mort et son héritier, le "moi" d'aujourd'hui aime Alfred mais ne l'a connu que par les récits de l'autre. C'est une tendresse de seconde main
( Prière de ne parler de cela à personne ; si le caractère général de ces vérités vous donnait la tentation d'en lire quelques extraits à Gregh ou à d'autres, vous me feriez beaucoup de peine. Si jamais je veux formuler de telles choses ce sera sous le pseudonyme de Swann. D'ailleurs je n'ai plus à les formuler. Il y a longtemps que la vie ne m'offre plus que des événements que j'ai déjà décrits. Quand vous lirez mon troisième volume qui s'appelle en partie " A l'ombre des Jeunes Filles en fleurs ", vous reconnaîtrez l'anticipation et la sûre prophétie de ce que j'ai éprouvé depuis.
            J'espère que ce que je vous ai écrit vous a déjà convaincu.et que vous restez à Albi. D'ailleurs j'espère que votre chez Commandant, si vos velléités absurdes persistaient, saurait " commander " et vous,
" obéir ". Je ne veux pas avoir l'air d'éluder vos questions sur moi-même. Car je sais que vous ne me le demanderez pas par politesse ; non je ne me " nourris " pas en ce moment. Mais la fréquence des crises l'empêche. Vous savez que dès qu'elles diminuent, je sais remonter la pente, vous vous rappelez l'année dernière et ma victoire de la Marne. Je regrette un peu ce que je vous ai écrit de Pozzi. Je crois qu'il n'est pas très bien avec Février le directeur du Service de Santé et le côté Galliéni. Du reste tout cela sera sans doute inutile car je ne serais peut'être pas
appelé. En tout cas je me suis fait inscrire. Ce qui en dispense est une infirmité visible, comme un pouce manquant etc. Des maladies comme l'asthme ne sont pas prévues. Il est vrai que pour mon livre on m'a interviewé dans mon lit ; mais pensez-vous que le Gouvernement Militaire de Paris en sache quelque chose : Bize a fait erreur s'il croit que c'est une dispense légale.
            Mille tendresses de votre
                                                                                             Marcel

            Je reçois à l'instant le certificat de Bize, je vais lui écrire pour lui demander de le faire autrement, sur papier à 0,60, car ce certificat sans valeur de dispense, peut néanmoins le moment venu m'être utile. Mais rien ne presse, je ne serai pas appelé au plus tôt avant un mois ou deux. En tous cas je vais lui écrire.
            P.S. Que ma lettre je vous en prie n'aille vous donner l'idée que j'ai oublié Alfred. Malgré la distance que je sens hélas par moments, je n'hésiterais pas même dans ces moments-là à courir me faire couper un bras ou une jambe si cela pouvait le ressusciter.
            3è P.S. Surtout cher petit ne faites quoi que ce soit pour une question de contre-réforme. Ce que vous avez fait était divinement gentil et a été parfait. Mais faire autre chose ne pourrait que m'attirer des ennuis. Je crois que tout se passera très bien. Et d'ailleurs ce ne sera pas avant quelque temps. Que pense le Commandant de la guerre ? comme durée, comme issue, comme " présent ", comme passé, comme avenir.

* Agostinelli et son épouse vécurent un temps chez Proust. Chauffeur-Secrétaire il inspira une passion à l'auteur, fut en partie l'un des modèles d'Albertine. Il mourut âgé de 25 ans, dans un accident d'avion.



                                                                                                                                                        Novembre 1914
                                                                                                                                  reynaldo hahnau centre
            Cher Reynaldo
            Au sujet de ce qui me concerne et dont je vous ai parlé dans ma dernière lettre; ne pourrais-je aller voir de votre par M. Trouillot* ou vous fâcherais-je en allant voir de ma part à moi Mme Thomson ? Cela ne peut pas vous fâcher, et vous auriez tort de me le refuser. Cher Reynaldo je me suis permis en répondant à Bize, parce que malgré moi cela a débordé, de lui dire que connaissant vos syncopes, votre fragilité de la poitrine, j'étais bien tourmenté de votre départ et que je vous voyais mal supportant dans des tranchées un froid qui vous donne la fièvre quand vous sortez de l'Opéra. Cher Reynaldo je voudrais bien mon ami que votre cher Commandant sût tout cela. J'ai eu peur de vous fâcher et de le fâcher en lui écrivant. Mais enfin la crainte de fâcher est une chose et le bien de ce qu'on aime qd il s'agit d'une épreuve aussi grave pour un tempérament aussi   fragile est peut'être une chose plus importante. Je sais qu'il faut avant tout ne pas diminuer ceux qu'on aime par des démarches ridicules et je ne ferai rien sans votre assentiment. Mais il serait criminel de votre part que le Commandant ignorât : 1° les syncopes ; 2° la fragilité bronchiale prenant les terribles proportions qu'elles ont prises. - On lui ferait plus tard un reproche, si vous tombiez malade, qu'il ne mériterait pas, ayant tout ignoré. Écrivez-moi vite.

                                 Marcel                                                      

            Quand vous aurez reçu cette lettre, à cause de son importance vous pouvez me télégraphier que vous l'avez reçue, mais me répondre plutôt par lettre sauf urgence.

*  Hahn veut partir au front, ce qui amène Proust à souhaiter l'intervention d'un sénateur, plusieurs fois ministre Trouillot.


                                                                                               
                                                                                                              Novembre 1914

            Cher Reynaldo
            Quand vous n'êtes pas la Guerre d'aujourd'hui ( et à la 100è puissance )  vous en êtes le St Simon. Ne vous " épanchez " pas trop avec la personne que vous me dites, excellent en effet mais extrêmement réactionnaire, et qui peut'être vous approuve par timidité. D'autre part ce que vous me dites sur la folie menaçante de l'un de vous m'afflige et m'intéresse. A quoi discernez-vous, donnez-moi des exemples. Avez-vous dit à Hermann que je me suis souvent informé de lui. Je ne voudrais pas que sa conduite indécente de l'été dernier lui fît croire que je garde des rancunes jusque dans l'Enfer qu'est l'époque actuelle et dont il n'y avait pas besoin des horreurs comme eût dit St Simon ( l'autre qui n'écrivait pas si bien que vous ) pour que j'oubliasse ses incartades et me souvienne seulement de ses obligeances. Quant au pauvre Henri Bardac à qui vous n'avez certainement pas transmis mes sympathies je désire les lui écrire*. Savez-vous son adresse.
( " Les " lui écrire est Frey etc mais c'était pour éviter une fausse interprétation ). J'ai écrit une lettre que je croyais charmante à M. Gustave Lyon. Il n'y a jamais répondu ( non plus que Widal etc etc etc ). Je croyais qu'absorbé par la tristesse, il ne pouvait penser à rien d'autre. Mais j'ai vu dans les journaux qu'il adressait des appels : " Sus aux maisons austro-allemandes ! etc ". Si vous pouviez écrire un mot à La ( Croyez-vous que je ne peux pas trouver le nom de votre ancien secrétaire si gentil, d'une famille de robe ) pour son cousin de Monaco, les Agostinelli père et fils sont dans une extrême misère, le Casino de Monte-Carlo doit paraît-il rouvrir prochainement et comme beaucoup d'employés sont à la guerre il serait plus facile de les caser. J'ai aussi recommander le fils qui est un excellent mécanicien ou chauffeur au père Gautier Vignal par l'intermédiaire de son fils. Le père est un cocher de 1er ordre ( références Léonino etc ) Parsdon. A propos de noms commençant par La et qui ne sont ni Labruyère, ni Lamoricière, ni Labédoyère, j'ai lu avec tristesse la mort héroïque du jeune La Morandière. Mais est-ce lui où son frère. Il s'appelait Guy. Cher Reynaldo je serais plus content si vous êtes interprète que dans les tranchées qui ne manqueraient pas par ce froid de vous en donner d'intestinales ; mais ce n'est pas sans risques, et malgré tout ce que vous dîtes d'Albi, quelque exaspération que vous éprouviez etc. c'est Albi. Le mot de Sieyès** convient aussi bien en temps de guerre qu'en temps de révolution, quand on ne peut rendre aucun service à la guerre, et qu'on pourra en rendre d'immenses en temps de paix. " Quieta non movere*** " est un autre proverbe que je vous invite à méditer. Si vous voulez lire des comptes-rendus de la guerre, ce n'est pas dans " l'Homme libre " qu'il faut les lire        ( des plus médiocres ) mais dans l'admirable article ( j'ignore l'auteur ) que publie chaque jour en 1è page sous ce titre la Situation Militaire, le Journal des Débats. On " voit " les opérations. Le petit compte-rendu d'Hutin dans l'Echo de Paris, très inférieur était cependant assez net. Mais depuis qu'il a changé de place dans le journal il ne vaut plus rien. " Le reste ne vaut pas l'honneur d'être nommé**** " Vous ai-je raconté l'histoire de mon prêt à ma Tante. Si non ce sera pour ma prochaine lettre car je suis trop fatigué. Mon petit Reynaldo restez le plus que vous pourrez à Albi où du moins je n'ai pas ( au même degré ) à me dire :
            Mon frère a-t-il ce qu'il lui faut ?
            Bon souper, bon gîte ? ***** ( je ne me soucie pas du " reste " dont la privation ne peut être qu'excellente ).
            Adieu mon petit Albigeois et tâchez de le rester.

                              Marcel

ericdoubs.pointpresse.com
           P.S. Avez-vous vu la mort de Casadessus le violoncelliste ( ce n'était pas le visiteur de Tolstoï n'est-ce pas ) et du jeune Gunzbourg, fils je suppose de la Bnne Guigui. Croyez-vous qu'il soit utile de me faire vacciner même si je ne suis pas pris ? Croiriez-vous que ce matin j'ai lu un article de Franc Nohain croyant que c'était de Barrès et ne m'en suis pas aperçu. La puissance de la suggestion en art est énorme. Ne croyez pas ce que dit Bourget de Krauss ? C'est bensonges.

*          Bardac blessé au cours de la bataille de la Marne.  - 
**       A répondu " J'ai vécu ".L'abbé fut député du Tiers État, conventionnel. Sieyès fut aussi président du Sénat sous l'Empire.
***     " N'agitons pas ce qui est tranquille ", latin.
****   in Cinna Corneille
***** La Fontaine " Les deux pigeons "



                                                                                                                                                     Novembre 1915

            Cher Reynaldo
            Sans pouvoir vous dire comme elles que je suis " du côté de l'Aurore " car je suis plutôt du couschant et même cousché, je vous dis comme les pauvre Cigognes " ne nous oubliez pas ! Aimez-nous ! ".
Reynaldo je ne peux pas vous écrire en détail étant un peu maladch, et malgré ma gde compétence comment l'union de la pureté de Rimsky et de la profondeur du vieux sourd est un des moindres miracles de vos valses D'ailleurs le nom de Rimsky est un blasphème car s'il dit les choses purement il a peu de choses à dire, et chez le vieux sourd l'expression est souvent alourdie. Dans vos valses est atteint l'absolue coïncidence ( au sens géométrique du mot )  où l'expression est tellement de tout ce qui n'est pas ce qu'elle veut exprimer qu'il n'y a plus qu'une seule chose, art ou vie je ne sais pas, et non pas deux. Cher gentil, que vous devez être heureux dans votre malheur de vous être incarné pour toujours dans ces formes immortelles et comme vous devez vous f. de tous ennuis après cela ! Que je vous envie ! Vous avez plus d'Incarnations ( car c'est dans ce sentiment religieux que je les " adore " ) que Vichnou. Je dis plus sans préciser parce que je ne me rappelle pas combien il y a de valses ( très moschant. Que dirait Suzette ! ) et que vous avez fait aussi d'autres petites choses dans votre vie, mais aucune aussi genstille, aussi sublime. Vous avez là vos filles immortelles, que je préfère beaucoup à L'écures et à Mantinée*. Je voudrais vous copier le commentaire qu'on donne de l'andante du VIIè Quatuor. Cela pourrait être un commentaire de votre dernière valse. Mais même écrit par vous, tout commentaire étant en " mots " c'est-à-dire en " idées générales ", laisserait passer cette particularité intime, inexprimable, qui fait que les choses sont pour nous ce qu'elles ne sont pour personne au monde par exemple quand nous sommes ivres ( ivres de vin, ou de chagrin, ou de promenade, etc. ) et que votre musique va chercher au fond insondable de l'être de Reynaldo et nous rapporte, alors que Reynaldo lui-même en parlant ne pourrait nous le rendre. = Génie.
            Mille petites boschancetés à vous raconter, mais fatigué, et bonjour.

                              Marcel.

* Durant la guerre Reynaldo Hahn a composé une Suite de Valses pour deux pianos, Ruban dénoué. Proust fait allusion à Rimski Korsakov et Beethoven. 


                                                                                                                                                                                                                   Mon petit Reynaldo
            que je ne vois plus, je sais que vous n'aimez pas les premières éditions. Mais elles sont tout de même sur bien plus beau papier que les autres. Et puis envoyer à ce que j'aime le plus au monde quelque chose qui ne serait pas premier...

            Proust envoie un exemplaire sur vélin numéroté de l'édition originale du tome 11 de " Du côté de Guermantes " , avec la dédicace ci-dessus. Proust décède le 18 novembre 1922.