dimanche 15 juin 2014

Le crime de Lord Arthur Savile - Oscar Wilde ( nouvelle Grande Bretagne )


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                                                     Le crime de Lord Arthur Savile

                                                                             I
            C'était la dernière soirée que Lady Windermere donnait avant Pâques, et,  plus nombreux encore qu'à l'ordinaire, les invités se pressaient à Bentinck House. Six membres du cabinet, tout chamarrés de décorations, étaient venus au sortir de la réception du président de la Chambre des Communes ; toutes les jolies femmes avaient revêtu leurs plus beaux atours ; et à l'extrémité de la galerie de peintures se tenait la princesse Sophie de Carlsruhe, forte femme d'allure tatare, aux petits yeux noirs et aux émeraudes éblouissantes, qui s'égosillait en mauvais français et s'esclaffait à tout propos. Le mélange des convives était vraiment étonnant. De brillantes pairesses bavardaient aimablement avec de violents radicaux, des prédicateurs en vue côtoyaient des sceptiques notoires, un authentique troupeau d'évêques poursuivait obstinément de pièce en pièce une robuste prima donna, dans l'escalier se tenaient plusieurs membres de l'Académie royale en uniforme d'artiste, et le bruit courait qu'à un moment donné la pièce où l'on servait à dîner avait regorge de génies.  Oui, c'était une des soirées les plus réussies qu'ait données Lady Windermere, et la princesse resta presque jusqu'à 11 heures et demie.
            Des qu'elle fut partie, Lady Winderme revint dans la galerie de peintures, où un économiste de renom expliquait solennellement la théorie scientifique de la musique devant un virtuose hongrois scandalisé, et se mit à causer avec la duchesse de Paisley. Elle était d'une merveilleuse beauté, avec cette opulente gorge d'ivoire, ses grands yeux d'un bleu de myosotis et ses lourdes tresses dorées dont l'or pur ne rappelait en rien la pâle couleur de paille qui, aujourd'hui, usurpe le gracieux nom de l'or, mais appartenait à cette sorte d'or dont sont tissés les rayons du soleil, ou qui se cache au sein de l'ambre mystérieux. Sa chevelure lui dessinait autour du visage un halo de sainteté auquel ne manquaient pas les séductions de la pécheresse. Lady Windermere offrait matière à une curieuse étude de psychologie. Tôt dans la vie elle avait compris cette vérité, d'importance, que rien ne paraît aussi innocent qu'une inconduite, et grâce à une suite d'insouciantes fredaines, dont la moitié fort inoffensives, elle avait acquis tous les privilèges d'une notabilité. Si elle avait plus d'une fois changé de mari, le " Debrett " porte trois mariages à son actif, elle n'avait jamais changé d'amant, aussi le monde avait-il depuis longtemps cessé de médire sur son compte. Elle avait atteint la quarantaine sans enfant, avec cette passion effrenée pour le plaisir qui est le secret d'une jeunesse éternelle.
            Soudain elle parcourut la pièce du regard et, de sa claire voix de contralto, demanda :
            - Où est mon chiromancien ?
            - Votre quoi , Gladys ? s'exclama la duchesse qui tressaillit involontairement.
            - Mon chiromancien, duchesse. Désormais je ne peux plus vivre sans lui.
            - Chère Gladys ! Vous êtes toujours si originale, murmura la duchesse, essayant de se souvenir de ce que c'était au juste qu'un chiromancien, et espérant que ce n'était pas une sorte de manucure.
            - Deux fois par semaine, très régulièrement, il vient examiner ma main, reprit lady Windermere. Il z beaucoup à en dire.
            - Seigneur Dieu ! se dit la duchesse. Cet homme est donc un manucure, en fin de compte. Quelle horreur ! Pourvu que ce soit un étranger. Ce serait moins affreux.
            - Il faut absolument que je vous le présente.
            - Que vous le présentiez ! s'écria la duchesse. Vous ne voulez pas dire qu'il est ici ? Et elle se mit en quête d'un petit éventail d'écaille et d'un châle en guenilles, pour être prête à fuir à tout moment.
             - Bien sûr qu'il est ici, jamais il ne me viendrait à l'idée de donner une soirée sans lui. Il dit que je possède une main des plus psychiques et que, si mon pouce avait été à peine plus court, j'aurais été une pessimiste invétérée et je serais entrée au     couvent.
            - Oh, je vois, dit la duchesse soulagée. Je suppose qu'il dit la bonne aventure.
            - La mauvaise aussi, dit Lady Windermere, et autant qu'on en veut. Par exemple l'année prochaine je courrai de grands dangers sur terre comme sur mer.
Je vais donc habiter un ballon, et je halerai mon dîner dans un panier tous les jours. Tout est écrit sur mon petit doigt ou dans la paume de ma main, je ne sais plus.
Résultat de recherche d'images pour "voyage en ballon 1900"            - Mais Gladys, je suis sûre que c'est induire la Providence en tentation !
            - Ma chère duchesse soyez assurée que la Providence, depuis le temps, a appris comment résister à la tentation ! Je suis d'avis que tout le monde se fasse examiner les mains une fois par mois pour savoir ce qu'il ne faut pas faire. Bien sûr qu'on le fait quand même, mais c'est agréable d'être averti. Ah ça si personne ne va quérir
Mr. Podgers à l'instant il faudra que je le fasse moi-même !
            - Permettez-moi d'y aller, lady Windermere, dit un grand et beau jeune homme qui, debout près d'elle écoutait la conversation avec un sourire amusé.
            - Merci beaucoup, lord Arthur, mais je crains que vous ne le reconnaissiez pas.
            - S' il est aussi remarquable que vous le dites, lady Windermere, j'aurai du mal à le manquer. Dites-moi à quoi il ressemble et je vous l'amenerai aussitôt.
pinterest.fr                                    - Eh bien, il n'a rien d'un chiromancien, je veux dire qu'il n'a l'air ni mystérieux, ni ésotérique, ni romantique. C'est un petit homme rondelet avec une drôle de tête chauve et de grosses lunettes à monture dorée, qui tient à la fois du médecin de famille et de l'avoué de province. Je suis navrée, mais ce n'est pas de ma faute. Les gens sont si contrariants ! Mes pianistes ressemblent à des poètes, et mes poètes à des pianistes. Je me souviens avoir prié à dîner la saison dernière un conspirateur des plus redoutables, un homme qui avait fait sauter toutes sortes de gens, portait une cotte de mailles en permanence et dissimulait un poignard dans sa manche de chemise. Savez-vous que lorsqu'il est venu on aurait dit un vieil ecclésiastique débonnaire, et qu'il a passé la soirée à aligner des mots d'esprit ? Il était très drôle c'est entendu, mais j'étais terriblement déçue, et quand je l'ai interrogé sur sa cotte de mailles il s'est contente de rire et m'a dit qu'elle était bien trop froide pour être portée en Angleterre. Ah, voici Mr Podgers ! Or ça Mr Podgers
j'exige que vous examiniez la main de la duchesse de Paisley. Duchesse vous devez retirer votre gant. Non, pas la main gauche, l'autre.
            - Chère Gladys, je ne crois pas que ce soit bien convenable, dit la duchesse en déboutonnant mollement un gant de chevreau assez sale.
            - Les choses intéressantes ne le sont jamais, répondit lady Windermere. On a fait le monde ainsi, mais il faut que je vous présente, Duchesse voici Mr Podgers mon chiromancien préféré. Mr Podgers voici la duchesse de Paisley, et si vous soutenez que son mont lune est plus élevé que le mien je ne vous croirai plus jamais.
            - Gladys je suis bien certaine qu'il n'y a rien de ce genre dans le creux de ma main.
            - Votre Grâce a tout à fait raison, dit Mr Podgers en scrutant la petite main grasse aux courts doigts carrés, le mont lune n'est pas développé. En revanche la ligne de vie est excellente. Ayez l'obligeance de fléchir le poignet. Merci. Trois lignes distinctes sur la rascette ! Duchesse vous vivrez fort âgée et serez extrêmement heureuse. Ambition... très modérée, ligne de l'intellect sans exagération, ligne de coeur...
            - N'hésitez pas à vous montrer indiscret, Mr Podgers ! s'écria lady Windermere.
            - Rien ne saurait me faire plus plaisir, dit Mr Podgers en s'inclinant, à supposer que la Duchesse ait jamais manqué à la discrétion, mais je suis au regret d'avouer que je discerne une grande constance d'affection allié à un fort sentiment du devoir.
            - Continuez Mr Podgers, je vous en prie, dit la duchesse l'air ravi.                                                                                                            arts-lubies.blogspot.com
            - L'économie n'est pas la moindre vertu de votre Grâce, reprit Mr Podgers, et Lady Windermere se mit à rire aux éclats.
            - C'est une excellente chose que l'économie, observa la duchesse en se rengorgeant. Lorsque j'ai épousé Paisley il possédait onze châteaux mais pas une maison où habiter.
            - Tandis que maintenant il a douze maisons mais plus un château ! s'écria lady Windermere.
            - Que voulez-vous ma chère, dit la duchesse, j'aime...
            - Le confort, dit Mr Podgers, les perfectionnements modernes et l'eau chaude dans toutes les chambres. Votre Grâce a mille fois raisons. Le confort voilà tout ce que notre civilisation peut nous donner.
            - Vous avez admirablement dépeint le caractère de la duchesse, Mr Podgers. Il faut maintenant nous brosser celui de Lady Flora et, ( répondant à un signe de tête de la souriante hôtesse ) une grande jeune fille aux cheveux roux d'Ecossaise, aux omoplates saillantes, quitta gauchement l'abri du canapé pour étendre une longue main osseuse aux doigts en spatules.
            - Ah, une pianiste, je vois, dit Mr Podgers, une excellente pianiste, pas très musicienne peut-être. Très réservée, très honnête et fort amie des bêtes.
            - Comme c'est vrai ! s'écria la duchesse en se tournant vers Lady Windermere, absolument vrai ! Flora a deux douzaines de colleys à Macloskie, et elle transformerait notre maison de Londres en ménagerie si son père la laissait faire.
            - Mais c'est exactement ce que je fais de ma maison tous les jeudis, s'écria Lady Windemere en riant, sinon que j'ai plus le goût des lions plus que celui des colleys.
           - C'est là votre unique erreur Lady Windermere, dit Mr Podgers en s'inclinant.
           - Une femme qui ne sait pas rendre ses erreurs charmantes n'est qu'une femelle, lui fut-il répondu. Mais il vous reste d'autres mains à examiner pour nous. Venez montrer la vôtre à Mr Podgers, Sir Thomas.
            Un vieux monsieur d'allure affable en gilet blanc, s'avança et tendit une main épaisse, rugueuse dont le majeur était particulièrement long.
            - Nature aventureuse... Déjà quatre voyages au long cours, un à venir. Trois fois naufragé. Non deux seulement, mais danger de naufrage lors de votre prochain voyage. Conservateur à tous crins, d'une ponctualité parfaite, collectionneur de curiosités passionné. Une grave maladie entre seize et dix-huit ans. A hérité d'une fortune vers l'âge de trente ans. Aversion profonde envers les chats et les radicaux.
la tour            - Extraordinaire, s'exclama Sir Thomas. Décidément il faut que vous examiniez aussi la main de mon épouse.
            - De votre seconde épouse, dit doucement Mr Podgers qui avait gardé la main de Sir Thomas dans la sienne. De votre seconde épouse, vous m'en verrez ravi.
            Mais Lady Marvel, dame d'allure mélancolique aux cheveux bruns et aux cils pleins de sentiment refusa tout net de laisser révéler son passé ou son avenir, et Lady Windermere eut beau faire rien ne put décider M. de Koloff, l'ambassadeur de Russie, ne fût-ce qu'à retirer ses gants. A la vérité bien des gens paraissaient redouter d'affronter l'étrange petit homme au sourire stéréotypé, aux lunettes d'or et aux yeux brillants fureteurs. Et quand devant tout le monde il eut expliqué à la pauvre Lady Fermore que sans avoir le moindre goût pour la musique elle montrait un fort penchant pour les musiciens, le sentiment général fut que la chiromancie était une science des plus dangereuses et qu'on ne saurait encourager hors du tête à tête.
            Pourtant Lord Arthur Savile qui ignorait tout de la malheureuse histoire de Lady Fermor et qui avait observé Mr Podgers avec un grand intérêt était extrêmement curieux de faire examiner sa main. Comme il éprouvait quelque pudeur à se mettre en avant il traversa la pièce jusqu'à l'endroit où se tenait Lady Windermere et, en rougissant de charmante façon, lui demanda si elle pensait que Mr Podgers y verrait quelque objection.
            - Bien sûr que non, répondit-elle. C'est pour cela qu'il se trouve ici. Tous mes lions, Lord Arthur, sont des lions savants qui, à mon moindre commandement sautent à travers des cerceaux. Mais je dois vous avertir d'avance que je raconterai tout à Sybil. Elle vient déjeuner demain avec moi pour parler chapeaux et si Mr Podgers découvre que vous avez mauvais caractère, une tendance à la goutte ou une femme à Bayswater, soyez assuré que je ne manquerai pas de l'en informer dans tous les détails.
            Lord Arthur sourit et hocha la tête.
            - Cela ne me fait pas peur, répondit-il. Sybil me connaît aussi bien que je la connais moi-même.
            - Ah ! Je regrette un peu de vous l'entendre dire. Le fondement solide du mariage est une incompréhension réciproque. Mais non je n'ai aucun cynisme, seulement de l'expérience, ce qui revient à peu près au même malgré tout. Mr Podgers, Lord Arthur Savile meurt d'envie que vous lisiez dans sa main. Mais ne lui dites pas qu'il est fiancé à l'une des plus belles jeunes filles de Londres car le Morning Post a publié la nouvelle il y a un mois.
            - Chère Lady Windermere, s'écria la marquise de Jedburgh, laissez-moi Mr Podgers un moment encore. Il vient de m'apprendre que je devrais monter sur scène et cela m'intéresse au plus haut point.  soutine
            - S' il vous a dit une chose pareille, Lady Jedburgh, il faut décidément que je vous l'enlève. Par ici tout de suite Mr Podgers. Que lisez-vous dans la main de Lord Arthur ?
            - Ma foi, dit Lady Jedburgh qui esquissa une moue en se levant du canapé, si on ne me laisse pas monter sur scène on voudra bien m'autoriser à prendre place parmi les spectateurs tout de même.
            - Bien entendu nous allons tous assister au spectacle, dit lady Windermere, et maintenant Mr Podgers faites en sorte de nous dire quelque chose de gentil.  Lord Arthur est un de mes tout préférés.
            Mais quand Mr Podgers vit la main de Lord Arthur, il pâlit singulièrement et ne dit mot. Un frisson parut le traverser et ses gros sourcils broussailleux furent agités de convulsions aussi étranges d'agaçantes comme chaque fois que quelque chose l'intriguait. Puis d'énormes gouttes de sueur perlèrent sur son front jaune, et ses doigts boudinés se firent froids et moites.
            Lord Arthur ne manqua pas de remarquer ces signes d'agitation étranges et, pour la première fois de sa vie il ressentit de la peur. Son premier mouvement fut de se précipiter hors de la pièce, mais il se contint. Mieux valait connaître le pire, quel qu'il fût, plutôt que de rester dans cette horrible incertitude.
            - J'attends, Mr Podgers, dit-il.
            - Nous attendons tous, s'écria Lady Windermere à sa façon impatiente et vive, , le chiromancien ne répondit rien.
            - Je suis persuadée qu'Arthur doit monter sur scène, dit Lady Jedburgh, mais qu'après vos sarcasmes Mr Podgers n'a pas le courage de le lui dire.
            Mr Podgers laissa soudain tomber la main droite de Lord Arthur et s'empara de la gauche qu'il examina en se penchant si bas que la monture d'or de ses lunettes semblait presque toucher la paume. Pendant un instant son visage devint un masque blême d'horreur, mais il recouvra bientôt son sang-froid, se tourna vers Lady Windermere et dit avec un sourire forcé :
            - C'est la main d'un charmant jeune homme.
            - Sans doute ! répondit Lady Windermere, mais sera-t-il un mari charmant ? Voilà ce que je veux savoir.  pinterest.fr
Résultat de recherche d'images pour "dandy anglais 1900"            - Tous les jeunes gens charmants le deviennent, dit Mr Podgers.
            - Je ne crois pas qu'un mari doive être trop séduisant, murmura Lady Jedburgh pensivement. C'est si dangereux.
            - Ma chère enfant ils ne sauraient jamais être trop séduisants, s'écria Lady Windermere. Mais je veux des détails. Il n'y a que les détails qui soient intéressants. Que va-t-il arriver à Lord Arthur ?
            - Eh bien, au cours des prochains mois Lord Arthur partira en voyage...
            - Ah oui, en voyage de noces, cela va de soi !
            - Et perdra un parent.
            - Pas sa soeur j'espère ? dit Lady Jedburgh d'une voix apitoyee.
            - Certainement pas sa soeur, répondit Mr Podgers en faisant un geste de
dénégation. Juste un parent éloigné.

            - Ma foi je suis affreusement déçue, dit Lady Windermere. Je n'aurais strictement rien à dire à Sybil demain. Aujourd'hui personne ne se soucie plus des parents éloignés. Il y a des années qu'ils sont passés de mode. Enfin je suppose qu'elle ferait bien de se munir d'une robe de soie noire, cela peut toujours se porter à l'église, n'est-ce pas ? Et maintenant allons dîner. Les autres ont dû déjà tout dévorer, mais nous trouverons peut-être un peu de potage chaud. François faisait de très bonnes soupes autrefois, mais maintenant la politique l'occupe tellement que je ne me sens plus tout à fait sûre de lui. Je voudrais tant que le général Boulanger se tint tranquille ! Duchesse vous devez être fatiguée.
            - Pas le moins du monde chère Gladys, répondit la duchesse en se dandinant vers la porte. Je me suis énormément amusée, et le manucure... le chiromancien, veux-je dire, est bien intéressant. Flora où est passé mon éventail en écaille ? Oh merci Sir Thomas, merci beaucoup. Et mon châle de dentelle Flora ? Oh merci Sir Thomas, c'est très aimable à vous.
            Et la noble créature réussit enfin à descendre l'escalier sans renverser plus de deux fois son flacon de parfum.
            Pendant tout ce temps Lord Arthur Savile était resté debout près de la cheminée. Le même sentiment d'effroi, la même sensation nauséeuse d'un malheur à venir l'accablaient. Il sourit tristement à sa soeur lorsque, si jolie avec sa robe de brocart rose et ses perles, celle-ci passa près de lui au bras de Lord Plymdale, et il entendit à peine Lady Windermere l'inviter à la suivre. Il songeait à Sybil Merton, et l'idée que quelque chose pût les séparer lui emplissait les yeux de larmes.
             A le voir on eût pensé que Nemesis avait dérobé le bouclier de Pallas pour lui montrer la tête de la Gorgone.  Il paraissait pétrifié et la mélancolie donnait à son visage une allure marmoréenne. Il avait mené la vie raffinée et luxueuse d'un jeune homme bien né et fortuné, une vie que concourraient à rendre délicieuse l'absence de tout souci sordide et la magnifique insouciance des jeunes gens, et voilà que pour la première fois il prenait conscience du redoutable mystère de la Destinée, de la terrifiante signification du mot Destin.
            Tout cela avait quelque chose d'insensé et de monstrueux. Se pouvait-il donc que fût inscrit au creux de sa main, en caractères qu'il ne pouvait lire mais qu'un autre savait déchiffrer, quelque péché secret, le signe rouge sang d'un crime ? N'y avait-il aucune échappatoire ? N'étions-nous rien de plus que des pions que remuent sur un échiquier des puissances occultes, des vases que le potier façonne à sa guise, pour l'honneur ou la honte ? Sa raison se révoltait contre cette idée.  Et pourtant il avait le sentiment qu'une tragédie planait au-dessus de lui et qu'il avait soudain été appelé à porter un intolérable fardeau. Les acteurs ont bien de la chance ! Ils peuvent choisir de paraître dans la tragédie ou dans la comédie, de faire souffrir ou d'amuser, de rire ou de pleurer à chaudes larmes.  Mais dans la vie réelle il en va tout autrement.  La plupart des hommes et des femmes sont contraints de jouer des rôles pour lesquels ils n'ont aucune aptitude.  Ce sont nos Guildenstern qui jouent Hamlet pour nous, et no Hamlet doivent se livrer aux facéties du prince Hal. Le monde est une scène mais la pièce est mal distribuée.
            Soudain Mr Podgers entra dans la pièce. Lorsqu'il aperçut Lord Arthur il frissonna et son visage commun, bouffi, vira au jaune vert. Les regards des deux hommes se croisèrent, et il y eut un moment de silence.
            - La Duchesse a oublié un de ses gants Lord Arthur et m'a demandé de le lui rapporter, finit par dire Mr Podgers. Ah, je le vois sur le canapé ! Bonsoir.
            - Mr Podgers je dois vous prier instamment de répondre à une question que je vais vous poser.
            - Une autre fois,  Lord Arthur. La Duchesse est inquiète, je crains de devoir partir.
            - Non, vous ne partirez pas. La Duchesse n'est pas pressée.
            - Il ne faut pas faire attendre les dames, Lord Arthur, dit Mr Podgers avec un regard mourant. Le beau sexe cède facilement à l'impatience.
            Les lèvres finement ciselées Lord Arthur se plissèrent en une moue de dédain irrité.  La pauvre duchesse comptait bien peu pour lui en cet instant. Il traversa la pièce jusqu'à l'endroit où se tenait Mr Podgers et tendit la main vers lui.
            - Dites-moi ce que vous avez vu là-dedans. Dites-moi la vérité, il faut que je la connaisse. Je ne suis pas un enfant.
            - Mr Podgers cligna des yeux derrière ses lunettes cerclées d'or et, très mal à l'aise, commença à se dandiner d'un pied sur l'autre tout en tripotant nerveusement une chaîne de montre très voyante.
            - Qu'est-ce qui vous fait croire que j'ai vu dans votre main autre chose que ce que je vous en ai rapporté ? Lord Arthur ?
            - Je sais très bien que vous avez vu quelque chose et j'insiste pour que vous me disiez de quoi il s'agit. Je vous paierai pour cela. Je vous donnerai un chèque de cent livres.
            Les yeux verts étincelèrent un instant, puis reprirent leur expression morose.
            - Cent guinées; finit par dire Mr Podgers à voix basse.
            - D'accord, je vous enverrai un chèque demain. Quel est votre club ?
            - Je n'ai pas de club. C'est-à-dire, pas en ce moment. Mon adresse est... mais permettez-moi de vous donner ma carte, et tirant de la poche de son gilet un morceau de carton doré sur tranche, Mr Podgers le tendit à Lord Arthur, en s'inclinant très bas :
                                        Mr Septimus R Podgers
                                        Chiromancien professionnel
                                        103a West Moon Strett
Je reçois de 10h à 4h, murmura mécaniquement Mr Podgers, et j'accorde une réduction aux familles.
            - Dépêchez-vous, s'écria Lord Arthur très pâle en tendant sa main.
            Mr Podgers jeta des regards inquiets aux alentours et tira la lourde tenture devant la porte.
            - Cela va prendre quelque temps, Lord Arthur. Vous devriez vous asseoir.
            - Dépêchez-vous monsieur, s'écria de nouveau Lord Arthur en tapant du pied avec colère sur le parquet bien ciré.
            Mr Podgers sourit, tira de son gousset une petite loupe, l'essuya play-orignial.com                                                      soigneusement avec son mouchoir.
                                                                  - Je suis fin prêt, dit-il.


                                                                             II

            Dix minutes plus tard, le visage blême d'épouvante et les yeux fous de douleur Lord Arthur Savile se rua hors de Bentick House en forçant son passage à travers la foule des valets de pied en manteau de fourrure qui entouraient la vaste marquise à rayures. Il paraissait ne rien voir, ne rien entendre. Malgré le froid vif qui règnait ce soir-là et le vent mordant qui faisait vaciller la flamme des réverbères autour de la place, il avait les mains fiévreuses, le front brûlant. Il marchait, marchait toujours d'allure presque d'un homme ivre. Un agent de police le regarda curieusement lorsqu'il passa devant lui et un mendiant qui s'était traîné hors d'un porche pour demander l'aumône prit peur devant une misère plus profonde que la sienne. A un moment il s'arrêta sous un réverbère et contempla ses mains, croyant déjà apercevoir une tâche de sang.. Un faible cri s'échappa de ses lèvres tremblantes.
            Le meurtre ! Voilà ce que le chiromancien avait vu au creux de sa main. Le meurtre ! La nuit elle-même paraissait le savoir, et il semblait que le vent mauvais lui hurlât aux oreilles le mot maudit. Le meurtre était partout dans les coins sombres des rues, lui riait au visage depuis le toit des maisons..
            Lord Arthur Savil se rendit d'abord au Parc dont les sombres bosquets paraissaient le fasciner, il s'appuya d'un air las contre la grille et à l'écoute du frémissement silencieux des arbres, rafraîchit son front au contact du métal humide. " Le meurtre ! Le meurtre ! " répétait-il sans cesse comme si la répétition pouvait atténuer l'horreur du mot. Le son de sa propre voix le fit trembler et pourtant il espérait presqu'Echo pût l'entendre pour réveiller de ses rêves la ville assoupie. Il éprouvait le désir intense d'arrêter le premier venu et de tout lui raconter.
            Ensuite, au-delà d'Oxford Street il erra dans d'étroites et infâmes ruelles. Deux femmes, le visage fardé, se gaussèrent de lui lorsqu'il les dépassa. D'une cour obscure parvint un vacarme de jurons et de coups auxquels succédèrent des cris perçants et il découvrit, serrées sur un seuil humide, les silhouettes bossues de la pauvreté et de la vieillesse. Une étrange pitié l'envahit. Le sort de ces enfants du pêché et de la misère était-il comme le sien, déjà décidé ? N'étaient-ils, comme lui, que les marionnettes d'un monstrueux spectacle ?                                                                                                         tryskel.Hautefort.com
            Pourtant le mystère de la souffrance le frappait moins que son absurdité, son inutilité absolue, sa grotesque insignifiance. Que tout cela était incohérent ! Quel manque total d'harmonie ! Il était stupéfait par le hiatus entre l'optimisme frivole de l'époque et les réalités de l'existence. Il était encore très jeune.
           Au bout d'un moment il se retrouva devant l'église de Marylebone. La chaussée silencieuse semblait un long ruban d'argent poli mouchetées de-ci de-là les sombres arabesques d'ombres mouvantes. Au loi s'incurvait l'alignement des réverbères aux flammes vacillantes, et devant une petite Rmaison ceinte de murs stationnait un cab solitaire, à l'intérieur le cocher dormait. Il pressa le pas en direction de Portland Place, regardant derrière lui de temps à autre, comme s'il craignait d'être suivi. Au coin de Rich Street deux hommes lisaient une petite affiche collée à une palissade. Mû par une étrange curiosité il traversa la rue. Lorsqu'il s'approcha le mot " meurtre " écrit en lettres noires frappa son regard. Il tressaillit, rougit. C'était un avis de recherche offrant une récompense pour toute information susceptible de permettre l'arrestation d'un homme de taille moyenne, entre trente et quarante ans, portant un chapeau mou, vêtu d'un manteau noir et d'un pantalon à carreaux, une balafre barrait la joue droite. Il lut et relut l'avis se demandant si le misérable serait appréhendé et d'où lui venait sa balafre. Peut-être un jour son propre nom serait placardé sur les murs de Londres. Un jour peut-être, mettrait-on sa tête à prix.
            Cette pensée le rendit malade d'effroi. Il tourna les talons et se hâta dans la nuit.
            Où se rendit-il ? Il le savait à peine. Il se souvenait vaguement avoir erré parmi un labyrinthe de maisons sordides, s'être perdu dans un gigantesque réseau de rues obscures et que l'aube était déjà levé lorsqu'il avait fini par rejoindre Piccadilly Circus. Rentrant chez lui à Belgrave Square il croisa les grands chariots qui se dirigeaient vers Covent Garden. Les rouliers aux bons visages hâlés, leurs épais cheveux bouclés, avançaient d'un pas ferme, faisaient claquer leur fouet et se hêlaient de temps à autre. Juché sur un immense cheval gris pour conduire un attelage des plus bruyants, se tenait un garçon potelé qui avait piqué des primevères dans son chapeau cabossé, agrippait solidement ses petites mains à la crinière et riait. Les hautes piles de légumes contre le ciel matinal ressemblaient à des blocs de jade qui se seraient détachés sur les pétales rose de quelque merveilleuse rose. Lord Arthur se sentait étrangement touché, il n'aurait su dire pourquoi. Le charme délicat de l'aube recelait à ses yeux quelque chose de pathétique et d'indicible, et il songea à tous ces jours qui naissent en beauté et se terminent en tempête. Et puis ces rustres aux voix joviales et rudes, aux façons insouçiantes, quel Londres étrange ils découvraient ! Un Londres vierge du pêché de la nuit comme de la fumée du jour, une ville pâle, fantomatique, désolée et pleine de tombeaux. Il se demanda ce qu'ils en pensaient. Savaient-ils quelque chose de sa splendeur et de sa honte, de ses joies flamboyantes et farouches, de sa hideuse faim, de tout ce qu'il crée et detruit de l'aube au crépuscule ? A leurs yeux Londres n'était sans doute qu'un marché auquel ils portaient leurs fruits à vendre, où ils ne s'attardaient que quelques heures tout au plus et qu'ils quittaient alors que les rues étaient encore silencieuses et les maisons endormies. Il avait plaisir à les regarder passer. Tout grossiers qu'ils étaient avec leurs pesants souliers à clous et leur démarche pataude, ils apportaient avec eux un peu d'Arcadie. Le jeune homme eut le sentiment que la Nature près de qui ils avaient vécu leur avait enseigné la paix. Il leur envia tout un savoir qu'ils ignoraient.
            Lorsqu'il parvient à Belgrave Square, le ciel était d'un bleu pâle et les oiseaux commençaient à gazouiller dans les jardins.


                                                                    III

            Lord Arthur se réveilla...                 ( à suivre )




     

mardi 10 juin 2014

Dis-lui que je l'attends Takuji Ichikawa ( roman Japon )

Takuji Ichikawa - Dis-lui que je l'attends.

                                             Dis-lui que je l'attends  

            C'est l'histoire de trois adolescents liés par une amitié indéfectible. Celui qui la raconte presque trentenaire, Satoshi, a partagé la vie de Karin et Yûji quelques années. Adolescents ils se retrouvaient au centre d'une installation adroite au milieu des détritus, avec mobilier récupéré que Yûji cachait soigneusement
évitant les coups que sa silhouette chétive et ses grosses lunettes attiraient, un chien, Trash, couvert d'objets divers, les yeux recouverts d'une touffe de poils, arrivé par hasard trouva auprès d'eux une pitance régulière et beaucoup de tendresse, il finit ses jours dans un panier roulant, et Karin appareil dentaire en métal et veste militaire avait une vie familiale assez mystérieuse, prétendait avoir eu une soeur aînée morte depuis peu. Si elle ne présentait pas de préférence pour une activité quelconque elle était à leurs côtés, les suivait, les aidait. Yûji dessinait, très doué, son principal sujet, les détritus. Il vivait pauvre avec son père, rêveur impénitent; quant à Satoshi "... Je changeais souvent d'école à cause du travail de mon père... " et n'avait jamais eu d'amis. Ce furent les premiers. Il aimait les plantes aquatiques, qu'il observait au bord du ruisseau et de l'étang. Étang que l'on retrouve lorsque Satoshi raconte sa vie quotidienne d'adulte, chez Linus, le restaurant ou dans les parcs. Satoshi a ouvert un magasin, il vend des aquariums, des plantes aquatiques au nom savant : " Ludwigia glandulosa, Veronica undulata, Potamogeton oxyphyllus... " Un énième déménagement de la famille de Satoshi sépara les enfants. Ils s'écrirent longtemps, des lettres s'égarèrent, quinze ans plus tard... Karin serait devenue mannequin ? Peut-être. Les dessins de Yûji ? Toujours des " objets abandonnés ". Ce dernier parlant de sa découverte de l'amour à Satoshi " ... C'était un choc pour moi. Je me demandais qu'est-ce que c'est que ces sentiments... " Tout se passe dans la périphérie de Tokyo. La tendresse des fils pour leur père a un rôle important dans le livre. Tout est délicatesse, et la fin surprenante. Un joli livre, une jolie histoire troublante pour adultes adolescents, avec messages d'outre-tombe, et l'on y mange beaucoup de pâtisseries. 

samedi 7 juin 2014

Contrerimes 4 Naples Nouvelles Contrerimes ( Paul-Jean Toulet ( Poèmes France )

                                       
JPToulet                                                           Contrerimes    -  1 - 4 

            - Enfin, puisque c'est Sa demeure
              Le Bon Dieu, où est-y ?
            - Chut, me dit-elle. Il est sorti,
              On ne sait à quelle heure.

            Et de nous tous le plus calé,
                 Je dis : - Satan lui-même
            Ne sait en ce désordre extrême 
                 Où diable Il est allé.  
               

                                                            *****

            Iris, à son brillant mouchoir,                                                          camotecue.wordpress.com
Résultat de recherche d'images pour "iris et roses"                 De sept feux illumine
            La molle averse qui chemine
                 Harmonieuse à choir.


            Ah, sur les roses de l'été,                                
                 Sois la mouvante robe,
            Molle averse, qui me dérobe
                 Leur aride beauté.
                                                                                                                     
            Et vous, dont le rire joyeux
                 M'a caché tant d'alarmes,
            Puissé-je voir enfin des larmes
                 Monter jusqu'à vos yeux.


                                                             *****

            Ces roses pour moi destinées
                  Par le choix de sa main,
            Aux premiers feux du lendemain,                            
                  Elles étaient fanées.
                                                                                                     
            Avec les heures, un à un,                                        
                  Dans la vasque de cuivre,
            Leur calice tinte et délivre
                  Une âme à leur parfum

            Liée entre temps, ô Ménesse,
                  Qu'à travers vos ébats,                                                     
            J'écoute résonner tout bas
                  Le glas de ma jeunesse.


                                                                *****

            Le coucou chante au bois qui dort                                                          twitter.com
                  L'aurore est rouge encore,
            Et le vieux paon qu'Iris décore
                  Jette au loin son cri d'or.

            Les colombes de ma cousine
                  Pleurent comme une enfant                                              
            Le dindon roue en s'esclaffant :                                                
                  Il court à la cuisine.                                                                    

                                                                                                               
                                                  *************************

                                                                 Naples

            Naples embaumait, lorsque j'y fus,
                 L'amour et les oranges,
            Avec de ces odeurs de fanges
                 Qui font le coeur diffus.

            Moi, je rêvais à Barberousse,                                                                     .pinterest.fr
Résultat de recherche d'images pour "dame giron blanc"                 Tout en faisant semblant
            De me complaire au giron blanc
                 D'une dame assez rousse ;

            Assez, pour qu'on rêvât aussi
                  De vous, charmant Octave,
            En se grisant d'un vin de lave
                  Dont vous buviez ici.

            Mais je regrettais tant d'ordure
                  Qu'on gâche en ce beau lieu.                                              
            Ah, si ces gens savaient un peu,
                  Un peu... d'agriculture.


                                                                                  Paul-Jean Toulet

                                                                          ( février 1921  1è édition )
                                                           

                                 




























                                                        

dimanche 18 mai 2014

Mateo Falcone Prosper Mérimée ( nouvelle France )




                                                Mateo Falcone

            En sortant de Porto-Vecchio et se dirigeant au nord-ouest, vers l'intérieur de l'île, on voit le terrain s'élever assez rapidement, et après trois heures de marche par des sentiers tortueux, obstrués par de gros quartiers de rocs, et quelquefois coupés par des ravins on se trouve sur le bord d'un maquis très étendu. Le maquis est la patrie des bergers corses et de quiconque s'est brouillé avec la justice. Il faut savoir que le laboureur corse, pour s'épargner la peine de fumer son champ, met le feu à une certaine étendue de bois : tant pis si la flamme se répand plus loin que besoin n'est ; arrive que pourra ; on est sûr d'avoir une bonne récolte en semant sur cette terre fertilisée par les cendres des arbres qu'elle portait. Les épis enlevés, car on laisse la paille, qui donnerait de la peine à recueillir, les racines qui sont restées en terre sans se consumer poussent au printemps suivant, des cépées très épaisses qui, en peu d'années, parviennent à une hauteur de sept ou huit pieds. C'est cette manière de taillis fourré que l'on nomme maquis. Différentes espèces d'arbres et d'arbrisseaux le composent, mêlés et confondus comme il plaît à Dieu. Ce n'est que la hache à la main que l'homme s'y ouvrirait un passage, et l'on voit des maquis si épais et si touffus, que les mouflons eux-mêmes ne peuvent y pénétrer.
            Si vous avez tué un homme, allez dans le maquis de Porto-Vecchio et vous y vivrez en sûreté, avec un bon fusil, de la poudre et des balles ; n'oubliez pas un manteau brun garni d'un capuchon, qui sert de couverture et de matelas. Les bergers vous donnent du lait, du fromage et des châtaignes, et vous n'aurez rien à craindre de la justice ou des parents du mort, si ce n'est quand il vous faudra descendre à la ville quand il vous faudra renouveler vos munitions.
            Mateo Falcone, quand j'étais en Corse en 18.., avait sa maison à une demi-lieue de ce maquis. C'était un homme assez riche pour le pays ; vivant noblement, c'est-à-dire sans rien faire, du produit de ses troupeaux, que des bergers, espèces de nomades, menaient paître çà et là sur les montagnes. Lorsque je le vis deux années après l'évènement que je vais raconter, il me parut âgé de cinquante ans tout au plus. Figurez-vous un homme petit, mais robuste, avec des cheveux crêpus, noirs comme le jais, un nez aquilin, les lèvres minces, les yeux grands et vifs et un teint couleur de revers de botte. Son habileté au tir de fusil passait pour extraordinaire. Par exemple, Mateo n'aurait jamais tiré sur un mouflon avec des chevrotines ; mais à cent vingt pas il l'abattait d'une balle dans la tête ou dans l'épaule, à son choix. La nuit il se servait de ses armes aussi facilement que le jour, et l'on m'a cité de lui ce trait d'adresse qui paraîtra peut-être incroyable à qui n'a pas voyagé en Corse. A quatre-vingts pas, on plaçait une chandelle allumée derrière un transparent de papier large comme une assiette. Il mettait en joue, puis on éteignait la chandelle, et, au bout d'une minute, dans l'obscurité la plus complète, il tirait et perçait le transparent trois fois sur quatre.
            Avec un mérite aussi transcendant Mateo Falcone s'était attiré une grande réputation. On le disait aussi bon ami que dangereux ennemi : d'ailleurs serviable et faisant l'aumône, il vivait en paix avec tout le monde dans le district de Porto-Vecchio. Mais on contait de lui qu'à Corte, où il avait pris femme, il s'était débarrassé fort vigoureusement d'un rival qui passait pour aussi redoutable en guerre qu'en amour : du moins on attribuait à Mateo certain coup de fusil qui surprit son rival comme il était à se raser devant un petit miroir pendu à sa fenêtre. L'affaire assoupie, Mateo se maria. Sa femme Giuseppa lui avait donné d'abord trois filles ( dont il enrageait ), et enfin un fils, qu'il nomma Fortunato : c'était l'espoir de sa famille, l'héritier du nom. Les filles étaient bien mariées : leur père pouvait compter au besoin sur les poignards et les escopettes de ses gendres. Le fils n'avait pas dix ans, mais il annonçait déjà d'heureuses dispositions.                                  luisiades.free.fr
            Un certain jour d'automne, Mateo sortit de bonne heure avec sa femme pour aller visiter un de ses troupeaux dans une clairière du maquis. Le petit Fortunato voulait l'accompagner, mais la clairière était trop loin ; d'ailleurs, il fallait bien que quelqu'un restât pour garder la maison ; le père refusa donc : on verra s'il n'eut pas lieu de s'en repentir.
            Il était absent depuis quelques heures et le petit Fortunato était tranquillement étendu au soleil, regardant les montagnes bleues, et pensant que, le dimanche prochain, il irait dîner à la ville, chez son oncle le caporal, quand il fut soudainement interrompu dans ses méditations par l'explosion d'une arme à feu. Il se leva et se tourna du côté de la plaine d'où partait ce bruit. D'autres coups de fusil se succédèrent, tirés à intervalles inégaux, et toujours de plus en plus rapprochés ; enfin, dans le sentier qui menait de la plaine à la maison de Mateo parut un homme, coiffé d'un bonnet pointu comme en portent les montagnards, barbu,   couvert de haillons, et se traînant avec peine en s'appuyant sur son fusil. Il venait de recevoir un coup de fusil dans la cuisse.                                                                                    
            Cet homme était un bandit, qui étant parti de nuit pour aller chercher de la poudre à la ville, était tombé en route dans une embuscade de voltigeurs corses. Après une vigoureuse défense, il était parvenu à faire sa retraite, vivement poursuivi et tiraillant de rocher en rocher. Mais il avait peu d'avance sur les soldats et sa blessure le mettait hors d'état de gagner le maquis avant d'être rejoint.
            Il s'approcha de Fortunato et lui dit :
            - Tu es le fils de Mateo Falcone ?
            - Oui.
            - Moi, je suis Gianetto Sanpiero. Je suis poursuivi par les collets jaunes. Cache-moi, car je ne puis aller plus loin.
            - Et que dira mon père si je te cache sans sa permission ?
            - Il dira que tu as bien fait.
            - Qui sait ?
            - Cache-moi vite ; ils viennent.
            - Attends que mon père soit revenu.
            - Que j'attendre ? malédiction ! Ils seront ici dans cinq minutes. Allons, cache-moi, ou je te tue.
            Fortunato lui répondit avec le plus grand sang-froid :
            - Ton fusil est déchargé, et il n'y a plus de cartouches dans ta carchera.
            - J'ai mon stylet.
            - Mais courras-tu aussi vite que moi ?
            Il fit un saut, et se mit hors d'atteinte.
            - Tu n'es pas le fils de Mateo Falcone ! Me laisseras-tu donc arrêter devant ta maison ?
            L'enfant parut touché.
            - Que me donneras-tu si je te cache ? dit-il en se rapprochant.
            Le bandit fouilla dans une poche de cuir qui pendait à sa ceinture, et il en tira une pièce de cinq francs, qu'il avait réservée sans doute pour acheter de la poudre. Fortunato sourit à la vue de la pièce d'argent ; il s'en saisit et dit à Gianetto :
 liboutpat2.free.fr                                         - Ne crains rien.
             Aussitôt il fit un grand trou dans un tas de foin placé auprès de la maison. Gianetto s'y blottit, et l'enfant le recouvrit de manière à lui laisser un peu d'air pour respirer, sans qu'il fût possible cependant de soupçonner que ce foin cachât un homme. Il s'avisa, de plus, d'une finesse de sauvage assez ingénieuse. Il alla prendre une chatte et ses petits, et les établit sur le tas de foin pour faire croire qu'il n'avait pas été remué depuis peu. Ensuite, remarquant des traces de sang sur le sentier près de la maison, il les couvrit de poussière avec soin, et cela fait, il se recoucha au soleil avec la plus grande tranquillité.
            Quelques minutes après, six hommes en uniforme brun à collets jaunes, et commandés par un adjudant, étaient devant la porte de Mateo. Cet adjudant était quelque peu parent de Falcone. ( On sait qu'en Corse on suit les degrés de parenté beaucoup plus loin qu'ailleurs ). Il se nommait Tiodoro Gamba : c'était un homme actif, fort redouté des bandits qu'il avait déjà traqué plusieurs.
            - Bonjour, petit cousin, dit-il à Fortunato en l'abordant ; comme te voilà grandi ! As-tu vu passer un homme tout à l'heure ?
            - Oh ! je ne suis pas encore si grand que vous, mon cousin, répondit l'enfant d'un air niais.
            - Cela viendra. Mais n'as-tu pas vu passer un homme, dis-moi ?
            - Si j'ai vu passer un homme ?
            - Oui,, un homme avec un bonnet pointu en velours noir, et une veste brodée de rouge et de jaune ?
            - Un homme avec un bonnet pointu, et une veste brodée de rouge et de jaune ?
            - Oui, réponds vite, ne répète pas mes questions.
            - Ce matin, M. le curé est passé devant notre porte, sur son cheval Piero. Il m'a demandé comment papa se portait, et je lui ai répondu...
            - Ah ! petit drôle, tu fais le malin ! Dis-moi vite par où est passé Gianetto, car c'est lui que nous cherchons ; et, j'en suis certain, il a pris par ce sentier.
             - Qui sait ?
             - Qui sait ? C'est moi qui sais que tu l'as vu.
             - Est-ce qu'on voit les passants quand on dort ?
             - Tu ne dormais pas, vaurien ; les coups de fusil t'ont réveillé.
             - Vous croyez donc, mon cousin, que vos fusils font tant de bruit ? L'escopette de mon père en fait bien davantage.
             - Que le diable te confonde, maudit garnement ! Je suis bien sûr que tu as vu le Gianetto. Peut-être même l'as-tu caché. Allons, camarades, entrez dans cette maison, et voyez si notre homme n'y est pas. Il n'allait plus que d'une patte, et il a trop de bon sens, le coquin, pour avoir cherché à gagner le maquis en clopinant. D'ailleurs, les traces de sang s'arrêtent ici.
            - Et que dira papa ? demanda Fortunato en ricanant ;  que dira-t-il s'il sait qu'on est entré dans sa maison pendant qu'il était sorti ?
            - Vaurien ! dit l'adjudant Gamba en le prenant par l'oreille, sais-tu qu'il ne tient qu'à moi de te faire changer de note ? Peut-être qu'en te donnant une vingtaine de coups de plat de sabre tu parleras enfin.
            Et Fortunato ricanait toujours.
            - Mon père est Mateo Falcone ! dit-il avec emphase.
            - Sais-tu bien, petit drôle, que je puis t'emmener à Corte ou à Bastia. Je te ferai coucher dans un cachot, sur la paille, les fers aux pieds, et je te ferai guillotiner si tu ne dis pas où est Gianetto Sanpiero.
            L'enfant éclata de rire à cette ridicule menace. Il répéta :                    
            - Mon père est Mateo Falcone !                                                      monet bottes de foin
            - Adjudant, dit tout bas un des voltigeurs, ne nous brouillons pas avec Mateo.
            Gamba paraissait évidemment embarrassé. Il causait à voix basse avec ses soldats, qui avaient déjà visité toute la maison. Ce n'était pas une opération fort longue, car la cabane d'un Corse ne consiste qu'en une seule pièce carrée. L'ameublement se compose d'une table, de bancs, de coffres et d'ustensiles de chasse ou de ménage. Cependant le petit Fortunato caressait sa chatte, et semblait jouir malignement de la confusion des voltigeurs et de son cousin.
            Un soldat s'approche du tas de foin. Il vit la chatte, et donna un coup de baïonnette dans le foin avec négligence, et haussant les épaules, comme s'il sentait que sa précaution était ridicule. Rien ne remua ; et le visage de l'enfant ne trahit pas la plus légère émotion.
            L'adjudant et sa troupe se donnaient au diable ; déjà ils regardaient sérieusement du côté de la plaine, comme disposés à s'en retourner par où ils étaient venus, quand leur chef convaincu que les menaces ne produiraient aucune impression sur le fils de Falcone, voulut faire un dernier effort et tenter le pouvoir des caresses et des présents.
            - Petit cousin, dit-il, tu me parais un gaillard bien éveillé ! Tu iras loin. Mais tu joues un vilain jeu avec moi ; et, si je ne craignais de faire de la peine à mon cousin Mateo, le diable m'emporte ! je t'emmènerais avec moi.
            - Bah !
            - Mais, quand mon cousin sera revenu, je lui conterai l'affaire, et, pour ta peine d'avoir menti, il te donnera le fouet jusqu'au sang.
             - Savoir ?
             - Tu verras... Mais tiens... sois brave garçon, et je te donnerai quelque chose.
             - Moi, mon cousin, je vous donnerai un avis : c'est que, si vous tardez davantage, le Gianetto sera dans le maquis, et alors il faudra plus d'un luron comme vous pour aller l'y chercher.
             L'adjudant tira de sa poche une montre d'argent qui valait bien dix écus ; et, remarquant que les yeux du petit Fortunato étincelaient en la regardant, il lui dit en tenant la montre suspendue au bout de sa chaîne d'acier :
            - Fripon ! tu voudrais bien avoir une montre comme celle-ci suspendue à ton col, et tu te promènerais dans les rues de Porto-Vecchio, fier comme un paon ; et les gens te demanderaient : " Quelle heure est-il ? " et tu leur dirais : " Regarder à ma montre ".
            - Quand je serai grand, mon oncle le caporal me donnera une montre.
            - Oui ; mais le fils de ton oncle en a déjà une... pas aussi belle que celle-ci, à la vérité... Cependant il est plus jeune que toi.
            L'enfant soupira.
            - Eh bien, la veux-tu cette montre, petit cousin ?
            Fortunato, lorgnant la montre du coin de l'oeil, ressemblait à un chat à qui l'on présente un poulet tout entier. Et comme il sent qu'on se moque de lui, il n'ose y porter la griffe, et de temps en temps il détourne les yeux pour ne pas s'exposer à succomber à la tentation ; mais il se lèche les babines à tout moment, il a l'air de dire à son maître : " Que votre plaisanterie est cruelle ! "
            Cependant l'adjudant Gamba semblait de bonne foi en présentant sa montre. Fortunato n'avança pas la main ; mais il lui dit avec un sourire amer :
            - Pourquoi vous moquez-vous de moi ?
            - Par Dieu ! je ne moque pas. Dis-moi seulement où est Gianetto, et cette montre est à toi.
            Fortunato laissa échapper un sourire d'incrédulité et, fixant ses yeux noirs sur ceux de l'adjudant, il s'efforçait d'y lire la foi qu'il devait avoir en ses paroles.
            - Que je perde mon épaulette, s'écria l'adjudant, si je ne te donne pas la montre à cette condition !      lamomequatsous.canalblog.com                                                          
                                                      Les camarades sont témoins, et je ne puis m'en dédire.
            En parlant ainsi, il approchait toujours la montre, tant qu'elle touchait presque la joue pâle de l'enfant. Celui-ci montrait bien sur sa figure le combat que se livraient en son âme la convoitise et le respect dû à l'hospitalité. Sa poitrine nue se soulevait avec force, et il semblait près d'étouffer. Cependant la montre oscillait, tournait, et quelquefois lui heurtait le bout du nez. Enfin, peu à peu, sa main droite s'éleva vers la montre : le bout de ses doigts la toucha ; et elle pesait tout entière dans sa main sans que l'adjudant lâchât pourtant le bout de la chaîne... Le cadran était azuré... la boîte nouvellement fourbie... au soleil, elle paraissait toute de feu... la tentation était forte.
            Fortunato éleva aussi sa main gauche, et indiqua du pouce, par-dessus son épaule, le tas de foin auquel il était adossé. L'adjudant le comprit aussitôt. Il abandonna l'extrémité de la chaîne ; Fortunato se sentit seul possesseur de la montre. Il se leva avec l'agilité d'un daim , et s'éloigna de dix pas du tas de foin, que les voltigeurs se mirent aussitôt à culbuter.
            On ne tarda pas à voir le foin s'agiter ; et un homme sanglant, le poignard à la main, en sortit ; mais, comme il essayait de se lever en pied, sa blessure refroidie ne lui permit plus de se tenir debout. Il tomba. L'adjudant se jeta sur lui et lui arracha son stylet. Aussitôt on le garrotta fermement malgré sa résistance.
            Gianetto, couché par terre et lié comme un fagot, tourna la tête vers Fortunat qui s'était rapproché.
            - Fils de... ! lui dit-il avec plus de mépris que de colère.
            L'enfant lui jeta la pièce d'argent qu'il en avait reçue, sentant qu'il avait cessé de la mériter ; mais le proscrit n'eut pas l'air de faire attention à ce mouvement. Il dit avec beaucoup de sang-froid à l'adjudant :
            - Mon cher Gamba, je ne puis marcher ; vous allez être obligé de me porter à la ville.
            - Tu courrais tout à l'heure plus vite qu'un chevreuil, repartit le cruel vainqueur : mais sois tranquille, je suis si content de te tenir, que je te porterais une lieue sur mon dos sans être fatigué. Au reste, mon camarade, nous allons faire une litière avec des branches et ta capote ; et à la ferme de Crespoli nous trouverons des chevaux.
            - Bien, dit le prisonnier, vous mettrez aussi un peu de paille sur votre litière, pour que je sois plus commodément.
            Pendant que les voltigeurs s'occupaient, les uns à faire une espèce de brancard avec des branches de châtaignier, les autres à panser la blessure de Gianetto, Mateo Falcone et sa femme parurent tout d'un coup au détour d'un sentier qui conduisait au maquis. La femme s'avançait courbée péniblement sous le poids d'un énorme sac de châtaignes, tandis que son mari se prélassait, ne portant qu'un fusil à la main et un autre en bandoulière ; car il est indigne d'un homme de porter d'autre fardeau que ses armes.
            A la vue des soldats, la première pensée de Mateo fut qu'ils venaient pour l'arrêter. Mais pourquoi cette idée ? Mateo avait-il donc quelques démêlés avec la justice ? Non. Il jouissait d'une bonne réputation. C'était comme on dit : " Un particulier bien famé " ; mais il était Corse et montagnard, et il y a peu de Corses montagnards quia, en scrutant bien leur mémoire, n'y trouvent quelque peccadille, telle que coups de fusil, coups de stylet et autres bagatelles. Mateo, plus qu'un autre, avait la conscience nette ; car depuis plus de dix ans il n'avait dirigé son fusil contre un homme ; mais toutefois il était prudent, et il se mit en posture de faire une belle défense, s'il en était besoin.                                                        
            - Femme, dit-il à Giuseppa, mets bas ton sac et tiens-oi prête.           ethan.unblog.fr
            Elle obéit sur-le-champ. Il lui donna le fusil qu'il avait en bandoulière et qui aurait pu le gêner. Il arma celui qu'il avait à la main, et il s'avança lentement vers sa maison, longeant les arbres qui bordaient le chemin, et prêt, à la moindre démonstration hostile, à se jeter derrière le plus gros tronc, d'où il aurait pu faire feu à couvert. Sa femme marchait sur ses talons, tenant son fusil de rechange et sa giberne. L'emploi d'une bonne ménagère, en cas de combat, est de charger les armes de son mari.
            D'un autre côté, l'adjudant était fort en peine en voyant Mateo s'avancer ainsi, à pas comptés, le fusil en avant et le doigt sur la détente.
            " Si par hasard, pensa-t-il, Mateo se trouvait parent de Gianetto, ou s'il était son ami, et qu'il voulût le défendre, les bourres de ses deux fusils arriveraient à deux d'entre nous, aussi sûr qu'une lettre à la poste, et s'il me visait, nonobstant la parenté !... "
            Dans cette perplexité, il prit un parti fort courageux, ce fut de s'avancer seul vers Mateo pour lui conter l'affaire, en l'abordant comme une vieille connaissance ; mais le court intervalle qui le séparait de Mateo lui parut terriblement long.
            - Holà ! eh ! mon vieux camarade, criait-il, comment cela va-t-il, mon brave ? C'est moi, je suis Gamba, ton cousin.
            Mateo, sans répondre un mot, s'était arrêté, et, à mesure que l'autre parlait, il relevait doucement le canon de son fusil, de sorte qu'il était dirigé vers le ciel au moment où l'adjudant le joignit.
            - Bonjour, frère, dit l'adjudant en lui tendant la main. Il y a bien longtemps que je ne t'ai vu.
            - Bonjour, frère !
            - J'étais venu pour te dire bonjour en passant, et à ma cousine Pepa. Nous avons fait une longue traite aujourd'hui ; mais il ne faut pas plaindre notre fatigue, car nous avons fait une fameuse prise. Nous venons d'empoigner Gianetto Sanpiero.
             - Dieu soit loué ! s'écria Giuseppa. Il nous a volé une chèvre laitière la semaine passée.
             Ces mots réjouirent Gamba.
             - Pauvre diable ! dit Mateo, il avait faim.
             - Le drôle s'est défendu comme un lion, poursuivit l'adjudant un peu mortifié ; il m'a tué un de mes voltigeurs, et, non content de cela, il a cassé un bras au caporal Chardon ; mais il n'y a pas grand mal, ce n'était qu'un Français... Ensuite, il s'était si bien caché, que le diable ne l'aurait pu découvrir. Sans mon petit cousin Fortunato, je ne l'aurais jamais pu trouver.
            - Fortunato ! s'écria Mateo.
            - Fortunato ! s'écria Giuseppa.
            - Oui, le Gianetto s'était caché sous le tas de foin là-bas ; mais mon petit cousin m'a montré la malice. Aussi je le dirai à son oncle le caporal, afin qu'il lui envoie un beau cadeau pour sa peine. Et son nom et le tien seront dans le rapport que j'enverrai à M. l'avocat général.
            - Malédiction ! dit tout bas Mateo.
            Ils avaient rejoint le détachement. Gianetto était déjà couché sur la litière et prêt à partir. Quand il vit Mateo en la compagnie de Gamba, il sourit d'un sourire étrange ; puis, se tournant vers la porte de la maison, il cracha sur le seuil en disant :
  montmartre-secret.com                            - Maison d'un traître !
            Il n'y avait qu'un homme décidé à mourir qui eût osé prononcer le mot de traître en l'appliquant à Falcone. Un bon coup de stylet, qui n'aurait pas eu besoin d'être répété, aurait immédiatement payé l'insulte. Cependant Mateo ne fit pas d'autre geste que celui de porter sa main à son front comme un homme accablé.
            Fortunato était entré dans la maison en voyant arriver son père. Il reparut bientôt avec une jatte qu'il présenta les yeux baissés à Gianetto.
            - Loin de moi ! lui cria le proscrit d'une voix foudroyante.
            Puis, se tournant vers un des                                                                   - Camarade, donnez-moi à boire, dit-il.
            Le soldat remit sa gourde entre ses mains, et le bandit but l'eau que lui donnait un homme avec lequel il venait d'échanger des coups de fusil. Ensuite il demanda qu'on lui attachât les mains de manière qu'il les eût croisées sur sa poitrine, au lieu de les avoir liées derrière le dos.
            - J'aime, disait-il, à être couché à mon aise.
            On s'empressa de le satisfaire ; puis l'adjudant donna le signal du départ, dit adieu à Mateo, qui ne lui répondit pas, et descendit au pas accéléré vers la plaine.
            Il se passa près de dix minutes avant que Mateo ouvrit la bouche. L'enfant regardait d'un oeil inquiet tantôt sa mère et tantôt son père, qui, s'appuyant sur son fusil, le considérait avec une expression de colère concentrée.
            - Tu commences bien ! dit enfin Mateo d'une voix calme, mais effrayante pour qui connaissait l'homme.
            - Mon père ! s'écria l'enfant en s'avançant les larmes aux yeux comme pour se jeter à ses genoux.
            Mais Mateo lui cria :
            - Arrière de moi !
            Et l'enfant s'arrêta et sanglota, immobile, à quelques pas de son père.
            Giuseppa s'approcha. Elle venait d'apercevoir la chaîne de la montre, dont un bout sortait de la chemise de Fortunato.
            - Qui t'a donné cette montre ? demanda-t-elle d'un air sévère.
            - Mon cousin l'adjudant.
            Falcone saisit la montre, et, la jetant avec force contre une pierre, il la mit en mille pièces.
            - Femme, dit-il, cet enfant est-il de moi ?
            Les joues brunes de Giuseppa devinrent d'un rouge de brique.
            - Que dis-tu, Mateo ? Et sais-tu bien à qui tu parles ?
            - Eh bien, cet enfant est le premier de sa race qui ait fait une trahison.
            Les sanglots et les hoquets de Fortunato redoublèrent et Falcone tenait ses yeux de lynx toujours attachés sur lui. Enfin il frappa la terre de la crosse de son fusil, puis le jeta sur son épaule et reprit le chemin du maquis en criant à Fortunato de le suivre. L'enfant obéit.
            Giuseppa courut après Mateo et lui saisit le bras.
            - C'est ton fils, lui dit-elle d'une voix tremblante en attachant ses yeux noirs sur ceux de son mari, comme pour lire ce qui se passait dans son âme.
            - Laisse-moi, répondit Mateo : je suis son père.
            Giuseppa embrassa son fils et entra en pleurant dans sa cabane. Elle se jeta à genoux devant une image de la Vierge et pria avec ferveur. Cependant Falcone marcha quelque deux cents pas dans le sentier et ne s'arrêta que dans un petit ravin où il descendit. Il sonda la terre avec la crosse de son fusil et la trouva molle et facile à creuser. L'endroit lui parut convenable pour son dessein.
            - Fortunato, va auprès de cette grosse pierre.
            L'enfant fit ce qu'il lui commandait, puis il s'agenouilla.
            - Dis tes prières.
            - Mon père, mon père, ne me tuez pas.
            - Dis tes prières ! répéta Mateo d'une voix terrible.
            L'enfant, tout en balbutiant et en sanglotant, récita le Pater et le Credo. Le père d'une voix forte, répondit Amen ! à la fin de chaque prière.
            - Sont-ce là toutes les prières que tu sais ?
            - Mon père, je sais encore l'Ave Maria et la litanie que ma tante m'a apprise.
            - Elle est bien longue, n'importe.
            L'enfant acheva la litanie d'une voix éteinte.                          
            - As-tu fini ?
            - Oh ! mon père, grâce ! pardonnez-moi ! je ne le ferai plus ! Je prierai tant mon cousin le caporal, qu'on fera grâce à Gianetto !
            Il parlait encore ; Mateo avait armé son fusil et le couchait en joue en lui disant :
            - Que Dieu te pardonne !
            L'enfant fit un effort désespéré pour se relever et embrasser les genoux de son père ; mais il n'en eut pas le temps. Mateo fit feu, et Fortunato tomba raide mort.
            Sans jeter un coup d'oeil sur le cadavre, Mateo reprit le chemin de sa maison pour aller chercher une bêche afin d'enterrer son fils. Il avait fait à peine quelques pas qu'il rencontra Giuseppa, qui accourrait alarmée du coup de feu.
            - Qu'as-tu fait ? s'écria-t-elle.
            - Justice.
            - Où est-il ?
            - Dans le ravin. Je vais l'enterrer. Il est mort en chrétien ; je lui ferai chanter une messe. Qu'on dise à mon gendre Tiodoro Bianchi de venir demeurer avec nous.


                                                                                               Mérimée
                                        première publication in La Revue de Paris le 3 mai 1829