jeudi 15 février 2018

Lettre sur les aveugles 5 Diderot ( Lettre France )


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                                            Lettre sur les aveugles
                                                                 à l'usage de ceux qui voient   

            Saunderson s'agita dans cet entretien un peu plus que son état ne le permettait ; il lui survint un accès de délire qui dura quelques heures, et dont il ne sortit que pour s'écrier :
            "- Ô Dieu de Clarke et de Newton, prends pitié de moi !
            Ainsi finit Saunderson, vous voyez, madame, que tous les raisonnements qu'il venait d'objecter au ministre n'étaient pas même capables de rassurer un aveugle. Quelle honte pour des gens qui n'ont pas de meilleures raisons que lui, qui voient, et à qui le spectacle étonnant de la nature annonce, depuis le lever du soleil jusqu'au coucher des moindres étoiles, l'existence et la gloire de son auteur ! Ils ont des yeux, dont Saunderson était privé, mais Saunderson avait une pureté de moeurs et une ingénuité de caractère qui leur manquent. Aussi ils vivent en aveugles, et Saunderson meurt comme s'il eût vu. La voix de la nature se fait entendre suffisamment à lui à travers les organes qui lui restent, et son témoignage n'en sera que plus fort contre ceux qui se ferment opiniâtrement les oreilles et les yeux. Je demanderais volontiers si le vrai Dieu n'était pas encore mieux voilé que Socrate par les ténèbres du paganisme, que pour Saunderson par la privation de la vue et du spectacle de la nature.
            Je suis bien fâché, madame, que, pour votre satisfaction et la mienne, on ne nous ait pas transmis de cet illustre aveugle d'autres particularités intéressantes. Il y avait peut-être plus de lumières à tirer de ses réponses, que de toutes les expériences qu'on se propose, il fallait que ceux qui vivaient avec lui fussent bien peu philosophes ! J'en excepte cependant son disciple, M. William Inchlif, qui ne vit Saunderson que dans ses derniers moments, et qui nous a recueilli ses dernières paroles, que je conseillerais à tous ceux qui entendent un peu l'anglais de lire en original dans un ouvrage imprimé, à Dublin en 1747, et qui a pour titre " The life and character of Dr Nicholas Saunderson late lucasian Professor of the mathematicks in the university of Cambridge ; by his disciple and friend William Inchlif, Esq." Ils y remarqueront un agrément, une force, une vérité, une douceur qu'on ne rencontre dans aucun autre récit et que je ne me flatte pas de vous avoir rendus, malgré tous les efforts que j'ai faits pour les conserver dans ma traduction. *
            Il épousa en 1713 la fille de M. Dickons, recteur de  Boxworth, dans la contrée de Cambridge; il en eut un fils et une fille qui vivent encore. Les derniers adieux qu'il fit à sa famille sont fort touchants !                                                                   
            " - Je vais, leur dit-il, où nous irons tous ; épargnez-moi des plaintes qui m'attendrissent. Les témoignage de douleur que vous me donnez me rendent plus sensible à ceux qui m'échappent. Je renonce sans peine à une vie qui n'a été pour moi qu'un long désir et qu'une privation continuelle. Vivez aussi vertueux et plus heureux, et apprenez à mourir aussi tranquilles. "
            Il prit ensuite la main de sa femme qu'il tint un moment serrée entre les siennes : il se tourna le visage de son côté, comme s'il eût cherché à la voir ; il bénit ses enfants, les embrassa tous, et les pria de se retirer, parce qu'ils portaient à son âme des atteintes plus cruelles que les approches de la mort.
            L'Angleterre est le pays des philosophes, des curieux, des systématiques ; cependant, sans M. Inchlif, nous ne saurions de Saunderson que ce que les hommes les plus ordinaires nous en auraient appris ; par exemple, qu'il reconnaissait les lieux où il avait été introduit une fois, au bruit des murs et du pavé, lorsqu'ils en faisaient, et cent autres choses de la même nature qui lui étaient communes avec presque tous les aveugles. Quoi donc ! rencontre-t-on si fréquemment en Angleterre des aveugles du mérite de Saunderson ; et y trouve-t-on tous les jours des gens qui n'aient jamais vu, et fassent des leçons d'optique ?
            On cherche à restituer la vue à des aveugles-nés ; mais si l'on y regardait de plus près, on trouverait, je crois, qu'il y a bien autant à profiter pour la philosophie en questionnant un aveugle de bon sens. On en apprendrait comment les choses se passent en lui, on les comparerait avec la manière dont elles se passent en nous, et l'on tirerait peut-être de cette comparaison la solution des difficultés qui rendent la théorie de la vision et des sens si embarrassée et si incertaine ; mais je ne conçois pas, je l'avoue, ce que l'on espère d'un homme à qui l'on vient de faire une opération douloureuse sur un organe très délicat que le plus léger accident dérange, et qui trompe souvent ceux en qui il est sain et qui jouissent depuis longtemps de ses avantages. Pour moi, j'écouterais avec plus de satisfaction sur la théorie des sens un métaphysicien à qui les principes de la métaphysique, les éléments de mathématiques et la conformation des parties seraient familiers, qu'un homme sans éducation et sans connaissances, à qui l'on a restitué la vue par l'opération de la cataracte. J'aurais moins de confiance dans les réponses d'une personne qui voit pour la première fois, que dans les découvertes d'un philosophe qui aurait bien médité son sujet dans l'obscurité ; ou, pour vous parler le langage des poètes, qui se serait crevé les yeux pour connaître plus aisément comment se fait la vision.
            Si l'on voulait donner quelque certitude à des expériences, il faudrait du moins que le sujet fût préparé de longue main, qu'on l'élevât, et peut-être qu'on le rendît philosophe ; mais ce n'était pas l'ouvrage d'un moment que de faire un philosophe, même quand on l'est ; que sera-ce quand on ne l'est pas ? c'est bien pire quand on croit l'être. Il serait très à propos de ne commencer les observations que longtemps après l'opération. Pour cet effet, il faudrait traiter le malade dans l'obscurité, et s'assurer bien que sa blessure est guérie et que ses yeux sont sains. Je ne voudrais pas qu'on l'exposât d'abord au grand jour ; l'éclat d'une lumière vive nous empêche de voir ; que ne produira-t-il point sur un organe qui doit être de la dernière sensibilité, n'ayant encore éprouvé aucune impression qui l'ait émoussé !
            Mais ce n'est pas tout : ce serait encore un point fort délicat, que de tirer parti d'un sujet ainsi préparé ; et que de l'interroger avec assez de finesse pour qu'il ne dît précisément que ce qui se passe en lui. Il faudrait que cet interrogatoire se fît en pleine académie ; ou plutôt, afin de n'avoir point de spectateurs superflus, n'inviter à cette assemblée que ceux qui le mériteraient par leurs connaissances philosophiques, anatomiques, etc... Les plus habiles gens et les meilleurs esprits ne seraient pas trop bons pour cela. Préparer et interroger un aveugle-né n'eût point été une occupation indigne des talents réunis de Newton, Descartes, Locke et Leibnitz.
Résultat de recherche d'images pour "le jardin mathématique"  **          Je finirai cette lettre, qui n'est déjà que trop longue, par une question qu'on a proposée il y a longtemps. Quelques réflexions sur l'état singulier de Saunderson m'ont fait voir qu'elle n'avait jamais été entièrement résolue.
            On suppose un aveugle de naissance qui soit devenu homme fait, et à qui on ait appris à distinguer, par l'attouchement, un cube et un globe de même métal et à peu près de même grandeur, en sorte que quand il touche l'un et l'autre, il puisse dire quel est le cube et quel est le globe. On suppose que le cube et le globe étant posés sur une table, cet aveugle vienne à jouir de la vue ; et l'on demande si en les voyant sans les toucher il pourra les discerner et dire quel est le cube et quel est le globe.
            Ce fut M. Molineux qui proposa le premier cette question, et qui tenta de la résoudre. Il prononça que l'aveugle ne distinguerait point le globe du cube ; car, dit-il, quoiqu'il ait appris par expérience de quelle manière le globe et le cube affectent son attouchement, il ne sait pourtant pas encore que ce qui affecte son attouchement de telle ou telle manière, doit frapper ses yeux de telle ou telle façon ; ni que l'angle avancé du cube qui presse sa main d'une manière inégale doive paraître à ses yeux tel qu'il paraît dans le cube.
            Locke, consulté sur cette question, dit :
            " - Je suis tout à fait du sentiment de M. Molineux. Je crois que l'aveugle ne serait pas capable, à la première vue, d'assurer avec quelque confiance quel serait le cube et quel serait le globe, s'il se contentait de les regarder, quoiqu'en les touchant il pût les nommer et les distinguer sûrement par la différence de leurs figures, que l'attouchement lui ferait reconnaître. "
            M. l'abbé de Condillac, dont vous avez lu " l'Essai sur l'origine des connaissances humaines "
avec tant de plaisir et d'utilité, et dont je vous envoie avec cette lettre, l'excellent Traité des systèmes, a là-dessus un sentiment particulier. Il est inutile de vous rapporter les raisons sur lesquelles il s'appuie ; ce serait vous envier le plaisir de relire un ouvrage où elles sont exposées d'une manière si agréable et si philosophique, que de mon côté je risquerais trop à les déplacer. Je me contenterai d'observer qu'elles tendent toutes à démontrer que l'aveugle-né ne voit rien, ou qu'il voit la sphère et le cube différents ; et que les conditions que ces deux corps soient de même métal et à peu près de même grosseur, qu'on a jugé à propos d'insérer dans l'énoncé de la question, y sont superflues, ce qui ne peut être contesté ; car, aurait-il pu dire, s'il n'y a aucune liaison essentielle entre la sensation de la vue et celle du toucher, comme MM. Locke et Molineux le prétendent, ils doivent convenir qu'on pourrait voir deux pieds de diamètre à un corps qui disparaîtrait sous la main. M. de Condillac ajoute cependant que si l'aveugle-né voit les corps, en discerne les figures, et qu'il hésite sur le jugement qu'il en doit porter, ce ne peut être que par des raisons métaphysiques assez subtiles que je vous expliquerai tout à l'heure.
            Voilà donc deux sentiments différents sur la même question, et entre des philosophes de la première force. Il semblerait qu'après avoir été maniée par des gens tels que MM. Molineux, Locke et l'abbé de Cornillac, elle ne doit plus rien laisser à dire ; mais il y a tant de faces sous lesquelles la même chose peut être considérée, qu'il ne serait pas étonnant qu'ils ne les eussent pas toutes épuisées.
            Ceux qui ont prononcé que l'aveugle-né distinguerait le cube de la sphère ont commencé par supposer un fait qu'il importait peut-être d'examiner ; savoir si un aveugle-né, à qui on abattrait les cataractes, serait en état de se servir de ses yeux dans les premiers moments qui succèdent à l'opération. Ils ont dit seulement :
            " - L'aveugle-né, comparant les idées de sphère et de cube qu'il a reçues par le toucher avec celles qu'il en prend par la vue, connaîtra nécessairement que ce sont les mêmes ; et il y aurait en lui bien de la bizarrerie de prononcer que c'est le cube qui lui donne, à la vue, l'idée de sphère et que c'est de la sphère que lui vient l'idée du cube. Il appellera donc sphère et cube, à la vue, ce qu'il appelait sphère et cube au toucher. "
            Mais quelle a été la réponse et le raisonnement de leurs antagonistes ? Ils ont supposé pareillement que l'aveugle-né verrait aussitôt qu'il aurait l'organe sain; ils ont imaginé qu'il en était d'un oeil à qui l'on abaisse la cataracte comme un bras qui cesse d'être paralytique : il ne faut point d'exercice, à celui-ci pour sentir, ont-ils dit, ni par conséquent à l'autre pour voir ; et ils ont ajouté :
Image associée            " - Accordons à l'aveugle-né un peu plus de philosophie que vous ne lui en donnez, et après avoir poussé le raisonnement jusqu'où vous l'avez laissé, il continuera : mais cependant, qui m'a assuré qu'en approchant de ces corps et en appliquant mes mains sur eux ils ne tromperont pas subitement mon attente, et que le cube ne me renverra pas la sensation de la sphère, et la sphère celle du cube ? Il n'y a que l'expérience qui puisse m'apprendre s'il y a conformité de relation entre la vue et le toucher : ces deux sens pourraient être en contradiction dans leurs  rapports, sans que j'en susse rien ; peut-être même croirais-je que ce qui se présente actuellement à ma vue n'est qu'une pure apparence, si l'on ne m'avait informé que ce sont là les mêmes corps que j'ai touchés. Celui-ci me semble, à la vérité, devoir être le corps que j'appelais cube ; et celui-là le corps que j'appelais sphère ; mais on ne me demande pas ce qu'il m'en semble, mais ce qui en est ; et je ne suis nullement en état de satisfaire à cette dernière question. "
            Ce raisonnement, dit l'auteur de l'Essai sur l'origine des connaissances humaines, serait très embarrassant pour l'aveugle-né ; et je ne vois que l'expérience qui puisse y fournir une réponse. Il y a toute une apparence que M. l'abbé de Condillac ne veut parler ici que de l'expérience que l'aveugle-né réitérerait lui-même sur les corps par un second attouchement. Vous sentirez tout à l'heure pourquoi je fais cette remarque. Au reste, cet habile métaphysicien en aurait pu ajouter qu'un aveugle-né devait trouver d'autant moins d'absurdité à supposer que deux sens pussent être en contradiction, qu'il imagine qu'un miroir les y met en effet, comme je l'ai remarqué plus haut.
            M. de Condillac observe ensuite que M. Molineux a embarrassé la question de plusieurs conditions qui ne peuvent ni prévenir ni lever les difficultés que la métaphysique formerait à l'aveugle-né. Cette observation est d'autant plus juste, que la métaphysique que l'on suppose à l'aveugle-né n'est point déplacée ; puisque, dans ces questions philosophiques, l'expérience doit toujours être censée se faire sur un philosophe, c'est à dire sur une personne qui saisisse, dans les questions qu'on lui propose, tout ce que le raisonnement et la condition de ses organes lui permettent d'y apercevoir.
            Voilà, , en abrégé, ce qu'on a dit pour et contre cette question ; et vous allez voir, par l'examen que j'en ferai, combien ceux qui ont annoncé que l'aveugle-né verrait les figures et discernerait les corps, étaient loin de s'apercevoir qu'ils avaient raison ; et combien ceux qui le niaient avaient de raisons de penser qu'ils n'avaient point tort.
            La question de l'aveugle-né, prise un peu plus généralement que M. Molineux ne l'a proposée, en embrasse deux autres que nous allons considérer séparément. On peut demander :
            1° si l'aveugle-né verra aussitôt que l'opération de la cataracte sera faite
            2° dans le cas qu'il voie, s'il verra suffisamment pour discerner les figures ; s'il sera en état de leur appliquer sûrement, en les voyant, les mêmes noms qu'il leur donnait au toucher ; et s'il aura la démonstration que ces noms leur conviennent.
            L'aveugle-né verra-t-il immédiatement après la guérison de l'organe ? Ceux qui prétendent qu'il ne verra point, disent :
            " - Aussitôt que l'aveugle-né jouit de la faculté de se servir de ses yeux, toute la scène qu'il a en perspective vient se peindre dans le fond de son oeil. Cette image composée d'une infinité d'objets rassemblés dans un fort petit espace, n'est qu'un amas confus de petites figures qu'il ne sera pas en état de distinguer les unes des autres. On est presque d'accord qu'il n'y a que l'expérience qui puisse lui apprendre à juger de la distance des objets, et qu'il est même dans la nécessité de s'en approcher, de les toucher, de s'en éloigner, de s'en rapprocher, et de les toucher encore, pour s'assurer qu'ils ne font point partie de lui-même, qu'ils sont étrangers à son être, et qu'il en est tantôt voisin et tantôt éloigné : pourquoi l'expérience ne lui serait-elle pas encore nécessaire pour les apercevoir ? Sans l'expérience, celui qui aperçoit des objets pour la première fois devrait s'imaginer, lorsqu'ils s'éloignent de lui, ou lui d'eux, au-delà de la portée de sa vue, qu'ils ont cessé d'exister ; car il n'y a que l'expérience que nous faisons sur les objets permanents, et que nous retrouvons à la même place ou nous les avons laissés qui nous constate leur existence continuée dans l'éloignement. C'est peut-être par cette raison que les enfants se consolent si promptement des jouets dont on les prive. On ne peut pas dire qu'ils les oublient promptement : car si l'on considère qu'il y a des enfants de deux ans et demi qui savent une partie considérable des mots d'une langue, et qu'il leur en coûte plus pour les prononcer que pour les retenir, on sera convaincu que le temps de l'enfance est celui de la mémoire. Ne serait-il pas plus naturel de supposer qu'alors les enfants s'imaginent que ce qu'ils cessent de voir a cessé d'exister, d'autant plus que leur joie paraît mêlée d'admiration, lorsque les objets qu'ils ont perdus de vue viennent à reparaître ? Les nourrices les aident à acquérir la notion des êtres absents, en les exerçant à un petit jeu qui consiste à se couvrir et à se montrer subitement le visage. Ils ont, de cette manière, cent fois en un quart d'heure, l'expérience que ce qui cesse de paraître ne cesse pas d'exister. D'où il s'ensuit que c'est à l'expérience que nous devons la notion de l'existence continuée des objets ; que c'est par le toucher que nous acquérons celle de leur distance ; qu'il faut peut-être que l'oeil apprenne à voir, comme la langue à parler ; qu'il ne serait pas étonnant que le secours d'un des sens fût nécessaire à l'autre, et que le toucher, qui nous assure de l'existence des objets hors de nous lorsqu'ils sont présents à nos yeux, est peut-être encore le sens à qui il est réservé de nous constater, je ne dis par leurs figures et d'autres modifications, mais même leur présence. "
Joos van Craesbeeck - A Man Surprised ****       On ajoute à ces raisonnements les fameuses expériences de Cheselden. Le jeune homme à qui l'habile chirurgien abaissa les cataractes ne distingua, de longtemps, ni grandeurs, ni distances, ni situations, ni même figures. Un objet d'un pouce mis devant son oeil, et qui lui cachait une maison, lui paraissait aussi grand que la maison. Il avait tous les objets sur les yeux ; et ils lui semblaient appliqués à cet organe, comme les objets du tact le sont à la peau. Il ne pouvait distinguer ce qu'il avait jugé rond, à l'aide de ses mains, d'avec ce qu'il avait jugé angulaire ; ni discerner avec les yeux si ce qu'il avait senti être en haut ou en bas, était en effet en haut ou en bas. Il parvint, mais ce ne fut pas sans peine, à apercevoir que sa maison était plus grande que sa chambre, mais nullement à concevoir comment l'oeil pouvait lui donner cette idée. Il lui fallut un grand nombre d'expériences réitérées pour s'assurer que la peinture représentait des corps solides : et quand il se fut bien convaincu, à force de regarder des tableaux, que ce n'étaient point des surfaces seulement qu'il voyait, il y porta la main, et fut bien étonné de ne rencontrer qu'un plan uni et sans aucune saillie : il demanda alors quel était le trompeur, du sens du toucher, ou du sens de la vue. Au reste, la peinture fit le même effet sur les sauvages, la première fois qu'ils en virent : ils prirent des figures peintes pour des hommes vivants, les interrogèrent, et furent tout surpris de n'en recevoir aucune réponse : cette erreur ne venait certainement pas en eux du peu d'habitude de voir.
            Mais, que répondre aux autres difficultés ? qu'en effet, l'oeil expérimenté d'un homme fait mieux voir les objets, que l'organe imbécile et tout neuf d'un enfant ou d'un aveugle de naissance à qui l'on vient d'abaisser les cataractes. Voyez, madame, toutes les preuves qu'en donne M. l'abbé de Condillac, à la fin de son Essai sur l'origine des connaissances humaines, où il se propose en objection les expériences faites par Cheselden, et rapportées par M. de Voltaire. Les effets de la lumière sur un oeil qui en est affecté pour la première fois, et les conditions requises dans les humeurs de cet organe, la cornée, le cristallin, etc..., y sont exposés avec beaucoup de netteté et de force, et ne permettent guère de douter que la vision ne se fasse très imparfaitement dans un enfant qui ouvre les yeux pour la première fois, ou dans un aveugle à qui l'on vient de faire l'opération.
            Il faut donc convenir que nous devons apercevoir dans les objets une infinité de choses que l'enfant ni l'aveugle-né n'y aperçoivent point, quoiqu'elles se peignent également au fond de leurs yeux ; que ce n'est pas assez que les objets nous frappent, qu'il faut encore que nous soyons attentifs à leurs impressions ; que, par conséquent, on ne voit rien la première fois qu'on se sert de ses yeux ; qu'on n'est affecté, dans les premiers instants de la vision, que d'une multitude de sensations confuses qui ne se débrouillent qu'avec le temps et par la réflexion habituelle sur ce qui se passe en nous ; que c'est l'expérience seule qui nous apprend à comparer les sensations avec ce qui les occasionne ; que les sensations n'ayant rien qui ressemble essentiellement aux objets, c'est à l'expérience à nous instruire sur des analogies qui semblent être de pure institution ; en un mot, on ne peut douter que le toucher ne serve beaucoup à donner à l'oeil une connaissance précise de la conformité de l'objet avec la représentation qu'il en reçoit ; et je pense que, si tout ne s'exécutait pas dans la nature par des lois infiniment générales ; si, par exemple, la piqûre de certains corps durs était douloureuse, et celle d'autres corps accompagnée de plaisir, nous mourrions sans avoir recueilli la cent millionième partie des expériences nécessaires à la conservation de notre corps et à notre bien-être.



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                                                                                             ( à suivre............. )

            Cependant je ne pense nullement que............
                                                                                                                               

mercredi 14 février 2018

Volupté La ceinture chaude La danse des fleurs A ses seins in Chansons de Bilitis 3 Pierre Louÿs ( Poèmess France )

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                                                  Volupté

            Sur une terrasse blanche, la nuit, ils nous laissèrent évanouies dans les
roses. La sueur chaude coulait comme des larmes, de nos aisselles sur nos
seins. Une volupté accablante empourprait nos têtes renversées.

            Quatre colombes captives, baignées dans quatre parfums, voletèrent
au-dessus de nous en silence. De leurs ailes, sur les femmes nues, ruisselaient
des gouttes de senteur. Je fus inondée d'essence d'iris.

            Ô lassitude ! je reposai ma joue sur le ventre d'une jeune fille qui s'enveloppa
de fraîcheur avec ma chevelure humide. L'odeur de sa peau safranée enivrait ma
bouche ouverte. Elle ferma sa cuisse sur ma nuque.

            Je dormis, mais un rêve épuisant m'éveilla : l'iynx, oiseau des désirs
nocturnes, chantait éperdument au loin. Je toussai avec un frisson. Un bras
languissant comme une fleur s'élevait peu à peu vers la lune, dans l'air.


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                                                 La Ceinture chaude 

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            " Tu crois que tu ne m'aimes plus, Téléas, et depuis un mois tu passes tes
nuits à table, comme si les fruits, les vins, les miels pouvaient te faire oublier
ma bouche. Tu crois que tu ne m'aimes plus, pauvre fou ! "

            Disant cela, j'ai dénoué ma ceinture en moiteur et je l'ai roulée autour de
sa tête. Elle était toute chaude encore de la chaleur de mon ventre ; le parfum de
ma peau sortait de ses mailles fines.

            Il la respira longuement, les yeux fermés, puis je sentis qu'il revenait à moi
et je vis même très clairement, ses désirs réveillés qu'il ne me cachait point, mais,
par ruse, je sus résister.

            " Non, mon ami. Ce soir, Lysippos me possède. Adieu ! " Et j'ajoutai en
m'enfuyant : " Ô gourmand de fruits et de légumes ! le petit jardin de Bilitis n'a
qu'une figue, mais elle est bonne ! "



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                                                La danse des Fleurs
                                                                                                             politiciens-et-politocrates.blogspot.fr
Résultat de recherche d'images pour "danse des sept voiles"            Anthis, danseuse de Lydie, a sept voiles autour d'elle. Elle déroule le voile
jaune, sa chevelure noire se répand. Le voile rose glisse de sa bouche. Le voile
blanc tombé laisse voir ses bras nus.

            Elle dégage ses petits seins du voile rouge qui se dénoue. Elle abaisse le
voile vert de sa croupe double et ronde. Elle tire le voile bleu de ses épaules, mais
elle presse sur sa puberté le dernier voile transparent.

            Les jeunes gens la supplient : elle secoue la tête en arrière. Au son des flûtes
seulement, elle le déchire un peu, puis tout à fait, et, avec les gestes de la danse,
elle cueille les fleurs de son corps.

            En chantant : " Où sont mes roses ? où sont mes violettes parfumées ?
Où sont mes touffes de persil ? - Voilà mes roses, je vous les donne. Voilà mes
violettes, en voulez-vous ? Voilà mes beaux persils frisés. "


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                                                 A ses Seins

            Chairs en fleurs, ô mes seins ! que vous êtes riches de volupté !
Mes seins dans mes mains, que vous avez de mollesse et de moelleuses
chaleurs et de jeunes parfums !
                                                                                                                pinterest.com 
Image associée            Jadis, vous étiez glacés comme une poitrine de statue et durs
comme d'insensibles marbres. Depuis que vous fléchissez je vous
chéris davantage, vous qui fûtes aimés.

            Votre forme douce et renflée est l'honneur de mon torse brun.
Soit que je vous emprisonne sous la résille d'or, soit que je vous délivre
tout nus, vous me précédez de votre splendeur.

            Soyez donc heureux cette nuit. Si mes doigts enfantent des
caresses, vous seuls le saurez jusqu'à demain matin, car, cette nuit,
Bilitis a payé Bilitis.


                                                            Pierre Louÿs

                                                  in Les Chansons de Bilitis




                                                









                                                  

mardi 13 février 2018

Dans la neige Stefan Zweig ( nouvelle Autriche )



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                                                            Dans la neige

            Une petite ville allemande du Moyen-Âge, tout près de la frontière polonaise, avec la lourdeur carrée propre aux bâtiments du XIVè siècle. L'image colorée et animée qu'offre habituellement la ville a laissé place à une impression unique, une blancheur aveuglante, étincelante qui domine les larges murailles d'enceinte et pèse sur les sommets des tours que la nuit vient d'envelopper d'un pâle voile de brume.
            L'obscurité s'étend rapidement. L'agitation sonore et désordonnée de la rue, l'activité de la foule laborieuse s'assourdit jusqu'à se transformer en un bruit diffus qui semble venir de très loin et que seul interrompt, à intervalles réguliers, le chant monotone des cloches vespérales. La journée de travail s'achève pour les artisans fatigués qui aspirent au repos, les lumières se font de plus en plus rares, de plus en plus clairsemées, pour finir par disparaître entièrement. La ville, tel un seul être puissant, est profondément endormie.
            Tout son s'est évanoui, même la voix tremblante du vent sur la lande s'est éteinte en une douce berceuse ; on entend le léger chuchotement des flocons de neige qui s'écrasent au terme de leur course.
            Soudain on perçoit un faible bruit. On dirait les pas lointains et pressés d'un cheval qui s'approche. Étonné, l'homme de garde ivre de sommeil se met à la fenêtre, à l'écoute de ce qui se passe au-dehors. Effectivement un cavalier se dirige au grand galop vers la porte, et une minute plus tard une voix rauque, éraillée par le froid, réclame le droit d'entrer. Le portail s'ouvre, un homme s'introduit tenant à ses côtés un cheval en nage qu'il remet aussitôt au portier dont il apaise rapidement les réticences à l'aide de quelques paroles et d'une assez grosse somme d'argent, puis, d'une démarche rapide et assurée, montrant ainsi qu'il connaît parfaitement les lieux, il dépasse la place du marché déserte, d'une blancheur scintillante et, par des ruelles silencieuses et des chemins enneigés, il prend la direction de la partie opposée de petite ville.
            Il y a là quelques maisons exiguës, serrées les unes contre les autres, comme si chacune avait besoin d'être étayées par ses voisines. Toutes sont austères, modestes, penchées et noircies de fumée et elles baignent toutes dans le silence immémorial du secret des ruelles. On a l'impression que jamais elles n'ont connu la gaieté de ces fêtes où le plaisir s'exprime dans l'exubérance, que jamais des transports de joie n'ont fait vibrer ces fenêtres rendues aveugles et cachées, que jamais un brillant rayon de soleil n'a reflété l'éclat de son or dans les vitres. A l'écart, pareilles à des enfants effarouchés qui ont peur des autres, elles se blottissent ensemble dans la concentration du ghetto.
            L'étranger s'arrête devant une de ces maisons, celle qui est la plus grande et qui a relativement la plus belle apparence. Elle appartient à l'homme le plus riche de la petite communauté et sert en même temps de synagogue.                                                                                    
            A travers les fentes des rideaux tirés passe une vive lueur et de la chambre éclairée parviennent des voix en train de chanter un cantique. C'est la fête de Hanouka qui est célébrée dans la paix, la fête de l'allégresse et de la victoire des Maccabées, un jour qui rappelle à ce peuple, expulsé et asservi par le destin,  la plénitude de sa force d'autrefois, un des rares jours de joie que la Loi et la vie lui ont accordés. Mais ces chants ont un accent de mélancolie et de nostalgie, et l'éclat métallique des voix est rouillé par les millions de larmes versées. Le cantique semblable à une complainte désespérée, résonne dans la ruelle déserte, puis s'éteint.
Mutnovsky Tunnel 03            L'étranger reste quelque temps immobile devant la maison, perdu dans ses pensées et dans ses rêves, sa gorge se remplit de lourdes larmes qui jaillissent et de sanglots, et involontairement elle se met à chanter les antiques mélodies sacrées qui montent de son coeur. Son âme est empreinte d'un profond recueillement.
           Puis il se ressaisit. D'un pas hésitant il se dirige vers le portail fermé et abat avec vigueur le marteau sur la porte qui vibre sourdement. Cette vibration se propage dans le bâtiment tout entier.
           Comme sous l'effet d'un signal convenu, le chant s'éteint instantanément en haut. Tous ont pâli et se regardent d'un air effaré. D'un seul coup l'atmosphère de fête s'est dissipée. Engloutis les rêves de la force victorieuse d'un Judas Maccabée aux côtés duquel chacun se tenait en esprit, plein d'enthousiasme, disparu le radieux royaume des juifs qu'ils avaient devant les yeux. Ils sont devenus les pauvres juifs frissonnants et impuissants. La réalité est de nouveau là.                                                          
            Silence de mort. Le livre de prières est tombé des mains tremblantes de l'officiant, personne ne peut empêcher ses lèvres blêmes de frémir. Une angoisse horrible a pris possession de la pièce et enserre toutes les gorges d'une poigne de fer.                                                                    
            Ils en connaissent bien la raison.                                                          
            Un mot terrible était parvenu jusqu'à eux, un mot nouveau, jamais entendu, dont leur propre peuple devait éprouver la signification sanglante. Les flagellants avaient fait leur apparition en Allemagne, ces sauvages fanatiques qui se lacéraient le corps à coups de fouet dans des déchaînements de joie et d'extase, ces hordes d'ivrognes et de fous furieux qui avaient massacré et torturé des milliers de juifs et voulaient leur arracher par la force  leur palladium le plus sacré : l'antique foi de leurs ancêtres. Et c'était là leur plus grande peur. L'expulsion, les coups, le vol, l'esclavage, ils avaient tout accepté avec une patience aveugle et fataliste.  Chacun d'entre eux avait vécu tard dans la nuit des agressions accompagnées de pillage et d'incendie et un frisson parcourait toujours leurs membres au souvenir de ces temps-là.
            Et la rumeur avait couru il y a quelques jours seulement qu'une bande se dirigeait également vers cette région qui jusque là ne connaissait les flagellants que de nom et qu'elle ne devait plus être loin.. Peut-être étaient-ils déjà ici ?
            Un frayeur terrible qui retient les battements de leur coeur s'est emparée de tous. Ils revoient les hordes sanguinaires aux visages avinés se ruant farouchement dans leurs maisons, des torches flamboyantes à la main, l'appel au secours étouffé de leurs femmes, contraintes d'assouvir le désir brutal des assassins, résonne déjà à leurs oreilles, ils devinent déjà l'éclat des armes. Tout cela est pareil à un rêve, aussi précis, aussi vivant.
            L'étranger lève la tête écoute et, comme personne ne lui ouvre, il recommence à frapper. Le grondement sourd vibre à nouveau à travers la maison bouleversée et muette.
            Entre-temps le maître des lieux, l'officiant, auquel sa blanche barbe ondoyante et son grand âge donnent l'aspect d'un patriarche, s'est un peu ressaisi. D'une voix très basse il murmure :
            - A la grâce de Dieu !
            Il se penche alors vers sa petite fille, une belle enfant, qui fait penser à un chevreuil effrayé se retournant vers celui qui le poursuit avec de grands yeux suppliants :
            - Léa va voir qui est dehors !
            Tous les regards se tournent et se concentrent sur le visage de la jeune fille qui se dirige d'un pas timide vers la fenêtre, elle écarte le rideau de ses doigts pâles et tremblants. Puis un cri jaillit du plus profond de son âme :
            - Dieu soit loué, c'est un homme seul.
            - Loué soit Dieu ! répète-t-on de tous côtés en un soupir de soulagement.
            A présent les personnages figés sur qui pesait ce terrible cauchemar s'animent de nouveau. Des groupes épars se forment, les uns prient en silence, d'autres commentent, pleins de crainte et d'incertitude, l'arrivée inopinée de l'étranger à qui l'on ouvre maintenant la porte.
            Toute la pièce est remplie de l'odeur lourde et oppressante des bûches et de la présence d'une assemblée si nombreuse réunie autour de la table de cérémonie richement garnie sur laquelle est posé l'emblème et le symbole de cette sainte soirée, le chandelier à sept branches. Ses bougies brûlent d'un faible éclat dans cette atmosphère quelque peu enfumée. Les femmes portent de somptueux vêtements ornés de bijoux, les hommes ont mis de larges habits avec des châles de prière blancs. A travers la pièce étroite souffle une profonde solennité.
            On entend déjà les pas pressés de l'étranger qui monte, et voici qu'il fait son entrée. *
Image associée Une bourrasque d'une force effroyable pénètre avec lui par la porte ouverte dans la chaleur de la maison. Un air glacial mêlé de neige s'engouffre et fait frissonner toute l'assistance. Le vent coulis éteint les bougies vacillantes du chandelier, mais une dernière continue de tressaillir, comme sur le point de mourir. La chambre baigne soudain dans une lueur crépusculaire pesante désagréable. On dirait que tout à coup une nuit froide cherche à descendre le long des murs. Instantanément le bien-être et la paix se sont envolés. Chacun a conscience du mauvais présage lié à l'extinction des bougies sacrées et la superstition les fait à nouveau frémir. Mais personne n'ose prononcer un seul mot.
            A la porte se tient un homme de haute taille, à la barbe noire, qui paraît n'avoir guère plus de trente ans. Il se débarrasse à la hâte des tissus et des couvertures dans lesquels il s'était emmitouflé.
            A l'instant où ses traits deviennent visibles à la clarté incertaine de l'unique bougie dont la flamme tremble, Léa se précipite sur lui et le prend dans ses bras. C'est Josué, son fiancé, de la ville voisine.
            Les autres se pressent aussi vivement autour de lui et le saluent joyeusement. Mais bientôt ils se taisent, car il repousse sa fiancée, la mine triste et sévère. La connaissance de faits graves et inquiétants a creusé de larges sillons sur son front. Tous les regards craintifs pèsent sur lui qui incapable de maîtriser ses propos face au raz de marée de ses sentiments. Il saisit les mains les plus proches, et dans un souffle arrache le pénible secret de ses lèvres :
            - Les flagellants sont là...
            Les regards interrogateurs se figent et il sent s'arrêter soudain le pouls des mains serrées dans les siennes. Pris de tremblements l'officiant se retient à la lourde table, si bien que le cristal des verres se met à chanter doucement et à vibrer. La peur enserre à nouveau ces coeurs abattus et arrache l'ultime goutte de sang de ces visages effrayés fixés sur le messager.
            L'unique bougie vacille une dernière fois et s'éteint. La lampe suspendue continue seule d'éclairer faiblement ces êtres effarés et anéantis, frappés comme par la foudre par les paroles du jeune homme.
            - Dieu l'a voulu ! murmure sourdement une voix pleine de résignation, de fatalisme. Mais les autres sont incapables de réagir.
            Cependant l'étranger continue à parler avec véhémence, par bribes, comme s'il ne voulait pas lui-même entendre ce qu'il dit.
            - Ils arrivent. Nombreux. Des centaines. Et avec beaucoup d'autres. Le sang coule dans leurs mains, ils ont tué des milliers de gens, tous des nôtres, à l'est. Ils sont déjà passés dans ma ville.
            Il est interrompu par le cri terrible que pousse une femme dont les torrents de larmes ne peuvent atténuer la violence. Celle-ci, encore jeune, mariée depuis peu, se précipite sur lui.
           - Ils sont là ? Et mes parents ? Mes frères, mes soeurs, leur est-il arrivé malheur ?
           Il se penche sur elle et, la gorge nouée par les sanglots il prononce doucement ces mots qui sonnent comme une consolation :
           - Ils ne connaîtront plus la souffrance humaine.
           Le silence règne à nouveau, un silence absolu. Le spectre effroyable  de la peur de la mort se dresse parmi eux et les fait trembler. Il n'est pas un seul d'entre eux qui n'ait eu dans la ville là-bas un cher disparu.
           Des larmes coulent dans la barbe argentée de l'officiant et, de sa voix frêle qui ne veut pas lui obéir, il entonne alors avec des mots hésitants l'antique et solennelle prière des morts. Tous psalmodient avec lui. Ils ne savent pas eux-mêmes qu'ils chantent, ils ne savent rien du texte et de la mélodie qu'ils répètent machinalement, chacun ne pense qu'aux êtres qui lui sont chers. Le chant prend de plus en plus d'ampleur, la respiration devient de plus en plus profonde, le refoulement des sentiments qui jaillissent de plus en plus pénible, les paroles de plus en plus confuses et finalement tous fondent en larmes dans la violence et le désarroi de leur douleur. Une souffrance infinie, pour laquelle il n'existe plus de nom, les a fraternellement étreints.
            Silence de mort. De temps en temps seulement un profond sanglot impossible à étouffer. Et de nouveau le timbre grave et engourdissant du jeune homme.
            - Ils reposent tous auprès de Dieu. Pas un ne leur a échappé. Moi seul ai pu me sauver par la volonté de Dieu.
            - Loué soit son nom, murmure toute l'assistance dans un élan de piété instinctive. Ces mots résonnent comme une formule rebattue dans la bouche de ces êtres brisés et tremblants.
Nenets children getting on a reindeer sledge in the tundra 100km to the north of Yar-Sale, Yamal Peninsula, Arctic Siberia   **       - Je suis revenu tard dans la ville revenant de voyage, le ghetto était déjà rempli de pillards. On ne m'a pas reconnu, j'aurais pu fuir, mais quelque chose m'a poussé malgré moi à prendre ma place auprès de mon peuple, parmi ceux qui tombaient sous les coups. Soudain un cavalier se dirige vers moi, cherche à me frapper, me manque et vacille sur sa selle. Et brusquement le désir de vivre, la passion s'emparent de moi et me donnent force et courage, je le jette à bas de son cheval et m'éloigne au grand galop sur sa monture dans l'obscurité de la nuit pour venir vers vous. J'ai chevauché un jour et une nuit.
            Il s'arrête un instant, puis d'une voix plus assurée il dit :
            - Assez parlé de cela à présent ! Avant tout que faire ?
            La réponse fuse de tous côtés:
            - Fuir. Nous devons fuir. En Pologne !
            C'est la seule ressource que tous connaissent, l'arme du faible contre le fort, vieille comme le monde, honteuse et pourtant irremplaçable. Personne ne songe à résister. Un juif, lutter ou se défendre ? C'est à leurs yeux quelque chose de ridicule, d'impensable. Ils ne vivent plus à l'époque des Maccabées, les jours de l'esclavage en Egypte sont revenus, qui ont marqué ce peuple du sceau éternel de la faiblesse et de la servitude. Le flot des ans, des siècles, n'a pu l'effacer.
            Il faut donc fuir !
            Quelqu'un avait avancé timidement l'idée qu'on pouvait demander la protection des bourgeois, un sourire méprisant fut la réponse. Le destin de ces êtres asservis avait toujours reposé sur eux-mêmes et sur leur Dieu. Ils n'avaient plus aucune confiance en un tiers.
            On débattit alors des détails. Tous ces hommes qui n'avaient jamais eu d'autre aspiration que d'amasser de l'argent s'accordèrent pour ne reculer devant aucun sacrifice afin d'accélérer leur fuite. Tous leurs biens seraient échangés contre des espèces fût-ce aux conditions les plus désavantageuses, on se procurerait chariots, attelages et le strict nécessaire pour se protéger du froid. D'un seul coup la crainte de la mort avait aboli le particularisme du ghetto de la même façon qu'elle avait fondu le caractère de chacun en une volonté unique. Dans tous ces visages blêmes, épuisés, un seul objectif anime les pensées.
            Et lorsque le matin alluma ses feux tout était déjà discuté et résolu. Avec la mobilité de leur peuple qui avait parcouru le monde, ils s'adaptèrent à leur pénible situation de bannis et une nouvelle prière clôtura leurs dernières dispositions.
            Chacun prit sa part de l'ouvrage, et plus d'un soupir mourut dans le chant léger des flocons de neige qui s'étaient amoncelés en congères le long des rues étincelantes.
            La grande porte de la ville retomba en grondant derrière le dernier chariot des fugitifs.
            Dans le ciel la lune ne brillait que faiblement mais son éclat argentait les myriades de flocons qui dansaient un ballet exubérant, se cachaient dans les vêtements, papillonnaient autour des naseaux des chevaux et crissaient sur les routes qui avaient le plus grand mal à se frayer un chemin à travers l'épaisse couche de neige.
            A l'intérieur des voitures on parlait à voix basse. Les femmes échangeaient, avec des paroles mélancoliques, légèrement chantantes, les souvenirs de leur ville natale qui, dans sa grandeur solide, consciente de sa force, était encore pratiquement devant leurs yeux. De claires voix d'enfants curieux posaient de multiples questions, puis se calmaient et se raréfiaient de plus en plus pour se transformer en un souffle régulier. Tout ceci formait une mélodie qui s'estompait doucement sous le timbre sonore des hommes qui discutaient, soucieux de leur sort et murmuraient des prières. Tous étaient intimement soudés par la conscience de leur solidarité et par l'instinct de la peur du froid qui soufflait son haleine glacée à travers tous les trous et les brèches et qui engourdissait les doigts des conducteurs.
              Le premier chariot s'immobilisa. Aussitôt la colonne entière en fit autant. De toutes les bâches sortirent de pâles visages qui cherchaient à connaître la cause de cet arrêt. Le doyen descendit du chariot de tête et tous suivirent son exemple car ils avaient découvert la raison de cette halte.
             Ils n'étaient pas encore loin de la ville. A travers le ruissellement des flocons on pouvait reconnaître de façon indistincte la tour qui se dresse telle une main menaçante dans la vaste plaine et du sommet de laquelle émane une lueur pareille à celle d'une pierre précieuse sur des doigts couverts de bagues.
            Tout était lisse et blanc ainsi que la surface gelée d'un lac. Il n'y avait qu'un espace délimité où l'on voyait ça et là de petits monticules de hauteur égale sous lesquels, ils le savaient, ceux qu'ils aimaient reposaient dans le calme de l'éternité, rejetés de partout, solitaires, comme tout leur peuple, loin de leur patrie.                                                                                                                      
            Profond silence que seuls interrompent de faibles sanglots. Et des larmes brûlantes coulent sur les visages figés, accoutumés à la souffrance et se transforment dans la neige en gouttes de glace étincelante.
            A la vue de cette intense et muette tranquillité toute crainte de la mort se dissipe, est oubliée. Et tous sont soudain envahi par le désir infini, sauvage, à en pleurer, de ce calme et de ce repos éternel dans " le lieu de paix ", en compagnie de ceux qui leur sont chers. Sous cette couverture blanche dorment tant de moments de leur enfance, tant de souvenirs heureux, un bonheur si immense qu'ils ne retrouveront plus jamais
            C'est ce que chacun ressent et la nostalgie du " lieu de paix " les saisit tous.           pinterest.fr
10 x 20 impression de peinture originale - Snow White le jour des morts - par Lizzy Falcon.            Pourtant le temps les oblige à repartir. Ils se glissent à nouveau dans les voitures, étroitement serrés les uns contre les autres car, si à l'air libre ils n'avaient pas éprouvé la morsure du froid, des frissons glacés parcourent leurs corps maintenant, ils tremblent de tous leurs membres, claquent des dents. Et dans l'obscurité du chariot les regards se croisent, pleins d'une indicible angoisse et d'une souffrance extrême. Mais ils refont sans trêve en pensée le chemin que les larges sillons des attelages ont imprimé dans la neige pour revenir au lieu de leur désir : " le lieu de paix ".
            Il est minuit passé. Les voitures sont déjà bien loin de la ville, au milieu de la vaste plaine que la lune inonde de lumière et qui est enveloppée par les reflets scintillants de la neige comme par de blancs voiles flottants. Les robustes chevaux avancent avec peine, d'un pas lourd à travers l'épaisse couche de neige qui s'attache obstinément aux roues, avec lenteur, presque insensiblement les attelages progressent en cahotant, on dirait qu'à tout moment ils vont s'immobiliser.
            Le froid est devenu effroyable et, ainsi que des couteaux glacés, il transperce les membres qui ont déjà perdu beaucoup de leur mobilité. Peu à peu une bourrasque s'est levée qui chante une mélodie sauvage et résonne le long des chariots. Telles des mains avides tendues en direction des victimes, elle s'en prend aux bâches qu'elle secoue sans relâche et que les doigts gourds ne parviennent plus à fixer qu'à grand-peine.
            La tempête hurle de plus en plus et dans son chant viennent se perdre les voix des hommes en train de murmurer des prières et dont les lèvres gelées ne peuvent plus former les mots qu'avec effort. Les sanglots des femmes désemparées inquiètes pour l'avenir et les pleurs obstinés des enfants que le froid a arrachés à l'étreinte de la fatigue expirent sous les sifflements aigus de la bourrasque.
            Les roues avancent en gémissant à travers la neige.                                               
            Dans la dernière voiture Léa se blottit contre son fiancé qui lui parle du grand chagrin d'une voix triste et monotone. Et il enlace le corps mince de la jeune fille de son bras engourdi, comme s'il voulait la protéger des attaques du froid et de tout mal. Elle le regarde les yeux pleins de reconnaissance et dans ce tohu-bohu de plaintes et de tourmentes s'écoulent quelques mots tendres et mélancoliques qui leur font oublier la mort et le péril.
            Soudain une secousse brutale les fait tous vaciller. Puis les voitures s'arrêtent.
            A travers les mugissements de la tempête on perçoit de façon indistincte, venant des premiers attelages, des cris, des claquements de fouets et un murmure ininterrompu de voix agitées. On sort des voitures, on se précipite en avant à travers le froid coupant. Un cheval est tombé et a entraîné le second dans sa chute. Autour des bêtes les hommes veulent aider mais en sont incapables, car le vent les déséquilibre comme de fragiles marionnettes, les flocons de neige les aveuglent et leurs mains sont raidies, sans force, leurs doigts semblent des morceaux de bois. Au loin aucun secours possible, seule la plaine, fière de son immensité, se perd sans horizon dans la pénombre enneigée et la tempête indifférente qui engloutit leurs cris.
            Ils reprennent alors pleinement conscience de leur triste situation. Sous une forme nouvelle, effroyable, la mort cherche à s'emparer de ceux qui sont réunis sans défense, dans leur impuissance face aux force de la nature qu'ils ne peuvent ni combattre ni vaincre, face à l'arme fatale que représente le froid.
            La tempête claironne continuellement à leurs oreilles ces mots
            - C'est ici que tu dois mourir... mourir.
            Et la mort se transforme chez eux en une résignation et un fatalisme désespérés.
            Personne ne l'a dit à voix haute, tous ont eu simultanément la même pensée. Autant que le permettent leurs membres engourdis ils remontent gauchement dans leurs voitures, étroitement serrés, pour mourir.Ils n'espèrent plus aucune aide.
Résultat de recherche d'images pour "morts dans la neige"  ***     Ils se blottissent l'un contre l'autre, chacun contre ceux qui lui sont le plus cher pour être ensemble dans le trépas. Dehors la tempête, leur compagne de chaque instant, chante un air funèbre et les flocons de neige construisent autour des chariots un grand cercueil lumineux.
           La fin approche lentement. Le froid glacial et mordant pénètre de tous côtés, par tous les pores, ainsi qu'un poison s'empare doucement des membres, l'un après l'autre, sûr de son succès.
            Les minutes s'écoulent avec lenteur, comme si elles voulaient donner à la mort le temps d'accomplir sa grande oeuvre de délivrance.
            De longues heures pesantes et chacune d'elles emportent des âmes abattues vers l'éternité.
            La tempête chante joyeuse et se rit avec sauvagerie de ce drame de la vie quotidienne. Tandis que la lune répand négligemment sa lumière argentée sur la vie et sur la mort.
            Un calme profond règne dans la dernière voiture. Quelques-uns sont déjà trépassés, d'autres subissent l'emprise hallucinatoire qui embellit la fin de ceux qui périssent par le froid. Mais ils sont tous silencieux, inertes, les pensées seules jaillissent, en désordre, pareilles à des éclairs brûlants.
            De ses mains glacées Josué serre sa fiancée contre lui. Déjà elle n'est plus, mais il ne le sait pas. Il rêve, ils sont assis tous deux dans la chambre chaude et odorante, le chandelier d'or flambe de ses sept bougies, et ils sont tous ensemble à nouveau, comme jadis. La joie de la fête se reflète sur les visages souriants des assistants qui échangent des propos amènes et qui prient. Et voilà que des êtres disparus depuis longtemps, ses parents défunts eux-mêmes entrent par la grande porte, mais cela ne le surprend pas. Ils s'embrassent tendrement et prononcent des paroles familières. Et ils sont de plus en plus nombreux à s'approcher, des juifs vêtus de costumes et d'habits de cérémonie anciens et fanés, puis viennent les héros, Judas Maccabée et tous les autres. Ils prennent place auprès d'eux, ils parlent, ils sont gais. Et ils s'approchent toujours en plus grand nombre. La pièce est remplie de monde. Les yeux de Josué sont fatigués par le va-et-vient de ceux qui se déplacent de plus en plus rapidement et courent dans tous les sens. Tout ce bruit chaotique fait bourdonner ses oreilles. Le sang bat dans ses artères, il gronde, il bout, plus fort, toujours plus fort.
            Et soudain, tout est calme, tout est fini.
            Le soleil s'est à présent levé et les flocons de neige tombent toujours abondamment, scintillent comme des diamants. La  haute colline que la neige a dressée pendant la nuit dans la plaine, resplendit comme recouverte de pierres précieuses.
            C'est un soleil joyeux et puissant, presque un soleil printanier, qui tout à coup brille. Et en vérité le printemps n'est plus loin. Bientôt il fera bourgeonner et verdir la nature et enlèvera le blanc linceul sur la tombe des pauvres juifs égarés et morts de froid qui, de leur vie, n'avaient jamais connu les beaux jours.


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***        europe1.fr

                                                                                                Stefan Zweig ( 1881/1942 )
                                                                             
                                                                                  Dans la neige 1è éd 1901
            ( post O3/08/14 à 04.51 )