vendredi 13 février 2015

Eau amère Luigi Pirandello ( nouvelle Italie )

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                                                Eau amère

            Peu de monde ce matin-là dans le parc autour des Thermes. La saison balnéaire touchait désormais à sa fin.
            Sur deux sièges voisins, à un rond-point sous les grands platanes, un jeune homme pâle, jaunâtre même, maigre à faire peur, dans un complet clair, neuf, dont les plis, bien que juste sortis de la repasseuse, tombaient en accordéon parce qu'il était trop large, puis un gros bonhomme sur la cinquantaine dans un pauvre complet fripé en toile légère que la corpulence énorme n'arrivait pas à repasser mais risquait de faire éclater, et un vieux panama déformé sur une grosse tête rasée.
            Tous les deux tenaient leurs verres encore pleins d'une eau alcaline tiède et lourde qu'ils venaient de prendre à la source.
             Le gros encore abruti par ses ronflements assourdissants pendant toute la nuit fermaient par intervalles des yeux bouffis de sommeil dans une face de père abbé comblé et repu. A l'air frisquet du matin le jeune homme avait froid et frissonnait parfois.
            Ni l'un ni l'autre ne se décidait à boire et l'on aurait dit que chacun d'eux attendait que l'autre donnât l'exemple. A la fin, après la première gorgée, ils se regardèrent, les traits contractés par la même expression de nausée.
            - Le foie, hein ? demanda doucement, de but en blanc, l'homme gras au jeune homme, en s'animant. Des coliques hépatiques, hein ? Vous êtes marié, je m'imagine...
            - Non, pourquoi ? demanda à son tour le jeune homme avec un plissement pénible de tous les traits qui voulait être un sourire.
            - J'avais l'impression, à votre air... soupira l'autre. Mais si vous n'êtes pas marié, soyez tranquille, vous guérirez.
            Le jeune homme sourit à nouveau du même air.
            - Vous souffrez sans doute du foie ? demanda-t-il plein d'astuce.
            - Non, non, je n'ai plus de femme, moi ! s'empressa de répondre gravement l'homme gras. Je souffrais du foie, mais grâce à Dieu, je me suis débarrassé de ma femme : je suis guéri. Je viens ici depuis treize ans à présent, par simple reconnaissance. Excusez-moi, quand êtes-vous arrivé ?
            - Hier soir, à six heures, dit le jeune homme.
            - Ah ! c'est pour cela, s'écria l'autre en baissant les paupières et hochant sa grosse tête. Si vous étiez arrivé le matin, vous me connaîtriez déjà.
            - Moi... Je vous connaîtrais ?
            - Mais oui, comme tout le monde me connaît ici. Je suis célèbre ! Regardez, place de l'Arena, dans tous les hôtels, dans toutes les pensions, au Cercle, au café Pedoca, à la pharmacie, depuis à peu près treize ans, une saison après l'autre, on ne parle que de moi. Je le sais, et cela me fait plaisir, et je reviens exprès.Où êtes-vous descendu ? Chez Rori ? Très bien. Soyez sûr qu'aujourd'hui même, à table, on vous racontera mon histoire. Je m'y prends à l'avance, si vous permettez, et je vais vous la raconter, ligne par ligne.
           Ce disant il se leva à grand'peine pour se rendre auprès du jeune homme qui lui fit de la place, sa petite figure jaunâtre plissée de satisfaction.   cdecazeville.com                                                                                                                                                                                           
           - Avant tout, pour bien nous entendre, on m'appelle ici le mari de la " doctoresse ". Je m'appelle Cambiè. Mon prénom, Bernardo, Bernardone, parce que je suis gros. Buvez, je bois aussi.
            Ils burent, eurent une autre moue de dégoût qu'ils tentèrent de transformer en sourire, toute en se regardant tendrement. Et Cambiè reprit.                                                                                                    
            - Vous êtes très jeune et vous avez vraiment une fichue mine. Ces confidences débridées que je vais vous faire vous seront plus utiles que cette eau abominable, qui est amère, mais qui en échange ne sert absolument à rien, croyez-moi. Ils nous la servent, dans tous les sens, et nous la buvons parce qu'elle est mauvaise. Si elle était bonne... Bref; vous faites la cure et il est bon de garder confiance.
            Il faut que vous sachiez que quand j'entendais parler mariage, sauf votre respect, mon estomac se retournait, il me venait exactement.... Il me venait de.... parfaitement. M'arrivait-il de voir un cortège de noces, d'apprendre qu'un de mes amis se mariait ? Le même effet. Mais que veut-on de nous, infortunés mortels ? Une tache se forme-t-elle dans le soleil ? Une kyrielle de cataclysmes. Un roi se lève-t-il la langue sale ? Des guerres et des exterminations sans fin. Un volcan a-t-il le hoquet ? Tremblements de terre, catastrophes, une hécatombe...
           A Naples, de mon temps, le choléra a éclaté, le grand choléra d'il y a une vingtaine d'années, dont vous avez certainement entendu parler, si vous ne vous en souvenez pas.
            Naturellement, mon père petit employé, avec la chance qui le caractérisait, se trouvait à Naples l'année du choléra. Moi, j'avais déjà trente ans, j'y avais trouvé un bon poste et j'avais loué un petit appartement de célibataire, non loin de chez mes parents. Je restais en famille, tout en gardant près de moi une fille qui m'était comme tombée du ciel.
            Carlotta. Elle s'appelait Carlotta. C'était la fille... il n'y a pas de mal à cela, vous savez, les métiers... la fille d'un usurier. Curé défroqué.
            Elle s'était sauvée après une dispute avec sa belle-mère et un jeune frère légèrement fripouille. Mais je ne vais pas vous raconter cela. Elle avait l'air d'une brave fille, elle, et elle l'était sans doute alors. Mais, vous comprenez, en tant qu'amant, je ne cherchais pas la petite bête.
            Pardon, êtes-vous croyant ? Comme ci comme ça. Comme moi. Par contre, ma mère, cher monsieur, tout ce qu'il y a de plus pratiquante. Pauvre femme, elle souffrait beaucoup de cette liaison, peccamineuse pour elle. Elle savait que cette fille, avant d'être à moi, avait été à d'autres. Le choléra ayant éclaté, ma mère atterrée par le grand nombre de morts et fermement convaincue que nous allions tous mourir, moi surtout qui étais, d'après elle, en état de pêché mortel, prétendait que pour apaiser la colère divine je m'impose le sacrifice d'épouser cette fille, à l'église au moins.
            Croyez bien que je ne l'aurais jamais fait si Carlotta n'avait pas été frappée du mal. Il était de mon devoir de sauver son âme, au moins, je l'avais promis à ma mère. Je me suis précipité chez un prêtre et je l'ai épousée. Mais que se passa-t-il ? La main divine ? Un miracle ? Elle était déjà morte, la voici guérie !
            Ma mère, charitablement, par esprit de sacrifice plus exactement, malgré sa tremblote, avait tenu à assister à la cérémonie, puis à rester au chevet de la malade.
            On aurait dit que le choléra n'était arrivé à Naples que pour moi, que pour me punir de mon pêché mortel, et qu'il allait passer avec la guérison de Carlotta, tant ma mère prenait de peine et mettait d'ardeur à la soigner. A peine l'avait-elle sauvée, comme elle voyait que dans ce petit appartement toutes les commodités manquaient pour sa convalescence, elle a tenu à la transporter chez elle, malgré mon opposition.
            Vous comprenez bien qu'une fois entrée Carlotta n'est ressortie que comme légitime épouse, peu après, dès que l'hécatombe a cessé. Rebuvons donc, cher monsieur.

            Heureusement, pendant l'épidémie, Carlotta avait perdu père, mère et frères. Chance et malchance, car seule survivante de la famille, elle hérita 38 ou 40 000 lires, produit de la noble profession paternelle.
            Épouse et munie de dot, qu'ai-je vu, cher monsieur ? La voici qui change d'un jour à l'autre, en un tournemain.
            Maintenant, écoutez bien. Peut-être abriterai-je un esprit malin ?... comment dire... du genre... philosophique, qui pourra vous paraître saugrenu, mais laissez-moi vous raconter.
            - Pensez-vous qu'il y ait seulement deux genres, le masculin et le féminin ?
            - Non, monsieur.
            - L'épouse est un genre à part, tout comme le mari ; un genre à part.
            Et quant au genre, la femme y gagne toujours en se mariant. Elle avance ! C'est-à-dire qu'elle commence à participer du genre masculin dans la mesure où l'homme, par la force des choses, y perd. Et il en fait tous les frais, croyez-moi.                                              
            Si la mélancolie me prenait de composer une grammaire raisonnée, à ma façon, je mettrais comme règle que l'on doit dire : " le femme," et par conséquent, " la mari. "
            Vous riez ? Mais pour sa femme, cher monsieur, son mari n'est plus un homme. Tant il est vrai qu'elle ne se soucie plus de lui plaire.
            " Avec toi ce n'est plus amusant, pense la femme, tu me  connais déjà. "                                                                                                                                 
            Pourtant, si le mari est à ce point benêt de regimber en la
voyant au lit mal accoutrée par exemple, des bigoudis dans les cheveux, les joues gluantes de crème, et ainsi de suite :            
            " - Mais je le fais pour toi ! est-elle capable de répondre.
              - Pour moi ?
              - Bien sûr. Pour que tu ne fasses pas piètre figure. Voudrais-tu que les gens disent en nous voyant : " Oh ! regarde un peu la femme dont ce pauvre homme est allé se coiffer ? "
              Et le mari qui, je vous le certifie, n'est plus un homme, se tait, quand il devrait au contraire crier :                                                        
              " - Je me le dis tout seul, ma chère, quand je te vois accoutrée de cette façon, à côté de moi. Alors il faut que je te voie affreuse à la maison et au lit pour que les autres, ensuite, dehors, puissent s'écrier : " Oh ! regarde, quelle jolie femme a ce pauvre homme ? " Et il faudrait qu'ils m'envient, par-dessus le marché ? Merci, merci bien, ma chère, pour cette envie à mon égard, qui se traduit naturellement, en désir de ta personne. Tu veux être désirée pour que je sois envié ? C'est bien de la bonté de ta part. Mais moi, j'ai fait plus preuve de bonté que toi, puisque je t'ai épousée.
            Et le dialogue pourrait continuer, car il se peut, savez-vous, que la femme ait même l'inconsciente impudence de demander à son mari si, pomponnée et parée pour sortir se promener, elle lui semble bien.
            Le mari devrait répondre :
            - Tu sais, ma chère, des goûts et des couleurs... .quant à moi, je te l'ai déjà dit, je n'aime pas du tout cette coiffure. A qui veux-tu plaire ? Il faudrait me le dire, pour que je puisse te répondre. A personne ? vraiment personne ? Alors, Dieu te bénisse, puisque c'est à personne, essaie de plaire à ton mari qui, au moins, est quelqu'un.
            Cher monsieur, à une telle réponse, la femme regarderait son mari avec pitié, puis aurait un léger haussement d'épaules comme pour dire :
            - Mais toi, qu'as-tu à voir là-dedans ?
            Et elle aurait raison. Les femmes ne peuvent pas s'en passer : par instinct, elles cherchent à plaire. Elles ont toutes besoin d'être désirées, les femmes.
*            Or, vous allez comprendre : un mari ne peut pas désirer sa femme, qu'il a jour et nuit avec lui. Il ne le
peut plus, je m'explique, comme elle voudrait être.
            Evidemment, comme la femme ne voit plus l'homme en son mari, de même l'homme, à la longue, ne voit plus la femme dans son épouse.
            L'homme, plus philosophe de son naturel, passe là-dessus. Par contre, la femme s'en vexe, c'est pourquoi son mari lui paraît bientôt assommant et souvent insupportable.
            Elle doit en prendre à ses aises, mais pas son mari.
            Il aurait beau faire, croyez-moi, cela ne marcherait jamais bien, car l'amour, cet amour dont elle a besoin, son mari, de fait, son époux, est incapable de le lui donner. Plus que d'amour, c'est d'une certaine aura d'admiration dont elle désire se sentir entourée. Or, allez donc l'admirer chez vous avec des papillotes dans les cheveux, sans corset, en savates et aujourd'hui, admettons, ayant mal au ventre, et demain mal aux dents. Cette aura peut émaner des yeux des hommes qui ne savent pas, dont elle a voulu et su, sans y toucher, avec un art des plus subtils, attirer et arrêter les regards pour s'en enivrer délicieusement. Si c'est une épouse honnête, cela lui suffit. Je vous parle, en ce moment, des épouses honnêtes, entendons-nous bien, et même des intègres absolues. Les autres sont sans intérêt.
            Permettez-moi une autre petite réflexion. Nous, les hommes, avons l'habitude de dire que la femme est un être incompréhensible. Mais, cher monsieur, la femme, est au contraire notre semblable, mais ne peut ni le montrer, ni l'avouer, parce qu'elle sait, avant tout, que la société ne le lui permet pas, puisque ce qu'elle estime naturel chez l'homme lui est reproché, et qu'elle sait que cela déplairait aux homme si elle le montrait et l'avouait. Et voilà l'énigme expliquée. Celui qui, comme moi, a eu la déveine de tomber sur une femme qui n'avait pas un boeuf sur la langue, le sait fort bien.
            Reprenons une petite gorgée. Du courage !

            Elle n'était pas ainsi au début, Carlotta. Elle l'est devenue aussitôt après le mariage, c'est-à-dire dès qu'elle s'est sentie casée et s'est aperçue que je commençais à voir en elle non seulement le plaisir, mais aussi, cette abominable chose qu'est le devoir.
            N'était-il pas de mon devoir de la respecter à présent ? C'était ma femme. Eh bien, peut-être ne voulait-elle peut-être pas être respectée ? Qui sait pourquoi, me voir devenu de but en blanc un mari exemplaire lui a terriblement tapé sur les nerfs.
            Une vie d'enfer a commencé. Elle, faisant toujours la tête, revêche, nerveuse. Moi, patient, un peu par crainte, un peu parce que j'avais conscience d'avoir commis la plus grosse des imbécillités et d'être forcé d'en payer les conséquences. Je la suivais comme un toutou. Pis encore, j'avais beau me creuser la cervelle, je ne réussissais jamais à deviner ce que diantre voulait ma femme. Mais j'aurais défié n'importe qui de le deviner ! Savez-vous ce qu'elle voulait ? Elle aurait voulu naître homme, ma femme. " J'aurais voulu être homme,  disait-elle, même borgne ! "
            Un jour, je lui ai demandé :
            " - Voyons un peu, qu'aurais-tu fait si tu étais née homme ?
            Elle me répondit en roulant les yeux :
            " - Le voyou !
              - Mes compliments !
              - Et tu sais, marié, jamais !
              - Merci, ma chère !
              - Tu peux en être certain.
              - Et tu te serais bien amusée, n'est-ce pas ? Tu crois donc qu'on peut s'amuser avec les femmes ?
              Ma femme me regarda au fond des yeux.
              - C'est à moi que tu poses la question ? me dit-elle. Tu ne le sais donc pas ? Je ne me serais pas marié pour ne pas emprisonner une pauvre femme.                                                                                                           enkidoublog.com
             - Ah ! M'exclamai-je, tu es donc emprisonnée ?
             Et elle :  
             - Si je le suis ! quoi d'autre ? qu'ai-je toujours été,  depuis que je suis au monde ? Je n'ai jamais connu que toi.  Ai-je jamais eu un peu d'agrément ?
            - Tu aurais voulu en connaître d'autres ?
            - Certainement, comme toi exactement, qui en a tellement connu avant et qui sait combien depuis !
            Par conséquent, cher monsieur, retenez bien ceci : qu'une femme a exactement les mêmes désirs que nous. Vous, par exemple, vous voyez une jolie femme, vous la suivez des yeux, vous l'imaginez tout entière, vous l'embrassez en pensée, sans rien en dire naturellement à votre épouse qui marche à côté de vous. Pendant ce temps, votre épouse aperçoit un bel homme, le suit des yeux, se l'imagine tout entier, et l'embrasse en pensée sans rien vous dire, naturellement.
            Rien d'extraordinaire à cela, mais croyez bien qu'on n'éprouve aucun plaisir à supposer chez sa propre épouse, prisonnière de corps mais non de l'âme, ce qui apparaît si naturel et si ordinaire en vous. Et le corps même ! Dites un peu : nous autres hommes, n'avons-nous pas conscience que si l'occasion se présente nous résisterions . Eh bien, il en est de même pour la femme, figurez-vous ! Elles tombent, elles tombent, c'est un délice, avec la même facilité, le cas échéant, c'est-à-dire si elles trouvent un homme décidé, qui peut leur inspirer confiance. Ma femme me l'a fort bien laissé entendre, en parlant, cela va de soi, des autres.
            Et j'arrive à mon cas.
            Naturellement, au bout d'un an de mariage, je suis tombé malade du foie.
            Pendant six années d'affilée, des cures inutiles qui m'ont massacré et m'ont réduit à un état à faire pitié, même aux malades du même mal.
            Le remède je devais le trouver ici.
            J'y suis venu avec ma femme et, les premiers jours j'étais descendu chez Rori, où elle est encore. A peine arrivé, j'ai demandé qu'on fasse venir un médecin, pour qu'il m'indique le nombre de verres que je devais prendre par jour, et si les douches me convenaient plus que les bains d'eau sulfureuse.
Résultat de recherche d'images pour "verres d'eau cure thermale"**         Un beau jeune homme s'est présenté, brun, grand, belle prestance, l'air martial, tout en noir. J'ai appris peu après qu'il avait été médecin militaire, major à deux galons, qu'il avait eu une liaison à Rovigo avec la fille d'un typographe ; qu'il avait eu une petite fille et que, forcé d'épouser la mère, il avait démissionné et était venu ici comme médecin conventionné. Huit mois après ce grand sacrifice, il avait perdu sa femme et sa fille. Il y avait environ trois ans, et il était toujours en noir, comme un magnifique corbeau.
            Il faisait fureur, vous comprenez, à cause de cette démission par amour si mal récompensée par le sort ; à cause de ces deux malheurs encore gravés dans toute sa personne, d'une allure que même l'empereur Charlemagne... Toutes les femmes, si on les avait laissées faire, auraient aimé le consoler. Il le savait et affichait un parfait dédain.
            Il me rendit donc visite, m'ausculta fort bien, me palpa entièrement ; me répéta à peu près ce que m'avaient dit tant d'autres médecins, puis me prescrivit le traitement : trois demi-verres de taille moyenne les premiers jours, puis trois entiers ensuite, un jour un bain, l'autre une douche. Il allait s'en aller quand il fit semblant de s'apercevoir de la présence de ma femme.
            - Madame aussi, demanda-t-il froidement en la regardant.
            - Non, non, protesta-t-elle le visage long d'une aune, les sourcils arqués jusqu'à la racine des cheveux.
            - Pourtant, vous permettez, fit-il.
            Il s'approcha, lui releva délicatement le menton d'une main, et de l'index de l'autre lui retroussa à peine une paupière.
            - Un peu d'anémie, dit-il.
            Ma femme le regarda, très pâle, comme si ce diagnostic à brûle-pourpoint l'avait anémiée sur-le-champ. Et un petit rire nerveux sur les lèvres, elle haussa les épaules et dit :
            - Je ne sens absolument rien...
            Le médecin s'inclina, gravement.
            - Tant mieux !
            Et il sortit très digne.

            Qu'il se soit agi des eaux, du bain ou de la douche, ou plutôt  comme je le pense, de l'air dont on bénéficie ici, puis de la douceur de la campagne toscane, le fait est que je me portai immédiatement mieux, si bien que je décidai de m'arrêter à Chianciano un mois ou deux, et pour avoir davantage mes aises je louai un petit appartement près de la pension, un peu plus bas, à Coli où il y a un joli petit balcon d'où l'on découvre toute la vallée de Chiusi et de Montepulciano.
            Mais, je ne sais si vous l'avez déjà pensé, ma femme a commencé à se sentir mal.
            Elle ne parlait pas d'anémie, puisque le médecin l'avait dit, elle disait qu'elle se sentait le coeur fatigué, une sorte de poids sur la poitrine qui gênait la respiration.
            Alors moi, de l'air le plus naïf possible :                                  
            - Veux-tu te faire voir au médecin aussi ?                                    mapoupoule.free.fr
            Elle se rebiffa fièrement comme je l"avais prévu et refusa.
            Le mal, cela se conçoit, se précisa de jour en jour, d'autant plus qu'elle s'obstinait dans son refus. Moi, ferme, je ne lui en parlais plus. Jusqu'au jour où elle-même n'en pouvant plus, me dit qu'elle aimerait voir le médecin, mais non pas celui-ci, non, décidément, non, l'autre médecin conventionné. Il y en avait deux alors. Elle voulait se faire ausculter par le Dr Berri, un petit vieux bourru, asthmatique, presque aveugle, moitié à la retraite, complètement à la retraite à présent, dans l'autre monde.
            - Quoi ? m'exclamai-je. Qui fait venir le Dr Berri maintenant ? et puis ce serait un affront immense au Dr Loero, qui s'est montré si dévoué, si aimable avec nous !
            En effet, tous les jours, quand il me voyait descendre de voiture avec ma femme, ici, aux Thermes, le Dr Loero venait à notre rencontre, l'air distant, compassé, me félicitait de la rapide amélioration de ma santé, m'accompagnait à la source, puis le long des allées du parc, ne manquait jamais les courtoisies d'usage à l'égard de ma femme, mais les premiers jours s'occupait fort peu d'elle qui, cela s'entends, pestait.
            Pourtant depuis une semaine, ils avaient commencé à se chamailler sur l'éternelle question des hommes et des femmes, de l'homme despote, de la femme victime, de la société injuste, etc.
            Croyez-moi cher monsieur, je ne peux plus entendre parler de ces niaiseries ! En sept ans de mariage, on n'a jamais parlé d'autre chose.
            Je vous avouerai pourtant que cette semaine-là, je jubilais, en entendant le Dr Loero reprendre avec calme et dignité mes propres arguments, corsés de sel et de poivre de l'autorité scientifique. Ma femme m'abreuvait d'insultes. Par contre, avec le Dr Loero elle devait ronger son frein, mais elle assaisonnait ses mots de toute la bile qu'elle ne pouvait pas cracher.
            J'espérais qu'avec cela la maladie de coeur passerait. Mais quoi ! Comme je vous l'ai dit, elle empirait chaque jour.. Preuve, n'est-ce pas, qu'elle voulait convaincre son adversaire par d'autres arguments. Voyez un peu quel drôle de rôle il arrive à un pauvre mari de jouer ! Je savais très bien qu'elle tenait à se faire ausculter par le Dr Loero et que l'antipathie que celui-ci lui causait n'était qu'une comédie, de même que sa prétention de se faire soigner par ce vieux gaga asthmatique, de même encore que sa maladie de coeur. Pourtant, je faisais semblant de prendre au sérieux les trois choses, et suais sang et eau pour la pousser à faire ce dominicus.malleotus.free.fr              qu'au fond elle voulait.
            Cher monsieur, quand ma femme, sans corset, cela s'entend, s'allongea sur le lit, et que lui, le médecin la regarda dans les yeux, en se penchant pour poser l'oreille sur son sein, je la vis presque s'évanouir, presque se décomposer. Je lui vis dans les yeux et sur les traits un fameux trouble... ce fameux frisson... vous saisissez. Je la connaissais et je ne pouvais pas me tromper.
            Cela suffisait, non ? Une femme reste tout à fait honnête, sans tache ni reproche, après une visite comme celle-là. Visite médicale sous les yeux du mari, rien à dire. Tout est pour le mieux ! A quoi bon, je vous le demande, venir me chanter ce que je savais en mon for intérieur et que j'avais vu de mes propres yeux et touché presque du doigt.
            Allons, allons. Courage ! Rebuvons, buvons.

            Un soir sur le balcon, je contemplai le magnifique spectacle de l'ample vallée sous la lune.
            Ma femme était déjà au lit.
            Vous me voyez si gros et sans doute ne me croyez-vous pas capable de m'émouvoir devant un spectacle naturel ? Mais croyez bien que j'ai une âme plutôt malingre.
            J'ai une petite âme aux cheveux blonds, au doux petit visage, très doux, diaphane et fin, et les yeux couleur de ciel. En somme une pauvre petite âme qui ressemble à une jeune Anglaise quand, dans le silence, la solitude, elle se penche aux fenêtres de mes gros yeux bovins et s'attendrit à la vue de la lune et au son des grésillements des grillons disséminés à travers champs.
            Les hommes, la journée dans les villes, les grillons la nuit à la campagne, ne se donnent jamais de répit. Beau métier que celui de grillon !
            " - Que fais-tu ?
              - Je chante. 
              - Et pourquoi chantes-tu ? "
              Il ne le sait même pas. Iµl chante. Et les étoiles tremblent toutes au ciel. Vous les regardez. Beau métier aussi que celui des étoiles ! Que font-elles là-haut ? Rien. Elles regardent également dans le vide et on dirait qu'elles frissonnent sans interruption. Et si vous saviez comme j'aime le hibou, au milieu de toute cette douceur, quand il sanglote, au loin, angoissé. Il pleure, lui aussi, de la même douceur.                                                                                 ***                Ça suffit. J'observais ce spectacle, tout ému, comme je vous disais, mais j'avais un peu frais, il était onze heures passées, et j'allais me retirer lorsque j'entendis frapper très fort et longtemps à la porte. Qui cela pouvait-il être à cette heure ?
            Le docteur Loero.
            Dans un état, cher monsieur, à fendre le coeur.
            Saoul comme un Polonais.
            Cinq ou six médecins arrivés de Florence, de Pérouse et de Rome pour faire leur cure, et lui, accompagné du pharmacien avait jugé bon d'offrir un dîner à leurs confrères, à l'hôpital de la Croix-Verte, derrière la Collégiale, tout près de chez Rori.
           Elle avait dû être gaie, cette dînette, à l'hôpital, vous pouvez l'imaginer. Et comme cure d'eau ! ils étaient tous saouls comme des... ne disons pas comme des porcs, car les pauvres, n'ont vraiment pas cette habitude.
            Quelle idée lui était venue, sous l'effet du vin, de venir me déranger, moi qui étais entièrement clair de lune, ce soir-là, comme je vous le disais ?
            Il flageolais et je dus le soutenir jusqu'au balcon. Là, il me serra fort, fort dans ses bras, et me dit qu'il me voulait beaucoup de bien, comme à un frère, qu'il avait parlé de moi toute la soirée à ses confrères, de mon foie et de mon estomac en si piteux état, qui lui tenaient tellement à coeur qu'en passant devant ma porte, il n'avait pas voulu se priver de me rendre une petite visite, de crainte de ne pouvoir se rendre aux Thermes le lendemain, parce que, on ne le dirait jamais, hein ! il avait vraiment bu un petit peu. Et moi de le remercier, figurez-vous, et de l'exhorter à retourner chez lui, qu'il était déjà tard... Pas question ! Il demanda une chaise et voulut s'asseoir sur le balcon, commença à me parler de ma femme qui lui plaisait tant, et me demandait d'aller la réveiller, qu'avec lui elle était à son aise, Mme Carlotina, si à son aise ! et comment ! Belle pouliche ombrageuse, qui ruait par amour, pour se faire caresser... Et ainsi de suite, sur le même ton, tout en ricanant et essayant de se livrer des yeux qui se fermaient tout seuls à certains petits clignements malins.
Résultat de recherche d'images pour "étoiles"****        Dîtes-moi un peu ce que je pouvais lui administrer, dans l'état où il était ? Gifler un ivrogne qui ne tenait plus debout ? Ma femme qui s'était réveillée me le cria rageusement trois ou quatre fois de son lit. A moi aussi l'envie de le gifler me démangeait. Mais qui sait quelle impression aurait eu une gifle sur un pauvre garçon qui, dans la béatitude inconsciente du vin avait perdu toute notion sociale et civile, et criait allègrement la vérité. Je l'attrapai pour l'obliger à se lever, et ne pus m'empêcher de lui flanquer une petite bourrade. Un peu plus il tombait, et je fus obligé de prendre en considération son état, jusqu'à la porte. Là, oui, je lui décochai une bonne bourrade et l'envoyai dégringoler les escaliers.
            Quand je rentrai dans notre chambre je trouvai ma femme comme possédée du diable. Elle s'était levée, m'abreuvait d'insultes cinglantes, me dit que si j'étais un autre homme j'aurais piétiné ce voyou et l'aurais jeté en bas du balcon, que j'étais un homme en papier mâché qui n'avait pas de sang dans les veines, pas de rougeur aux joues, incapable de défendre la respectabilité de sa femme, et tout à fait capable, au contraire, de saluer chapeau bas le premier venu qui...
            Je ne la laissai pas finir ; je levai la main, lui criai de faire bien attention. La gifle que j'aurai dû envoyer à cet individu s'il n'avait pas été saoul j'allais la lui flanquer, à elle, si elle ne se taisait pas. Elle continua, figurez-vous ! De la fureur elle passa au sarcasme. Il était certainement très commode pour moi de jouer au matamore avec elle, de gifler une femme, après avoir accueilli et accompagné avec tous les égards qui lui étaient dus jusqu'à la porte quelqu'un venu l'insulter jusque chez elle.
            Mais pourquoi, pourquoi, n'étais-je pas allé la réveiller tout de suite ? Bien plus, pourquoi ne l'avais-je pas introduit dans la chambre et prié de se coucher à ses côtés.
            - Tu vas le provoquer en duel ? me cria-t-elle à la fin, hors d'elle. Le provoquer demain, sinon, gare à toi !
            Quand il s'entend tenir des propos pareils n'importe quel homme se rebifferait. Je m'étais déjà mis au lit. Je lui dis d'en finir une fois pour toutes et de me laisser dormir tranquille, je ne provoquerais personne en duel, et avant tout pour ne pas lui donner gain de cause.
            Mais pendant la nuit, je réfléchis beaucoup. Je ne connaissais, ni ne connais rien aux questions chevaleresques, et me demandais si un homme de bien doit faire cas de l'insulte et de la provocation d'un ivrogne qui ne sait pas ce qu'il dit. Le lendemain matin j'étais prêt à prendre conseil d'un commandant en retraite rencontré au Thermes, quand ce même commandant accompagné d'un autre personnage du pays vint me demander satisfaction au nom du docteur Loero ! Naturellement ! En raison de la manière dont je l'avais mis à la porte le soir précédent. Il semble qu'à la suite de mon coup de poing il s'était blessé au nez en tombant.
            - Mais il était ivre, criai-je à ces messieurs.
            Pis encore ! Je devais donc user de quelques égards, comprenez-vous ? Et c'était un miracle si ma femme ne m'avait pas dévoré, parce que je ne l'avais pas jeté en bas du balcon !
            . Bref ! Je résume, j'accepte le duel, mais ma femme me ricana au nez et, sans perdre un moment, commença à préparer ses valises. Elle voulait partir immédiatement. S'en aller sans attendre l'issue du duel dont elle connaissait pourtant les conditions extrêmement sérieuses.
            Puisque j'étais dans le bain, il fallait aller jusqu'au bout ! C'est lui qui imposa les conditions : au pistolet. Très bien, mais j'exigeai que cela se fit à quinze pas. Et la veille j'écrivis une lettre qui me fait mourir de rire chaque fois que je la relis. Vous ne pouvez pas imaginer quelles incongruités passent par la tête d'un pauvre homme en pareille occasion !
            Je n'avais jamais manié d'armes. Je vous jure qu'instinctivement je fermai les yeux en tirant. Le duel eut lieu à la Faggetta. Les deux premières balles finirent dans le vide, à la troisième... non, la troisième aussi finit dans le vide, ce fut à la quatrième, au quatrième coup, voyez un peu quelle dure ce médecin !, ce fut la balle qui vit à ma place et alla frapper en plein front, mais sans attaquer l'os, elle glissa sous le cuir chevelu et sortit à l'arrière, par la
nuque.                                                                           lescreationsdenalujo.e-monsite.com
            On le crut, tout d'abord, mort. Nous accourûmes tous, moi aussi. Mais un de mes parrains me conseilla de m'éloigner, de monter en voiture et de me sauver par la route de Chuisi.
            J'appris le lendemain de quoi il retournait. Puis il arriva que j'appris autre chose qui me combla de joie et de regrets à la fois. De joie pour moi, de regrets pour mon adversaire qui ne le méritait guère, pauvre homme, après une balle en plein front.
            En rouvrant les yeux à l'hôpital de la Croix-Verte, le Dr Loero trouva devant lui un magnifique spectacle : une femme accourue à son chevet pour le soigner !
            De sa blessure il guérit en une quinzaine de jours ; de ma femme, cher monsieur, il ne peut jamais guérir.
            - Si nous allions remplir un second verre !


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                                                                                                    Luigi Pirandello
         
            

dimanche 8 février 2015

Anecdotes et réflexions d'hier pour aujourd'hui 40 Samuel Pepys ( journal Angleterre )


expositions.bnf.fr

                                                                                                               1er février 1661
                                                                                                     Vendredi
            Le bureau ne désemplit pas de toute la matinée. Occupé à répondre à la lettre du commissaire du Parlement, dans laquelle ils expriment le désir de nous emprunter deux commis, ce que nous leur refusons.
            Après dîner, à Londres où j'achetai quelques livres, un ceinturon.et fis refourbir mon épée. A la taverne avec Mr Brigden et Mr William Symons. Le soir retour chez moi. Après un peu de musique au lit, mes gens veillant pour préparer le repas de demain.
     

                                                                                                                    2 février

            Chez Mr Moore de bonne heure, et avec lui chez Mr Peter Ball qui fait à mon oncle Robert force civilités en lui laissant le terrain qu'il avait loué à Heately, mort depuis.
            Retour chez moi, où l'on s'affaire à préparer le dîner. Un nouveau cuisinier remplace Slater empêché.
            Etaient du repas, mon oncle Wight et ma tante, mon père, ma mère et mon frère Tom, le Dr Fairbrother et Mr Mills, le pasteur et sa femme qui est une fille d'un voisin de mon oncle Robert et qui connaît ma tante Wight, ainsi que tous les amis de celle-ci et les miens. Nous voici aujourd'hui en excellente compagnie.
             Après dîner, sir George Carteret me demande de le rejoindre. Je le trouvai en compagnie du contrôleur de la Marine. Ils écrivent une lettre aux commissaires du Parlement, d'un style plus ferme à certains égards que celui de notre dernière lettre, car ils semblent nous prendre de haut. *
            Je me rendis ensuite dans une taverne proche avec le contrôleur, et j'acceptai de me charger de la rédaction de lettres à tous les commissaires et vérificateurs des rôles pour leur demander de faire leurs comptes. Puis chez moi, d'où le pasteur et sa femme étaient déjà partis, le reste de la compagnie les suit de près, tous très satisfaits, ainsi que moi. C'est le dernier dîner que j'aie l'intention de donner de longtemps. Voici près de 15 livres que je dépense pour trois dîners en moins de deux semaines. Visite de sir William Penn, de bonne heure, pour converser avec moi, ce que nous faisons une heure ou deux, puis bonsoir, et je me couche.


                                                                                                                        3 février
                                                                                                      Jour du Seigneur
            Aujourd'hui je sors pour la première fois en habit et avec mon épée, comme il est d'usage, maintenant, chez les gens de bien. A Whitehall. Je m'arrêtai en chemin au palais de Savoye pour entendre prêcher le Dr Thomas Fuller sur le pardon des fautes d'autrui. Il montra, entre autres, que nous ne devons jamais aller devant la justice pour nous venger, mais seulement pour obtenir réparation, ce qui me paraît être une distinction judicieuse. A Whitehall je restai écouter les trompettes et timbales, puis les autres tambours. On fait grand cas de cette musique qui me semble pourtant monotone et vulgaire. Après je m'invite chez Mr Fox et y trouve un bon dîner et compagnie choisie. Parmi les propos qui s'y tiennent me frappa une histoire concernant milord Norwich : lors d'une audience publique du roi de France, il avait fait pleurer le duc d'Anjou en lui faisant d'horribles grimaces, tandis qu'il s'approchait du roi, mais sans se faire remarquer. Une autre aussi sur la femme de sir Philip Warwick qui s'était étonnée de ce que Mr Darcy eût fait quérir chez elle plusieurs douzaines de bouteilles de vin du Rhin, sans savoir que ce vin lui appartenait.
            Ensuite chez milord, où l'on me dit comment Pedro, le valet de sir Thomas Crew, avec deux autres de ses compatriotes, tua la nuit dernière quatre soldats avec qui ils s'étaient pris de querelle dans la rue, vers 10 heures. Les deux autres sont pri, mais il est présentement caché chez milord jusqu'à la nuit, dont il a l'intention de profiter pour s'échapper.
            Montai voir milady, restai longtemps à parler. A l'embarcadère de Westminster, où j'ai pris un bateau jusqu'au Pont et retour chez moi. Trouvai des lettres qui nous convoquaient tous demain matin à Whitehall pour affaires.
       
                             
                                                                        4 février

            De bonne heure à la Cour avec sir William Penn. Nous retrouvâmes tous nos collègues dans le cabinet de Mr Coventry. Nous eûmes ensuite une conversation animée sur le désarmement de la flotte, le paiement de la solde et le concours qu'il nous faudrait apporter aux commissaires du Parlement dans cette affaire. C'est la grande question à trancher, qui nous occupera tout le mois, au moins, et sur laquelle se font jour de grandes divergences entre eux et nous, à savoir l'étendue de l'aide que nous devons leur apporter. Après cela retour avec lui, chez moi. . Rencontrai mon père et ma mère qui se rendaient chez mon cousin Snow à Blackwall et promis de les rejoindre avec ma femme, ce que nous ne pouvions faire parce que nous sommes censés aller aujourd'hui au Dauphin à un dîner offert par le capitaine Taylor. Je laissai finalement ma femme partir avec eux. Pour ma part j'allai dans une taverne où je retrouvai sir William Penn, le contrôleur et plusieurs autres personnes, hommes et femmes. Ce fut un grand et joyeux dîner. Après le repas le contrôleur nous mit à quelques jeux, entre autres celui qui consiste à faire le tour de la compagnie en appelant des noms et à poser des questions auxquelles sont tenus de répondre ceux dont le nom a été appelé, ce qui est fort divertissant. Je me plus à prendre les gages des dames qui ne pouvaient répondre, en les embrassant, entre autres une jolie femme dont je découvris plus tard qu'elle était l'épouse du fils de sir William Batten.
            Chez moi, puis visite avec ma femme à sir William Batten, qui n'a pu être des nôtres aujourd'hui, car il est malade, mais nous l'avons trouvé occuper à jouer aux cartes. Nous restâmes jusqu'à une heure tardive à parler avec milady et d'autres personnes, dont le Dr Whistler que je trouvai de bonne compagnie et très ingénieux. Retour chez moi, et au lit.


                                                                                                                       5 février
                                                                                                        Jour de lessive       reynolds
            Ma femme et moi à Westminster par le fleuve, elle chez sa mère, moi dans la Grand-Salle de Westminster, que je trouve en pleine session. Je me rendis ensuite chez Will où je rencontrai Shaw, Ashwell et une autre personne, Brograve qui connaissait ma mère au temps où elle était blanchisseuse chez milady Vere. Ses jurons et blasphèmes me rendant sa compagnie pénible, je m'en allai. Dans la Grand-Salle où je vis milord le trésorier, il a prêté serment aujourd'hui pour sa prise de fonction à l'Echiquier, accompagné d'une foule de lords et de personnes de qualité, il montait prendre possession des bureaux du Trésor. Vu également la tête de Cromwell, de Bradshaw et d'Ireton, chacune fichée sur une pique à l'autre extrémité de la salle.
            Puis rencontrai ma femme et Shaw chez Mrs Mitchell dans la Grand-Salle. Tous deux accompagnés  du capitaine Murford à la taverne du Chien où je leur offris du vin et, après quelques propos joyeux, Mr Langley nous rejoignant plus tard, je me rendis à la salle du Théâtre en voiture, celle-ci venant à se rompre dans King Street, j'en pris une autre. On donnait " Agalus et Parthenia "que j'avais vu dernièrement. Quoique agréable par la danse et le chant, cette pièce ne me semble présenter d'intérêt ni par les traits d'esprit ni par l'intrigue.
            Ensuite, retour chez moi en voiture, souper très affamé faute d'avoir dîné, et au lit.


                                                                                                                        6 février

            Visite de mon cousin Snow qui m'a tenu compagnie pendant qu'on me faisait la barbe, puis j'ai bu un verre avec lui. Il venait me demander une faveur pour un ami. Je la lui ai accordée. Puis longue réunion au bureau, dîner avec le capitaine Murford. Je mangeai un plat de poisson et un bon lièvre qui m'avait été envoyé par Goodenough, le plâtrier.
            Retour au bureau où sir William Penn et moi, seuls pour répondre à des pétitions, mais rien fait d'autre. Puis chez sir William Batten où arrive Mr Jessop, sur qui je n'aurais pu lever les yeux autrefois et qui vient maintenant nous voir chapeau bas de la part des commissaires du Conseil de la marine, bien qu'il soit assurément une personne de haut rang et de bonne réputation. Il nous est envoyé à propos d'une affaire à laquelle nous avons répondu par lettre.
            Je restai longtemps auprès de sir William qui est en mauvaise                          santé. Puis retour chez moi, dans mon cabinet, un peu de musique, puis au lit.


                                                                                                                     7 février

            Avec sir William Batten et Penn dans le bureau de Mr Coventry à Whitehall, pour discuter de l'affaire dont nous nous occupions l'autre matin, puis dans la Grand-Salle de Westminster et après un ou deux tours de promenade, chez milord. Tandis que milady et moi étions en conversation dans sa chambre, voici que milord arrive de son service en mer, à notre grand étonnement. Il avait dîné au Havre de Grace lundi dernier, était arrivé aux Downs le jour suivant et avait couché à Cantorbéry cette nuit-là, puis ce fut Dartford et de là Whutehall ce matin. Tous mes amis, ses serviteurs, en bonne santé. Mr Creed et le capitaine Ferrer me racontent l'histoire de la querelle qui opposa le duc de Buckingham et milord au Havre de Grace lors d'une partie de cartes, ils étaient de cette partie avec milord de St Albans.
            le duc a affirmé à plusieurs reprises, au grand déshonneur de milord, que ce dernier pensait dans son for intérieur le contraire de ce qu'il soutenait à propos de leur différend aux cartes, et il ramassa l'argent qu'il
Théatre élizabethainaurait dû perdre au profit de milord. Malgré son ressentiment milord se tut sur le moment, mais il ne doutait pas d'avoir les moyens de retrouver son argent. Ils se quittèrent ce soir-là. Milord fit venir sir Richard Stayner et l'envoya le lendemain matin demander au duc s'il se souvenait de ses propos de la veille et s'il était prêt à les défendre l'épée à la main avec un second. Le duc se disant prêt à le faire, les deux parties s'entendirent. Mais milord St Albans, la reine et l'abbé Montagu les surprirent à leur logis et les retinrent jusqu'à ce que l'on eut trouvé un accommodement, très honorable pour milord dont la réputation est sortie grandie de l'affaire.                                                                                              
            Je dînai avec milord puis me rendis à une taverne avec Mr Shipley et Creed qui parla en termes flatteurs de la France comme d'un très beau pays. Puis chez moi. Au bureau où les deux sirs William m'attendaient, nous rédigeâmes le brouillon d"une autre lettre aux commissaires du Parlement, puis chez sirWilliam Batten avec qui je restai parler jusque tard le soir. Retour chez moi et après avoir mis la lettre au propre je me couchai.


                                                                                                                      8 février
un-certain-regard.eklablog.com
            Au bureau toute la matinée. Allé à midi à la Bourse pour rencontrer Mr Warren, le marchand de bois mais ne put le trouver. Je rencontrai de nombreux commandants de bateaux, entre autres les capitaines Cuttle, Curtis et Motham. J'allai boire à la taverne de la Toison. Nous restâmes jusqu'à 4 heures, nous racontant des histoires sur Alger et parlant de la vie qu'y mènent les esclaves. De fait, le capitaine Motham et Mr Dawes, ils furent tous deux esclaves dans cette ville, m'instruisirent sur leurs conditions de vie, comme le fait qu'ils n'ont d'autre nourriture que du pain et de l'eau, qu'à leur libération ils paient une certaine somme pour l'eau qu'ils ont bue aux fontaines publiques pendant le temps de leur esclavage, qu'on leur fouette la plante des pieds et le ventre à la discrétion de le " padron ", que le soir ils sont tous réunis dans la prison de leur maître pour y dormir, que ce sont les plus pauvres qui traitent le mieux leurs esclaves, que certains gredins vivent bien s'ils s'engagent à rapporter à leur maître telle somme par semaine, fruit de leur travail ou de vols, qu'on ne leur impose alors aucune tâche et que le vol en ce pays n'est pas du tout tenu en ce pays pour un délit grave.
            Ensuite chez Mr Rawlinson, après avoir rencontré mon vieil ami Dick Scibell, et nous fîmes d'amples libations. Retour chez moi, et au lit de bonne heure, avec mal à la tête.


                                                                                                                        9 février

            Allé chez milord avec Mr Creed, venu me voir pour me faire signer un billet d'avance de fonds, et milord étant sorti nous allâmes à la taverne du Vin du Rhin avec Mr Blackborne à qui je confiai ma crainte que Will ne gaspillât son temps. Il veillera à lui donner de bons conseils.
            Ensuite chez milord et Mr Shipley. J'équilibrai ses comptes et les miens. Puis avec Mr Creed et deux de ses amis, dont le fils de milord Jones, à une table d'hôte pour dîner. Après cela Creed et moi au théâtre de Whitefriars, où nous vîmes " L'amant fou " . Première fois que je voyais jouer cette pièce, que j'aime assez. Puis retour chez moi.


                                                                                                                     10 février 1661
                                                                                                    Jour du Seigneur
                                                                               

            Me suis purgé toute la journée. Dieu me pardonne, je l'ai passée à lire quelques petits romans français. Le soir, ma femme et moi prîmes plaisir à parler du voyage que j'espère faire cet été en France. A midi on est venu demander Mrs Hunt qui était ici hier et n'est semble-t-il pas encore rentrée, ce qui m'inquiète pour elle. A la nuit, au lit.


                                                                                                       
                                                                                                                     
                                                                                                                     11 février

            Au bureau toute la matinée. Dîner à la maison, puis à la Bourse et j'emmenai Mr Warren voir Mr Kennard, le maître menuisier de Whitehall, qui se trouvait dans une taverne. C'est là que nous le rencontrâmes, nous convînmes d'embarquer demain une partie des planches de milord.
            Puis, avec le jeune Mr Reeves à sa maison. Il me montra force spectacles divertissants que je n'avais encore jamais vus, à l'aide d'une lunette d'observation, et j'achetai chez lui une petite longue-vue qui me coûta 5 shillings. Après cela chez Mr Crew et avec Mr Moore allai voir comment se portaient mon père et ma mère. Puis nous allâmes boire avec lui chez Mr Adam Chard, première fois que je me trouvais chez lui depuis son mariage. Nous nous séparâmes ensuite. Retour chez moi à
 mon bureau où je mis en ordre papiers et argent. Au lit.                                       dicocitations.com


                                                                                                                       12 février

            Chez milord. Restai avec lui toute la matinée, puis, comme il sortait dîner, allai dîner à la Jambe, au Palais, avec Mr Pickering, Creed et le capitaine Ferre. Au cours du repas Pickering se livra à d'étranges impertinences. De là, après avoir longuement débattu pour savoir si nous partirions, nous nous rendîmes par le fleuve au théâtre de Salisbury Court. L'attente nous indisposa, nous voici donc repartis en voiture pour le Théâtre, où nous vîmes " La Belle dédaigneuse " , jouée maintenant par une femme, si bien que cette pièce me paraît meilleure.
            Ensuite à la barrière du Temple, Creed et moi , le troisième s'étant égaré dans la foule, pour boire un verre de bière, puis nous nous quittâmes. Je retournai à la maison, en passant voir mon père et ma mère.


                                                                                                                         13 février

            Au bureau toute la matinée. Dîner chez moi en compagnie de ce pauvre Mr Wood qui, après m'aurait bien emprunté de l'argent, mais je le lui refusai. Puis à Whitehall en voiture avec William Penn. Nous ne traitâmes que peu d'affaires. Retour chez Mr Rawlinson. Rencontrai mon oncle Wight qui but avec nous. Ensuite chez sir William Batten ensemble. Je fis venir ma femme et nous fîmes choix de valentins pour demain. Ma femme me choisit, moi, ce qui me plut fort. miladay Batten sir William Penn, etc.Nous veillâmes tard. Retour à la maison et au lit, après avoir demandé à milady Batten une cuillerée de miel pour mon rhume.

dameskarlette.com
                                                                                      14 février
                                                     Jour de la Saint-Valentin
            Levé de bonne heure et allé chez sir William Batten, mais ne voulus entrer qu'après avoir demandé si  celui qui ouvrait la porte était un homme ou une femme. Mingo, qui était là, répondit " une femme ", ce qui, vu son timbre de voix, me fit bien rire.
            Je montai donc et choisis Mrs Martha pour Valentine, par pure complaisance, et sir William Batten en fit autant pour ma femme. Nous étions tous d'humeur joyeuse.
            Vers 10 heures nous descendîmes en groupe, très nombreux, jusqu'à Deptford, empruntant notre canot. Nous allâmes simplement voir où en était le yacht de Mr Pett. Tous repartis en canot jusqu'à Woolwich et montés à bord du " Rosebush " que commande le capitaine Brown, beau-frère de sir William Batten. Nous y fîmes un excellent dîner préparé à terre. Tous très joyeux et le tout fort réussi. Première fois que je conduisais ma femme à bord d'un bateau, ainsi que mon valet Wayneman, leque fut appelé toute la journée  " le jeune Pepys " , comme le valet de sir William Penn fut appelé " le jeune Penn ".
            Retour à la maison par le canot. Beau temps mais assez froid.
            A mon cabinet de travail où je commençai mes comptes pour milord. J'ai l'intention de les terminer demain.
            Au lit.
            Tout Londres se demande en ce moment qui le roi va choisir pour reine et si le carême sera observé avec la rigueur exigée par la proclamation royale. Cela ne se fera pas, pense-t-on, car les pauvres ne peuvent acheter de poisson. On se préoccupe aussi beaucoup des grands préparatifs en vue du couronnement du roi et on en parle fort.


                                                                                                                 15 février

            Au bureau toute la matinée, et l'après-midi, occupé à faire mes comptes pour milord. Les calculs faits je me trouve posséder, me semble-t-il, 350 livres net, outre les meubles de ma maison, et tout a été payé.

*   maisons-champagne.com
**t heatrons.com                                                                                           à suivre............16 février
                                                                                                                                  ........./

            Chez milord