gralon.net
Eau amère
Peu de monde ce matin-là dans le parc autour des Thermes. La saison balnéaire touchait désormais à sa fin.
Sur deux sièges voisins, à un rond-point sous les grands platanes, un jeune homme pâle, jaunâtre même, maigre à faire peur, dans un complet clair, neuf, dont les plis, bien que juste sortis de la repasseuse, tombaient en accordéon parce qu'il était trop large, puis un gros bonhomme sur la cinquantaine dans un pauvre complet fripé en toile légère que la corpulence énorme n'arrivait pas à repasser mais risquait de faire éclater, et un vieux panama déformé sur une grosse tête rasée.
Tous les deux tenaient leurs verres encore pleins d'une eau alcaline tiède et lourde qu'ils venaient de prendre à la source.
Le gros encore abruti par ses ronflements assourdissants pendant toute la nuit fermaient par intervalles des yeux bouffis de sommeil dans une face de père abbé comblé et repu. A l'air frisquet du matin le jeune homme avait froid et frissonnait parfois.
Ni l'un ni l'autre ne se décidait à boire et l'on aurait dit que chacun d'eux attendait que l'autre donnât l'exemple. A la fin, après la première gorgée, ils se regardèrent, les traits contractés par la même expression de nausée.
- Le foie, hein ? demanda doucement, de but en blanc, l'homme gras au jeune homme, en s'animant. Des coliques hépatiques, hein ? Vous êtes marié, je m'imagine...
- Non, pourquoi ? demanda à son tour le jeune homme avec un plissement pénible de tous les traits qui voulait être un sourire.
- J'avais l'impression, à votre air... soupira l'autre. Mais si vous n'êtes pas marié, soyez tranquille, vous guérirez.
Le jeune homme sourit à nouveau du même air.
- Vous souffrez sans doute du foie ? demanda-t-il plein d'astuce.
- Non, non, je n'ai plus de femme, moi ! s'empressa de répondre gravement l'homme gras. Je souffrais du foie, mais grâce à Dieu, je me suis débarrassé de ma femme : je suis guéri. Je viens ici depuis treize ans à présent, par simple reconnaissance. Excusez-moi, quand êtes-vous arrivé ?
- Hier soir, à six heures, dit le jeune homme.
- Ah ! c'est pour cela, s'écria l'autre en baissant les paupières et hochant sa grosse tête. Si vous étiez arrivé le matin, vous me connaîtriez déjà.
- Moi... Je vous connaîtrais ?
- Mais oui, comme tout le monde me connaît ici. Je suis célèbre ! Regardez, place de l'Arena, dans tous les hôtels, dans toutes les pensions, au Cercle, au café Pedoca, à la pharmacie, depuis à peu près treize ans, une saison après l'autre, on ne parle que de moi. Je le sais, et cela me fait plaisir, et je reviens exprès.Où êtes-vous descendu ? Chez Rori ? Très bien. Soyez sûr qu'aujourd'hui même, à table, on vous racontera mon histoire. Je m'y prends à l'avance, si vous permettez, et je vais vous la raconter, ligne par ligne.
Ce disant il se leva à grand'peine pour se rendre auprès du jeune homme qui lui fit de la place, sa petite figure jaunâtre plissée de satisfaction. cdecazeville.com
- Avant tout, pour bien nous entendre, on m'appelle ici le mari de la " doctoresse ". Je m'appelle Cambiè. Mon prénom, Bernardo, Bernardone, parce que je suis gros. Buvez, je bois aussi.
Ils burent, eurent une autre moue de dégoût qu'ils tentèrent de transformer en sourire, toute en se regardant tendrement. Et Cambiè reprit.
- Vous êtes très jeune et vous avez vraiment une fichue mine. Ces confidences débridées que je vais vous faire vous seront plus utiles que cette eau abominable, qui est amère, mais qui en échange ne sert absolument à rien, croyez-moi. Ils nous la servent, dans tous les sens, et nous la buvons parce qu'elle est mauvaise. Si elle était bonne... Bref; vous faites la cure et il est bon de garder confiance.
Il faut que vous sachiez que quand j'entendais parler mariage, sauf votre respect, mon estomac se retournait, il me venait exactement.... Il me venait de.... parfaitement. M'arrivait-il de voir un cortège de noces, d'apprendre qu'un de mes amis se mariait ? Le même effet. Mais que veut-on de nous, infortunés mortels ? Une tache se forme-t-elle dans le soleil ? Une kyrielle de cataclysmes. Un roi se lève-t-il la langue sale ? Des guerres et des exterminations sans fin. Un volcan a-t-il le hoquet ? Tremblements de terre, catastrophes, une hécatombe...
A Naples, de mon temps, le choléra a éclaté, le grand choléra d'il y a une vingtaine d'années, dont vous avez certainement entendu parler, si vous ne vous en souvenez pas.
Naturellement, mon père petit employé, avec la chance qui le caractérisait, se trouvait à Naples l'année du choléra. Moi, j'avais déjà trente ans, j'y avais trouvé un bon poste et j'avais loué un petit appartement de célibataire, non loin de chez mes parents. Je restais en famille, tout en gardant près de moi une fille qui m'était comme tombée du ciel.
Carlotta. Elle s'appelait Carlotta. C'était la fille... il n'y a pas de mal à cela, vous savez, les métiers... la fille d'un usurier. Curé défroqué.
Elle s'était sauvée après une dispute avec sa belle-mère et un jeune frère légèrement fripouille. Mais je ne vais pas vous raconter cela. Elle avait l'air d'une brave fille, elle, et elle l'était sans doute alors. Mais, vous comprenez, en tant qu'amant, je ne cherchais pas la petite bête.
Pardon, êtes-vous croyant ? Comme ci comme ça. Comme moi. Par contre, ma mère, cher monsieur, tout ce qu'il y a de plus pratiquante. Pauvre femme, elle souffrait beaucoup de cette liaison, peccamineuse pour elle. Elle savait que cette fille, avant d'être à moi, avait été à d'autres. Le choléra ayant éclaté, ma mère atterrée par le grand nombre de morts et fermement convaincue que nous allions tous mourir, moi surtout qui étais, d'après elle, en état de pêché mortel, prétendait que pour apaiser la colère divine je m'impose le sacrifice d'épouser cette fille, à l'église au moins.
Croyez bien que je ne l'aurais jamais fait si Carlotta n'avait pas été frappée du mal. Il était de mon devoir de sauver son âme, au moins, je l'avais promis à ma mère. Je me suis précipité chez un prêtre et je l'ai épousée. Mais que se passa-t-il ? La main divine ? Un miracle ? Elle était déjà morte, la voici guérie !
Ma mère, charitablement, par esprit de sacrifice plus exactement, malgré sa tremblote, avait tenu à assister à la cérémonie, puis à rester au chevet de la malade.
On aurait dit que le choléra n'était arrivé à Naples que pour moi, que pour me punir de mon pêché mortel, et qu'il allait passer avec la guérison de Carlotta, tant ma mère prenait de peine et mettait d'ardeur à la soigner. A peine l'avait-elle sauvée, comme elle voyait que dans ce petit appartement toutes les commodités manquaient pour sa convalescence, elle a tenu à la transporter chez elle, malgré mon opposition.
Vous comprenez bien qu'une fois entrée Carlotta n'est ressortie que comme légitime épouse, peu après, dès que l'hécatombe a cessé. Rebuvons donc, cher monsieur.
Heureusement, pendant l'épidémie, Carlotta avait perdu père, mère et frères. Chance et malchance, car seule survivante de la famille, elle hérita 38 ou 40 000 lires, produit de la noble profession paternelle.
Épouse et munie de dot, qu'ai-je vu, cher monsieur ? La voici qui change d'un jour à l'autre, en un tournemain.
Maintenant, écoutez bien. Peut-être abriterai-je un esprit malin ?... comment dire... du genre... philosophique, qui pourra vous paraître saugrenu, mais laissez-moi vous raconter.
- Pensez-vous qu'il y ait seulement deux genres, le masculin et le féminin ?
- Non, monsieur.
- L'épouse est un genre à part, tout comme le mari ; un genre à part.
Et quant au genre, la femme y gagne toujours en se mariant. Elle avance ! C'est-à-dire qu'elle commence à participer du genre masculin dans la mesure où l'homme, par la force des choses, y perd. Et il en fait tous les frais, croyez-moi.
Si la mélancolie me prenait de composer une grammaire raisonnée, à ma façon, je mettrais comme règle que l'on doit dire : " le femme," et par conséquent, " la mari. "
Vous riez ? Mais pour sa femme, cher monsieur, son mari n'est plus un homme. Tant il est vrai qu'elle ne se soucie plus de lui plaire.
" Avec toi ce n'est plus amusant, pense la femme, tu me connais déjà. "
Pourtant, si le mari est à ce point benêt de regimber en la
voyant au lit mal accoutrée par exemple, des bigoudis dans les cheveux, les joues gluantes de crème, et ainsi de suite :
" - Mais je le fais pour toi ! est-elle capable de répondre.
- Pour moi ?
- Bien sûr. Pour que tu ne fasses pas piètre figure. Voudrais-tu que les gens disent en nous voyant : " Oh ! regarde un peu la femme dont ce pauvre homme est allé se coiffer ? "
Et le mari qui, je vous le certifie, n'est plus un homme, se tait, quand il devrait au contraire crier :
" - Je me le dis tout seul, ma chère, quand je te vois accoutrée de cette façon, à côté de moi. Alors il faut que je te voie affreuse à la maison et au lit pour que les autres, ensuite, dehors, puissent s'écrier : " Oh ! regarde, quelle jolie femme a ce pauvre homme ? " Et il faudrait qu'ils m'envient, par-dessus le marché ? Merci, merci bien, ma chère, pour cette envie à mon égard, qui se traduit naturellement, en désir de ta personne. Tu veux être désirée pour que je sois envié ? C'est bien de la bonté de ta part. Mais moi, j'ai fait plus preuve de bonté que toi, puisque je t'ai épousée.
Et le dialogue pourrait continuer, car il se peut, savez-vous, que la femme ait même l'inconsciente impudence de demander à son mari si, pomponnée et parée pour sortir se promener, elle lui semble bien.
Le mari devrait répondre :
- Tu sais, ma chère, des goûts et des couleurs... .quant à moi, je te l'ai déjà dit, je n'aime pas du tout cette coiffure. A qui veux-tu plaire ? Il faudrait me le dire, pour que je puisse te répondre. A personne ? vraiment personne ? Alors, Dieu te bénisse, puisque c'est à personne, essaie de plaire à ton mari qui, au moins, est quelqu'un.
Cher monsieur, à une telle réponse, la femme regarderait son mari avec pitié, puis aurait un léger haussement d'épaules comme pour dire :
- Mais toi, qu'as-tu à voir là-dedans ?
Et elle aurait raison. Les femmes ne peuvent pas s'en passer : par instinct, elles cherchent à plaire. Elles ont toutes besoin d'être désirées, les femmes.
* Or, vous allez comprendre : un mari ne peut pas désirer sa femme, qu'il a jour et nuit avec lui. Il ne le
peut plus, je m'explique, comme elle voudrait être.
Evidemment, comme la femme ne voit plus l'homme en son mari, de même l'homme, à la longue, ne voit plus la femme dans son épouse.
L'homme, plus philosophe de son naturel, passe là-dessus. Par contre, la femme s'en vexe, c'est pourquoi son mari lui paraît bientôt assommant et souvent insupportable.
Elle doit en prendre à ses aises, mais pas son mari.
Il aurait beau faire, croyez-moi, cela ne marcherait jamais bien, car l'amour, cet amour dont elle a besoin, son mari, de fait, son époux, est incapable de le lui donner. Plus que d'amour, c'est d'une certaine aura d'admiration dont elle désire se sentir entourée. Or, allez donc l'admirer chez vous avec des papillotes dans les cheveux, sans corset, en savates et aujourd'hui, admettons, ayant mal au ventre, et demain mal aux dents. Cette aura peut émaner des yeux des hommes qui ne savent pas, dont elle a voulu et su, sans y toucher, avec un art des plus subtils, attirer et arrêter les regards pour s'en enivrer délicieusement. Si c'est une épouse honnête, cela lui suffit. Je vous parle, en ce moment, des épouses honnêtes, entendons-nous bien, et même des intègres absolues. Les autres sont sans intérêt.
Permettez-moi une autre petite réflexion. Nous, les hommes, avons l'habitude de dire que la femme est un être incompréhensible. Mais, cher monsieur, la femme, est au contraire notre semblable, mais ne peut ni le montrer, ni l'avouer, parce qu'elle sait, avant tout, que la société ne le lui permet pas, puisque ce qu'elle estime naturel chez l'homme lui est reproché, et qu'elle sait que cela déplairait aux homme si elle le montrait et l'avouait. Et voilà l'énigme expliquée. Celui qui, comme moi, a eu la déveine de tomber sur une femme qui n'avait pas un boeuf sur la langue, le sait fort bien.
Reprenons une petite gorgée. Du courage !
Elle n'était pas ainsi au début, Carlotta. Elle l'est devenue aussitôt après le mariage, c'est-à-dire dès qu'elle s'est sentie casée et s'est aperçue que je commençais à voir en elle non seulement le plaisir, mais aussi, cette abominable chose qu'est le devoir.
N'était-il pas de mon devoir de la respecter à présent ? C'était ma femme. Eh bien, peut-être ne voulait-elle peut-être pas être respectée ? Qui sait pourquoi, me voir devenu de but en blanc un mari exemplaire lui a terriblement tapé sur les nerfs.
Une vie d'enfer a commencé. Elle, faisant toujours la tête, revêche, nerveuse. Moi, patient, un peu par crainte, un peu parce que j'avais conscience d'avoir commis la plus grosse des imbécillités et d'être forcé d'en payer les conséquences. Je la suivais comme un toutou. Pis encore, j'avais beau me creuser la cervelle, je ne réussissais jamais à deviner ce que diantre voulait ma femme. Mais j'aurais défié n'importe qui de le deviner ! Savez-vous ce qu'elle voulait ? Elle aurait voulu naître homme, ma femme. " J'aurais voulu être homme, disait-elle, même borgne ! "
Un jour, je lui ai demandé :
" - Voyons un peu, qu'aurais-tu fait si tu étais née homme ?
Elle me répondit en roulant les yeux :
" - Le voyou !
- Mes compliments !
- Et tu sais, marié, jamais !
- Merci, ma chère !
- Tu peux en être certain.
- Et tu te serais bien amusée, n'est-ce pas ? Tu crois donc qu'on peut s'amuser avec les femmes ?
Ma femme me regarda au fond des yeux.
- C'est à moi que tu poses la question ? me dit-elle. Tu ne le sais donc pas ? Je ne me serais pas marié pour ne pas emprisonner une pauvre femme. enkidoublog.com
- Ah ! M'exclamai-je, tu es donc emprisonnée ?
Et elle :
- Si je le suis ! quoi d'autre ? qu'ai-je toujours été, depuis que je suis au monde ? Je n'ai jamais connu que toi. Ai-je jamais eu un peu d'agrément ?
- Tu aurais voulu en connaître d'autres ?
- Certainement, comme toi exactement, qui en a tellement connu avant et qui sait combien depuis !
Par conséquent, cher monsieur, retenez bien ceci : qu'une femme a exactement les mêmes désirs que nous. Vous, par exemple, vous voyez une jolie femme, vous la suivez des yeux, vous l'imaginez tout entière, vous l'embrassez en pensée, sans rien en dire naturellement à votre épouse qui marche à côté de vous. Pendant ce temps, votre épouse aperçoit un bel homme, le suit des yeux, se l'imagine tout entier, et l'embrasse en pensée sans rien vous dire, naturellement.
Rien d'extraordinaire à cela, mais croyez bien qu'on n'éprouve aucun plaisir à supposer chez sa propre épouse, prisonnière de corps mais non de l'âme, ce qui apparaît si naturel et si ordinaire en vous. Et le corps même ! Dites un peu : nous autres hommes, n'avons-nous pas conscience que si l'occasion se présente nous résisterions . Eh bien, il en est de même pour la femme, figurez-vous ! Elles tombent, elles tombent, c'est un délice, avec la même facilité, le cas échéant, c'est-à-dire si elles trouvent un homme décidé, qui peut leur inspirer confiance. Ma femme me l'a fort bien laissé entendre, en parlant, cela va de soi, des autres.
Et j'arrive à mon cas.
Naturellement, au bout d'un an de mariage, je suis tombé malade du foie.
Pendant six années d'affilée, des cures inutiles qui m'ont massacré et m'ont réduit à un état à faire pitié, même aux malades du même mal.
Le remède je devais le trouver ici.
J'y suis venu avec ma femme et, les premiers jours j'étais descendu chez Rori, où elle est encore. A peine arrivé, j'ai demandé qu'on fasse venir un médecin, pour qu'il m'indique le nombre de verres que je devais prendre par jour, et si les douches me convenaient plus que les bains d'eau sulfureuse.
** Un beau jeune homme s'est présenté, brun, grand, belle prestance, l'air martial, tout en noir. J'ai appris peu après qu'il avait été médecin militaire, major à deux galons, qu'il avait eu une liaison à Rovigo avec la fille d'un typographe ; qu'il avait eu une petite fille et que, forcé d'épouser la mère, il avait démissionné et était venu ici comme médecin conventionné. Huit mois après ce grand sacrifice, il avait perdu sa femme et sa fille. Il y avait environ trois ans, et il était toujours en noir, comme un magnifique corbeau.
Il faisait fureur, vous comprenez, à cause de cette démission par amour si mal récompensée par le sort ; à cause de ces deux malheurs encore gravés dans toute sa personne, d'une allure que même l'empereur Charlemagne... Toutes les femmes, si on les avait laissées faire, auraient aimé le consoler. Il le savait et affichait un parfait dédain.
Il me rendit donc visite, m'ausculta fort bien, me palpa entièrement ; me répéta à peu près ce que m'avaient dit tant d'autres médecins, puis me prescrivit le traitement : trois demi-verres de taille moyenne les premiers jours, puis trois entiers ensuite, un jour un bain, l'autre une douche. Il allait s'en aller quand il fit semblant de s'apercevoir de la présence de ma femme.
- Madame aussi, demanda-t-il froidement en la regardant.
- Non, non, protesta-t-elle le visage long d'une aune, les sourcils arqués jusqu'à la racine des cheveux.
- Pourtant, vous permettez, fit-il.
Il s'approcha, lui releva délicatement le menton d'une main, et de l'index de l'autre lui retroussa à peine une paupière.
- Un peu d'anémie, dit-il.
Ma femme le regarda, très pâle, comme si ce diagnostic à brûle-pourpoint l'avait anémiée sur-le-champ. Et un petit rire nerveux sur les lèvres, elle haussa les épaules et dit :
- Je ne sens absolument rien...
Le médecin s'inclina, gravement.
- Tant mieux !
Et il sortit très digne.
Qu'il se soit agi des eaux, du bain ou de la douche, ou plutôt comme je le pense, de l'air dont on bénéficie ici, puis de la douceur de la campagne toscane, le fait est que je me portai immédiatement mieux, si bien que je décidai de m'arrêter à Chianciano un mois ou deux, et pour avoir davantage mes aises je louai un petit appartement près de la pension, un peu plus bas, à Coli où il y a un joli petit balcon d'où l'on découvre toute la vallée de Chiusi et de Montepulciano.
Mais, je ne sais si vous l'avez déjà pensé, ma femme a commencé à se sentir mal.
Elle ne parlait pas d'anémie, puisque le médecin l'avait dit, elle disait qu'elle se sentait le coeur fatigué, une sorte de poids sur la poitrine qui gênait la respiration.
Alors moi, de l'air le plus naïf possible :
- Veux-tu te faire voir au médecin aussi ? mapoupoule.free.fr
Elle se rebiffa fièrement comme je l"avais prévu et refusa.
Le mal, cela se conçoit, se précisa de jour en jour, d'autant plus qu'elle s'obstinait dans son refus. Moi, ferme, je ne lui en parlais plus. Jusqu'au jour où elle-même n'en pouvant plus, me dit qu'elle aimerait voir le médecin, mais non pas celui-ci, non, décidément, non, l'autre médecin conventionné. Il y en avait deux alors. Elle voulait se faire ausculter par le Dr Berri, un petit vieux bourru, asthmatique, presque aveugle, moitié à la retraite, complètement à la retraite à présent, dans l'autre monde.
- Quoi ? m'exclamai-je. Qui fait venir le Dr Berri maintenant ? et puis ce serait un affront immense au Dr Loero, qui s'est montré si dévoué, si aimable avec nous !
En effet, tous les jours, quand il me voyait descendre de voiture avec ma femme, ici, aux Thermes, le Dr Loero venait à notre rencontre, l'air distant, compassé, me félicitait de la rapide amélioration de ma santé, m'accompagnait à la source, puis le long des allées du parc, ne manquait jamais les courtoisies d'usage à l'égard de ma femme, mais les premiers jours s'occupait fort peu d'elle qui, cela s'entends, pestait.
Pourtant depuis une semaine, ils avaient commencé à se chamailler sur l'éternelle question des hommes et des femmes, de l'homme despote, de la femme victime, de la société injuste, etc.
Croyez-moi cher monsieur, je ne peux plus entendre parler de ces niaiseries ! En sept ans de mariage, on n'a jamais parlé d'autre chose.
Je vous avouerai pourtant que cette semaine-là, je jubilais, en entendant le Dr Loero reprendre avec calme et dignité mes propres arguments, corsés de sel et de poivre de l'autorité scientifique. Ma femme m'abreuvait d'insultes. Par contre, avec le Dr Loero elle devait ronger son frein, mais elle assaisonnait ses mots de toute la bile qu'elle ne pouvait pas cracher.
J'espérais qu'avec cela la maladie de coeur passerait. Mais quoi ! Comme je vous l'ai dit, elle empirait chaque jour.. Preuve, n'est-ce pas, qu'elle voulait convaincre son adversaire par d'autres arguments. Voyez un peu quel drôle de rôle il arrive à un pauvre mari de jouer ! Je savais très bien qu'elle tenait à se faire ausculter par le Dr Loero et que l'antipathie que celui-ci lui causait n'était qu'une comédie, de même que sa prétention de se faire soigner par ce vieux gaga asthmatique, de même encore que sa maladie de coeur. Pourtant, je faisais semblant de prendre au sérieux les trois choses, et suais sang et eau pour la pousser à faire ce dominicus.malleotus.free.fr qu'au fond elle voulait.
Cher monsieur, quand ma femme, sans corset, cela s'entend, s'allongea sur le lit, et que lui, le médecin la regarda dans les yeux, en se penchant pour poser l'oreille sur son sein, je la vis presque s'évanouir, presque se décomposer. Je lui vis dans les yeux et sur les traits un fameux trouble... ce fameux frisson... vous saisissez. Je la connaissais et je ne pouvais pas me tromper.
Cela suffisait, non ? Une femme reste tout à fait honnête, sans tache ni reproche, après une visite comme celle-là. Visite médicale sous les yeux du mari, rien à dire. Tout est pour le mieux ! A quoi bon, je vous le demande, venir me chanter ce que je savais en mon for intérieur et que j'avais vu de mes propres yeux et touché presque du doigt.
Allons, allons. Courage ! Rebuvons, buvons.
Un soir sur le balcon, je contemplai le magnifique spectacle de l'ample vallée sous la lune.
Ma femme était déjà au lit.
Vous me voyez si gros et sans doute ne me croyez-vous pas capable de m'émouvoir devant un spectacle naturel ? Mais croyez bien que j'ai une âme plutôt malingre.
J'ai une petite âme aux cheveux blonds, au doux petit visage, très doux, diaphane et fin, et les yeux couleur de ciel. En somme une pauvre petite âme qui ressemble à une jeune Anglaise quand, dans le silence, la solitude, elle se penche aux fenêtres de mes gros yeux bovins et s'attendrit à la vue de la lune et au son des grésillements des grillons disséminés à travers champs.
Les hommes, la journée dans les villes, les grillons la nuit à la campagne, ne se donnent jamais de répit. Beau métier que celui de grillon !
" - Que fais-tu ?
- Je chante.
- Et pourquoi chantes-tu ? "
Il ne le sait même pas. Iµl chante. Et les étoiles tremblent toutes au ciel. Vous les regardez. Beau métier aussi que celui des étoiles ! Que font-elles là-haut ? Rien. Elles regardent également dans le vide et on dirait qu'elles frissonnent sans interruption. Et si vous saviez comme j'aime le hibou, au milieu de toute cette douceur, quand il sanglote, au loin, angoissé. Il pleure, lui aussi, de la même douceur. *** Ça suffit. J'observais ce spectacle, tout ému, comme je vous disais, mais j'avais un peu frais, il était onze heures passées, et j'allais me retirer lorsque j'entendis frapper très fort et longtemps à la porte. Qui cela pouvait-il être à cette heure ?
Le docteur Loero.
Dans un état, cher monsieur, à fendre le coeur.
Saoul comme un Polonais.
Cinq ou six médecins arrivés de Florence, de Pérouse et de Rome pour faire leur cure, et lui, accompagné du pharmacien avait jugé bon d'offrir un dîner à leurs confrères, à l'hôpital de la Croix-Verte, derrière la Collégiale, tout près de chez Rori.
Elle avait dû être gaie, cette dînette, à l'hôpital, vous pouvez l'imaginer. Et comme cure d'eau ! ils étaient tous saouls comme des... ne disons pas comme des porcs, car les pauvres, n'ont vraiment pas cette habitude.
Quelle idée lui était venue, sous l'effet du vin, de venir me déranger, moi qui étais entièrement clair de lune, ce soir-là, comme je vous le disais ?
Il flageolais et je dus le soutenir jusqu'au balcon. Là, il me serra fort, fort dans ses bras, et me dit qu'il me voulait beaucoup de bien, comme à un frère, qu'il avait parlé de moi toute la soirée à ses confrères, de mon foie et de mon estomac en si piteux état, qui lui tenaient tellement à coeur qu'en passant devant ma porte, il n'avait pas voulu se priver de me rendre une petite visite, de crainte de ne pouvoir se rendre aux Thermes le lendemain, parce que, on ne le dirait jamais, hein ! il avait vraiment bu un petit peu. Et moi de le remercier, figurez-vous, et de l'exhorter à retourner chez lui, qu'il était déjà tard... Pas question ! Il demanda une chaise et voulut s'asseoir sur le balcon, commença à me parler de ma femme qui lui plaisait tant, et me demandait d'aller la réveiller, qu'avec lui elle était à son aise, Mme Carlotina, si à son aise ! et comment ! Belle pouliche ombrageuse, qui ruait par amour, pour se faire caresser... Et ainsi de suite, sur le même ton, tout en ricanant et essayant de se livrer des yeux qui se fermaient tout seuls à certains petits clignements malins.
**** Dîtes-moi un peu ce que je pouvais lui administrer, dans l'état où il était ? Gifler un ivrogne qui ne tenait plus debout ? Ma femme qui s'était réveillée me le cria rageusement trois ou quatre fois de son lit. A moi aussi l'envie de le gifler me démangeait. Mais qui sait quelle impression aurait eu une gifle sur un pauvre garçon qui, dans la béatitude inconsciente du vin avait perdu toute notion sociale et civile, et criait allègrement la vérité. Je l'attrapai pour l'obliger à se lever, et ne pus m'empêcher de lui flanquer une petite bourrade. Un peu plus il tombait, et je fus obligé de prendre en considération son état, jusqu'à la porte. Là, oui, je lui décochai une bonne bourrade et l'envoyai dégringoler les escaliers.
Quand je rentrai dans notre chambre je trouvai ma femme comme possédée du diable. Elle s'était levée, m'abreuvait d'insultes cinglantes, me dit que si j'étais un autre homme j'aurais piétiné ce voyou et l'aurais jeté en bas du balcon, que j'étais un homme en papier mâché qui n'avait pas de sang dans les veines, pas de rougeur aux joues, incapable de défendre la respectabilité de sa femme, et tout à fait capable, au contraire, de saluer chapeau bas le premier venu qui...
Je ne la laissai pas finir ; je levai la main, lui criai de faire bien attention. La gifle que j'aurai dû envoyer à cet individu s'il n'avait pas été saoul j'allais la lui flanquer, à elle, si elle ne se taisait pas. Elle continua, figurez-vous ! De la fureur elle passa au sarcasme. Il était certainement très commode pour moi de jouer au matamore avec elle, de gifler une femme, après avoir accueilli et accompagné avec tous les égards qui lui étaient dus jusqu'à la porte quelqu'un venu l'insulter jusque chez elle.
Mais pourquoi, pourquoi, n'étais-je pas allé la réveiller tout de suite ? Bien plus, pourquoi ne l'avais-je pas introduit dans la chambre et prié de se coucher à ses côtés.
- Tu vas le provoquer en duel ? me cria-t-elle à la fin, hors d'elle. Le provoquer demain, sinon, gare à toi !
Quand il s'entend tenir des propos pareils n'importe quel homme se rebifferait. Je m'étais déjà mis au lit. Je lui dis d'en finir une fois pour toutes et de me laisser dormir tranquille, je ne provoquerais personne en duel, et avant tout pour ne pas lui donner gain de cause.
Mais pendant la nuit, je réfléchis beaucoup. Je ne connaissais, ni ne connais rien aux questions chevaleresques, et me demandais si un homme de bien doit faire cas de l'insulte et de la provocation d'un ivrogne qui ne sait pas ce qu'il dit. Le lendemain matin j'étais prêt à prendre conseil d'un commandant en retraite rencontré au Thermes, quand ce même commandant accompagné d'un autre personnage du pays vint me demander satisfaction au nom du docteur Loero ! Naturellement ! En raison de la manière dont je l'avais mis à la porte le soir précédent. Il semble qu'à la suite de mon coup de poing il s'était blessé au nez en tombant.
- Mais il était ivre, criai-je à ces messieurs.
Pis encore ! Je devais donc user de quelques égards, comprenez-vous ? Et c'était un miracle si ma femme ne m'avait pas dévoré, parce que je ne l'avais pas jeté en bas du balcon !
. Bref ! Je résume, j'accepte le duel, mais ma femme me ricana au nez et, sans perdre un moment, commença à préparer ses valises. Elle voulait partir immédiatement. S'en aller sans attendre l'issue du duel dont elle connaissait pourtant les conditions extrêmement sérieuses.
Puisque j'étais dans le bain, il fallait aller jusqu'au bout ! C'est lui qui imposa les conditions : au pistolet. Très bien, mais j'exigeai que cela se fit à quinze pas. Et la veille j'écrivis une lettre qui me fait mourir de rire chaque fois que je la relis. Vous ne pouvez pas imaginer quelles incongruités passent par la tête d'un pauvre homme en pareille occasion !
Je n'avais jamais manié d'armes. Je vous jure qu'instinctivement je fermai les yeux en tirant. Le duel eut lieu à la Faggetta. Les deux premières balles finirent dans le vide, à la troisième... non, la troisième aussi finit dans le vide, ce fut à la quatrième, au quatrième coup, voyez un peu quelle dure ce médecin !, ce fut la balle qui vit à ma place et alla frapper en plein front, mais sans attaquer l'os, elle glissa sous le cuir chevelu et sortit à l'arrière, par la
nuque. lescreationsdenalujo.e-monsite.com
On le crut, tout d'abord, mort. Nous accourûmes tous, moi aussi. Mais un de mes parrains me conseilla de m'éloigner, de monter en voiture et de me sauver par la route de Chuisi.
J'appris le lendemain de quoi il retournait. Puis il arriva que j'appris autre chose qui me combla de joie et de regrets à la fois. De joie pour moi, de regrets pour mon adversaire qui ne le méritait guère, pauvre homme, après une balle en plein front.
En rouvrant les yeux à l'hôpital de la Croix-Verte, le Dr Loero trouva devant lui un magnifique spectacle : une femme accourue à son chevet pour le soigner !
De sa blessure il guérit en une quinzaine de jours ; de ma femme, cher monsieur, il ne peut jamais guérir.
- Si nous allions remplir un second verre !
* femme niki de saint-phalle
* * marc.verat.pagesperso-orange.fr
*** lesgrillonsderenaudeau
**** chambe-aix.com
Luigi Pirandello
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire