vendredi 11 mai 2018

Correspondance Marcel Proust Lucien Daudet 1 ( Lettres France )

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                                                                                 ( Lucien Daudet date cette lettre de

                                                                                               Fin août 1913 )

            Mon cher petit,
            ...... Je suis bien heureux que ma lettre ait dissipé les malentendus. Mais enfin, puisque vous me dîtes, " j'ai été triste de ne pas vous voir au moment du mariage d'Edmée " ( soeur de Daudet, note du livre ) comment puis-je ne pas vous dire que je n'ai reçu ni lettre de faire-part ni annonce ou invitation d'aucune sorte ( montrez-moi en ne répondant pas à ceci que vous comprenez bien que ceci n'est pas une "récrimination " ). Chose comique, le hasard fait que les deux fois où je suis sorti ( j'entends sorti de chez moi, car je ne suis allé chez personne ) étaient les veilles de " contrats "ou choses analogues, ce qui amenait le dialogue suivant :
            - " On vous verra demain chez Madame Daudet.
            - Mais non, je ne suis pas invité. "
            Et la réplique des amis qui croient arranger en disant :
           - " Oh ! pardon, je vois que j'ai fait une gaffe ; d'ailleurs je crois qu'ils n'ont pas invité beaucoup de monde. "
Afficher l'image d'origine *           Mon cher petit, au nom du ciel, ne vous imaginez pas que tout ceci soit un reproche !!! Mais comme le jour du dernier goûter chez Madame Daudet, j'avais eu une vision particulièrement radieuse de votre soeur que je n'avais jamais vue si ravissante ni si bonne pour moi ( elle avait été délicieuse avec moi ), je veux que vous sachiez que si je m'y étais cru autorisé par le moindre faire-part, je n'aurais pas manqué de lui écrire et de vous écrire à tous. Si vous avez l'occasion de lui dire, non comme une récrimination, mais comme une " déclaration ", vous me ferez plaisir. Quant à votre  " méfiance de vous-même " vis-à-vis de moi, permettez-moi de ne pas y répondre car je crois que vous savez très bien comme je vous admire et vous aime et n'avez nul besoin que j'insiste là-dessus. J'ai même failli mille fois vous ennuyer pendant la fabrication de mon livre. Car nous avons ceci de spécial, que je suis la seule personne qui aie besoin de connaissances précises, de savoir exactement les choses dont je parle, et que vous êtes la seule qui les sachiez. Et sans doute vous écrire m'eut épargné les correspondances interminables que j'ai eues avec des horticulteurs, des couturiers, des astronomes, des héraldistes, des pharmaciens, etc. et qui ne m'ont servi à rien et qui, peut-être, leur ont servi à eux, car j'en savais un tout petit peu plus qu'eux.
            Mon cher petit, vous savez que je suis très souffrant, très ennuyé, très malheureux. Je vous prie de comprendre que c'est pour cela si ma lettre répond imparfaitement à bien des choses que vous me dites, mais c'est une telle fatigue pour moi d'écrire. Moi qui ai plus de méfiance de moi que vous n'en avez de vous, je n'ose vous proposer de vous envoyer, si cela pouvait vous amuser à parcourir, les épreuves de mon premier volume ( car hélas, le livre sera divisé, et stupidement sans qu'on puisse dès le 1er volume se douter de ce que cela sera, en trois volumes ). ( Dieu sait si jamais je pourrai faire paraître les deux autres, qui sont écrits, mais je change sur épreuves du 2è et du 3è volumes, que je n'ai même pas encore données à l'éditeur, combien de temps se passera-t-il ).    
            Je ne suis pas très désireux de vous les envoyer parce que je sais bien que même si on lit un livre, on ne le relit pas, et il y aura çà et là des améliorations du dernier moment que j'aime mieux que vous connaissiez. Mais enfin si cela vous amuse ( c'est beaucoup dire ! ), vous n'aurez quand vous serez dans un endroit fixe où je puisse vous envoyer un paquet recommandé qu'à me dire de le faire et je vous enverrai aussitôt que je le pourrai des épreuves que vous pourrez à la rigueur perdre car je les aurai en double, mais que j'aime mieux que vous ne perdiez pas, parce que je ne les aurai qu'en double, que l'autre double retournera à l'éditeur et que si j'avais égaré une feuille, je serais bien content de pouvoir en distribuer une de votre double pour remplacer la feuille perdue. Mais j'ai peur d'aller au-devant d'une " roumestanerie " ( note de Lucien Daudet : allusion au personnage de son père " Numa Roumestan " ) en vous offrant cela et qu'au fond cela vous assomme d'autant plus que je vous assure, ce 1er volume seul, c'est, je ne peux pas dire peu de choses parce que je ne le pense tout de même pas, mais enfin bien peu de choses dans son ensemble qui lui donnera sa signification, si je peux me remettre au travail.
            Mon cher petit, j'ai voulu vous écrire mais je ne vous écrirai plus parce qu'il faudrait que je reprenne 30 kilos ( ! ) et pour cela ne pas écrire, etc., etc...
            Au revoir mon cher petit, je vous envie bien les beaux jours avec votre Mère ; quand on sait le grand poète qu'elle est, on se dit que la quotidienne interposition de sensibilité entre la nature, la vie et vous, doit être bien passionnante. Présentez lui mes respectueux hommages ainsi qu'à votre soeur et à votre belle-soeur si elles sont auprès de vous, et dites toutes mes affections à votre frère ; je vous embrasse tendrement, mon cher petit,
                                  Votre
                                                                             Marcel

            J'espère connaître votre beau-frère l'hiver prochain.
            Quelqu'un que j'ai eu un grand plaisir, et ce n'est pas assez dire, à retrouver rue de Bellechasse, comme évoqué des soirs d'autrefois, c'est Flament. Il a été tel que ce que je pouvais me rappeler de mieux de lui, et de combien d"être peut-on dire cela. Le hasard d'une soirée chez Larue me l'a fait revoir ensuite et trouver vraiment parfait, n'ayant aucun des défauts mondains qu'on pourrait supposer ( du moins c'est ainsi qu'il m'a paru ) et exprimant mieux même qu'autrefois ce qu'il était déjà sans doute autrefois. Je vous dis tout cela très mal ( et nullement pour que vous le lui répétiez, au contraire, Nous nous sommes dit très bien l'un à l'autre tout ce que nous éprouvions. )


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            Au bas de cette lettre Lucien Daudet note :
           "  Au reçu de cette lettre, je suppliai Marcel Proust de m'envoyer des épreuves le plus vite possible. Je les reçus le surlendemain et passai toute cette journée et une partie de la nuit suivante à lire Swann.
            Je revins de là ( car j'avais l'impression d'un voyage autant que d'une lecture ) ébloui. J'essayai de lui dire tout de suite pourquoi j'étais ébloui.



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            Mon cher petit,
            Je ne crois que mon admiration pour vous soit un effet de ma tendresse pour vous, mais je crois que ce que vous appelez votre admiration pour mon livre est un effet de votre grande gentillesse pour moi. Et peut-être n'en a-t-elle jamais eu de plus grand, de plus prodigieux que cette lecture et cette lettre immédiate, telles qu'en voyant tout à l'heure votre écriture et quelque désir que ce pût déjà être une " appréciation " comme dirait la Comtesse A., j'ai calculé qu'il était même impossible que vous eussiez reçu mes épreuves quand votre lettre était partie.
            Mon cher petit, dans le second volume vous verrez un diplomate "Gd Seigneur " si poli qu'on ne peut jamais croire que ses lettres quand on les reçoit soient déjà des réponses et qu'on croit que la correspondance s'est croisée, et qu'il semble qu'il existe des levées spéciales pour lui. Vraiment j'ai eu la même impression devant ce miracle de gentillesse. Dire que dans l'amour, quand on aime et qu'on n'est pas aimé ( c'est la forme sous laquelle je connais habituellement ce sentiment ) on fait mille calculs pour se persuader que la femme n'a pas pu matériellement vous écrire encore, quelque désir qu'elle en ait. Et que quand quelqu'un veut faire quelque chose de sublimement gentil, il peut par retour du courrier vous écrire dix pages qui en condensent, en exaltent, en magnifient, en stylisent, en approfondissent cinq cents.
            Mon cher petit, comment pourrais-je jamais vous remercier. J'avais justement envie de vous récrire parce que j'ai eu l'idée d'interpoler un peu les dernières pages que vous avez ( ou plutôt de leur rendre leur ordre primitif ) et d'ajouter pour fin du volume quelques pages qui venaient un peu plus loin et que vous n'avez pas. Je vais tâcher de les trouver et de vous les envoyer et si cela ne vous gêne pas trop, vous me direz si cela ne finit pas mieux que la dernière page actuelle. Quant aux épreuves que vous avez, vous pouvez les garder tant que vous voudrez. Je serai naturellement excessivement fier si Madame votre mère veut bien en lire quelques pages. Si cela n'était pas ridicule j'aurais à m'excuser auprès d'elle de certaines rencontres. Ainsi, ce que vous me dites trop gentiment d'un oiseau qui divise un arbre incertain ( je ne sais pas exactement la phrase ) est bien moins joli qu                       " Son vol est un circuit dessiné par sa voix " ( Mme Alphonse Daudet )   ***              
Afficher l'image d'originemais y ressemble, moins l'arabesque adorable. Mais Madame Daudet peut être certaine que s'il y a eu rencontre il n'y a jamais eu plagiat ; eussé-je connu cette pièce avant d'avoir écrit cette page ( en réalité écrite depuis des années, que j'aurais été incapable d'y introduire quelque chose qui ne serait pas de moi. Et à ce propos remerciez infiniment Madame Daudet de sa ravissante carte. Je l'ai reçue comme le plus charmant honneur ! Je ne lui ai pas récrit par discrétion et par fatigue.                                                                    
            Mon cher petit, je réponds à certaines choses que vous me dîtes. Je n'ai plus d'épreuves sous les yeux, mais je suis presque sûr de n'avoir jamais dit qu'on tuait un poulet le jour où on le mangeait ( bien que cela se passe souvent à la campagne ). Françoise fait chaque soir un poulet et ce n'est pas celui du jour qu'elle tue. - Pour les fleurs, j'ai, je vous assure, beaucoup de scrupules ; ainsi dans la 1ère version parue dans le Figaro de ces aubépines, il y avait dans le même chemin des églantines. Mais ayant trouvé dans la Flore de Bonnier que les églantines ne fleurissaient que plus tard, j'ai corrigé et j'ai mis dans le livre " qu'on pourrait voir quelques semaines plus tard, etc., " Pour la verveine et l'héliotrope, il est vrai que Bonnier indique pour la première qu'elle fleurit de juin à octobre, pour la seconde de juin à août ! Mais comme il s'agit dans Bonnier de fleurs sauvages, j'avais cru ( et l'horticulteur à qui j'ai écrit m'avait assuré ) que dans un jardin ( et non plus dans la haie comme pour l'épine et l'églantine ) on pouvait les faire fleurir dès mai quand les aubépines sont encore en fleurs. Puisque c'est impossible, que puis-je mettre d'autre, le réséda et le jasmin seraient-ils possibles, ou d'autres ? Et à ce propos savez-vous comment est " le Chêne d'Amérique " ? Du reste vous me direz dans ma fin nouvelle que vous recevrez s'il y a des erreurs. Je ne suis pas certain.                       Mon cher petit, vous me dites qu'il y a un certain sens social et des répercussions aussi dans ce livre ; j'accepte ce double compliment ; vous verrez que c'est vrai quand vous connaîtrez les 2 autres volumes. D'ailleurs presque tout ce que vous avez lu ne prendra son sens qu'alors, et si j'ai parlé des noms de pays dans ce volume, ce n'est pas une digression, le dernier chapitre s'appelle : " Noms de pays : le Nom " Le principal chapitre du second volume  s'appelle : " Noms de pays : le Pays. " Et cet exemple n'est rien, François le Champi revient à la fin du 3è volume, etc. Souvent, vous le savez on dit d'un grand artiste " à côté de son génie c'était une vieille bête qui avait les idées les plus étroites ", mais comme on a d'avance l'idée de son génie on ne se le figure pas en réalité étroit et ridicule. Aussi j'ai trouvé plus frappant de montrer d'abord Vinteuil vieille bête sans laisser soupçonner qu'il a du génie, et dans le 2è chapitre de parler de sa sublime sonate que Swann n'a même pas un instant l'idée d'attribuer à la vieille bête. De même ce n'est pas une erreur si dans le 1er chapitre, à la 2è ou 3è page vous avez lu : " Suis-je à Tansonville chez Mme de Saint-Loup ? " Alors que Tansonville appartient à Swann ; mais c'est que dans le 3è volume Mlle Swann épouse Robert de'Saint-Loup que vous connaîtrez dans le second volume.
****            Je vous dis tout cela, mon cher petit, pour vous donner ma plus intime confidence, vous dévoilez d'avance mes pauvres petits secrets.
           Mon cher petit, quant à ce que vous me dites d'un article, je n'ai aucun besoin de poser avec vous, ce que je ne ferais du reste avec personne. Ce sera pour moi, si vous ne changez pas d'avis et d'envie, une joie profonde ou plutôt beaucoup de joies diverses, et où la joie nullement désintéressée d'entendre parler de moi en public d'une façon si favorable par quelqu'un comme vous, ne sera nullement absente. J'en serai assez ravi au point de vue du pur sentiment que je peux très franchement vous dire que je le serai aussi au point de vue de mon amour-propre. Celui-ci n'est pas souvent gâté. La " Soirée chez Mme de St-Euverte " et d'autres pages, je les avais envoyées à *** et à *** . M. X. et M. XX les ont refusées et ce n'est pas trop étonnant. Mais d'autres pages envoyées à *** ( gens intelligents ) l'ont été également. En désespoir de cause, j'ai envoyé St-Euverte au supplément du Figaro . Chevassu a trouvé cela " aigu ", ce que X. avait déjà trouvé. Mais trop long, et m'a tout renvoyé. Quant à M. Hébrard, il demandait tout le temps à Reynaldo et à d'autres que je lui envoie des choses au Temps. Je lui ai envoyé un article sur La Colline inspirée ( il faudra que je le dise à Barrès qui ne le sait pas et m'a écrit, paraît-il une longue lettre laquelle ne m'est jamais parvenue )... Il ne l'a pas pris et n'a même jamais répondu.
            Mais avec votre "signature " cela sera autrement facile ! Si vous ne changez pas d'intention ( et vous m'avez déjà écrit cette lettre adorable, ne vous fatiguez pas si vous avez à ce moment-là quelque chose à faire, si vous voyagez ), mais enfin pour le cas où vous voudriez toujours le faire, vous pourriez m'envoyer cet article ( si vous n'avez pas de préférence pour le journal où le faire paraître ) et Reynaldo qui est fâché avec Le Journal et Le Temps m'aient refusé dernièrement, voudra peut-être avoir une revanche dans l'un ou dans l'autre en y faisant insérer votre article. Ou bien mon éditeur qui paraît-il excelle à faire connaître ses auteurs et s'est battu en duel parce que l'Académie avait donné un prix au livre de Romain Rolland au lieu d'à celui qu'il avait édité et qui est très versé dans ces choses, pourrait se charger des démarches auprès d'un Echo de Paris quelconque. Je connais un peu Laffite ( de Cabourg ). Je ne sais s'il a toujours Excelsior, ni si c'est un journal suffisamment littéraire. Si Calmette y consentait, le livre lui étant dédié, le plus naturel serait Le Figaro.
            En un mot, si vous n'avez pas de préférences spéciales, je pourrai donner carte blanche soit à Reynaldo, soit à Grasset, soit tâcher ( ce qui est un peu plus délicat ) avec Calmette. Tout cela au cas où l'Action Française ne vous paraîtrait pas devoir accueillir volontiers l'article, car à cause de votre frère et de Maurras, c'est encore ce qui me flatterait le plus.
            Mon cher petit, je vous quitte parce que je suis si mal que je ne sais comment j'ai pu vous écrire aujourd'hui ; je suis en ce moment bien malade et accablé de chagrins, mais votre lettre m'a ému d'une secousse si profonde que ce devrait être à en recouvrer sur-le-champ la santé et le bonheur. Que j'aimerais être votre " miraculé * " mon petit ! En tous cas, l'adorable miracle de gentillesse vous l'avez fait, fait et parfait, comme un chef-d'oeuvre, et je vous en remercie de tout mon coeur.
                                   Votre

                                                                                          Marcel

* Lucien Daudet note à propose de ce miraculé : " Allusion au bonheur et à l'émotion que j'avais eus, quelque temps auparavant à Lourdes, de voir guérie instantanément sur le passage du Saint-Sacrement, une femme mourante et inconnue de moi dont je conduisais la petite voiture. 

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lundi 7 mai 2018

La femme de l'autre et le mari sous le lit 6 suite et fin Fiodor Dostoievski ( nouvelle Russie )


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                                                                La femme d'un autre et
                                                                                    le mari sous le lit

             En effet le chien de la maîtresse de maison qui avait dormi sur un coussin dans un coin tout ce temps,  s'était soudain réveillé, avait flairé des étrangers et s'était rué sous le lit.
            - Ô mon Dieu quel chien stupide ! chuchota Ivan Andreievitch. Il va nous trahir. Il va nous obliger à sortir au grand jour.Voilà un châtiment de plus !
            - Allons, vous avez une telle frousse que c'est fort possible.
            - Ami, Ami, ici ! cria la maîtresse de maison. Ici, ici !
            Mais le chien n'obéissait pas et avait rampé directement vers Ivan Andreievitch.
            - Que se passe-t-il, mon petit coeur, pourquoi notre petit Ami n'arrête-t-il pas d'aboyer ? dit le vieillard.  Il y a certainement des souris ou notre chat Vasska qui se trouve par ici. J'entendais bien qu' il n'arrêtait pas d'éternuer. Vasska doit être enrhumé aujourd'hui.
            - Du calme, chuchota le jeune homme, ne vous retournez pas ! Peut-être va-t-il battre en retraite,  tout simplement.
            - Cher monsieur,  cher monsieur, lâchez mes mains ! Pourquoi les tenez-vous ?
            - Chut ! Silence !
            - Mais je vous en prie, jeune homme, il me mord le nez ! Vous voulez que je sois privé de nez !
            Il s'ensuivit une lutte et Ivan Andreievitch dégagea ses mains. Le chien aboyait à n'en plus finir. Soudain il cessa d'aboyer et se mit à glapir.
            - Ah ! s'écria la dame
            - Monstre, que faites-vous ? Chuchota le jeune homme. Vous nous perdez l'un et l'autre Pourquoi l'avez-vous attrapé ? Mon Dieu,  il l'étrangle ! Ne l'étranglez pas, laissez-le partir!  Monstre ! Vous ne savez pas ce que peut faire le coeur d'une femme après cela ! Elle nous dénoncera l'un et l'autre si vous étranglez son chien.
            Mais Ivan Andreievitch n'entendait plus rien. Il avait réussi à attraper le chien et dans un sursaut de son instinct de conservation il l'avait étranglé. Le chien poussa un glapissement et rendit l'âme.
            - Nous sommes perdus, chuchota le jeune homme.
            - Mon petit Ami, mon petit Ami ! s' écria la dame. Mon Dieu, que font-ils de mon petit Ami ? Ami, Ami ! Ami, ici ! Ô monstres, barbares ! Mon Dieu, je me sens mal !
            - Que se passe-t-il ? Que se passe-t-il ? S' écria le vieillard en bondissant de sa chaise. Qu' as-tu mon petit coeur ? Ami ici ! Ami, mon petit Ami, criait le vieillard en claquant des doigts, en faisant des baisers et en appelant le petit Ami sous le lit. Ami, ici, ici ! Il n'est pas possible que Vasska l'ait mangé. Il faut fouetter Vasska, ma chère. Cela fait déjà un mois entier qu'on ne l'a pas fouetté ce filou. Qu'en penses-tu ? Je vais en parler demain à Praskovia Zakharievna. Ah, grand Dieu ! Ma chère, qu'as-tu ? Tu es toute pâle. Oh là, quelqu'un, quelqu'un !
            Et le petit vieux se mit à courir dans la pièce.
            - Scélérats. Monstres ! Criait la dame en se tordant sur le divan.
            - Qui ? Qui ? De qui parles-tu cria le vieillard.
            - Il y a là des hommes, des étrangers... Là, sous le lit ! Ô mon Dieu ! Ami, mon petit Ami ! Qu'ont-ils fait de toi ?
            - Ah, mon Dieu, Ciel ! Quels gens ! Mon petit Ami... Non ! Holà ! Des gens, qu'on vienne ici ! Qui est là ? S'écria le vieillard en saisissant un chandelier et en se penchant pour voir sous le lit. Des gens, des gens !...
            Ivan Andreievitch était allongé plus mort que vif à coté du cadavre sans souffle du petit Ami. Mais le jeune homme suivait chaque mouvement du vieillard. Soudain celui-ci passa de l'autre côté, s' approcha du mur et se pencha. En un instant le jeune homme sortit de sous le lit et se mit à courir pendant que le mari cherchait ses invités de l'autre côté de la couche nuptiale.
            -  Mon Dieu ! Chuchota la dame en regardant de près le jeune homme. Qui êtes-vous ? Je pensais que...
            - L'autre monstre est resté, chuchota le jeune homme. C'est lui le coupable de la mort d'Ami...
            - Aïe ! S' écria la dame.
            Mais le jeune homme avait déjà disparu de la pièce.
            - Aïe ! Il y a quelqu'un ici. Il y a la botte de quelqu'un ici, s'écria le mari en attrapant le pied d'Ivan Andreievitch.
            - Assassin ! Assassin ! Criait la dame. Oh Ami,  mon Ami !
            - Sortez d'ici, sortez, criait le vieillard en tapant des deux pieds sur le tapis. Sortez ! Qui êtes-vous ? Partez ! Qui êtes-vous ? Mon Dieu quel homme bizarre !
            - Oui, ce sont des brigands...
            - Au nom du ciel, au nom du Ciel !  Cria Ivan Andreievitch en sortant. Au nom du Ciel votre Excellence, n'appelez pas des gens, Votre Excellence, n'appelez pas des gens ! C'est parfaitement inutile. Vous ne pouvez pas me chasser dehors... Je ne suis pas celui que vous croyez ! En fait, je suis... Votre Excellence tout cela est dû à une erreur ! Je vais immédiatement vous expliquer, Votre Excellence, poursuivit Ivan Andreievitch, en sanglotant et en pleurnichant. Tout vient de ma femme, c'est-à-dire non pas de ma femme mais de la femme d'un autre. Je ne suis pas marié, simplement je... Il s'agit de mon ami et camarade d'enfance. ..
            - Vous parlez  d'un camarade d'enfance ! Cria le vieillard en tapant du pied. Vous êtes un voleur,  vous êtes venu nous dévaliser... vous parlez d'un camarade d'enfance. ..
            - Non, je ne suis pas un voleur, Votre Excellence, je suis effectivement un camarade d'enfance. Je me suis seulement trompé par inadvertance, je me suis trompé d'entrée.
            - Oui, je le vois bien monsieur, de quelle entrée vous sortez en rampant.
            - Votre Excellence ! Je ne suis pas celui que vous croyez. Vous vous trompez. J'affirme que vous êtes dans un cruel égarement, Votre Excellence. Regardez-moi, examinez-moi et vous verrez certains signes et certains indices que je ne puis être un voleur.Votre Excellence !Votre Excellence, criait Ivan Andreievitch en joignant les mains et en s' adressait à la jeune dame. Vous êtes une dame, vous me comprendrez... C'est moi qui ai fait périr le petit Ami... Mais je ne suis pas coupable, je vous le jure, je ne suis pas coupable ! C'est toujours cette femme qui est coupable. Je suis un homme malheureux, je bois le calice !
            - Je vous en prie, qu'est-ce que cela peut me faire que vous buviez le calice. Peut-être n'est-ce pas le premier que vous buvez, à en juger par votre situation c'est évident.  Mais comment êtes-vous entré ici, cher monsieur ? Cria la vieillard tout tremblant d'émotion,  mais en s'assurant effectivement que, d'après certains signes et certains indices, Ivan Andreievitch ne saurait être un voleur. Je vous le demande, comment êtes-vous entré ici ? Vous êtes comme un brigand...
            - Pas un brigand, Votre Excellence. Je me suis seulement trompé d'entrée.  Non vraiment pas un brigand ! Tout cela vient de ma jalousie. Je vais tout vous dire Votre Excellence, je vais tout vous dire sincèrement, comme à mon propre père, parce que vous avez un âge tel que je peux vous considérer comme mon père.
            - Comment cela, un âge tel ?                                                             topannonces.fr    
Image associée            - Votre Excellence, peut-être vous ai-je offensé ? En effet, une si jeune dame... à votre âge. Il est agréable de voir Votre Excellence, il est vraiment agréable de voir une telle union... dans la fleur de l'âge, mais n'appelez pas des gens... je vous en supplie, n'appelez pas des gens... Les gens ne feront que rire. Je les connais... je ne veux pas dire par là que je ne fréquente que les domestiques, j'ai aussi des domestiques, Votre Excellence, et ils n'arrêtent pas de rire. Les ânes ! Votre Grâce... je ne crois pas me tromper je parle à un prince...
            - Non, pas à un prince cher monsieur, vous avez affaire à moi-même. S' il vous plaît ne m'amadouez pas avec des " Votre Grâce ". Comment vous êtes-vous retrouvé ici, cher monsieur ? Comment vous êtes-vous retrouvé ici .                                                      t
            - Votre Grâce, je veux dire votre Excellence, excusez-moi, je croyais que vous étiez. Votre Grâce. .. Je me suis mépris, je me suis fourvoyé, cela arrive. Vous ressemblez tant au prince Korotkooukhov que j'ai eu l'honneur de rencontrer chez mon ami monsieur Pouzyriev. Voyez-vous je fréquente aussi des princes et j'ai aussi rencontré un prince chez mon ami. Vous ne pouvez pas me prendre pour celui que  vous me prenez, Je ne suis pas un voleur.Votre Excellence, n'appelez pas des gens, si vous appelez des gens qu'en résultera-t'il ?
            - Mais comment vous êtes-vous retrouvé ici, s'écria la dame, qui êtes-vous ?
            - Mais oui, qui êtes-vous reprit le mari ? Et moi, mon petit coeur,  je croyais que c'était notre Vasska qui était sous le lit et qui éternuait ! Et c'est lui ! Ah espèce de débauché, de débauché... Mais qui êtes-vous à la fin ?
            Et le petit vieux se remit à taper des pieds sur le tapis,
            - Je ne peux parler,  Votre Excellence.  J'attends que vous ayez terminé... Je saisis vos fines plaisanteries. En ce qui me concerne c'est une histoire ridicule. Votre Excellence je vais tout vous dire. On peut tout expliquer sans cela, enfin je veux dire, n'appelez pas des gens Votre Excellence, soyez magnanime avec moi !... Peu importe que je me sois retrouvé sous le lit... Je n'en n'ai pas perdu mon importance. Cette histoire est des plus comiques,  Votre Excellence, cria Ivan Andreievitch en adressant un regard implorant à l'épouse. C'est vous surtout qui allez rire, Votre Excellence... Vous voyez sur scène un mari jaloux. Vous voyez je m'humilie, je m'humilie moi-même de mon plein gré. Bien entendu j'ai fait périr Ami mais ... mon Dieu je ne sais plus ce que je dis,
            - Mais comment, comment donc êtes-vous entré ici ?
            - En profitant de l'obscurité de la nuit, Votre Excellence, en profitant de cette obscurité... Je suis coupable, pardonnez Votre Excellence ! Je vous prie humblement de m'excuser ! Je ne suis qu'un mari offensé rien de plus. N'allez pas croire Votre Excellence, que je suis un amant. Je ne suis pas un amant ! Votre épouse est très vertueuse, si j'ose m'exprimer ainsi. Elle est pure et innocente...
            - Quoi, quoi, qu 'osez-vous dire ? s' écria le vieillard en tapant une nouvelle fois des pieds. Vous êtes fou ou quoi ? Comment osez-vous parler de ma femme ?
            - Ce scélérat, cet assassin qui a tué Ami, criait l'épouse en s'inondant de larmes. Et il ose encore !
            - Votre Excellence, Votre Excellence,  je viens encore de dire n'importe quoi, cria Ivan Andreievitch saisi de stupeur, j'ai raconté des histoires, rien de plus. Considérez que je n'ai pas toute ma tête ! Je vous donne ma parole d'honneur que vous me rendrez un immense service. Je vous tendrais bien la main, mais je n'ose le faire...je n'étais pas seul, je suis un oncle... enfin je veux dire qu'on ne peut me prendre pour un amant... Mon Dieu je recommence à dire n'importe quoi. Ne vous vexez pas Votre Excellence, cria Ivan Andreievitch à l'épouse. Vous êtes une dame, vous comprenez ce qu'est l'amour, c'est un sentiment délicat... Mais qu'est-ce que je dis ? Je me remets à dire n'importe quoi ! Enfin je veux dire que je suis un vieillard, c'est-à-dire un homme d'un certain âge et non un vieillard, que je ne peux être votre amant, et un amant c'est Richardson, je veux dire Lovelace... j'ai dit n'importe quoi, mais vous  voyez Votre Excellence que je suis un homme cultivé, je connais la littérature. Vous riez Votre Excellence!  Je suis ravi, ravi de vous avoir fait rire !
            - Mon Dieu, comme vous êtes un homme bizarre, cria la dame toute secouée de rires.
            - Oui bizarre, et qu' est-ce qu' il est sale, dit le vieillard ravi de voir sa femme se mettre à rire. Mon petit coeur il ne peut pas être un voleur. Mais comment est-il entré ici ?
            - C'est vraiment étrange ! Vraiment étrange, Votre Excellence, c'est comme dans un roman ! Comment ? En pleine nuit, dans une capitale, un homme sous un lit ? C'est ridicule, c'est étrange ! Rinaldo Rinaldini en quelque sorte, mais ce n'est encore rien,  Votre Excellence.  Je vais tout vous dire. Et pour vous Votre Excellence, je trouverai un nouveau bichon... un bichon étonnant ! Avec de longs poils, des petites pattes qui ne savent pas faire deux pas ! S'il se met à courir il se prend dans ses propres poils et tombe. On ne le nourrit qu'avec du sucre. Je vous l'apporterai Votre Excellence, je ne mangerai pas de vous l'apporter.
            - Ha ! Ha ! Ha ! Ha, ha, ha ! La dame se jetait d'un côté à l'autre du divan à force de rire. Mon Dieu ! J'ai une crise de nerfs... Oh, qu'est-ce qu' il est drôle !
            - Oui, oui ! Ha, ha, ha ! Hi, hi, hi ! Il est drôle tout sale comme cela, hi, hi, hi !
            - Votre Excellence, Votre Excellence,  maintenant je suis parfaitement heureux ! Je vous aurais bien tendu ma main, mais je n'ose pas, Votre Excellence, je sens que je me suis égaré, mais maintenant j'ouvre les yeux. Je crois que ma femme est pure et. innocente. J'ai eu tort de la soupçonner...
            - Sa femme, sa femme ! cria la dame qui pleurait de rire.
            - Il est marié ! Est-ce possible, je ne l'aurais jamais cru ! Reprit le vieillard
            - Ma femme, Votre Excellence, et elle est coupable de tout,  enfin je veux dire que c'est moi qui suis coupable, je la soupçonnais. Je savais qu'un rendez-vous avait été fixé ici, là-haut, j'ai intercepté un billet, je me suis trompé d'étage et je suis resté couché sous le lit...
            - Hé ! Hé ! Hé ! Hé!
            - Ha ! Ha ! Ha ! Ha !
            - Ha ! Ha ! Ha ! Ha ha ! Ivan Andreievitch finit par rire. Oh, comme je suis heureux!  Oh, comme il est attendrissant de voir que nous sommes tous d'accord et heureux. Et ma femme parfaitement innocente ! J'en suis presque sûr. Il doit certainement en être ainsi, Votre Excellence ?
            - Ha ! Ha ! Ha ! Hi ! Hi ! Tu sais qui sait qui c'est mon petit coeur ?  Finit par dire le vieillard en cessant enfin de rire.
            - Qui ? Ha ha , ha , Ha, Qui ?
            - C'est la petite mignonne qui fait des oeillades avec le gandin. C'est elle,  je parie que c'est sa femme !
            - Non Votre Excellence, je suis sûr que ce n'est pas elle, j'en suis absolument sûr !
            - Mais mon Dieu, vous perdez votre temps, s'écria la dame en cessant de rire. Courez, allez en haut ! Peut-être les trouverez-vous...
            - En effet,  Votre Excellence, je file. Mais je ne trouverai personne, Votre Excellence, ce n'est pas elle, j'en suis sûr par avance.  Elle est maintenant à la maison. C'est bien moi. Je ne suis qu'un jaloux, rien de plus...? Qu' en pensez-vous est-il possible que je les trouve là-haut,  Votre Excellence ?
            - Ha ! Ha ! Ha !
            - Hi ! Hi ! Hi ! Hi !
            - Filez, filez ! Et quand vous reviendrez, venez nous raconter, cria la dame, ou plutôt non. Amenez-la demain matin je veux faire sa connaissance.
            - Adieu Votre Excellence, adieu!  Je ne manquerai pas de l'amener. Enchanté d'avoir fait votre connaissance. Je suis heureux et content que tout soit terminé et se soit si bien dénoué, de façon aussi inattendue.
            - Et le bichon ! Ne l'oubliez pas, avant toute chose apportez un bichon !
            - Soyez sans craintes,  Votre Excellence,  je ne manquerai pas de l'apporter, reprit au bond Ivan Andreievitch qui était entré de nouveau en courant dans la chambre, parce qu'il avait déjà pris congé et était sorti. Je vous l'apporterai sans faute. Il est si mignon ! Comme si un confiseur l'avait fait avec des bonbons. Et il est comme ça,  S'il se met à marcher, il s'emmêle dans ses propres poils et il tombe. Il est ainsi fait, vraiment. Je disais encore à ma femme: " Mon petit coeur pourquoi tombe-t-il toujours ? - Oui, il est si mignon, " a-t-elle dit. En sucre Votre Excellence, je vous le jure, il est en sucre ! Adieu Votre Excellence,  ravi, absolument ravi d'avoir fait votre connaissance, tout à fait ravi !
            Ivan Andreievitch prit congé et sortit.
            -  Hé vous là-bas ! Cher monsieur, attendez, revenez ! Cria le petit vieux derrière Ivan Andreievitch qui partait.
            Ivan Andreievitch revint pour la troisième fois.
            - Je n'arrive pas à trouver Vaska notre chat. Vous ne l'auriez pas rencontré quand vous étiez sous le lit ?
            - Non, Votre Excellence. Je serais d'ailleurs enchanté de faire sa connaissance, et je considérerais comme un grand honneur...
            - Il est enrhumé en ce moment et il n'arrête pas d'éternuer ! Il faut le fouetter !
            - Oui, Votre Excellence, bien sûr. Les châtiments expiatoires sont indispensables avec les animaux domestiques.
            - Quoi ?
            - Je dis que les châtiments expiatoires, Votre Excellence, sont indispensables pour rétablir la discipline chez les animaux domestiques.
            -  Hein ? ... Bon, adieu,  adieu,  je n'ai rien d'autre à vous demander.
            Une fois dehors Ivan Andreievitch resta longtemps dans la position de celui qui semble s'attendre à avoir une attaque d'un instant à l'autre. Il ôta son chapeau,  essuya la sueur froide de son front,  se renfrogna, songea à quelque chose et partit chez lui.
            Quel ne fut pas son étonnement quand il apprit chez lui que Glafira Petrovna était revenue depuis longtemps du théâtre, qu'elle avait eu depuis longtemps une rage de dents, qu'elle avait envoyé chercher un docteur, qu' elle avait envoyé chercher des sangsues et qu' elle était maintenant au lit et attendait Ivan Andreievitch.                                                                       angelolarocca.it
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            Ivan Andreievitch commença par se frapper le front, puis il ordonna qu'on le laisse se laver et se nettoyer, et il finit par se décider à se rendre dans la chambre de sa femme.
            - Où passez-vous votre temps ? Regardez de quoi vous avez l'air ! Vous avez le visage défait ! Où aviez-vous disparu ? De grâce monsieur, votre femme se meurt et on ne vous trouve pas en ville. Où étiez-vous ? N'étiez-vous pas encore en train de me chercher, ne vouliez-vous pas empêcher un rendez-vous que j'aurais donné à je ne sais qui ? Vous devriez avoir honte, monsieur, d'être un mari pareil ! On va bientôt vous montrer du doigt !
            - Mon petit coeur !  répondit Ivan Andreievitch        
           Mais là il éprouva une telle confusion qu'il fut contraint d'aller chercher son mouchoir dans sa poche et d'interrompre le discours qu'il avait commencé,  parce qu'il manquait de mots, d'idées et d'esprit.  Quelle ne fut pas sa surprise, sa peur, sa terreur, quand avec son mouchoir tomba de sa poche le défunt Ami ? Ivan Andreievitch n'avait même pas remarqué que dans un accès de désespoir, forcé de sortir de sous le lit, il avait fourré Ami dans sa poche, saisi d'une peur bestiale, avec le vague espoir d'effacer les traces, de cacher la preuve de son crime et d'éviter ainsi un châtiment mérité ?
            - Qu'est-ce que c'est ? S'écria l'épouse. Un petit chien mort ! Mon Dieu, d'où sort-il ?... Qu'est-ce que vous... Où étiez-vous ? Parlez immédiatement... Où étiez-vous ?
            - Mon petit coeur ! Répondit Ivan Andreievitch plus mort qu'Ami, mon petit coeur...
            Mais ici nous laisserons notre héros jusqu'à la prochaine occasion  parce qu' ici commence une nouvelle aventure, tout à fait singulière. Un jour je dirai, messieurs, tous ces malheurs et ces persécutions du sort. Mais reconnaissez vous-même que la jalousie est une passion impardonnable, et bien plus même un malheur !...


                                                                          Fin


                                                                                                 Fiodor Dostoïevski

Mémoires d'un estomac racontées par lui-même 3 Sydney Whiting ( Roman Angleterre )


Salvador Dali.
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                                                   Mémoires d'un estomac
                                                   racontées par lui-même - 3 -

            M'étant étendu sur l'idiosyncrasie de cet aimable habitant des mers plus que je ne le voulais d'abord, je dois être aussi concis que possible dans la description de mes impressions lors d'un événement qui opéra une véritable révolution dans toute mon économie domestique et affecta ma constitution presque autant que les révolutions en général affectent les constitutions.
            J'étais un jour dans la jouissance tranquille de mon " otium cum dignitate ", digérant paisiblement et confortablement, content de moi-même, content de mon dîner et de tous mes semblables, lorsque, tout-à-coup je sentis distiller sur ma malheureuse tête un mélange de salive et de je ne sais quel poison mortel qui, m'arrachant aux douceurs du " far niente ", me jette dans un état inexprimable d'émotion et d'horreur.
            J'en avisai aussitôt mon voisin Cérébral et il me répondit, par son télégraphe, que lui aussi souffrait et, graduellement, j'allai de mal en pis.
            Je fus immédiatement forcé de quitter l'occupation, toujours si agréable, de pourvoir aux besoins du corps dont je fais partie, et je ne pus qu'exprimer l'agonie de souffrances où j'étais par des spasmes et des contorsions que terminèrent des effets semblables à ceux déjà éprouvés sous l'influence du tangage à la mer, effets qu'il n'est pas nécessaire de décrire.
            Il suffit de dire que je fus malade tout le jour suivant et, rejetant toutes les offres de réconciliation, je restai maussade et dégoûté jusqu'à ce que le temps eût calmé le mal et m'eût rendu l'énergie nécessaire pour pouvoir me rendre compte de cet étrange phénomène !
            J'appris alors que mes maux, plus réels pour moi qu'une vaine fumée, avaient leur source pourtant dans la fumée ! La fumée d'une plante délétère, un génie malfaisant introduit par le feu, et chassé, exorcisé, par la nausée.
            La nature la fit nauséeuse et vénéneuse, cette plante. Mais l'homme luttant contre les pénalités attachées à l'infraction de l'avertissement qui nous en éloigne, l'homme passe sa vie à fumer. Et  l'épreuve que je venais de subir n'était, hélas, que la bouffée préliminaire.
            La répétition de l'acte vainquit mon dégoût et, à la fin, avec le stoïcisme propre à ma race, j'endurai ce que je ne pouvais empêcher. Les pipes et les cigares contribuèrent pour égale part à la somme de ces nouveaux maléfices, ainsi conjugués pour la ruine du système tout entier.
            Quant à moi, je partageai ce mal avec la confraternité adjacente et, personnellement, je subis l'injure qui m'était faite avec la dignité d'un estomac ayant la conscience de sa propre rectitude.
            A ce moment je quittai l'école.........
            Cependant bientôt une nouvelle ère s'ouvrit dans mon existence et commença une série d'infortunes qui me livrèrent à ceux qui ont toujours été les bourreaux de ma race, aux docteurs !
            ................Arrivèrent le médecin et son séide, le droguiste.            eternels-eclairs.fr 
Par Banksy            Oh ! comme je tremblais quand on annonçait un de ces messieurs ! Et il me parut bien étrange qu'il pût exister encore, dans ce siècle des lumières, des listes de poisons domestiques et une société de " posologistes " assermentés......... suivant la prétendue garantie de titres et de certificats officiels.
            Ma carrière universitaire débuta par des soupers prolongés jusqu'au jour, et par des déjeuners qui se terminaient à midi.
            Et quels déjeuners ! Habitué à un bol de thé et à cette chère tartine de pain beurré, concevez ma consternation lorsque je vins à être bourré d'une masse hétérogène renfermant tous les condiments et tous les composés culinaires connus sous le soleil !
             " Des rognons sautés et du vin de Moselle !                                   
             Du cacao et du curaçao ! De la pâte aux anchois et du pâté de pigeons.
             Des champignons, de la marmelade et des conserves de poisson.
             Du poisson salé, du jambon de Catalogne et des langues de daim d'Archangel.
             Du pain de varech, du caviar, du café et du cognac ! "
            Tous ces mets et beaucoup d'autres moins délicats...... constituaient très souvent mon premier repas et dans ce mélange on s'attendait à me voir discerner le bon du mauvais, sans murmurer de ce surcroît de labeur !
            Mon ami et mon parent, Mr Head, avait aussi sa tâche à remplir, et jamais deux chevaux de fiacre, un jour de fête, ne travaillèrent plus rudement. Mais enfin...... je succombai tout net et demeurai insensible au fouet et à l'éperon.
            En vain essaya-t-on toutes sortes de drogues et de stimulants. J'étais devenu si blasé qu'ils avaient perdu toute leur vertu.
            En vain de petites boulettes de mercure me furent-elles expédiées pour essayer leur effet. Le Dieu de ce nom, lui-même, aurait secoué sans résultat son caducée sur ma face. Dans le fait, je ne pouvais, je ne voulais pas bouger, et ce n'est qu'après avoir été en quelque sorte affamé que je consentis à reprendre mes fonctions, lentement et par degrés.
            Après cet incident, je fus pour quelque temps traité avec plus d'indulgence. Mais, dès que j'eus recouvré mes forces, ils revinrent à leur habitude de me surcharger d'aliments, et alors, commença un plan systématique de me droguer, véritablement horrible à décrire. Le garçon apothicaire frappait incessamment à la porte, et un estomac seul peut apprécier l'état de trépidation nerveuse où son coup de marteau me jetait. Ils jugèrent à propos d'appeler mon malaise " dyspepsie ", et je n'ai jamais pu entendre prononcer ce mot sans frissonner. Tous les premiers hommes de l'époque * furent consultés pour cette maladie, et ils prescrivaient des remèdes ordinairement opposés les uns aux autres. Il y avait toutefois à cela un avantage, c'est que, comme ces messieurs tâtonnaient, la variété des drogues prescrites assurait leur innocuité en donnant une chance de neutralisation des poisons les uns par les autres.
            Pour prouver qu'il n'y a dans tout ceci ni exagération ni fantaisie, j'ai transcrit quelques prescriptions réelles, émanant de praticiens les plus célèbres du jour, achetées au prix d'une guinée, toutes adressées à la même maladie constamment décrite dans les mêmes termes par le malheureux patient. Observez que mon maître avait le bon sens de ne pas consulter ces médecins qui vendent eux-mêmes leurs drogues. S'il l'avait fait, je n'aurais pas vécu pour écrire ces mémoires. Les grands globes de verre remplis de liquides colorés que l'on voit au vitrage des boutiques d'apothicaires sont tous simplement des fanaux, puisqu'on les éclaire la nuit, destinés à avertir notre santé des lieux où elle est sûre de faire naufrage. Mais, pour couper court à cette digression, on me permettra de décrire, sous la forme dramatique........... l'entrevue du

                                                     Docteur et du Patient

        eternels-eclairs.fr                                                      Acte I Scène I
Autoportrait, par Francis Bacon
            Intérieur d'une belle maison dans une rue fashionable de Londres. Entre le patient et attend avec d'autres dans l'antichambre, jusqu'à son tour et est introduit en présence de l'Esculape, selon l'ordre de son arrivée. Entre le laquais.
            Le laquais - Par ici, Monsieur, s'il vous plaît.
            Le patient suit le laquais dans une vaste salle : livres, bustes, papiers, partout.
            Le patient un peu nerveux - J'ai pris la liberté...
            Le Docteur debout, le dos au feu - Prenez un siège, mon cher Monsieur.
            Le Patient - Je vous remercie. Il fait assez froid ( ou chaud ) ce matin.
            Le Docteur - Oui. Que puis-je ?
            Le Patient - Je ne suis pas du tout bien, Docteur. Le fait est que je n'ai pas le moindre appétit. Ainsi j'ai cru...
            Le Docteur l'interrompant - Montrez votre langue. Hum ! sale, dyspeptique, très dyspeptique.
            Le Patient -Quand je me lève le matin.
            Le Docteur l'interrompt - Un moment, donnez-moi votre main ( il tâte le pouls ), pouls languissant. Combien y a-t-il que vous ne vous sentez pas bien ?
            Le Patient - Environ une semaine.
            Le Docteur - Vous souffrez d'acidité ?
            Le Patient avec enthousiasme - Oh ! excessivement, une constante sensation brûlante.
            Le Docteur - Oui, je vois, Monsieur. L'estomac est dans un état morbide. Tout est-il bien là ?
( Il percute la poitrine du patient et avec un sourire ) - Il n'y a rien de mal dans cette région. Avez-vous mal à la tête ?
            Le Patient - Non, mais un terrible...
            Le Docteur l'interrompt - Oh ! cela se borne aux organes " un peu " en désordre. Je vous ferai une prescription, mon cher Monsieur, qui vous rétablira en quelques jours. ( Il s'assied pour écrire ).
             Le Patient - J'oubliais de dire que j'ai une vive douleur entre les épaules, et...
             Le Docteur l'interrompt - Justement, j'ajouterai une mixture pour vous en débarrasser. ( Il continue d'écrire, passe avec soin le buvard sur sa prescription, et la présente au patient avec un sourire placide ). Voilà, mon cher Monsieur, prenez ceci suivant l'instruction ** et revenez me voir dans quelques jours.
            Le Patient au comble de la reconnaissance - Je vous suis extrêmement obligé pour votre bonté. ( Il fouille dans sa poche après la guinée d'usage, honteux presque d'offrir une récompense quelconque à un Galien si savant et, en lui serrant la main, il glisse la pièce de monnaie. Le Docteur ne manifeste aucune fausse honte. Le Patient se dirige vers la porte ).
            Le Docteur - Si vous n'avez pas de pharmacien ordinaire, mon cher Monsieur, je vous recommande fortement M. Morbus, 24 Doom Street, Bury Square. Permettez-moi de mettre son adresse sur la prescription. Donnez-lui mon nom et vous trouverez ces médicaments excellents.
            Le Patient - Je vous remercie, il aura certainement votre prescription à exécuter. Ainsi je reviendrai vous voir mercredi prochain ?
            Le Docteur - S'il vous plaît, mon cher Monsieur, je ne doute pas que vous ne soyez bientôt entièrement rétabli. (Il sonne, reconduit en saluant le malade qui pense avoir encore quelque chose à dire. Ce dernier s'incline, le laquais lui ouvre la porte de la rue, et le malade sort.
            Entre un autre innocent. Scène semblable, ou à peu près. La porte de la rue se ferme, le patient lit tout haut la prescription en se dirigeant vers Doom Street, Bury Square ).


                                                              Prescription                                     eternels-eclairs.fr
Personnage avec quartiers de viande, par Francis Bacon
            Infusion de colombo, 5 onces. Mixture de gomme, quantité suffisante. Trinitate de bismuth, 18 grains. Sesqui carbonate de soude, 1/2 gros. Teinture d'opium, 1 gros. Ditto de colombo, 4 gros.

            Je suis persuadé que cet échantillon *** et les suivants, de drogues magistralement administrées recevraient la sanction de toute la faculté. Le bismuth tend, dit-on, à diminuer l'irritabilité nerveuse de l'estomac. L'acide minérale stimule l'action de suc gastrique. L'alcali favorise ses sécrétions alcalines du foie, etc., etc, etc. Mais je vous en prie n'en croyez pas un mot. Quels effets ces drogues peuvent avoir sur d'autres parties du corps, c'est ce que je ne prétends pas savoir. Je ne désire pas me mêler des affaires des autres.
            Quant à moi, tout cela, m'était plus qu'inutile, et certainement je suis le meilleur juge sur la matière.
            Avec quelle rage je reçus un pareil composé, mettant de côté le bismuth, la soude et le colombo, il y avait là l'opium - l'opium ! - qui, au lieu d'activer les sécrétions, les anéantit ! L'opium qui n'agit pas de même sur trois personnes différentes, excitant les unes, calmant les autres. En vérité, j'aurais pu grincer les dents de colère, si j'en avais eu, et cependant je fus forcé de prendre des doses répétées de cette mixture, deux fois par jour, si je me rappelle bien. Car, heureusement, nous n'avons pas le souvenir tenace des maux de cette vie. Comme de raison, j'empirai au lieu d'amender et ainsi une seconde visite fut payée au docteur.
            La même scène se reproduisit chez lui. Et je n'oublierai jamais la froide complaisance avec laquelle il écouta la description de mes maux, ajoutant tranquillement :
            " - Donnez-moi la recette, mon cher Monsieur, et je ferai une petite modification qui, je suis sûr, vous remettra en bon ordre. "
            Il jeta alors un coup d'oeil sur le précieux document et passa la plume sur l'un des items, l'opium, je crois. Puis, paraissant se raviser, il écrivit une nouvelle ordonnance et la remit à mon maître avec le même air de suavité bienveillante. Il refusa aussi le second honoraire, car les médecins sont ordinairement polis et généreux, et il nous salua avec les manières d'un parfait gentleman.
            Or, on peut bien imaginer que mes craintes et ma curiosité étaient vivement intéressées à connaître la nature de ce nouvel arrêt d'exécution. Le lecteur qui m'a suivi jusqu'ici, sympathisera, je suis sûr, à ma souffrance, et comprendra l'anxiété de ma position. L'épée de Damoclès était encore suspendue sur ma tête, et je ne pouvais que soupçonner l'épaisseur du fil qui la retenait. On doit se rappeler aussi qu'à cette époque j'étais incapable de donner l'attention convenable à mes affaires domestiques, en raison du dommage que j'avais subi par la surcharge alimentaire. Tout ce dont j'avais besoin c'était un régime léger, et la permission d'être livré aux seules opérations curatives de la nature, toujours bienveillante, et toujours empressée à guérir nos blessures pourvu qu'on la laisse             Dans ces circonstances, jugez donc de mon incertitude pénible lorsque, me dirigeant vers la demeure de M. Morbus, je lus le second composé, que voici :
            Trinitate de bismuth, confection aromatique, de chaque 2 gros, de gomme arabique, 3 gros. Esprit d'ammoniaque composé, 4 gros. Infusion d'écorce d'orange composée, une once. Infusion de à gentiane composée, assez pour faire 8 onces du tout. - Mêlez. - Deux cuillerées à soupe par jour.

            Je ne sais si ce poison me répugna plus que l'autre, il me parut, au moins, suffisamment nauséeux. Je reconnus mon ami le bismuth, et la gentiane n'était qu'un amer pour un autre. Mais tous deux se présentèrent sur mon territoire accompagnés de deux esprits plus méchants qu'eux. Évidemment ma condition rétrograda au lieu d'avancer et je fus immédiatement conduit à un autre
" éminent praticien " qui entra un peu plus avant dans le diagnostic de ma maladie. Comme d'ordinaire frappa sur les barreaux de ma prison, les côtes, et ensuite procéda à une série de questions d'une nature toute confidentielle.
            De nouveau, le désespoir s'empara de moi lorsque j'entendis sa plume écrire un autre manifeste contre la santé et la longévité. Cette fois la forme prit une forme un peu différente, et l'amertume de mon chagrin n'eut d'égal que l'amertume de l'aloès.

*           Sans doute, un de ces jours nous aurons des docteurs féminins. L'Amérique vient de nous donner cet exemple qui, après tout, n'a rien de nouveau. M. Torrens.......... rapporte qu'un monument de l'ancienne Rome portait une inscription grecque où se trouvait le nom de Euhodia, dame d'un rang élevé qui possédait un talent extraordinaire en médecine.
**          Dans l'apologie pour Hérodote d'Henry d'Estienne, on trouve l'histoire d'un paysan qui avala la prescription sous forme de bol, parce qu'on lui avait dit " prenez ceci selon l'ordonnance........... celui qui prit le billet du docteur, l'avala au lieu de la pilule.
***       Toute les prescriptions sont réelles et nullement imaginaires.
         

                                                                                à suivre.......................

            Décoction d'...............