dimanche 25 mars 2018

Nuits blanches 5 suite et fin Fédor Dostoïevski ( Nouvelle Russie )

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                                                    Nuits blanches ( V )
                                                    
                                                      Quatrième nuit

            Dieu comme tout cela a fini ! Par quoi cela a fini ! Je suis arrivé à neuf heures. Elle était déjà là. De loin je l'avais déjà remarquée. Elle était comme alors, la première fois, accoudée sur le parapet du quai, et elle ne m'a pas entendu approcher.
            - Nastenka ! ai-je appelé, refoulant avec peine mon émotion.
            Elle se retourna vivement vers moi.
            - Eh bien, dit-elle. Allons ! vite !
            Je la regardai, perplexe.
            - Eh bien, où est la lettre ? Vous l'avez apportée ? répéta-t-elle s'accrochant de la main au parapet.
            - Non, je n'ai pas de lettre..., dis-je enfin. Est-ce qu'il n'a pas encore été chez vous ?
            Elle pâlit terriblement et longtemps me regarda sans faire un mouvement. J'avais détruit son dernier espoir.
            - Allons, que Dieu le garde ! prononça-t-elle d'une voix entrecoupée. Qu'il aille au diable s'il m'abandonne ainsi !
            Elle baissa les yeux, puis voulut me regarder, mais ne put pas. Quelques minutes encore, elle chercha à dominer son trouble mais, tout à coup, elle se détourna et, s'accoudant sur la balustrade du quai, fondit en larmes.
            - Assez, assez ! dis-je. Mais je n'eus pas le courage de poursuivre à la voir ainsi, et d'ailleurs, qu'aurais-je pu dire ?
            - Ne me consolez pas, dit-elle en pleurant, ne me parlez pas de lui, ne me dîtes pas qu'il viendra, qu'il ne m'a pas abandonnée cruellement, inhumainement, comme il l'a fait. Et pourquoi, pourquoi ? Est-ce qu'il y avait dans ma lettre quelque chose... dans cette malheureuse lettre...?
            Là, les sanglots l'étranglèrent. Mon coeur se déchirait, de la voir.
            - Oh ! comme c'est cruellement inhumain ! reprit-elle encore. Et pas une ligne ! Si seulement il avait répondu qu'il n'a pas besoin de moi, qu'il me repousse..., mais pas une seule ligne en trois jour pleins ! Comme ça lui est facile d'offenser, d'humilier une pauvre fille sans défense, dont le seul tort est de l'aimer ! Oh! combien j'ai souffert durant ces trois jours ! Mon Dieu, mon Dieu ! Quand je pense que c'est moi qui suis venue le trouver la première fois, que je me suis abaissée devant lui, que j'ai pleuré, que j'ai imploré de lui une goutte d'amour... Et après cela !... Écoutez, dit-elle, et ses petits yeux noirs brillèrent, mais non, pas comme ça ! Ça ne peut pas être vrai. Ce n'est pas naturel ! Ou bien vous, ou bien moi, nous nous trompons. Peut-être qu'il n'a pas reçu la lettre ? Peut-être qu'il ne sait encore rien ? Comment pourrait-on, jugez vous-même, dîtes-moi, au nom du Christ, expliquez-le moi, moi je ne peux pas le comprendre, comment peut-on agir avec autant de grossièreté et de barbarie qu'il a fait avec moi ! Pas un mot ! Mais pour la dernière des dernières on a plus de commisération. Peut-être qu'il a entendu dire des choses, que quelqu'un lui a mal parlé de moi ? s'écria-t-elle en se retournant vers moi d'un air interrogateur. Quoi ? Qu'en pensez-vous ?
             - Écoutez-moi, Nastenka, demain j'irai le voir de votre part.
            - Et alors ?
            - Je l'interrogerai, je lui raconterai tout.
            - Bon bon !                                                                                        eternels-eclairs.fr
Tableau d'Auguste Macke            - Vous, écrivez une lettre. Ne dites pas non ! Je l'obligerai à respecter votre conduite, il saura tout, et si...
            - Non, mon ami, non, interrompit-elle. Assez ! Plus un mot, plus un seul mot de moi, plus une ligne, ça suffit ! Je ne le connais plus, je ne l'aime plus, je l'ou... blie... rai...
            Elle n'acheva pas.
            - Calmez-vous, calmez-vous ! Asseyez-vous ici, Nastenka, dis-je en l'installant sur le banc.
            - Mais je suis calme. Assez ! Ce n'est rien. Ce sont des larmes, ça séchera. Allons, vous croyez donc que je vais me tuer, me jeter à l'eau ?...
            Mon coeur était comble. Je voulais parler, mais je ne pouvais pas.
            - Écoutez, continua-t-elle en me prenant par la main, dîtes, vous, vous n'auriez pas agi comme ça ? Vous n'auriez pas abandonné celle qui était venue à vous d'elle-même, vous ne lui auriez pas lancé au visage votre impudent mépris de son faible coeur imbécile ? Vous l'auriez ménagée ? Vous vous la seriez représentée seule, incapable de se guider elle-même, incapable de se défendre contre son amour pour vous, innocente, oui, innocente enfin... car elle n'a rien fait... Ô mon Dieu, mon Dieu!
             - Nastenka, m'écriai-je enfin, ne pouvant plus surmonter mon émotion. Nastenka, vous me tourmentez ! vous me déchirez le coeur, vous m'assassinez Nastenka ! Je ne peux plus me taire ! Je suis obligé, à la fin, de parler, de diree ce qui bout ici, dans mon coeur...
            Tout en prononçant cela, je me levai à demi du banc. Elle me prit la main et me regarda avec étonnement.
            - Qu'avez-vous ? dit-elle enfin.
            - Écoutez-moi ! fis-je décidé. Écoutez-moi, Nastenka ! Ce que je vais dire maintenant, ce n'est que sottises, c'est irréalisable, c'est stupide ! je sais que ça n'arrivera jamais, mais je ne peux pourtant pas me taire. Au nom de tout ce que vous souffrez, d'avance, je vous en prie, pardonnez-moi !...
            - Eh bien, quoi, qu'y a-t-il ? fit-elle.
            Elle avait cessé de pleurer et me regardait fixement tandis qu'une étrange curiosité brillait dans ses petits yeux étonnés.
            - Qu'est-ce que vous avez ? continua-t-elle.
            - C'est irréalisable, mais je vous aime, Nastenka ! Voilà ce qu'il y a. J'ai tout dit maintenant, dis-je avec un geste de désespoir. A vous de voir maintenant si vous pouvez me parler comme vous parliez tout à l'heure, si vous pouvez enfin écouter ce que j'ai à vous dire...
            - Eh bien quoi, quoi donc ? interrompit-elle. Et qu'est-ce que ça fait ? Je le savais depuis longtemps, que vous m'aimiez, seulement il me semblait toujours que vous m'aimiez tout bonnement comme ça... Ah ! mon Dieu, mon Dieu !
            - D'abord, c'était " comme ça ", Nastenka, mais maintenant... maintenant... je suis exactement dans le même état où vous étiez quand vous êtes entrée chez lui avec votre baluchon. Pis que vous, Nastenka, puisqu'alors il n'aimait personne alors que vous aimez...
            - Qu'est-ce que vous me dîtes là ? Je ne vous comprends vraiment pas, à la fin ! Mais, écoutez donc, à quoi bon cela, ou plutôt pas à quoi bon, mais pour quelle raison avez-vous comme ça, et tout d'un coup... Mon Dieu, je dis des bêtises ! Mais vous...
            Et Nastenka se troubla complètement. Ses joues prirent feu. Elle baissa les yeux.
            - Que faire, Nastenka ? Qu'y puis-je ? c'est ma faute, j'ai abusé... Mais non, non ! ce n'est pas ma faute, Nastenka. Je l'éprouve, je le sens, parce que mon coeur me dit que j'ai raison, parce que je ne puis jamais vous offenser, jamais vous blesser ! J'étais votre ami, je n'ai rien trahi. Vous voyez, les larmes me coulent, Nastenka ! Qu'elles coulent, qu'elles coulent, qu'elles coulent, elles ne gênent personne. Elles sécheront, Nastenka...
            - Mais asseyez-vous donc, asseyez-vous ! dit-elle en me faisant asseoir sur le banc. Ah ! mon Dieu !
            - Non, Nastenka, je ne m'assoirai pas. Je ne peux plus rester ici, vous ne pouvez plus me voir. Je dirai tout puis je m'en irai. Je veux dire seulement que vous ne l'auriez jamais su, que je vous aime. J'aurais enterré mon secret. Je ne vous tourmenterai pas maintenant, en ce moment, avec mon égoïsme. Non, mais je n'ai pas pu tenir. C'est vous qui en avez parlé la première, c'est votre faute, vous êtes la seule coupable et moi je suis innocent. Vous ne pouvez pas me chasser...
            - Mais que non ! non ! je ne vous chasse pas du tout ! dit Nastenka cachant aussi bien qu'elle pouvait son émotion, la pauvrette !
Image associée   *        - Vous ne me chassez pas ? Non ? Et moi qui voulais déjà fuir loin de vous ! Je m'en irai d'ailleurs, mais d'abord je dirai tout, parce que quand vous parliez ici, quand vous vous tourmentez de ce que... j'appellerai les choses pas leur nom, Nastenka..., de ce qu'on vous repoussait, de ce qu'on refusait votre amour, j'ai senti, j'ai éprouvé qu'il y avait dans mon coeur tant d'amour pour vous, Nastenka, tant d'amour !... Et j'ai eu tant de peine de ne pouvoir vous aider avec cet amour... que mon coeur s'est déchiré et je... je n'ai pas pu me taire, j'ai été obligé de parler ! Nastenka, j'ai été obligé de parler !...
            - Oui, oui ! parlez-moi de cette façon-là, dit-elle avec une indicible animation. Cela vous semble peut-être bizarre que je vous parle ainsi, mais... parlez ! moi, je dirai après vous, je vous raconterai tout !
            - Vous avez pitié de moi, Nastenka. Vous avez tout simplement pitié de moi, mon amie ! Ce qui est fait est fait ! Ce qui est dit ne se rattrape plus. N'est-ce pas ? Eh bien, comme ça vous savez tout, maintenant. Bon, cela c'est le point de départ. C'est bien ! maintenant c'est parfait. Seulement, écoutez un peu. Quand vous étiez assise à pleurer, je pensais à part moi oh ! laissez-moi dire ce que je pensais ! je pensais, bien sûr, Nastenka, c'est impossible, je pensais que vous... je pensais que d'une façon ou de l'autre... enfin, d'une façon tout à fait... indépendante, vous ne l'aimiez plus. Alors, déjà hier et avant-hier, Nastenka, je le pensais ainsi, alors, j'aurais fait en sorte que vous m'aimiez. N'aviez-vous pas dit, mais oui, vous l'avez dit vous-même, Nastenka, que vous étiez déjà presque amoureuse de moi ? Bon, et puis après ? Eh bien, c'est à peu près tout ce que je voulais dire : il reste seulement à dire ce qui serait arrivé si vous m'aviez aimé. Seulement cela, rien de plus ! Écoutez-moi donc, mon amie, parce que vous êtes quand même mon amie, je suis, ô bien sûr, un homme simple, pauvre, tellement insignifiant. Mais ce n'est pas de ça qu'il s'agit, je ne sais pas pourquoi je ne dis jamais ce que je veux dire. C'est à cause de l'émotion, Nastenka. Seulement, seulement je vous aurais aimée de telle sorte, de telle sorte que, si même vous aviez continué à l'aimer, lui, à aimer celui que je ne connais pas, vous n'auriez quand même pas remarqué que mon amour vous pesait. Vous auriez seulement éprouvé, vous auriez seulement senti à chaque seconde qu'auprès de vous battait un coeur reconnaissant, plein de reconnaissance, un coeur brûlant qui, pour vous... Oh ! Nastenka, Nastenka, qu'avez-vous fait de moi !...
            - Ne pleurez pas, je ne veux pas que vous pleuriez, dit-elle en se levant rapidement. Allons-nous-en, levez-vous, venez avec moi, ne pleurez donc pas, ne pleurez pas.
            Tout en parlant elle essuyait mes larmes avec son mouchoir.
             - Allons maintenant, allons-nous-en, continua-t-elle. Je vous dirai peut-être quelque chose... Oui, puisque maintenant il m'a abandonnée, puisqu'il m'a oubliée, bien que je l'aime encore, je ne veux pas vous tromper..., mais écoutez donc, répondez-moi. Si, par exemple je vous avais aimé, je veux dire si seulement je... Oh! mon ami, mon ami, quand j'y pense, quand je pense que je vous ai blessé alors que j'ai ri de votre amour vous louant de n'être pas tombé amoureux... ! Oh ! Dieu ! mais comment ne l'ai-je pas prévu..., comment ai-je été assez sotte... mais... enfin, bon je suis décidé, je dirai tout...
            - Écoutez, Nastenka, savez-vous une chose ? Je vais vous quitter, voilà tout ! Vraiment je ne fais que vous tourmenter. Tenez, en ce moment vous avez des remords parce que vous vous êtes moquée, et moi je ne veux pas, non, je ne veux pas qu'en plus de votre chagrin vous... C'est moi qui ai tort, bien sûr, Nastenka ! Mais, adieu !
            - Attendez ! Écoutez un peu ! Vous pouvez attendre ?
            - Attendre quoi ? comment ?       
            - Je l'aime. Mais ça passera, ça doit passer, ça ne peut pas ne pas passer. Déjà ça passe, je le sens... Qui sait, peut-être qu'aujourd'hui même ce sera fini, parce que je le déteste, parce qu'il se moque de moi, tandis que vous, vous avez pleuré ici, avec moi, parce que vous ne m'auriez pas repoussée comme lui, parce que vous m'aimiez, tandis que lui ne m'a jamais aimée, parce que moi, je vous aime, enfin... Oui, je vous aime ! Je vous aime comme vous m'aimez. C'est moi qui vous l'ai dit, moi-même, déjà avant, vous l'avez entendu n'est-ce pas ? et si je vous aime, c'est que vous êtes meilleur que lui, c'est que vous êtes plus noble que lui, c'est que lui...
            La pauvre, son émotion était si forte qu'elle n'acheva pas. Elle posa sa tête sur mon épaule, puis sur ma poitrine, et pleura amèrement. Je la consolais, je l'encourageais, mais elle ne pouvait pas s'arrêter. Elle serrait toujours ma main et disait entre ses sanglots :
            - Attendez, attendez ! Voyez, je vais m'arrêter, tout de suite ! Je veux vous dire... ne vous figurez pas que ces larmes..., non, elles me viennent comme ça, c'est la faiblesse, attendez que ça ^passe...
            Elle s'arrêta enfin, essuya ses larmes et nous nous remîmes à marcher. Je voulus parler mais longtemps encore elle me pria d'attendre. Nous nous tûmes. Enfin elle rassembla tout son courage et se mit à parler :                                                                                                      **
Image associée            - Tenez, fit-elle d'une voix faible et tremblante mais où, soudain, résonna quelque chose qui me transperça vraiment le coeur et y produisit une agréable douleur, ne croyez pas que je sois si inconstante et si volage, ne croyez pas que je sois capable d'oublier et de trahir si légèrement et si vite... Toute une année je l'ai aimé et, je le jure devant Dieu, jamais, jamais, même en pensée je ne lui ai été infidèle. Il a méprisé cela, il s'est moqué de moi, grand bien lui fasse ! Mais il m'a blessée, il a offensé mon coeur. Je... je ne l'aime pas parce que je ne peux aimer que ce qui est généreux, ce qui me comprend, ce qui est noble. Parce que je suis moi-même ainsi faite et qu'il est indigne de moi, alors, grand bien lui fasse ! Il a mieux fait comme cela que si, ensuite, j'avais été trompée dans mon espoir et si j'avais appris plus tard ce qu'il est... Naturellement ! Mais qui sait ? Peut-être que tout mon amour était une illusion des sens, de l'imagination, peut-être même qu'il a débuté par une gaminerie, par des sottises, parce que j'étais sous la surveillance de grand-mère ? Peut-être que je dois en aimer un autre et non pas lui, un homme tout autre, qui ait pitié de moi et... et... Allons, laissons cela ! laissons cela ! s'interrompit-elle haletante d'émotion, je voulais seulement vous dire... je voulais vous dire que si, bien que je l'aime, non bien que je l'aie aimé, si malgré cela vous dites encore..., si vous sentez que votre amour est assez grand pour pouvoir, à la fin, évincer de mon coeur celui d'avant..., si vous voulez me prendre en pitié, si vous ne voulez pas m'abandonner seule à ma destinée, sans consolation, sans espoir, si vous voulez m'aimer toujours autant que vous m'aimez aujourd'hui, alors, je le jure, ma reconnaissance... mon amour sera enfin digne du votre... Prendrez-vous maintenant ma main ?
            - Nastenka, m'écriai-je, étouffant de sanglots, Nastenka ! Ô Nastenka... Ô Nastenka !
            - Bon, assez, assez ! Allons, c'est assez pour maintenant ! dit-elle se dominant avec peine. Maintenant tout est dit? N'est-ce pas ? C'est bien vrai ? Eh bien vous êtes heureux, et moi je suis heureuse ! Mais plus un mot là-dessus. Attendez, épargnez-moi !... Parlez de quelque chose d'autre, pour l'amour de Dieu !...
            - Oui, Nastenka, oui ! assez là-dessus, maintenant je suis heureux, je... bon, Nastenka, bon, parlons d'autre chose, vite, vite, parlons d'autre chose... Oui, je suis prêt...
            Et nous ne savions que dire, nous riions, nous pleurions, nous disions des milliers de mots sans suite et sans signification. Tantôt nous marchions sur le trottoir, tantôt nous rebroussions chemin brusquement et traversions la rue. Ensuite nous nous arrêtions et repassions sur le quai. Nous étions comme des enfants...
            - Maintenant j'habite seul Nastenka, commençai-je, mais demain... Bien sûr, vous le savez, Nastenka, je suis pauvre, j'ai en tout et pour tout douze cents roubles, mais c'est égal...
            - Naturellement, ça ne fait rien. Grand-mère a sa pension, alors elle ne nous sera pas à charge. Il faut la prendre, grand-mère !
            - Bien sûr, il faut prendre grand-mère... Seulement voilà, il y a Matriona...
           -  Ah ! Mais nous aussi, nous avons Fiokla !
           - Matriona est une brave femme. Elle n'a qu'un défaut : elle manque d'imagination, Nastenka, pas un brin d'imagination. Mais ça ne fait rien !...
            - C'est égal. Elles peuvent rester ensemble. Mais vous, dès demain venez vous installer chez nous.
            - Comment cela, chez vous ?... Bon, je suis prêt...
            - Oui, vous deviendrez notre locataire. Nous avons là-haut une chambre en mansarde. Elle est inoccupée. La locataire d'avant, une vieille dame noble, est partie, et grand-mère, je le sais, veut un jeune homme. Moi je lui dis : " Et pourquoi un jeune homme ? " Elle me répond " Mais comme ça, je suis vieille maintenant... mais ne te figure pas, Nastenka que je veuille te le donner pour mari... " Moi, j'ai bien deviné que c'était pour ça...
   elpais.com                                    - Ah ! Nastenka !...
Image associée            Et tous deux nous éclatâmes de rire.
            - Allons, suffit, suffit donc ! Mais où donc habitez-vous, j'ai oublié, dit-elle.
           - Là-bas, au pont-skoï, maison Barannikov.
            - C'est la grande maison ?
           - Oui, la grande maison.
           - Ah ! je sais, une belle maison. Seulement, vous savez, quittez-la et déménagez chez nous le plus tôt possible...
            - Dès demain, Nastenka, dès demain. J'ai encore quelque chose à payer sur le loyer, mais ça ne fait rien... Je touche bientôt mon traitement...
            - Mais vous savez, peut-être que je pourrai donner des leçons. J'apprendrai d'abord, et puis je donnerai des leçons...
            - Eh bien alors, c'est parfait... et moi je recevrai bientôt une gratification, Nastenka...
           - Alors, vous venez demain et vous serez mon locataire...
           - Oui, et nous irons au Barbier de Séville,, puisqu'on va bientôt le jouer de nouveau.
           - Oui, nous irons, dit en riant Nastenka. Non, il vaudra mieux ne pas voir Le Barbier, mais plutôt quelque chose d'autre...
            - Bon, parfait, quelque chose d'autre... Bien sûr, ça vaudra mieux. Moi, je n'avais pas pensé...
            En parlant ainsi nous marchions tous deux comme enivrés, dans un brouillard, ne sachant pas nous-mêmes ce qui nous arrivait. Tantôt nous nous arrêtions et nous conversions longuement au même endroit, tantôt nous nous remettions à marcher et nous tombions Dieu sait où, et de nouveau c'étaient des rires, des larmes... Tantôt Nastenka voulait brusquement rentrer, moi je n'osais pas la retenir et je voulais la reconduire jusque chez elle. Nous nous mettions en route et soudain, au bout d'un quart d'heure, nous nous retrouvions sur le quai, devant notre banc. Tantôt elle poussait un soupir et de nouveau une larme apparaissait dans ses yeux. Je devenais timide, froid.... Mais de nouveau elle serrait ma main dans la sienne et m'entraînait de nouveau pour marcher, bavarder, parler...
              - Il est temps maintenant, il est l'heure de rentrer. Il doit être très tard, dit enfin Nastenka. Assez d'enfantillages !
             - Oui, Nastenka. Seulement maintenant je ne dormirai pas. Je ne rentrerai pas chez moi.
             - Moi non plus, je crois bien, je ne dormirai pas. Mais accompagnez-moi.
            - Bien sûr.
            - Seulement cette fois, nous irons jusqu'à la maison, absolument...
            - Absolument, absolument...
            - Parole d'honneur ?... C'est qu'il faut pourtant rentrer chez soi, tôt ou tard.
            - Parole d'honneur ! répondis-je en riant.
            - Alors, en route !
            - En route !
            - Regardez le ciel, Nastenka, regardez donc ! Demain la journée sera splendide. Quel ciel bleu, quelle lune ! Regardez -moi ce nuage qui commence à la cacher, regardez, regardez !... Non, il a passé à côté. Mais regardez, regardez donc !...
            Nastenka ne regardait pas le nuage. Elle se tenait silencieuse, comme clouée sur place, une minute après elle se serra étroitement, timidement contre moi. Sa main trembla dans la mienne. Je la regardai... Elle s'appuya sur moi encore plus fort
            A cet instant, devant nous, passa un jeune homme. Soudain il s'arrêta, nous regarda fixement, puis, de nouveau, fit quelques pas. Mon coeur se mit à battre...       
            - Nastenka, dis-je à mi-voix, qui est-ce ?
            - C'est lui ! fit-elle dans un chuchotement, se serrant de plus près encore, et plus frissonnante, contre moi... J'avais peine à tenir sur mes jambes.
            - Nastenka ! Nastenka, c'est toi ! fit une voix derrière nous, et au même moment le jeune homme fit quelques pas, s'avança vers nous.
Résultat de recherche d'images pour "jun gris modigliani"            Dieu, quel cri ! comme elle trembla ! comme elle s'arracha de mes bras pour voler à sa rencontre !... Je restai à les regarder, comme abattu. Mais à peine lui avait-elle tendu la main, à peine se fut-elle jetée dans ses bras que, soudain, elle se retourna vers moi, se trouva à mon côté, comme le vent, comme l'éclair et, avant que j'eusse repris mes esprits, me prit le cou entre ses deux bras et, fortement, chaudement, me donna un baiser. Puis, sans m'adresser un mot, elle s'élança de nouveau vers lui, lui prit les mains et l'entraîna derrière elle.
            Longtemps je restai là à les suivre des yeux. Enfin, tous deux disparurent.


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                                                                  Le Matin

            Mes nuits ont pris fin ce matin-là. C'était une vilaine journée. La pluie tombait et battait tristement mes vitres. Dans la chambrette il faisait sombre, dehors le ciel était couvert. La tête me tournait, j'avais la migraine, la fièvre s'installa dans tous mes membres.
            - Une lettre pour toi, maître ! c'est la poste locale qui l'a apportée, dit au-dessus de moi la voix de Matriona.
            - Une lettre ! de qui ? m'écriai-je en sautant de ma chaise.
           - Hé ! je n'en sais rien. Regarde, peut-être que c'est écrit dedans, de qui.
           Je brisai le cachet. C'était elle !

            " Oh ! pardonnez-moi, m'écrivait Nastenka, je vous en supplie à genoux, pardonnez-moi. Je vous ai trompé, et moi-même avec. C'était un songe, un fantôme... J'ai souffert pour vous mille morts aujourd'hui. Pardon ! Pardonnez-moi !...
            Ne m'accusez pas, car je n'ai changé en rien à votre égard. J'ai dit que je vous aimerais, et je continue à vous aimer. Je fais plus que vous aimer. Ô Dieu, si je pouvais vous aimer tous deux à la fois ! Oh ! si vous étiez lui ! Oh! s'il était vous ! "
           Cette phrase me traversa le cerveau. Ce sont tes propres paroles, Nastenka, qui me sont revenues.
            " Dieu voit ce que je voudrais faire maintenant pour vous ! Je sais que vous êtes dans l'accablement et le chagrin. Je vous ai fait de la peine, mais quand on aime se souvient-on des offenses ? Or, vous m'aimez ?
            Merci ! oui, merci de cet amour, car il est imprimé dans ma mémoire comme un songe délicieux dont on garde longtemps le souvenir après le réveil, car je me souviendrai éternellement de de l'instant où vous m'avez si fraternellement ouvert votre coeur et où vous avez si magnanimement accepté en cadeau le mien, navré, pour le garder, le bercer, le guérir... Si vous me pardonnez votre souvenir sera érigé chez moi en un sentiment éternel et noble qui ne s'effacera jamais de mon âme... Je garderai ce souvenir, je lui serai fidèle, je ne le trahirai pas, je ne trahirai pas mon coeur, il est trop constant. Hier encore il est retourné si vite à celui à qui il appartenait à jamais.
            Nous nous rencontrerons, vous viendrez chez nous, vous ne nous abandonnerez pas, vous serez perpétuellement mon ami, mon frère... Et quand vous me verrez, vous me donnerez la main... oui ? vous me la donnerez, vous m'avez pardonné, n'est-ce pas ? Vous m'aimez comme avant ?
            Oh ! aimez-moi, ne m'abandonnez pas, parce que je vous aime tellement en cet instant, parce que je suis digne de votre amour, parce que je le mériterai... mon ami chéri ! C'est la semaine prochaine que je l'épouse. Il est revenu amoureux, il ne m'a jamais oubliée... Ne soyez pas fâché si je vous parle de lui. Je veux venir vous voir avec lui. Vous l'aimerez, n'est-ce pas ?
            Pardonnez-moi ! Rappelez-vous et aimez votre 

                                                                             NASTENKA                 
                                                                                                                       tripadvisor.ca
Résultat de recherche d'images pour "juan gris"            Longtemps je lus et relus cette lettre. Les larmes me venaient, enfin, elle me tomba des mains et je cachai mon visage.
            - Mon enfant ! Hé ! mon enfant, fit Matriona.
           - Quoi, ma vieille ?
           - Hé bien, la toile d'araignée du plafond, je l'ai toute enlevée. Maintenant, tu peux même te marier si tu veux, inviter des gens, tout sera à point...
            Je regardai Matriona... C'était une femme encore alerte, une jeune vieille. Mais, je ne sais pourquoi elle m'apparut soudain avec le regard éteint, des rides sur le visage, courbée, cassée... Je ne sais pourquoi, soudain il me parut que ma chambre avait vieilli comme Matriona. Murs et plancher étaient décolorés, tout s'était terni, les toiles d'araignées s'étaient encore multipliées. Je ne sais pourquoi, quand je regardai par la fenêtre il me sembla que la maison d'en face, elle aussi avait vieilli et s'était à son tour ternie, que le crépi de ses colonnes s'écaillait et tombait, que ses corniches avaient noirci et se fendaient, et que les murs d'un jaune foncé éclatant avaient passé au roux...
            Ou bien qu'un rayon de soleil qui avait brusquement percé de derrière un nimbus s'était de nouveau caché sous le nuage chargé de pluie et tout avait de nouveau pâli à mes yeux. Ou bien peut-être avait passé devant moi en un clin d'oeil, ainsi déplaisante et triste, toute la perspective de mon avenir, et je m'étais vu tel que je suis aujourd'hui, exactement quinze ans après, vieilli dans la même chambre, aussi solitaire, avec la même Matriona que toutes ces années n'ont pas rendue plus fine.
            Mais que je me souvienne de ma blessure, Nastenka ! Que j'appelle un sombre nuage sur ton clair et tranquille bonheur que, par d'amers reproches, je souffle sur ton coeur le regret, que je le navre d'un secret remords et l'oblige à battre avec tristesse dans ses instants de félicité, que je froisse la moindre des tendres fleurettes que tu plantas dans tes boucles noires le jour où tu marchas vers lui à l'autel... Oh ! Jamais, jamais ! Que ton ciel soit lumineux, que soit clair et serein ton gentil sourire, et bénis sois-tu toi-même pour la minute de félicité et de bonheur que tu as donnée à un autre coeur solitaire, reconnaissant !
            Ô mon Dieu ! Une minute entière de félicité ! Mais n'est-ce pas assez pour toute une vie d'homme ?...

*         decamino.com
**   reproduction-tableaux.fr                     
                                                                           Fin

                                                                               Fédor Dostoïevski







                             

samedi 24 mars 2018

Le Chat 1 - Le Chat 2 - Charles Baudelaire ( Poèmes France )


bookine.net


                                             LE CHAT  ( 1 )

                Viens, mon beau chat, sur mon coeur amoureux ;
                       Retiens les griffes de ta patte,
            Et laisse-moi plonger dans tes beaux yeux,
                       Mêlés de métal et d'agate.                                              
                                                                                                           
            Lorsque mes doigts caressent à loisir
                       Ta tête et ton dos élastique,
            Et que ma main s'enivre du plaisir                                
                       De palper ton corps électrique,
                                                                                                         
            Je vois ma femme en esprit. Son regard,                                                    lesmoutonsenrages.fr                                   Comme le tien, aimable bête,                                                                     
            Profond et froid, coupe et fend comme un dard,

                       Et, des pieds jusques à la tête,
            Un air subtil, un dangereux parfum
                       Nagent autour de son corps brun.


                                                                Charles Baudelaire

                                                    ********************

                                               LE CHAT  ( 2 )

                                                                             I

            Dans ma cervelle se promène,
            Ainsi qu'en son appartement,
            Un beau chat, fort, doux et charmant.
            Quand il miaule, on l'entend à peine,

            Tant son timbre est tendre et discret ;
            Mais que sa voix s'apaise ou gronde,
            Elle est toujours riche et profonde.
            C'est là son charme et son secret.

            Cette voix, qui perle et qui filtre
            Dans mon fond le plus ténébreux,                             
            Me remplit comme un vers nombreux
            Et me réjouit comme un filtre.

            Elle endort les plus cruels maux
            Et contient toutes les extases ;
            Pour dire les plus longues phrases,
            Elle n'a pas besoin de mots.
                                             
            Non, il n'est pas d'archet qui morde                                     
            Sur mon coeur, parfait instrument,
            Et fasse plus royalement
            Chanter sa plus vibrante corde,                                                     lastampa.it
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            Que ta voix, chat mystérieux,
            Chat séraphique, chat étrange,
            Et qui tout est, comme en un ange,
            Aussi subtil qu'harmonieux !

                                                      II

            De sa fourrure blonde et brune
            Sort un parfum si doux, qu'un soir
            J'en fus embaumé, pour l'avoir
            Caressée une fois, rien qu'une.

            C'est l'esprit familier du lieu ;
            Il juge, il préside, il inspire
            Toutes choses en son empire ;
            Peut-être est-il fée, est-il dieu ?                                                       
                                                                                                               
                                                                                                                                                      br.depositphotos.com    
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             Quand mes yeux, vers ce chat que j'aime                             
            Tirés comme par un aimant,                                                   
            Se retournent docilement
            Et que je regarde en moi-même,
         
            Je vois avec étonnement
            Le feu de ses prunelles pâles,                                                              Clairs fanaux, vivantes opales,
            Qui me contemplent fixement.
                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                       
                                                                       Baudelaire

         


            
                                        



         
            

A travers le mur Notre enfant Arendt Karin ho( Document Allemagne )

A travers le mur
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                                                         Notre enfant  Journal
                                                         A travers le mur  Un conte

            L'édition bilingue, allemand - français, permet de suivre au plus près la pensée et l'évolution de la philosophe, dans ces textes assez courts. Née en octobre 1906, sa mère Martha, son père plus rarement, content dans le journal les premières années de la petite fille, intelligente, hypermnésique, sage jusqu'à l'adolescence, souvent malade puis viendront les années d'études, de rencontres, on effleure là le passage Heidegger, puis arrivent les années 30, virulentes années d'antisémitisme et Hannah s'interroge sur la place des juifs en Palestine où elle se rend. Deux hommes sont les plus marquants à ses côtés : Günther Stern-Anders, trop gentil, dont elle divorcera pour Walter Benjamin. Après son activisme sioniste, elle rejoint Paris comme nombre de ses compagnons, très pauvres, espérant trouver un refuge avant le déferlement des exactions nazies. Elle fuiera aux EtatsUnis, sauvant aussi sa mère très attachée à sa vie à Koenigsberg. L'intellectuelle philosophe porta sa réflexion sur le rapport entre marxisme, son judaïsme et l'avenir de ce peuple, entre autres. Elle mourut assise à sa table de travail, les carnets contenant ces inédits sur une étagère près d'elle. C'est par hasard que Karin Biro les découvrit lors d'une exposition consacrée à ( Joanna ) Hannah Arendt au Metropolitan Museum. Livre très court qui nous permet de parcourir d'un coup l'histoire et la vie personnelle d'une philosophe de 3.4 du siècle dernier, précieux pour débuter ou poursuivre une étude de sa philosophie.

                                    

jeudi 22 mars 2018

Nuits blanches 3è nuit - Dostoïevski ( Nouvelle Russie )


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whataboutnice.fr


                                                            Nuits blanches  ( IV ) 

                                                           Troisième nuit   

            Aujourd'hui, la journée a été triste, pluvieuse, sans éclaircie, comme ma future vieillesse. Je suis assiégé de pensées étranges, des sentiments troubles, des questions encore obscures pour moi se pressent dans ma tête, et je n'ai ni la force ni la volonté de les résoudre. Non, ce n'est pas moi qui résoudrai tout cela !
            Aujourd'hui nous ne nous verrons pas. Hier, quand nous nous sommes quittés les nuages s'étendaient sur le ciel et un brouillard s'élevait. Je dis que la journée serait mauvaise, elle ne répondit pas, elle ne voulait pas parler contre elle-même. Pour elle cette journée est lumineuse et claire, et aucun nuage n'éclipsera son bonheur.                                                           
Image associée            - S'il pleut nous ne nous verrons pas, dit-elle. Je ne viendrai pas.
            Je pensais qu'elle n'avait pas remarqué la pluie d'aujourd'hui, et cependant elle n'est pas venue.
            Hier a été notre troisième entrevue, notre troisième nuit blanche.
           Tout de même, comme la joie et le bonheur rendent l'homme beau, comme le coeur bout d'amour ! Il semble que vous allez déverser tout votre coeur dans le coeur de l'autre. Vous voulez que tout soit gai, que tout rie. Et combien contagieuse cette joie ! Hier, dans ses paroles il y avait tant de tendresse et tant de bonté pour moi dans son coeur... Comme elle était aux petits soins pour moi, comme elle se faisait caressante, comme elle choyait et encourageait mon coeur ! Oh ! que de coquetterie inspire le bonheur ! Et moi... Je prenais tout pour argent comptant, je pensais qu'elle...
            Mais, mon Dieu, comment ai-je pu croire cela ? comment ai-je pu être aussi aveugle alors que tout était déjà pris par un autre, que rien n'était à moi, alors même que cette tendresse, cette sollicitude, cet amour... oui, son amour pour moi, n'était rien d'autre, enfin, que la joie de l'entrevue prochaine avec un autre, le désir de m'imposer à moi aussi son bonheur ?... Quand elle vit qu'il n'était pas venu, que nous avions attendu en vain, alors elle s'assombrit, elle devint timide et craintive. Tous ses gestes, toutes ses paroles devinrent moins aisés, moins enjoués et moins gais. Et, chose singulière,
elle redoubla pour moi d'attentions, comme si elle avait instinctivement désiré déverser sur moi ce qu'elle souhaitait pour elle-même, ce qu'elle craignait que ne se réalisât pas. Ma Nastenka était maintenant si timide, si épouvantée que je crus qu'elle avait enfin compris que je souffrais, que je l'aimais et qu'elle s'apitoyait sur mon pauvre amour. Ainsi, quand nous sommes malheureux, nous sentons plus fortement le malheur des autres. Le sentiment ne se détruit pas, il se concentre...
             J'étais venu à elle le coeur plein et je peinais à attendre l'heure de la rencontre. Je ne soupçonnais même pas ce que je devais ressentir aujourd'hui. Je pensais que tout cela finirait autrement. Elle rayonnait de joie, elle attendait la réponse. La réponse, c'était lui-même. Il devait venir, accourir à son appel. Elle arriva avant moi, une bonne heure avant. D'abord, elle éclatait de rire à tout propos, à chacun de mes mots elle riait. Je commençai à parler, puis je me tus.
            - Savez-vous pourquoi je suis si contente, dit-elle, si contente de vous voir ? pourquoi je vous aime tant aujourd'hui ?
            - Eh bien ? dis-je, et mon coeur frémit. 
           - Je vous aime parce que vous n'êtes pas tombé amoureux de moi. Un autre à votre place, n'est-ce pas, m'importunerait, insisterait, pousserait des soupirs, tomberait en pâmoison, alors que vous, vous êtes si gentil !
            A ce moment elle serra ma main si fort que je faillis crier. Elle rit.
            - Dieu ! quel ami vous êtes, reprit-elle au bout d'une minute, très sérieusement. Mais, c'est Dieu qui vous a mis sur mon chemin ! Songez-y, que deviendrais-je si vous n'étiez pas avec moi en ce moment ? Comme vous êtes désintéressé ! Comme vous m'aimez bien ! Quand je serai mariée nous serons très amis, mieux que des frères ! Je vous aimerai presque autant que lui.
            Je ressentis une espèce de chagrin cuisant à cet instant. Pourtant quelque chose comme un rire s'agita dans mon âme                                                                                             
Image associée            - Vous avez un accès, dis-je vous avez peur, vous croyez qu'il ne viendra pas.
           - Allez au diable ! répondit-elle. Si j'étais moins heureuse, je crois bien que je pleurerais de votre incroyance, de vos reproches. D'ailleurs, vous m'avez donné une idée et vous m'avez fourni matière à réflexion. Mais cela, c'est pour plus tard. Maintenant, je vous l'avoue, vous avez dit la vérité. Non, je ne suis pas dans mon assiette, je suis toute dans l'attente, et je sens toujours les choses tellement facilement. Mais c'est assez, laissons les sentiments !...   
            A ce moment on entendit des pas et, dans l'obscurité. Un passant avançait vers nous. Nous tressaillîmes, elle manqua pousser un cri. J'abandonnai sa main et fis un geste, comme pour m'écarter. Mais c'était une erreur, ce n'était pas lui.
            - De quoi avez-vous eu peur ? Pourquoi avez-vous quitté ma main ? dit-elle en me la rendant. Eh bien, qu'est-ce que ça fait, nous l'accueillerons ensemble. Je veux qu'il voie combien nous nous aimons tous deux.
            - O Nastenka, Nastenka, pensai-je, avec ce mot que tu en as dit long ! Un pareil amour, ô Nastenka, il est des heures où il fait froid au coeur et pèse à l'âme. Ta main est froide, la mienne est brûlante comme le feu. Que tu es aveugle, ô Nastenka !.. Oh ! combien est insupportable l'être heureux à certains moments ! Mais je ne pouvais pas me fâcher contre toi !...
            Enfin, mon coeur débordait.
            - Écoutez, Nastenka, m'écriai-je, savez-vous ce qui m'est arrivé toute la journée ?
            - Eh bien, quoi ? quoi donc ? racontez vite. Qu'aviez-vous à taire jusqu'ici ?
            - D'abord, Nastenka, quand j'ai eu fait toutes vos commissions, remis la lettre, été chez vos braves personnes, après cela... après cela je suis rentré chez moi et je suis allé me coucher.
            - Et c'est tout ! m'interrompit-elle en riant.
           - Oui, presque tout, répondis-je le coeur serré car à mes yeux affluaient déjà de sottes larmes. Je me suis réveillé une heure avant notre rendez-vous, mais c'est tout comme si je n'avais pas dormi. Je ne sais pas ce qui m'est arrivé. J'étais en route pour vous raconter tout cela, on aurait dit que, pour moi, le temps était arrêté, qu'une seule sensation, un seul sentiment devait depuis ce moment demeurer en moi à perpétuité, qu'une seule minute devait se prolonger une éternité, bref, que pour moi, toute vie était suspendue... A mon réveil, il me semblait qu'un certain motif musical connu depuis longtemps, entendu jadis quelque part, oublié et délectable, se rappelait maintenant à moi. Il me semblait que toute ma vie avait demandé à s'exhaler de mon âme et que, maintenant seulement,..
            - Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! interrompit Nastenka. Comment cela peut-il se faire ? Je ne comprends pas un mot.
            - Ah ! Nastenka ! j'aurais voulu vous communiquer tant bien que mal cette impression singulière... commençai-je d'une voix pitoyable, où se cachait encore un espoir, quoique bien lointain.
            - Assez, assez, assez ! dit-elle. En un éclair elle avait deviné, la friponne !
            Elle se fit soudain extraordinairement causeuse, gaie, polissonne. Elle me prit sous le bras, elle riait, elle voulait que je rie moi aussi, et chaque parole troublée que je prononçais suscitait chez elle un rire si sonore, si prolongé... Je commençais à m'irriter. Elle se mit, soudain, à faire la coquette.
            - Ecoutez donc, fit-elle, mais je suis quelque peu dépitée que vous ne soyez pas amoureux de moi. Allez comprendre les hommes après cela ! Tout de même, monsieur l'inflexible, vous ne pouvez pas ne pas me faire de compliments pour ma simplicité. Je vous dis tout, à vous, toutes les sottises qui peuvent me passer par la tête.
            - Ecoutez ! C'est onze heures, je crois ? dis-je quand les coups réguliers d'une cloche retentirent, au loin, dans une tour du centre de la ville. Elle s'arrêta tout à coup, cessa de rire et se mit à compter
les amoureux de peynet            - Oui, onze ! dit-elle enfin d'une voix irrésolue et timide.
 ***       Je me rependis aussitôt de lui avoir fait peur, de l'avoir obligée à compter les heures, et je me maudis pour cet accès de méchanceté. Je fus chagriné pour elle et ne sus comment racheter ma faute. Je me fis un devoir de la consoler, de découvrir des raisons à l'absence de l'autre, de produire divers arguments, des preuves. Personne n'était plus facile à tromper qu'elle, à cet instant, et d'ailleurs, tout homme dans ces moments écoute avec joie n'importe quelle consolation et heureux, heureux s'il y a la moindre ombre de justification.
            - Et d'ailleurs vous êtes drôle, continuai-je en m'échauffant de plus en plus et en admirant l'extraordinaire limpidité de mes preuves, d'ailleurs, il ne pouvait pas venir. Vous m'avez trompé, Nastenka, et si bien entraîné à votre suite que j'ai perdu la notion du temps... Réfléchissez un peu : il a tout juste pu recevoir la lettre. Supposons qu'il lui ait été impossible de venir et qu'il réponde par écrit eh bien ! la lettre n'arrivera pas avant demain. Demain, dès l'aube je fais un saut chez lui et aussitôt je vous préviens. Supposons encore un millier de choses possibles : il n'était pas chez lui quand la lettre est arrivée et il ne l'a peut-être pas encore lue... Tout peut arriver, n'est-ce pas ?
            - Oui, oui ! répondit Nastenka. Je n'y pensais pas... Naturellement, tout peut arriver, continua-t-elle d'une voix tout à fait conciliante mais où s'entendait comme une désagréable dissonance, une autre pensée lointaine. Tenez, voilà ce que vous allez faire, continua-t-elle, vous irez demain le plus tôt possible et, si vous obtenez quelque chose vous me le ferez savoir tout de suite. Vous savez où j'habite ?
            Et elle me répéta son adresse.. Ensuite, elle se fit d'un coup si tendre, si timide avec moi... Elle avait l'air d'écouter avec attention mais quand je lui adressai je ne sais plus quelle question elle garda le silence, se troubla et détourna la tête. Je la regardai dans les yeux : c'était bien ça, elle pleurait.
            - Allons, est-il possible ? Est-ce permis , Ah ! quelle enfant vous faites ! quel enfantillage !... Mais cessez donc !
            Elles essaya de sourire, de se calmer, mais son menton tremblait et sa poitrine continuait à se soulever, haletante.
            - Je pense à vous, me dit-elle après une minute de silence. Vous êtes si bon que je serais de pierre si je ne le sentais pas... Savez-vous ce qui m'est venu à l'idée à l'instant ? Je vous comparais tous les deux. Pourquoi n'est-il pas vous ? Pourquoi n'est-il pas comme vous ? Il ne vous vaut pas, et pourtant, je l'aime plus que vous.
            Je n'ai rien répondu. Elle attendait, je crois, que je dise quelque chose.
            - Bien sûr, peut-être que je ne le comprends pas encore tout à fait, que je ne le connais pas tout à fait. Vous savez, j'ai toujours eu une espèce de peur de lui. Il était toujours si grave, si fier aurait-on dit. Bien sûr, je sais, il a seulement l'air d'être ainsi, et dans son coeur il y a plus de tendresse que dans le mien... Je me rappelle comme il m'a regardée au moment où, vous vous souvenez, je suis montée chez lui avec mon baluchon. Malgré tout, je le respecte trop, et alors, c'est comme si nous n'étions pas égaux, n'est-ce pas ?                                                                             
Image associée            - Non, Nastenka, non, répondis-je. Cela veut dire que vous l'aimez plus que tout au monde et beaucoup plus que vous-même.
            - Oui, admettons que ce soit ça, répondit ma naïve Nastenka. Mais savez-vous ce qui m'est venu à l'idée à l'instant ? Seulement maintenant je ne vais pas parler de lui. C'est en général, j'avais tout cela en tête depuis longtemps. Ecoutez donc : pourquoi ne sommes-nous pas tous comme des frères avec des frères ? Pourquoi le meilleur des hommes a-t-il toujours quelque chose à cacher à un autre et se tait-il devant lui ? Pourquoi ne pas dire franchement, tout de go, ce qu'on a dans le coeur, si on sait qu'on ne parlera pas en pure perte ? Autrement chacun se donne des airs d'être plus farouche qu'il n'est en réalité, comme si on craignait de déflorer ses sentiments en les exprimant trop vite...
            - Ah ! Nastenka, ce que vous dîtes est vrai, mais cela tient à bien des raisons, l'interrompis-je refoulant mes sentiments plus que je n'avais jamais fait jusque-là.
            - Non, non ! répondit-elle avec une profonde conviction. Tenez vous, par exemple, vous n'êtes pas comme les autres. Vrai, je ne sais comment vous raconter ce que je ressens, mais il me semble que vous par exemple..., au moins en ce moment..., il me semble que vous sacrifiez pour moi quelque chose, ajouta-t-elle timidement en me lançant un coup d'oeil rapide. Pardonnez-moi si je vous parle ainsi. Je suis une fille simple, je n'ai pas encore vu grand-chose du monde et, vrai, il y a des moments où je ne sais pas parler, ajouta-t-elle d'une voix qui tremblait de je ne sais quel sentiment caché et tout en s'efforçant cependant de sourire. Mais je voulais seulement vous dire que je suis reconnaissante, que j'éprouve tout cela aussi... Oh ! que Dieu vous donne en récompense le bonheur ! Tenez, ce que vous m'avez alors raconté de votre rêveur, c'est absolument faux. Je veux dire, ça ne vous concerne pas. Vous, vous revenez à la santé, vous êtes vraiment un tout autre homme que celui que vous avez dépeint. Si un jour vous aimez que Dieu vous donne avec elle le bonheur ! Quant à elle, je ne lui souhaite rien, parce qu'elle sera heureuse avec vous. Je le sais, je suis femme, et vous devez me croire quand je vous parle ainsi...
            Elle se tut et me serra la main avec force. Moi non plus, d'émotion je ne pouvais rien dire. Plusieurs minutes s'écoulèrent.
            - Oui, je vois bien qu'il ne viendra pas aujourd'hui ! dit-elle enfin en levant la tête. Il est déjà tard !
            - Il viendra demain, dis-je de la voix la plus ferme et la plus convaincante.
           - Oui, ajouta-t-elle égayée, je le vois bien maintenant, il ne viendra que demain. Eh bien alors, au revoir, à demain ! S'il pleut, je ne viendrai peut-être pas. Mais après-demain je viendrai, je viendrai absolument, quoiqu'il arrive. Soyez ici absolument, quoiqu'il arrive, je veux vous voir, je vous raconterai tout. 
Résultat de recherche d'images pour "peynet amoureux"*****            Et ensuite, au moment des adieux, elle me tendit la main et me dit en me regardant franchement dans les yeux :
            - Alors maintenant, nous sommes ensemble pour toujours, n'est-ce pas ?
           Ô Nastenka, Nastenka ! Si tu savais dans quelle solitude je suis maintenant !
            Quand ont sonné neuf heures je n'ai pas pu tenir en place dans ma chambre, je me suis habillé et je suis sorti, malgré le mauvais temps. J'ai été là-bas, je me suis assis sur notre banc. J'ai fait un brin de promenade dans leur rue, mais j'ai eu honte et je suis revenu sans lever les yeux sur leurs fenêtres, deux pas avant d'arriver à leur maison. Je suis rentré chez moi dans un désespoir comme je n'en avais jamais connu. Quel temps ennuyeux, humide ! S'il avait fait beau, je me serais promené dans ces parages, toute la nuit...
            Mais à demain, à demain ! Demain elle me racontera tout.
            Cependant, il n'y a pas eu de lettre aujourd'hui. Mais, au fait, c'est dans l'ordre des choses. Ils sont ensemble.

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                                                                      Féodor Dostoïevski

                                                                     à suivre Suite et fin..........

                                                                  Quatrième nuit

            Dieu, comment tout..........