mercredi 1 juillet 2015

Correspondance Proust Gide extrait 2 ( Lettres France )


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                                                                                             102, Boulevard Haussman

                                                                                                     6 mars 1914

            Mon cher Gide,                                                                                               openlibrary.org
            Je ne vous remercierais pas aussi vite de votre hindou, préférant attendre de l'avoir bien lu, si je n'avais grand plaisir à vous dire que je suis toujours le captif anxieux et ravi de vos Caves du Vatican. Ce n'est pas ma faute si vous nous donnez à admirer simultanément des choses si différentes, si différentes qu'il est confondant et bien beau qu'un même être puisse tenir tout " l'entre-deux ". Je trouve bien noble et haute l'humilité dont vous faites preuve devant Tagore, et je la relie à votre conscience de juré. Mais dans la création de Cadio, personne ne fut objectif avec autant de perversité depuis Balzac et Splendeurs et Misères. Encore, je pense, que Balzac était aidé, pour inventer Lucien de Rubempré, par une certaine vulgarité personnelle. Il y a un certain " grain de peau ", dans les propos de Lucien, dont le naturel nous enchante, mais qu'on retrouve souvent chez Balzac et même dans sa correspondance. Tandis que vous, pour créer Cadio !... J'aurais beaucoup à vous dire de ce roman, plus passionnant qu'un Stevenson, et dont les épisodes convergent, composé comme dans une rose d'Eglise. C'est à mon goût la composition la plus savante, mais je n'ai peut-être pas le droit de dire cela, puisque, ayant mis tout mon effort à composer mon livre, et ensuite à effacer les traces trop grossières de composition, les meilleurs juges n'ont vu là que du laisser-aller, de l'abandon, de la prolixité. Il y a certaines choses que je ne peux aimer, dans vos  Caves du Vatican, qu'en me forçant. Je ne parle pas seulement des boutons de Fleurissoire, mais de mille détails matériels ; moi je ne peux pas, peut-être par fatigue, ou paresse, ou ennui, relater, quand j'écris, quelque chose qui ne m'a pas produit une impression d'enchantement poétique, ou bien où je n'ai pas cru saisir une vérité générale. Mes personnages n'enlèvent jamais leur cravate, ni même n'en renouvellent " le jeu ", comme au commencement d'Isabelle. Mais je crois que c'est vous qui avez raison. Cet effort que je suis obligé de faire en suivant Fleurissoire chez le pharmacien, Balzac longtemps me l'imposa, et la réalité, la vie. Enfin je lis votre roman avec passion. C'est vraiment une Création, dans le sens génésique de Michel-Ange ; le Créateur est absent, c'est lui qui a tout fait et il n'est pas une de ces créatures. Je vous vois réglant les allées et venues de Fleurissoire comme le Dieu colérique de la Sixtine installant la lune dans le ciel. Je sens tout le ridicule de cette lettre qui est plutôt un remerciement anticipé pour les Caves du Vatican, si vous me l'envoyez. Mais non, je ne vous demande pas de me l'envoyer. Et quand il paraîtra, je vous écrirai une nouvelle lettre, cette fois sur Tagore. Croyez à mes sentiments amicalement dévoués.


                                                                                            Marcel Proust

            Je ne sais si je vous ai dit que j'ai trouvé votre préface admirable.



                                                                                                 21 ou 22 mars 1914
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            On me donne à l'instant votre lettre. Ecoutez, vous me dites que vous avez en ce moment un grand chagrin. Or, je veux vous dire ceci. Je suis l'être le moins curieux et le moins indiscret qui soit. Quand on veut me faire une confidence, j l'arrête si je le peux. Mais aussi, moi si impuissant à obtenir quelque chose pour moi, à m'éviter le moindre mal, j'ai été doué ( et c'est certes mon seul don ) du pouvoir de procurer du bonheur aux autres, de leur éviter des peines, bien souvent. J'ai réconcilié non pas seulement des adversaires mais des amants, j'ai guéri des malades quand je n'ai pu qu'empirer mon mal, j'ai fait travailler des paresseux tout en le restant moi-même. Si vous croyez que je puisse d'une manière quelconque intervenir dans les choses qui vous font de la peine, je suis prêt à aller où vous vous voudrez, à partir en voyage s'il le faut et dans les 24 heures. Que mon état de santé ne vous donne aucun scrupule ; je suis incapable d'une fatigue régulière, nullement d'une fatigue exceptionnelle. Les qualités, et je vous le dis très simplement et parce que je vous jure que j'ai en dehors de cela une bien pauvre idée de moi, qui me donnent ces chances de réussite pour les autres, sont sans doute, avec une certaine diplomatie, un oubli de moi-même et une attention exclusive au bien de mon ami ; qui se rencontrent d'habitude rarement chez une même personne. Ne me répondez pas, si je ne peux rien faire. Mais si votre peine est de celles où une parole qu'on ne peut pas dire soi-même à un autre être peut être efficace, n'hésitez pas à avoir recours à moi. Dans un tout autre ordre, tandis que j'écrivais mon livre, je sentais que si Swann m'avait connu et avais pu user de moi, j'aurais su rendre Odette amoureuse de lui... Cher ami, Swann me rappelle que vous me parlez de cette édition. Excusez-moi de ne pas vous en parler aujourd'hui : j'étais absorbé par l'idée de votre peine. J'espère que vous pourrez lire ma lettre, car j'écris si illisiblement et vous m'avez mal lu hier. Je ne disais pas que Grasset ait été gentil, mais que j'avais peur de ne pas l'être : " Apprends que mon devoir ne dépend pas du tien. " Il n'a d'aucune façon à regretter d'avoir publié mon livre, car il a tiré quatre éditions en deux mois, et chaque fois je n'acceptais que la moitié de ce qu'il voulait me donner, bien que j'eusse à ce moment de graves ennuis d'argent. Quand à la N.R.F., si je me décidais ( ce que je ne crois pas ) ce serait à la condition absolue que ce serait moi qui ferais les frais des volumes(1). Ne m'écrivez pas si je ne peux rien pour vous, ne me répondez pas. Si je peux quelque chose, écrivez-moi. Mais sachez qu'il est possible que je n'aie pas vos lettres avant le soir ; donc, si vous aviez à me faire partir en voyage demain lundi, il serait prudent d'écrire sur l'enveloppe qu'on me remette cette lettre aussitôt qu'il serait possible.
            Mais si vous ne voyez pas que je puisse rien faire, ne nous écrivons plus, d'autant plus que c'est une grande fatigue pour moi d'écrire. Merci encore ; j'ai pour vous infiniment d'amitié et d'admiration.


                                                                                                       Marcel

                                                          Ecrit sur l'enveloppe

            Je fais attendre la réponse pour le cas où vous auriez besoin que je fasse quelque chose ( départ, etc. ) demain ; je serais moins agité de le savoir dès ce soir. Si vous n'avez pas besoin de moi, dîtes simplement qu'il n'y a pas de réponse et ne m'écrivez pas.

1 - La NRF prendra finalement l'édition du volume entièrement à sa charge, dégageant ainsi Proust de tout problème de cet ordre.



                                                                                                                                      
                                    Lettre sans date accompagnant une gerbe de roses de chez Lachaume

            Si tu me parles de tourment,
            D'espérances désabusées,
            J'irai te cueillir seulement
            Des roses pleines de rosée.

                                       Villiers de l'Isle-Adam

            Etes-vous toujours aussi triste ?                                                                                                                                                                    flowerlifestyle.wordpress.com

                                                          Votre,
                                                                     Marcel



                                                                                                     4 ou 5 avril 1914

            Cher ami,
            Je vous en Prie n'allez pas avoir ce découragement au sujet des Caves qui passionnent tout le monde, et m'ont, moi, rendu malade ( ce qui n'est peut-être pas le meilleur hommage, mais en est un bien grand pourtant . Il faudrait dix lettres, ou plutôt dix conversations pour vous faire comprendre le mal que m'a fait Cadio et c'est d'abord une preuve qu'il existe : " Je fais souffrir, donc je suis . " Non, mon cher ami, si vous avez des tristesses dans votre vie, je sais trop que les " succès littéraires " sont bien insuffisants à les adoucir ; mais quant à vous attrister à cause de votre oeuvre, ce serait de la folie. Qu'importe qu'elle ait vieilli pour vous, elle naît maintenant resplendissante et jeune dans nos pensées, laissez-la accomplir de cerveau en cerveau sa migration mystérieuse et que vous avez providentiellement réglée. Vous me demandez de ne pas vous juger là-dessus ! Que dirais-je, moi qui, incapable même de relire la dactylographie de mon second volume, vais faire paraître quelque chose d'informe et que je souhaiterais tant que vous ne lussiez pas, sans avoir même la force de dicter au moins le premier brouillon qui, lui, avait en tout cas plus de netteté. Ce qui vous rend peut-être injuste pour les Caves, et ce qui, pendant que je les finissais, a rendu injuste l'un des nombreux moi-même qui lisait en même temps et que les autres ont bien vite convaincu d'erreur, c'est que depuis Crime et Châtiment et les Karamazov, nous ne pouvons plus voir un criminel qui ne cherche pas à échapper à la justice sans croire que cela ressemble à Dostoïevski. C'est idiot. A ce compte-là Tolstoï n'aurait pas pu peindre la Guerre en ordre dispersé parce que Stendhal l'avait déjà fait. Et puis qu'est-ce qu'il y a de plus différent d'un personnage de Dostoïevski que Cadio. Je suis même persuadé que Dostoïevski n'en aurait pas pu comprendre la séduction et l'immoralité. ( Je voudrais bien savoir si tous les
" oncles " de Cadio sont des " tantes ". Que tout cela est intéressant. ) Le point d'interrogation, la pointe de soleil levant et d'espoir sur lesquels s'achève votre livre, n'est peut-être pas, au point de vue purement géométrique de la composition, tout à fais satisfaisant. On s'attendait à ce que les issues fussent plus complètement bouchées, à avoir un livre hermétiquement clos. Mais il m'intéresse plus ainsi, faisant sa part à une des lois qui m'intéressent le plus, et que pour ma part je tâche toujours de mettre en lumière quand j'écris, à savoir les différences de pression, les variations de l'atmosphère morale pour un même individu. Cette aurore tonique de la fin me plaît beaucoup par là. Cher ami, j'aurais tant à vous dire sur vous et suis si épuisé pour prolonger cette lettre que je m'en veux de résumer quelques lignes pour vous répondre au sujet de mon livre. Mais en deux mots, voici. Je ne sais si je vous ai déjà dit ( je confonds ) que j'ai écrit à Grasset, j'ai profité de ce que j'ai des sujets d'être mécontent de lui. Il m'a répondu par de vaines paroles, mais où, à la fin, il semblait invoquer commercialement le traité d'une façon qui m'a un peu choqué. Ce que je lui ai témoigné dans ma réplique. Alors est arrivé ce que je pouvais le plus redouter, car je suis sans armes contre la gentillesse. Il m'a écrit que je pouvais faire ce qui me plaisait, qu'il me déliait de tout traité, qu'il ne voulait de moi que de tout mon coeur et non par contrainte. Dans ces conditions, je ne pouvais qu'abdiquer la liberté qu'il me rendait, je lui ai donc dit que je paraîtrais chez lui, en me réservant de faire d'autres éditions
ailleurs, ce qu'il a reconnu m'être permis en vertu du traité. Je l'ai dit pour être plus libre, mais à vrai dire je ne vois pas bien quel serait l'intérêt de cela. Quant aux fragments dans la Revue, tout ce que vous voudrez. Il faudra seulement que vous me disiez le nombre de pages pour que je calcule à peu près. Je pense beaucoup à vous. Souvent j'aimerais causer avec vous, et souvent de la N.R.F.où tout ne me plaît pas. Mais ce que je voudrais surtout, c'est vous savoir un peu consolé.
            Je vous sers la main vingt fois par jour !
                                                                                Votre

                                                                                             Marcel

            Je vous dois, entre tant d'autres choses, deux délicieuses lettres de Monsieur Chadourne et je vous en suis bien reconnaissant.


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mardi 30 juin 2015

Hier; aujourd'hui et demain Sophia Loren ( autobiographie Italie )



                                         Hier, aujourd'hui et demain

            " Un visage trop petit, un nez trop long ( que Carlo Ponti lui suggéra d'améliorer, ce qu'elle refusa ) et une bouche trop large ". Tel était le verdict des augures qui ne lui prédisaient aucun avenir au cinéma. Née en 1934 à Rome, son père la reconnut avec réticence. Un jour il disparut, sa mère Mammina pianiste dans les bars, à bout de ressources retourna à Pozzuoli. La famille se resserra autour d'elles, malgré la pauvreté qui s'accentua lorsque la guerre se prolongeant, la nourriture manqua. Sophia raconte son extrême maigreur, surnommée " le cure-dents ", elle avait toujours faim. La grand-mère achetait 8 grains de café parfois qu'elle concassait et mélangeait à de l'orge. Elles mendièrent du pain noir auprès d'une femme passant sous leur fenêtre chargée de courses. Celle-ci partagea la miche. Les bombardements des Allemands puis des Alliés, les fuites vers les abris de tunnels. Puis les Napolitains revivent. Bonne élève, Sophia grandit et se présente à de nombreux concours de beauté. Elle n'obtient jamais la 1ère place. Bonne seconde elle se fait remarquer un peu. Contre l'avis de la Mamma ( la grand'mère ) Mammina décide de présenter Sophia à un énième concours, qu'elle ne gagne pas mais à force de volonté elle obtient des contrats pour des romans-photos. Ainsi commença également Lollobrigida. Et Sophia Loren débute à Cineccita, figurante, Les professeurs ne prédisaient aucun avenir à celle qui sous peu débuterait une carrière internationale. Elle rencontre De Sica, et surtout Carlo Ponti, producteur. Sophia Loren tourne, beaucoup. Un jour dépassée, elle croit entendre un orchestre dans sa tête. "Asthme psychosomatique ", tel fut le diagnostique. Mais rigoureuse elle se reprend, et cite souvent son instinct, dans son approche des gens. D'ailleurs le plus élégant des acteurs, Cary Grant voulut l'épouser et des copies de lettres qu'il lui envoya se trouvent au centre du livre parmi un certain nombre de photos de ceux avec qui elle a tourné, Richard Burton en difficulté alors avec Elisabeth Taylor, Charlie Chaplin et tant d'autres tel Grégory Peck. Une vie de cinéma, du cinéma italien, elle a tourné 12 films avec Marcello Mastroiani, et défilent les noms de Risi, Scola, à ses débuts du Prince Toto... Mais Sophia Loren rêvait d'une vie normale, et surtout voulait des enfants. Etre mère.  Elle avait choisi son compagnon, Carlo Ponti, marié en Italie. Si sa carrière la portait vers la gloire, les lois italiennes les tourmentèrent. L'actrice fut emprisonnée plusieurs jours, pour des problèmes de déclarations fiscales pas exactes, lui dit-on. Mais elle eut, avec difficultés, alors que là aussi les médecins lui dirent qu'elle ne pourrait jamais avoir d'enfant, elle a deux fils. Elle est grand'mère. Naples et sa famille, sa soeur Maria, le cure-dents devenue " la Plantureuse ", raconte les belles années du cinéma italien, et de quelques autres et de cuisine, italienne.

            

lundi 29 juin 2015

Roses guerrières Guillaume Apollinaire ( Poèmes France )




lexpress.fr


                                        Roses guerrières

                    Fête aux lanternes en acier
                   Qu'il est charmant cet éclairage
                   Feu d'artifice meurtrier
                   Mais on s'amuse avec courage

                    Deux fusants rose éclatement
                    Comme deux seins que l'on dégrafe
                    Tendent leurs bouts insolemment
                    Il sut aimer Quelle épitaphe
                                                                                                                                                           
                    Un poète dans la forêt                                                    
                    Regarde avec indifférence
Permalien de l'image intégrée                    Son revolver au cran d'arrêt
                    Des roses mourir en silence

                    Roses d'un parc abandonné
                    Et qu'il cueillit à la fontaine
                   Au bout du sentier détourné
                   Où chaque soir il se promène

                    Il songe aux roses de Sâdi
                    Et soudain sa tête se penche
                    Car une rose lui redit
                    La molle courbe d'une hanche

                    L'air est plein d'un terrible alcool
                    Filtré des étoiles mi-closes
                    Les obus pleurent dans leur vol
                    La mort amoureuse des roses

                                           ¤¤¤¤

            Toi qui fis à l'amour des promesses tout bas
            Et qui vis s'engager pour ta gloire un poète
            Ô rose toujours fraîche ô rose toujours prête                      
            Je t'offre le parfum horrible des combats

Afficher l'image d'origine            Toi qui sans défleurir sans mourir succombas **
            Ô rose toujours fraîche au vent qui la maltraite
            Fleuris tous les espoirs d'une armée qui halète
            Embaume tes amants masqués sur leurs grabats
                                                                                                         
            Il pleut si doucement pendant la nuit si tendre
            Tandis que monte en nous cet effluve fatal
            Musicien masqué que nul ne peut entendre

            Je joue un air d'amour aux cordes de cristal                          
            De cette douce pluie où s'apaise mon mal
            Et que les cieux sur nous font doucement descendre


*    arbrealettres.wordpress.com
**  luceb.canalblog.com

                                                                        Guillaume Apollinaire                                             
                                                                          extrait " Poèmes à Lou "

vendredi 26 juin 2015

Hyde Park Guillaume Apollinaire ( France Poème )


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                                    Hyde Park

            Les Faiseurs de religions
            Prêchaient dans le brouillard
            Les ombres près de qui nous passions
            Jouaient à colin-maillard

            A soixante-dix ans
            Joues fraîches de petits enfants
            Venez venez Eléonore                                                                     
            Et que sais-je encore

            Regardez venir les cyclopes
POULBOT COUPLE            Les pipes s'envolaient
            Mais envolez-vous-en
            Regards impénitents
            Et l'Europe l'Europe                                                                    

            Regards sacrés
            Mains énamourées
            Et les amants s'aimèrent
            Tant que prêcheurs prêchèrent


   
                                                                               Apollinaire 

mercredi 24 juin 2015

Son dernier coup d'archet Arthur Conan Doyle ( nouvelle Angleterre )


tenrev.com
                                                         Son dernier coup d'archet

            Il était 9 heures du soir en ce deuxième jour d'août... le plus beau terrible mois d'août de l'histoire mondiale. Déjà on eût pu se dire que la malédiction divine pesait sur ce monde dégénéré, car un silence impressionnant et un vague sentiment d'attente imprégnaient la touffeur. Le soleil était couché depuis longtemps mais, loin à l'ouest, une traînée rouge sang balafrait la ligne d'horizon, pareille à une plaie béante. Au-dessus, les étoiles resplendissaient, dessous, les lumières des navires scintillaient dans la baie. Les deux célèbres Allemands, debout devant le parapet de pierre qui bordait l'allée du jardin, tournaient le dos à la longue et basse demeure aux pignons massifs derrière eux, contemplaient la vaste étendue de plage qui s'étirait au pied de la grande falaise de craie au faîte de laquelle von Bork, tel un aigle errant, était venu se percher quatre ans auparavant. Côte à côte, leurs deux têtes toutes proches, ils échangeaient à voix basse des propos confidentiels.Vus d'en bas les deux points rougeoyants de leurs cigares auraient pu passer pour les yeux incandescents de quelque malveillant démon scrutant les ténèbres.
            Un individu étonnant que ce von Bork, un individu qui n'avait certes pas son pareil parmi tous les agents dévoués du Kaiser. Ce furent ses talents qui le firent initialement remarquer pour la mission en Angleterre, la plus importante de toutes, mais depuis qu'il en était chargé, les talents en question étaient devenus de plus en plus manifestes aux yeux des cinq ou six hommes au monde ayant connaissance de la vérité. Son compagnon du moment était justement de ces derniers : le baron von Herling, secrétaire principal de la légation, dont l'énorme Benz-100 chevaux bloquait la petite route de campagne en attendant de véhiculer confortablement son propriétaire pour le ramener à Londres.
            - Pour autant que je puisse augurer du cours des événements vous serez probablement de retour à Berlin dans la semaine, affirmait le secrétaire. Je crois qu'en arrivant là-bas, mon cher von Bork, vous serez surpris de l'accueil qui vous sera fait. Il se trouve que je sais ce qu'on pense en haut lieu de votre travail dans ce pays.
            Individu gigantesque, massif, épais, grand, le secrétaire était doté d'une élocution lente et pesée qui constitué l'atout majeur de sa carrière politique. Von Bork se mit à rire.
            - Les gens ne sont pas très difficiles à berner, déclara-t-il,. On ne saurait imaginer peuple plus docile, plus ingénu.
Résultat de recherche d'images pour "voiture benz 100 chevaux annee 1900"*            - Je ne suis pas de cet avis, répondit pensivement l'autre.Ils ont des limites curieuses et il faut apprendre à les connaître. C'est précisément leur apparente ingénuité qui trompe l'étranger. On a tout d'abord l'impression qu'ils sont complètement mous, puis on tombe tout à coup sur quelque chose de très coriace, alors on comprend qu'on vient d'atteindre la limite et qu'il faut s'adapter à la situation. Ils ont, par exemple, ces coutumes insulaires qu'il est tout bonnement impératif d'observer.
            - Vous parlez des " convenances " et autres choses du même genre ?
            Von Bork soupira comme quelqu'un qui aurait déjà beaucoup enduré.
            - Je parle des préjugés britanniques dans toutes leurs manifestations bizarres. A titre d'exemple je vous citerai l'un de mes pires faux pas, je peux me permettre d'en parler, vous connaissez assez mon travail pour être au courant de réussites. Cela se passa alors que je venais d'arriver dans le pays pour la première fois. Je fus invité à une réception, un samedi dans la maison de campagne d'un ministre du gouvernement. Les conversations y étaient incroyablement imprudentes.
            Von Bork hocha la tête.
            - J'ai connu ça, répondit-il laconiquement.
            - Très juste. Là-dessus, naturellement, j'envoyai à Berlin un résumé des informations glanées. Notre bon chancelier, qui n'a malheureusement guère de doigté dans ce genre d'affaires, propagea une remarque prouvant qu'il était informé de ce qu'il s'était dit. Du coup, bien sûr, la piste remonta directement jusqu'à moi. vous n'avez pas idée du mal que cela me fit. Nos hôtes britanniques n'avaient  plus rien de mou, en l'occurrence, je puis vous l'assurer. J'ai mis deux ans à rattraper cela. De votre côté, le rôle de sportif que vous jouez...
            - Non, non, ne dîtes pas qu'il s'agit d'un rôle. Un rôle c'est quelque chose de superficiel. Mon attitude est tout à fait naturelle. Je suis un sportif né. Je goûte profondément le sport.
            - Eh bien ! c'est d'autant plus efficace. Vous prenez part à leurs régates, à leurs parties de chasse, de polo, vous les égalez en tous sports, votre attelage rafle le prix à l'Olympia. J'ai même entendu dire que vous alliez jusqu'à boxer avec les jeunes officiers. Quel est le résultat ? Personne ne vous prend au sérieux. Vous êtes " un chic type, tout à fait fréquentable  pour un Allemand ", un jeune casse-cou aimant boire sec, faire la fête et se coucher à l'aube. Et, pendant ce temps-là, dans la paisible demeure campagnarde qui est la vôtre, se fomente la moitié des offensives de l'Angleterre, et son propriétaire si sportif est l'agent secret le plus habile d'Europe. Génial, mon cher von Bork, génial !
            -Vous me flattez, baron. Mais je puis certes affirmer que les quatre années que j'ai passées dans ce pays n'ont pas été inutiles. Je ne vous ai jamais montré ma petite réserve. Cela vous ennuierait-il d'entrer un instant ?
            La porte du bureau donnait directement sur la terrasse. Von Bork la poussa, puis entra le premier et abaissa le commutateur électrique. Il ferma ensuite la porte derrière la robuste silhouette qui le suivait et tira soigneusement les rideaux devant la fenêtre grillagée. Ce fut seulement une fois toutes ces précautions prises et vérifiées qu'il tourna son visage hâlé d'oiseau de proie vers son invité.
            - Une partie de mes documents n'est plus là, expliqua-t-il. En partant pour Flushing  ma femme et les domestiques ont emporté les importants, pour les autres il faut, bien sûr, que je requière la protection de l'ambassade.
            - Votre nom figure déjà sur la liste des membres de l'escorte personnelle. Il n'y aura aucun problème ni pour vos bagages, ni pour vous-même. Bien entendu, il se peut tout aussi bien que nous n'ayons pas besoin de partir. L'Angleterre abandonnera peut-être la France à son sort. Nous sommes certains qu'il n'existe pas de traité d'alliance entre les deux pays.
            - Et la Belgique ?
            - Pareil pour la Belgique.
            Von Bork hocha négativement la tête.                                             civilwartalk.com
            - Je ne comprends pas comment cela se pourrait . Il existe bel et bien un traité. Jamais l'Angleterre ne relèverait la tête après un tel affront.
            - Au moins préserverait-elle la paix pour le moment.
            - Mais son honneur ?
            - Bah ! nous vivons une époque utilitaire, mon cher monsieur. L'homme est une notion médiévale. Du reste l'Angleterre n'est pas prête. C'est un fait inimaginable, mais même notre impôt de guerre spécial de cinquante millions, dont on pouvait penser qu'il révélait aussi clairement nos intentions que si nous avions placardées en première page du Times n'a pas tiré ces gens de leur léthargie. Ça et là , on entend une question. J'ai pour tâche de trouver une réponse. Ça et là, de même, on s'échauffe. J'ai pour tâche d'apaiser les esprits. Mais je peux vous certifier que dans les domaines essentiels, stockage des munitions, préparation des attaques sous-marines, installations destinées à la fabrication d'explosifs lourds, rien n'est au point. Alors, comment l'Angleterre pourrait-elle intervenir ? D'autant que nous lui avons mitonné un brouet diabolique entre guerre civile irlandaise, émeutes de suffragettes, et Dieu sait quoi qui l'empêche de s'occuper de ses voisins.
            - Elle doit bien songer à son avenir.
            - Ah ! ça c'est une autre histoire. J'ai idée que pour ce qui est de l'avenir nous avons nos propres projets bien arrêtés pour l'Angleterre et que vos renseignements seront pour nous d'une importance capitale. Pour John Bull, notre ami l'Anglais, ce sera aujourd'hui ou demain, au choix. S'il préfère opter pour aujourd'hui, nous sommes fin prêts. S'il choisit demain nous le serons encore plus. A mon avis, il serait plus sage leur part de combattre avec des alliés que sans, mais c'est leur affaire. Cette semaine est celle qui décidera de leur destinée. Mais vous parliez de vos documents.
            Assis dans le fauteuil, la lumière se reflétant sur son gros crâne dégarni, il se mit à tirer calmement sur son cigare à petites bouffées. Au fond de la grande pièce lambrissée de chêne, tapissée de livres, était tirée une tenture. Une fois écartée celle-ci révéla un grand coffre-fort à ferrures de cuivre. Von Bork détacha une petite clé de sa chaîne de montre et, au terme de longues manipulations de serrure, ouvrit en grand la lourde porte.
            - Voyez ! lança-t-il en s'écartant avec un geste de la main.
            La lumière inonda crûment l'intérieur du coffre béant, et le secrétaire d'ambassade contempla avec intérêt, captivé, les rangées de cases bourrées de documents qu'il contenait. Chacune des cases avait son étiquette : en les parcourant du regard, son oeil saisit une longue succession d'intitulés tels que " Gués - Défense portuaire - Aéroplanes - Irlande - Egypte - Forts de Porsmouth - Manche - Rosythe ", parmi une infinité d'autres. Une forêt de documents et de plans dépassait de chaque compartiment.
            -  Colossal : s'écria le secrétaire.
            Posant son cigare il applaudit claquant sans bruit ses mains dodues.
            - Et tout cela en quatre ans, baron. Pas si mal pour un propriétaire rural buvant sec et courant par monts et par vaux. Mais la perle de ma collection va arriver. En voici l'écrin tout prêt.
            Du doigt il désigna un emplacement au-dessus duquel était inscrit : " Signaux navals ".
            - Mais vous avez déjà là un dossier copieux.
            - Plus d'actualité, bon à jeter. L'Amirauté a été alertée, Dieu sait comment, et tous les codes ont changé. Ce fut un rude coup, baron... le pire revers de toute ma campagne. Mais grâce à mon chéquier et à ce brave Altamont, tout sera réparé ce soir.
            Le baron consulta sa montre et poussa une exclamation de déception gutturale.
           - Ma foi, je ne peux vraiment pas rester plus longtemps. Comme vous vous en doutez, il y a du mouvement à Carlton Terrace, en ce moment, et il faut que nous soyons tous à nos postes. J'avais espéré être en mesure de rapporter des nouvelles de votre grand coup de main. Altamont n'a-t-il pas précisé d'heure ?
            Von Bork poussa un télégramme vers son interlocuteur : '  Viendrai sans faute ce soir. Apporterai nouveau jeu bougies Altamont ".
            - Un jeu de bougies ?
            - Vous comprenez, il se fait passer pour un expert en mécanique et j'ai, moi, un garage complètement équipé. Notre code attribue un nom de pièce détachée à chaque information susceptible de se présenter. Si Altamont mentionne un radiateur il s'agit d'un cuirassé, une pompe à huile c'est un croiseur, et ainsi de suite. Un jeu de bougies désigne les signaux navals.
            - Expédié de Portsmouth à midi, constata la commissaire en examinant l'adresse d'origine du télégramme. A propos, que lui donnez-vous en retour ?
            - Cinq cents livres pour cette mission spécifique. Bien entendu, il a également un salaire.
            - Gourmand, le bougre. Ces traîtres ont leur utilité, mais c'est à contre-coeur que je leur verse le prix de leur forfait.
            - Je ne verse rien à contre-coeur à Altamont. C'est un excellent agent. S'il est vrai que je le paie bien, au moins me livre-t-il la marchandise, pour reprendre son expression. Du reste, ce n'est pas un traître. Les sentiments que professent les plus pangermanistes de nos " junker " à l'égard de l'Angleterre ne sont, je vous l'assure, que roucoulades timorées à côté des propos que tien un Irlandais d'Amérique vraiment enragé.
            - Ah ? Un Irlandais d'Amérique ?
           - Si vous l'entendiez parler vous n'auriez aucun doute là-dessus. J'ai parfois du mal à le comprendre, je vous l'assure. Apparemment il a aussi bien déclarer la guerre à l'anglais du roi qu'au roi des Anglais. Faut-il vraiment que vous partiez ? Il se peut qu'il arrive d'ici une minute.
           - Je suis navré mais je suis déjà resté plus longtemps que je ne pouvais me le permettre. Nous vous attendons demain matin de bonne heure, et quand vous aurez glissé ce manuel de signaux dans la chatière, sur le perron du duc d'York, vous pourrez refermer triomphalement votre dossier concernant l'Angleterre. Quoi ! du Tokay ?
            Le secrétaire désignait une bouteille poussiéreuse au bouchon encapuchonné de cire posée sur un plateau et flanquée de deux verres à pied.
            - Puis-je vous en offrir un verre avant que vous repartiez ?
            - Non merci. Mais c'est la grande vie, dites-moi ?
           - Altamont est un fin connaisseur en vins, et il s'est entiché de mon tokay. C'est un gaillard ombrageux qu'il convient de ménager à l'aide de petites choses. J'ai intérêt à creuser le sujet, je vous l'assure.
            Les deux hommes étaient tranquillement ressortis sur la terrasse qu'ils longèrent jusqu'à son extrémité où, au tour de doigts que donna le chauffeur du baron, la grande automobile frémit et toussa.
 **         - Ces lumières sont celles de Harwick, je suppose, demanda le secrétaire en enfilant son cache-poussière. Comme tout cela semble calme et paisible. On verra peut-être d'autres lumières avant la fin de la semaine, et la côte anglaise risque d'être moins tranquille ! Le ciel aussi risque d'être plus animé si notre bon Zeppelin tient toutes ses promesses. A propos, qui est cette personne ?
            Il n'y avait qu'une fenêtre éclairée derrière les deux hommes. Près de la vitre une lampe, à côté de laquelle, assise devant une table, se trouvait une délicieuse petite vieille au teint vermeil portant une coiffe campagnarde. Penchée sur son tricot elle s'interrompait de temps à autre pour caresser un gros chat noir installé sur un tabouret à côté d'elle.
            - C'est Martha, l'unique domestique que j'ai gardée avec moi.
            Le secrétaire ricana.
            - C'est quasiment Britannia personnifiée; lança-t-il, toute à ses petites affaires, avec son air douillet et endormi. Sur ce, von Bork, au revoir.
            Sur un dernier signe d'adieu, il sauta en voiture et l'instant d'après les deux pinceaux dorés des phares s'élancèrent à l'assaut de l'obscurité. Bien installé sur la banquette rembourrée de sa luxueuse limousine, absorbé qu'il était par la perspective de l'imminente tragédie qu'allait connaître l'Europe, ce fut à peine si le secrétaire remarqua qu'en tournant pour rejoindre la rue principale du village son automobile manqua de peu une petite Ford venant en sens contraire.
            Quand les dernières lueurs des phares eurent disparu au loin, von Bork regagna lentement le bureau, remarquant au passage que sa vieille gouvernante avait éteint la lampe et regagné sa chambre. C'était un sentiment nouveau pour lui que le silence et l'obscurité qui baignaient sa longue demeure habituellement habitée par une famille et une domesticité nombreuses. Il se sentait soulagé, toutefois, de les savoir tous en sécurité et de penser que, mis à part la vieille femme qui s'était attardée dans la cuisine, il disposait de la maison entière pour lui seul. Un gros travail de tri dans son bureau l'attendait. Il s'attela à la tâche, et bientôt les flammes où se consumaient les documents embrasèrent son beau visage impérieux. Dans une mallette de cuir posée sur son bureau il entassa très soigneusement, méthodiquement, le précieux contenu de son coffre-fort.. Mais à peine avait-il commencé que son ouïe perçante décela un bruit éloigné de moteur. Aussitôt, avec une exclamation satisfaite, il sangla la mallette, ferma le coffre à clé et se précipita sur la terrasse. Il arriva juste à temps pour voir les lumières d'une petite automobile s'arrêter au portail. Un passager à terre s'avança prestement à sa rencontre, pendant que le chauffeur, vieil homme robuste à moustache grise, prenait la pose de qui se résigne à observer une longue veille.
            - Alors ? s'enquit avidement von Bork en accourant vers son visiteur.
            Pour toute réponse, l'homme brandit triomphalement un petit paquet enveloppé de papier brun.
           - Vous pouvez me gratifier de la poignée de main des grands jours, monsieur ! s'écria l'homme. J'ai enfin décroché la timbale.
           - Les signaux ?
           - Comme je l'ai annoncé dans mon câble. Tous, jusqu'au dernier. Signaux à bras, codes lumineux, Marconi... une copie, notez bien, pas l'original. C'était trop dangereux. Mais c'est la marchandise qu'il vous faut, vous pouvez en être sûr.
            Il abattit la main sur l'épaule de l'Allemand avec une rude familiarité qui fit tressaillir ce dernier.
            - Entrez, dit von Bork. Il n'y a que moi dans la maison. Je n'attendais plus que ça. Bien entendu, une copie est préférable à l'original. Si l'original disparaissait, ils modifieraient tous leurs plans. Vous ne pensez pas que cette copie présente le moindre défaut ?
 ***       L'Irlandais d'Amérique entré dans le bureau, étira ses longs membres du fond du fauteuil. C'était un grand individu osseux d'une soixantaine d'années aux traits bien dessinés, portant un petit bouc qui le faisait ressembler dans l'ensemble aux caricatures de l'Oncle Sam. Un cigare à demi fumé, détrempé, pendait au coin de sa bouche. En s'asseyant il craqua une allumette et le ralluma.
           - On déménage ? lança-t-il en regardant autour de lui. Dites voir, monsieur, reprit-il lorsque son regard tomba sur le coffre dont la tenture était à présent ôtée, vous n'allez pas me faire croire que vous gardez vos documents là-dedans ?
            - Pourquoi ne le ferais-je pas ?
            - Pardi ! dans un machin grand ouvert comme ça ! et on vous prend pour un espion du tonnerre. Ma parole, un espion yankee percerait ça avec un ouvre-boîtes. Si j'avais su qu'une seule de mes lettres allait finir dans un truc comme ça, il aurait vraiment fallu que je sois poire pour vous écrire.
            - Aucun escroc ne trouvera le moyen de forcer ce coffre, répliqua von Bork. Ce métal ne peut être découpé avec aucun outil.
            - Et la serrure ?
            - Non, c'est une serrure à double combinaison. Vous savez en quoi ça consiste ?
            - Dîtes-moi donc ça, dit l'Américain.
            - Eh bien, il faut composer un mot accompagné d'un groupe de chiffres pour pouvoir faire fonctionner la serrure.
            Von Bork se leva et montra les deux molettes concentriques autour du trou de la serrure.
            - Les lettres se trouvent sur la plus grande, et les chiffres sur la petite.
            - Bien, bien, pas mal.
            - Le système n'est donc pas aussi simple que vous pensiez. Il y a quatre ans que j'ai fait fabriquer ce coffre, et que croyez-vous que j'ai choisi comme combinaisons de lettres et de chiffres ?
            - Je ne vois pas.
            - Eh bien : j'ai choisi " août " comme mot, et " 1914 " pour les chiffres, et nous y voilà.
            La physionomie de l'Américain révéla une surprise admirative.
            - Mince alors, c'est rudement fort ! Vous aviez joliment vu venir le coup.
            - Oui, peu d'entre nous, même à ce moment-là, auraient pu prévoir la date. Voilà, et je plie bagage demain matin.
            - Ma foi, j'ai idée que vous allez devoir me caser dans vos bagages. Pas question que je reste tout seul dans ce foutu pays. A ce que je vois, d'ici une semaine au maximum, l'ami John Bull va se mettre debout sur ses pattes arrière et faire du vilain. Je préférerais assister au spectacle de la rive d'en face.
            - Vous êtes pourtant citoyen américain ?
            - Ma foi, Jack James était aussi citoyen américain, et ça ne l'empêche pas de croupir dans les prison de Sa Majesté. Il est à Portland. On peut toujours dire aux flics britanniques qu'on est citoyen américain ça les laisse froids. " Ce qu'on observe ici c'est l'ordre public britannique ", qu'ils disent. A propos, monsieur, en
parlant de Jack James, je trouve que vous n'avez pas l'air de protéger vos agents tant que ça.
            - Qu'entendez-vous par là ? rétorqua sèchement von Bork.
            - Ma foi, c'est bien vous qui les employez, hein ? Donc à vous de veiller à ce qu'ils ne tombent pas. Pourtant ils tombent quand même, mais on ne vous a jamais vu les tirer d'affaires. Prenez James...
            - Ce qui est arrivé était de sa faute, vous le savez bien. Il ne voulait en faire qu'à sa tête. Ca ne convenait pas pour ce genre de missions.
            - James était une tête de lard... je vous l'accorde, mais ensuite il y a eu Hollis.
            - Ce type était fou.
Résultat de recherche d'images pour "vieille femme 1900 peinture"            - Eh bien ! Il avait l'esprit un peu embrumé, les derniers temps. Etre obligé de jouer un rôle du matin au soir au beau milieu d'une centaine de types tous prêts à aviser les flics, il y a de quoi devenir maboul. Et voilà que maintenant c'est Steiner...
            Von Brock tressaillit violemment et son visage coloré pâlit légèrement.
            - Que se passe-t-il avec Steiner ?
            - Eh bien ! Ils l'ont coffré, voilà tout. Ils ont fait une descente dans son magasin hier soir, si bien que lui et ses documents se retrouvent tous à la prison de Portsmouth. Vous, vous levez camp, mais lui, le pauvre diable, il va devoir payer les pots cassésn et, s'il n'y laisse pas la vie, il aura de la chance. Voilà pourquoi je veux traverser la Manche en même temps que vous.
            Von Bork était un homme solide et peu démonstratif, mais on constatait sans peine que la nouvelle lui avait porté un coup.
            - Comment ont-ils pu arriver jusqu'à Steiner ? marmonna-t-il. Ca c'est le pire de tout.
            - Ma foi, il a failli vous arriver encore pire, car je crois qu'ils ne sont pas loin de s'en prendre à moi.
            - Vous ne parlez pas sérieusement !
            - Que si ! ma logeuse, là-bas à Fratton, a eu droit à quelques questions, alors en apprenant ça, j'ai senti qu'il devenait temps pour moi d'activer les choses. Mais ce que je voudrais savoir, monsieur, c'est comment les flics ont eu vent de tout ça. Steiner est le cinquième agent que vous perdez depuis que j'ai signé avec vous, et pour peu que je m'attarde sur place, je connais le sixième. Comment expliquez-vous ça ? Vous n'avez aucun scrupule à voir vos hommes tomber comme ça ?
            Von Bork s'empourpra violemment.
            - Comment osez-vous tenir de tels propos ?
            - Si je n'osais jamais rien, monsieur, je ne serais à votre service. Mais ce que je pense, je vais vous le dire tout net. Il m'est venu aux oreilles que vous autres, politiciens allemands, ça ne vous chagrine pas trop qu'un agent se retrouve à l'ombre dès qu'il a terminé sa mission.
            Von Bork se leva d'un bond.
            - Osez-vous insinuer que j'aie livré mes propres agents ?
            - Je n'ai pas affirmer ça, monsieur, mais il y a un indic ou une arnaque quelque part, et c'est à vous de découvrir où. Pour moi, de toute manière, prendre des risques, c'est fini. Moi, la Hollande m'attend, alors le plus tôt sera le mieux.
            Von Bork avait dominé sa colère.
            - Vous et moi sommes alliés depuis trop longtemps pour nous disputer à l'heure même de la victoire, lança-t-il. Vous avez fait de l'excellent travail et pris des risques, je ne saurais l'oublier. Quoi qu'il en soit, allez en Hollande et, de Rotterdam, vous pourrez prendre un bateau pour NewYork. Aucune autre ligne maritime ne sera sûre d'ici une semaine. Je vais prendre le manuel et le boucler dans mes bagages avec le reste.
            L'Américain tenait le petit paquet à la main, mais il ne fit pas mine de le remettre à son hôte.
           - Et pour le pèze, alors ? s'enquit-il.
           - Le quoi ?
           - La galette, la récompense. Les 500 livres. Le canonnier est devenu méchamment gourmand sur la fin et il a fallu que je sorte 100 dollars de plus pour arranger le coup, sans quoi ç'aurait été niet pour vous et moi. Rien à faire qu'il disait, et il était bien décidé à ne pas changer d'avis avec ça, mais les 100 dollars ont tout réglé. En tout ça m'a coûté 200 livres, alors il n'y a pas grande chance que je lâche le manuel sans empocher le magot.
            Von Bork sourit avec un brin d'amertume.
             - Vous n'avez pas l'air de nourrir une haute opinion de mon honneur, constata-t-il. Vous demandez l'argent avant de me remettre le manuel.
            - Ma foi, monsieur, c'est une proposition d'affaire.
            - C'est bon. A votre guise.
            Il s'assit devant la table et griffonna un chèque qu'il arracha du livret, sans pour autant le donner à son interlocuteur.
            - Après tout, monsieur Altamont, puisqu'il faut que nos relations en arrive là, je ne vois pas pourquoi je me fierais plus à vous que vous à moi. Vous comprenez, ajouta-t-il en jetant un regard par-dessus son épaule en direction de l'Américain. Le chèque est là, sur la table. Je revendique le droit d'examiner ce paquet avant que vous preniez l'argent.
            L'Américain le lui tendit sans un mot. Von Bork dénoua la ficelle et enleva les deux couches de papier d'emballage. Puis, muet de stupéfaction, il contempla un instant le petit fascicule bleu qui se trouvait devant lui. Sur la couverture le titre était imprimé en lettres d'or : Manuel pratique d'apiculture. L'illustre espion n'eut qu'une seconde pour froncer les sourcils à la vue de cet intitulé étrangement incongru. L'instant d'après une poigne d'acier se referma sur sa nuque et un tampon de chloroforme fut pressé contre son visage grimaçant.
            - Encore un verre, Watson ? lança Mr Sherlock Holmes en tendant la bouteille de tokay impérial.
            Le robuste chauffeur,qui avait pris place à côté de la table, avança son verre avec un enthousiasme certain
            - Ce vin est bon, Holmes.
            - Remarquable, Watson. Notre ami, que voilà couché sur le sofa, m'a assuré que cette bouteille venait de la cave particulière de François-Joseph au château de Schönbrunn. Puis-je vous demander de bien vouloir aller ouvrir la fenêtre ? Les effluves de chloroforme dénaturent le palais.
            Debout devant le coffre entrebâillé, Holmes en sortait les dossiers l'un après l'autre, les examinait rapidement au passage, puis les entassait soigneusement dans la mallette de von Bork. Le souffle ronflant, l'Allemand dormait allongé sur le sofa, les avant-bras et une jambe ligotés.
            Inutile de nous précipiter, Watson. Nous n'avons aucune interruption à craindre Cela vous ennuierait-il d'appuyer sur la sonnette ? Il n'y a personne dans la maison, à l'exception de la vieille Martha
qui a joué son rôle à merveille. Je l'ai fait engagé ici au début, quand je me suis chargé de l'affaire. Ah! Martha, vous serez heureuse d'apprendre que tout va bien.
            La charmante vieille dame venait d'apparaître dans l'embrasure de la porte. Elle fit une petite révérence et un sourire à Holmes, mais jeta un coup d'oeil vaguement inquiet à la silhouette allongée sur le sofa.
            - Tout va bien Martha. Il n'a subi aucun mal.
            - Tant mieux, Mr Holmes. A sa manière à lui, ç'a été un bon maîtreHier, il voulait que je parte en Allemagne avec sa femme, mais ça n'aurait pas vraiment servi vos projets, n'est-ce pas, monsieur ?
            - Que non, Martha, en effet. Du moment que vous étiez sur place, j'avais l'esprit tranquille. Nous avons attendu votre signal un bon moment, ce soir.
            - C'était à cause du secrétaire, monsieur.
            - Je sais. Nous nous sommes croisés en automobile.
            - Je me disais que jamais il ne s'en irait. Je savais que ça ne servirait pas vos projets, monsieur, de le trouver sur place.
            - Non, en effet. Ma foi, nous en avons simplement été quittes pour attendre à près une demi-heure, jusqu'au moment où nous avons vu s'éteindre votre lampe et compris que la voie était libre. Demain, vous pourrez venir me faire votre compte rendu à Londres, Martha, au Claridge.
            - Très bien, monsieur.                                                                      qw.fr
            - Vous avez tout préparé en vue du départ, je suppose ?
            - Oui, monsieur. Aujourd'hui il a posté sept lettres. J'ai relevé les adresses, comme d'habitude.
            - Parfait, Martha. J'y jetterai un coup d'oeil demain. Bonsoir. Les documents que voilà, reprit-il tandis que la vieille dame s'éclipsait, n'ont pas grande importance, car, bien entendu, les renseignements qu'ils contiennent ont été communiqués depuis longtemps au gouvernement allemand. Il s'agit des originaux qui ne pouvaient sortir du pays en toute   sécurité.
            - Dans ce cas ils ne sont d'aucune utilité.
            - Je n'irais pas jusqu'à affirmer une chose pareille, Watson. Ils renseigneront au moins nos compatriotes sur ce que l'ennemi sait, et sur ce qu'il ne sait pas. C'est par mon entremise qu'une bonne partie de ces documents est arrivée là, je le précise. Il va donc sans dire qu'ils sont tout à fait fantaisistes. Cela illuminerait mes dernières années que de voir un croiseur allemand naviguer dans le Solent en se fondant sur le plan des champs de mines fourni par mes soins. Mais vous, Watson...
            Il suspendit son geste et prit son vieil ami par les épaules.
            -... je vous ai encore à peine vu à la lumière. Quel effet les années ont-elles eu sur vous ? Vous ressemblez toujours au fringant jeune homme d'autrefois.
            - Je me sens rajeuni de vingt ans, Holmes. J'ai rarement ressenti autant de joie qu'en recevant votre câble me demandant de vous rejoindre à Harwich avec l'auto. Mais vous, Holmes... vous avez si peu changé... mis à part cet horrible bouc.
            - C'est le genre de sacrifice que l'on fait pour son pays, Watson, répondit Holmes en tirant sur sa petite barbiche. Dès demain ce ne sera plus qu'un vilain souvenir. Une coupe de cheveux, quelques minimes modifications de plus et demain je ferai sans doute ma réapparition au Claridge tel que j'étais avant ce boulot.... je vous demande pardon, Watson, on dirait que mon anglais est à tout jamais perverti à la source.... avant que cette mission en tant qu'Américain se présente.
            - Mais, vous aviez pris votre retraite, Holmes. D'après les nouvelles que nous recevions, vous meniez une vie d'ermite entre vos abeilles et vos livres dans une petite ferme du sud des Downs.
            - Très juste, Watson. Voici d'ailleurs le fruit de ma bien-heureuse oisiveté, le " magnum opus " de mes vieux jours !
            Il ramassa l'ouvrage sur la table et en lut à haute voix le titre complet : Manuel pratique d'apiculture, complété de quelques observations concernant l'isolement de la reine.  
            - J'ai rédigé cela tout seul. Voyez là le résultat de nuits de réflexion et de journées de labeur, durant lesquelles j'observai ces petites équipes industrieuses comme j'observai jadis le monde criminel londonien.
            - Mais comment en êtes-vous venu à reprendre votre activité ?
            - Ah ! je m'en étonne bien souvent moi-même. S'il n'y avait eu que le ministre des Affaires étrangères, j'aurais tenu bon, mais quand le Premier ministre est allé jusqu'à honorer mon humble logis de sa visite....  Le fait est, Watson, que le monsieur que vous voyez là sur le sofa fut un petit peu trop habile pour nos agents. C'était un individu hors ligne. Les choses clochaient et personne ne comprenait pourquoi. Des agents étaient suspectés et même pris, mais certains éléments attestaient la présence d'une force centrale puissante et secrète. Il était absolument nécessaire de la démasquer. On me pressa instamment de me pencher sur la question. Cela m'a coûté deux années, Watson, qui n'ont pas été dépourvues d'intérêt. Si je vous dis que j'ai commencé mon périple à Chicago, adhéré à une société secrète irlandaise à Buffalo, causé de sérieux tracas à la police de Skibbereen, et du coup, fini par attirer l'attention d'un subordonné de von Bork, qui me recommanda comme un agent possible, vous comprendrez que l'affaire fut complexe. Depuis, von Bork m'a honoré de sa confiance, ce qui n'a pas empêché la plupart de ses projets clocher imperceptiblement, ni ses meilleurs agents d'échouer en prison. Je les tenais à l'oeil, Watson, et sitôt mûrs, je les cueillais. Eh bien, monsieur, j'espère que vous ne vous ressentez pas de cet incident.
            Cette dernière remarque s'adressait à von Bork lui-même, qui, après force hoquets et clignements de paupières, avait écouté sans mot dire les explications de Holmes. Il se mit alors à déverser un furieux torrent d'invectives en allemand, le visage convulsé de rage. Holmes poursuivit son rapide examen des dossiers pendant que son prisonnier jurait sacrait.
            - Si peu mélodieux que soit l'allemand, cela reste la plus expressive de toutes les langues, déclara-t-il une fois que von Bork se fut interrompu par pur épuisement. Tiens, tiens ! ajouta-t-il en examinant attentivement l'angle d'un décalque avant de le poser dans la mallette. Voilà qui va expédier un autre oiseau derrière les barreaux. Je n'imaginais pas que le commissaire de la Marine était une telle crapule, bien que je le tienne à l'oeil depuis longtemps. Vous êtes lourdement compromis, monsieur von Bork.
            Le prisonnier,qui s'était relevé avec peine sur le sofa, dévisageait avec un curieux mélange de stupeur et de haine l'homme qui l'avait confondu.
            - Vous me paierez ça, Altamont, dit-il avec une lenteur pesée. Quand bien même je devrais attendre jusqu'à la fin de mes jours, vous mes paierez ça !
            - Cette bonne vieille rengaine, conclut Holmes. Combien de fois l'ai-je entendue par le passé. C'était le refrain de prédilection de feu le regretté professeur Moriarty. Le colonel Sebastian Moran le fredonna aussi à son heure, dit-on. Malgré tout je suis bien vivant et j'élève des abeilles dans le sud des downs.
            - Soyez maudit, double traître que vous êtes ! s'écria l'Allemand en se débattant pour se dégager de ses liens, une lueur de meurtre flambant dans son regard furibond.
            - Non, non, ce n'est pas si terrible que ça, reprit Holmes en souriant. Comme vous le révèle sans nul doute mon accent, Mr Altamont de Chicago n'a jamais réellement existé. Je me suis servi de lui, après quoi il a disparu.
            - Dans ce cas, qui êtes-vous ?
            - Cela n'a aucune importance, qui je suis, mais puisque la question semble vous intéresser, Mr von Bork, je puis vous dire que ce n'est pas la première fois que j'ai affaire aux membres de votre famille. J'ai eu bien des enquêtes à mener en Allemagne par le passé, et mon nom vous est probablement familier.
            - J'aimerais le connaître, répondit le Prussien d'un air sombre.
            - Je fus l'ordonnateur de la séparation d'Irene Adler et de feu le roi de Bohème à l'époque où votre cousin Heinrich occupait la fonction d'envoyé de l'empereur. Ce fut également moi qui sauvai le comte von Grafenstein, frère aîné de votre mère, de l'assassinat que projetait le nihiliste Klopman. Maoi qui...
            Von Bork se redressa, stupéfait.
            - Mais il n'y a qu'un homme au monde ! s'écria-t-il.
            - Tout juste, répondit Holmes.
            Von Bork gémit et retomba sur le sofa.
             - Et c'est vous qui nous avez fourni la plupart de ces renseignements ! s'écria-t-il. Quelle valeur ont-ils ? Qu'ai-je fait ? Je suis fini, à tout jamais fini !
            - Leur valeur est certes assez contestable, confirma Holmes. Ils vont nécessiter quelques vérifications, or vous n'avez guère de temps pour cela. Votre amiral s'apercevra sans doute que les nouveaux canons sont passablement plus puissants qu'il ne s'y attend, et les croiseurs peut-être un brin plus rapides.
            Dans son anxiété,  von  Bork s'étreignit la gorge.
****        - Quantité d'autres détails ne manqueront certainement pas de faire jour en leur temps. Cela dit , vous possédez une qualité très rare pour un Allemand, Mr von Bork, vous avez l'esprit sportif. Vous ne me garderez donc pas rancune quand vous découvrirez que vous, dont l'ingéniosité a surpassé celle de tant d'autres, vous êtes fait surpasser à votre tour. Après tout, vous avez servi votre pays de votre mieux, et moi j'ai servi le mien de mon mieux, qu'y a-t-il de plus naturel ? Du reste, ajouta-t-il non sans bienveillance en posant la main sur l'épaule de l'homme prostré, cela vaut mieux que de tomber face à quelque moins noble ennemi. Les documents sont prêts, à présent, Watson. Si vous voulez bien m'aider à transporter notre prisonnier, je crois que nous allons tout de suite pouvoir nous mettre en route pour Londres.
            Déplacer von Bork ne fut pas chose facile, car il était fort et n'avait rien à perdre. Finalement, l'empoignant chacun par un bras, les deux amis lui firent très lentement descendre l'allée du jardin qu'à peine quelques heures plus tôt il empruntée d'un pas si assuré après les félicitations du célèbre diplomate. Au terme d'une ultime et courte lutte, il fut hissé, toujours pieds et poings liés, dans le siège supplémentaire de la petite auto. On cala sa précieuse mallette à côté de lui.
            - Je crois que vous êtes aussi confortablement installé que les circonstances le permettent, constata Holmes lorsque les derniers préparatifs furent accomplis. Serait-ce prendre une excessive liberté que d'allumer une cigare et placer entre vos lèvres ?
            Mais toutes ces amabilités envers l'Allemand furieux restèrent sans effet.
            - Je suppose que vous vous rendez compte, Mr Sherlock Holmes, lança-t-il, que si votre gouvernement vous soutient dans une initiative de cet acabit cela en fait un acte d'hostilité.
            - Que dire de votre gouvernement et de toute cette initiative-là ? répliqua Holmes en tapotant la mallette.
            - Vous êtes un particulier. Vous ne disposez d'aucun mandat vous autorisant à m'arrêter. Cette procédure est, dans son ensemble, totalement illégale et scandaleuse.
Résultat de recherche d'images pour "vent d'est"            - Totalement, renchérit Holmes.
            - Enlever un sujet allemand.
            - Et lui voler ses documents personnels.
            - Ma foi, vous avez conscience de la situation qui est la vôtre, à vous et votre complice que voilà. S'il se trouvait que j'appelle à l'aide quand nous traverserons le village....
            - Si vous faisiez une sottise pareille, mon cher monsieur, vous enrichiriez probablement les deux malheureux noms d'auberges que nous avons au village d'une troisième enseigne vantant " Le Prussien  pendouillé." L'Anglais est un individu patient, mais à cette heure, ses esprits sont un rien irrités, et il vaudrait mieux éviter de le pousser à bout. Non, Mr von Bork, vous nous accompagnerez avec calme et bon sens jusqu'à Scotland Yard, d'où vous pourrez appeler votre ami le baron von Herling, et voir si, même à présent, vous ne pouvez pas prendre la place qu'il vous a réservée dans l'escorte diplomatique. Quant à vous, Watson, j'ai cru comprendre que vous nous apportiez votre concours de toujours. Londres ne sera donc pas un détour pour vous. Restons un instant sur la terrasse, car il se pourrait que ce soit la dernière discussion tranquille que nous ayons jamais.
            Les deux amis bavardèrent quelques minutes en tête à tête, évoquant une fois de plus le souvenir des jours passés, tandis que leur prisonnier se contorsionnait en pure perte pour tenter défaire ses liens. En regagnant l'automobile avec Watson, Holmes tendit le bras vers la mer baignée de lune, derrière eux, et hocha pensivement la tête.
            - Un vent d'est se lève,Watson.
            - Je ne pense pas, Holmes. Il fait très chaud.
            - Brave vieux Watson ! Vous êtes l'unique point fixe au sein de cette époque mouvante. Un vent d'est se lève pourtant, un vent comme jamais il n'en a soufflé sur l'Angleterre. Un vent froid et âpre, Watson. Sans doute seront-ils nombreux ceux d'entre nous qui périront dans la bourrasque. Il n'empêche, cela reste un souffle divin, et ce sera une contrée plus pure, meilleure, plus forte, que le soleil baignera une fois la tempête apaisée. Démarrez, Watson, il est temps de nous mettre en route. J'ai en poche un chèque de 500 livres qu'il faut encaisser sans tarder, sans quoi son auteur est tout à fait capable d'y faire opposition s'il le peut.


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                                                                                         Arthur Conan Doyle
   


                                                                                                                                                                                                                                                                                                           

                   
   

dimanche 21 juin 2015

Correspondance Proust Gide extraits 1 ( Lettres France )

André Gide et Marcel Proust.
lefigaro.fr

                                                                                                 Janvier 1914
                                                                                            ( extrait )
            Mon cher Proust,
            Depuis quelques jours je ne quitte plus votre livre ; je m'en sursature avec délices, je m'y vautre......
            ............
            Le refus de ce livre restera la plus grave erreur de la N.R.F., et ( car j'ai cette honte d'en être beaucoup responsable ) l'un des regrets, des remords les plus cuisants de ma vie. Sans doute je crois qu'il faut voir là un fatum implacable........

                                                                                                                             André Gide

                                                                                                                                      Janvier 1914
                                                                                                 ( extrait )
            Mon cher Proust,
            Je vous écris encore........
            La N.R.F. est prête...... à faire l'impossible pour que le premier volume vienne rejoindre dans sa collection les suivants......... Je suis chargé de vous en faire part.......

                                                                Votre dévoué
                                                                               André Gide


                                                                           

                                                                                      
                                                                           Réponse Proust              
                                                                                                   
                                                                           12 ou 13 janvier 1914
lexpress.fr                                                                                       ( extrait )

                  J'ai souvent éprouvé que certaines grandes joies ont pour condition que nous ayons d'abord été privés d'une joie de moindre qualité, que nous méritions, et sans le désir de laquelle nous n'aurions jamais pu connaître l'autre joie, la plus belle. Sans le refus, sans les refus répétés de la N.R.F. je n'aurais pas reçu votre lettre. Et si les mots d'un livre ne sont pas entièrement muets, si ( comme je le crois ) ils sont pareils à l'analyse spectrale et nous renseigne sur la composition interne de ces mots lointains que sont les autres êtres, il n'est pas possible qu'ayant lu mon livre vous ne me connaissiez pas assez pour être certain que la joie de recevoir votre lettre passe infiniment celle que j'aurais eue à être publiée par la N.R.F. Je peux d'autant plus le dire que, quand j'ai éprouvé les mauvaises dispositions de la N.R.F., je n'ai nullement feint d'y être indifférent. Votre ami ( je crois presque pouvoir dire mon ami ), Monsieur Copeau, peut vous le dire  Longtemps après les derniers refus de sa revue, comme je lui souhaitais bonne chance pour son théâtre, je lui écrivais ( je ne me rappelle pas les termes exacts, mais c'était la pensée :
            " Mais les résistances que vous rencontrerez, de la part des gens qui ne peuvent comprendre votre effort, vous seront moins cruelles que celles que j'éprouve, de la part des gens qui devraient comprendre le mien. Rappelez-vous que, pour pouvoir sentir mon livre placé dans l'atmosphère qui me semblait lui convenir, j'ai fait bon marché de mon amour-propre, et que sans me laisser décourager, ayant un éditeur et un journal, je les ai quittés pour solliciter chez vous un éditeur et une revue, qui, sous aucune forme, n'ont voulu de moi.......... " 
            ....... Et tenez, je me rappelle ceci. Tout à l'heure, je vous disais que j'avais désiré être édité à la N.R.F. pour sentir mon livre dans l'atmosphère noble qu'il me semblait mériter. Ce n'était pas seulement cela.
Vous savez, quand après bien des indécisions on se décide à partir en voyage, le plaisir qui nous a décidé, dont l'image fixe a fini par triompher de l'ennui de quitter sa maison, etc., c'est souvent un tout petit plaisir, arbitrairement choisi par la mémoire dans les souvenirs du passé... c'est manger une grappe de raisin à telle heure, par tel temps. Et le plaisir pour lequel on part, quand on est revenu on s'aperçoit qu'on ne l'a pas goûté. Or, si je veux être tout à fait sincère, ce petit plaisir qui me décida tout d'un coup à faire, malade comme j'étais, ces absurdes démarches auprès de Monsieur Gallimard, à y persévérer, etc., ce fut, je m'en souviens très bien : " le plaisir d'être lu par vous. " Je me disais : " si je suis édité à la N.R.F., il y a grand'chance pour qu'il me lise. Je me rappelle que ce fut cela, la grappe de raisin rafraîchissante dont l'espoir me fit surmonter l'ennui des coups de téléphone auxquels on ne répondait pas, etc., quand " du côté du boulevard " on m'adressait au contraire de si gentils appels. Or, ce plaisir-là, plus heureux que le voyageur, je l'ai enfin eu, pas comme je croyais, pas quand je croyais, mais plus tard, mais autrement, et bien plus grand, sous la forme de cette lettre de vous. Sous cette forme-là, j'ai retrouvé Le temps perdu. Je vous remercie et je vous quitte, mais pour rester avec vous, pour vous suivre toute cette soirée dans " les Caves du Vatican ".
                         Votre bien dévoué et reconnaissant

                                                                                        Marcel Proust
            


                                                                                                       18 janvier 1914

               Je vous remercie de tout mon coeur et vous imaginez quel plaisir cela m'aurait fait de vous voir ! Malheureusement, c'est d'une réalisation trop difficile. Du reste je ne suis pas bien loin de vous. Les Baraglioul, Juste-Agénor et Julius, mais surtout Lafcadio, sont entre moi et vous des organes transmetteurs beaucoup plus fidèles qu'un téléphone. Je me console de ne pas vous revoir en pensant que je reverrai Lafcadio. Mais quelle impatience j'ai de cela ! Comme je voudrais être au 1er février ! Et que va-t-il advenir de la jeune femme dont il a pris la bourse ? Je n'ai jamais attendu la N/R.F. ni aucune revue avec autant d'impatience.
            Merci encore et tout à vous,

                                                                                           Marcel Proust


                                                                                                                  Sans date
                                                                                                             ( extrait )
                                                                                                                                                                 pixabay.com
            Cher ami ( vous me permettrez bien, n'est-ce pas, d'user avec vous de ce terme qui m'est vraiment nécessaire, de ce terme poreux qui languit d'habitude, vidé par nous de tout sens, mais qui s'enfle merveilleusement quand je vous l'adresse, empli de tout ce que mon coeur ressent ), je reçois à quelques heures de distance votre première lettre, votre livre et à l'instant votre deuxième lettre, comme des signaux multipliés et qui vont se rapprochant d'une planète où tout n'est, non pas qu'ordre, calme et volupté, mais que noblesse, grandeur morale, beauté émouvante et suprême. Je vous répondrai dès que je serai un peu moins malade : il faudrait que je me lève pour pouvoir chercher mon traité, car je ne me rappelle plus de tout ce qu'il y a dedans. Mais, donnât-il toute liberté, je ne crois pas que j'en userais, par peur d'être peu gentil vis-à-vis de Grasset. Dernièrement, Fasquelle ( chez lequel je devais primitivement paraître ) m'a fait demander  ( il est vrai que c'est indirectement et je ne peux pas affirmer qu'il ait été aussi formel qu'on me l'a dit ) de publier le deuxième et le troisième volume. Je n'y ai pas songé un instant, ne voulant pas quitter Grasset. Pour la N/R/F., c'est autre chose. C'est l'honneur que j'ai le plus ambitionné, vous le savez, et vous remercierez bien pour moi vos amis de me l'accorder. Mais il ne faut pas que le désir que j'ai de dire oui me fasse mal agir à l'égard de Grasset. Je vais y penser, je vous écrirai dans quelques jours. ( En tout cas, si je m'y décidais, ce que je ne crois pas, une condition absolue, c'est que les frais de l'édition seraient entièrement à ma charge )........... J'ai reçu je ne sais combien de journaux et des critiques, ayant une égale faculté d'assimilation et d'oubli, citant comme d'eux des phrases..... " Monsieur Proust ne sait rien refuser. Il a fait le contraire d'une oeuvre d'art. " J'ai été bien heureux de recevoir ces coupures....... Cher ami, c'est si bon de causer avec vous que je me fatigue trop, et il faut que je vous quitte avant de vous avoir dit rien de ce que j'avais à vous dire. Je vous écrirai dans quelques jours. Et puis, un jour, si je vais mieux, je tâcherai de vous voir. Maintenant que vous avez bien senti, n'est-ce pas, que mes sentiments pour vous ne sont que de reconnaissance, d'affection, d'admiration, j'oserai, dans la douceur du tête-à-tête où les paroles peuvent faire subir les retouches nécessaires aux paroles précédentes et n'ont pas le caractère impitoyablement définitif et ne varietur d'une lettre, vous confesser un grief que j'avais contre vous et qu'a tellement effacé votre adorable bonté. Ma fatigue me force à vous quitter ici, mais je vous assure que c'est avec une véritable tendresse que je vous serre la main.

                                                                                                 Marcel Proust

            Peut-être auriez-vous l'idée de demander à Grasset de ne pas m'en vouloir si je lui retirais le livre. Je vous demande de ne pas le faire, parce que ce serait lui révéler que j'en ai eu le désir, la pensée. Or, déjà cela n'est pas très gentil. J'y songerai longuement. Si je crois pouvoir le faire, il vaudra mieux que je fasse la démarche nettement. Et, si je n'ose pas, il vaut mieux qu'il ne sache jamais que j'y ai un peu pensé.

            P.S. - Et je crois que je ne vous ai pas parlé de ce qui m'a le plus ému dans votre lettre ( au sujet du Journal sans dates ).Vous pensez bien que ce serait pour moi une joie bien plus grande encore que d'être édité à la N.R.F., une joie infinie. Votre délicieuse intention me suffit. Ne vous fatiguez pas à cela. Si vous n'y renoncez pas immédiatement, vous en garderez l'arrière-pensée et vous finirez par me prendre en grippe, parce que je serai associé par vous à une chose difficile à réaliser. Je suis pleinement ainsi et n'ai pas besoin de plus.



                                                                                 ........./ à suivre
                                                                                                                                          ...... 6 mars