dimanche 2 décembre 2018

A Moscou, sur la place Troubnaïa Anton Tchekhov ( Nouvelles Russie )

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                                     A Moscou, sur la place Troubnaïa


            Une petite place qui se trouve à côté du couvent de la Nativité et qu'on appelle place Troubnaïa ou simplement la Trouba.
            Tous les dimanches s'y tient un marché. Des centaines de touloupes en peau de mouton, de pelisses, de casquettes en fourrure et de hauts-de-forme y grouillent comme des écrevisses dans un panier. On entend le chant d'une multitude d'oiseaux qui vous rappellent le printemps. Quand le soleil brille et que le ciel est pur, le chant des oiseaux et l'odeur du foin se font plus forts, et cette évocation printanière emporte vos pensées au loin, très loin.
            Une file de chariots est alignée à un bout de la placette. Ils ne sont chargés ni de foin, ni de choux, ni de fèves, mais de chardonnerets, de serins, d'alouettes, de merles et de grives, de mésanges et de bouvreuils.
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          Tout ce petit monde sautille dans des cages grossièrement confectionnées, gazouille et regarde avec envie les moineaux en liberté. Les chardonnerets sont vendus cinq kopeks pièce, les serins plus cher, le prix du reste est des plus vagues.                                                 
           - Combien l'alouette ?                                                                                                    
            Le marchand lui-même ne sait pas ce qu'elle vaut. Il se gratte la tête et avance un chiffre au gré de son inspiration ; un rouble ou trois kopeks à la tête du client.
            Il y a aussi des oiseaux de prix. Un très vieux merle au plumage délavé, à la queue déplumée, est posé sur un perchoir couvert de saletés. Il est sérieux, digne, immobile comme un général en retraite. Il y a longtemps qu'il a dit adieu à la liberté et qu'il regarde le ciel bleu d'un air indifférent. C'est probablement cette indifférence qui le fait passer pour un oiseau intelligent. Impossible d'en demander moins de quarante kopeks.                                                                   Autour des oiseaux se bousculent des lycéens pataugeant dans la boue, des artisans, des jeunes gens vêtus à la dernière mode et des amateurs en bonnets usés au-delà du possible, dont les pantalons retroussés, en loques, semblent avoir été rongés par des souris. On écoule aux gamins et aux ouvriers des femelles à la place de mâles, des vieux pour des jeunes. Ils n'y connaissent rien. En revanche, un amateur, il n(est pas question de la tromper, il sait reconnaître de loin la valeur d'un oi               - Il ne m'inspire guère confiance, dit-il en examinant le bec d'un serin et en comptant les plumes de sa queue. Pour l'instant il chante, il n'y a pas à dire, mais ça ne prouve rien. Moi aussi je chante en compagnie. Non, mon vieux, ce qu'il faut c'est savoir chanter tout seul, chante voir si tu peux... Donne-mi plutôt l'autre là-bas, celui qui ne dit rien et fait la sainte-nitouche. Les plus malins se taisent toujours.
            Parmi les voitures chargées d'oiseaux, il y en a quelques-unes qui portent d'autres animaux. Vous voyez des lièvres, des lapins, des hérissons, des cochons-d'Inde, des putois. Un lièvre grignote de la paille pour oublier son chagrin. Les cochons d'Inde tremblent de froid et les hérissons curieux sortent leur tête de sous leurs piquants pour regarder la foule.                   plus.google.com
Image associée            - J'ai lu quelque par, dit sans s'adresser à personne un employé des postes vêtu d'un pardessus déteint tout en regardant tendrement un lièvre, j'ai lu qu'un savant avait un chat, une souris, un faucon et un moineau qui mangeaient dans la même écuelle.
            - C'est fort possible, monsieur, On avait battu le chat et plumé la queue du faucon. La science n'a rien à voir là-dedans. Le chat d'un de mes amis mangeait des concombres, ne vous en déplaise. Mon ami l'avait fouetté pendant deux semaines pour le dresser. Si on bat un lièvre il vous fera craquer des allumettes. Qu'est-ce qui vous étonne ? C'est très simple : il prend une allumette dans la bouche, crac et voilà ! L'animal c'est pareil que l'homme. Les coups lui donnent de l'esprit, les animaux pareil.
            Des coqs et des canards sous le bras, des paysans se faufilent dans la foule. La volaille est maigre, mal nourrie. Les poussins sortent des cages leurs vilaines têtes déplumées et picorent ce qu'ils trouvent dans la boue. Des gamins vendeurs de pigeons vous dévisagent, essayant de deviner en vous un colombophile.
            - Oui, monsieur, vous n'avez rien à dire ! crie une voix hargneuse. Regardez, vous parlerez après ! Ça, un pigeon ? C'est un aigle !
            Un grand type maigre, avec des favoris frisés et la moustache rasée, l'air d'un valet de chambre malade et ivre, vient vendre un bichon blanc comme neige. Le vieux bichon pleure.
            - La vieille m'a donné ordre de vendre cette horreur, dit-il avec un sourire méprisant. Elle a fait faillite sur ses vieux jours, alors elle vend ses chiens et ses chats. Elle pleure, elle embrasse leurs sales museaux, mais la misère oblige à les vendre. C'est comme je vous le dis ! Laissez-vous tenter, messieurs. L'argent nous servira à acheter du café.
            Mais personne ne rit. Un gamin reste planté à côté de lui et, clignant d'un oeil, le regarde d'un air grave et compatissant.  pinterest.fr                                                                          poissonpecheur.com
Image associéeRésultat de recherche d'images pour "carassin"            Le plus intéressant c'est le marché aux poissons. Une dizaine de paysans sont accroupis l'un près de l'autre. Devant chacun d'eux un seau qui est un enfer miniature. Des carassins. des loches, des alevins, des escargots, des grenouilles, des tritons grouillent dans une eau glauque et trouble. De gros scarabées aquatiques aux pattes brisées sillonnent la faible surface, grimpent sur des carassins et sautent par-dessus les grenouilles. Les grenouilles bousculent les scarabées, les tritons se vengent sur les grenouilles. Infatigables bestioles ! En raison de leur prix, les tanches vert foncé bénéficient d'un privilège : elles ont un bocal pour elles toutes seules, trop petit pour y nager, mais où l'on est, tout de même, moins à l'étroit...
            - Un fameux poisson le carassin ! C'est résistant, Votre Honneur, que le Diable l'emporte ! Ça fait huit jours que je les ai pêchés, ces poissons de malheur. Dans la Pérerva, que je les ai pris, et je suis venu à pied. Je les vends deux kopeks pièce, les loches trois kopeks et l'alevin dix kopeks les dix, que le diable les emporte ! En voici pour cinq kopeks. Vous n'avez pas besoin de vers ?
            Le marchand plonge sa grosse main rugueuse dans le seau et en sort un tendre alevin ou un carassin gros comme l'ongle. Autour des seaux, des lignes, des hameçons, des lignes à brochet, des vers de vase qui brillent au soleil d'un feu pourpre.
            Un vieil amateur ou, comme on l'appelle sur le marché, un " type ", fait le tour des seaux de poisson et des chariots aux oiseaux. Il porte un bonnet de fourrure, des lunettes à monture de fer et des caoutchoucs qui ressemblent à des cuirassés. Il n'a pas un kopek en poche, mais malgré cela, il marchande, s'énerve et abreuve les acheteurs de ses conseils. En une heure il a examiné tous les lièvres, les pigeons, les poissons, il en a déterminé l'espèce, l'âge et la valeur dans les moindres détails. Il s'intéresse comme un enfant aux chardonnerets, aux carassins, aux alevins.Si vous lui parlez de merles, cet original vous racontera des choses que jamais vous ne retrouverez dans aucun livre. Il vous parlera avec enthousiasme et passion et, par-dessus le marché, vous reprochera votre ignorance. Écarquillant les yeux et gesticulant, il fait des discours intarissables sur les chardonnerets et les bouvreuils. Il ne fréquente le marché que durant l'hiver, en été il est aux environs de Moscou occupé à prendre les cailles à la pipée et à pêcher à la ligne.
            Voici encore un autre " type " : c'est un homme très grand et très maigre qui porte des lunettes noires et une casquette à cocarde. Il a le visage entièrement rasé et ressemble à un clerc des temps jadis. C'est un vrai connaisseur. Tous les habitués de la Trouba savent que c'est quelqu'un, qu'il est professeur dans un lycée, le traitent avec respect, le saluent et l'appellent " Votre Préposition ". Au marché aux Puces de Soukharevka il farfouille dans les livres et, à la Trouba, il recherche les beaux pigeons.                                                                                                        ccsti973.fr                   
Image associée           - Monsieur, l'apostrophent les marchands de pigeons,  Votre Préposition ! Regardes les beaix tumblers , Votre Préposition !
            - Votre Préposition ! lui crie-t-on de tous côtés.
            - Votre Préposition ! répète un gamin, quelque part, sur le boulevard.
            Habitué depuis longtemps à ce titre, sérieux, sévère, le professeur soulève le pigeon au-dessus de sa tête, l'examine, devient de plus en plus grave, comme un conspirateur.
            La Trouba, ce petit coin de Moscou où l'on aime si tendrement les bêtes et où on les fait tant souffrir, vit de sa petite vie bruyante et agitée, tandis que les passants affairés et dévots se demandent ce que fait cette foule, ce mélange bigarré de bonnets, de casquettes et de hauts-de-forme, de quoi parlent ces gens, de quoi ils font commerce.



                                                   Anton Tchekhov

                                                             ( 1883 )                                                       


            

mercredi 28 novembre 2018

Le parapluie Guy de Maupassant ( nouvelles France )

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                                             Le parapluie
                                                                               à Camille Oudinot

            Madame Oreille était énorme. Elle savait la valeur d'un soir et possédait un arsenal de principes sévères sur la multiplication de l'argent. Sa bonne, assurément, avait grand mal à faire danser l'anse du panier, et Monsieur Oreille n'obtenait sa monnaie de poche qu'avec une extrême difficulté. Ils étaient à leur aise, pourtant, et sans enfants ; mais Mme Oreille éprouvait une vraie douleur à voir les pièces blanches sortir de chez elle. C'était comme une déchirure pour son coeur ; et chaque fois qu'il lui avait fallu faire une dépense de quelque importance, bien qu'indispensable, elle dormait fort mal la nuit suivante.
            Oreille répétait sans cesse à sa femme :
            - Tu devrais avoir la main plus large, puisque nous ne mangeons jamais nos revenus.
            Elle répondait :
            - On ne sait jamais ce qui peut arriver. Il vaut mieux avoir plus que moins.
            C'était une petite femme de quarante ans, vive, ridée, propre et souvent irritée.
            Son mari, à tout moment, se plaignait des privations qu'elle lui faisait endurer. Il en était certains qui lui devenaient particulièrement pénibles, parce qu'elles atteignaient sa vanité.
            Il était commis principal au Ministère de la guerre, demeuré là uniquement pour obéir à sa femme, pour augmenter les rentes inutilisées de la maison.
            Or, pendant deux ans, il vint au bureau avec le même parapluie rapiécé qui donnait à rire à ses collègues. Las enfin de leurs quolibets, il exigea que Mme Oreille lui achetât un nouveau parapluie. Elle en prit un de huit francs cinquante, article de réclame d'un grand magasin. Les employés en apercevant cet objet jeté dans Paris par milliers, recommencèrent leurs plaisanteries, et Oreille en souffrit horriblement. Le parapluie ne valait rien. En trois mois il fut hors de service, et la gaieté devint générale dans le Ministère. On fit même une chanson qu'on entendait du matin au soir, du haut en bas de l'immense bâtiment.
            Oreille exaspéré ordonna à sa femme de lui choisir un nouveau riflard, en soie fine, de vingt francs, et d'apporter une facture justificative.
            Elle en acheta un de dix-huit francs, et déclara, rouge d'irritation, en le remettant à son époux :
            - Tu en as là pour cinq ans au moins.
            Lorsqu'il rentra le soir, sa femme jetant un regard inquiet sur le parapluie, lui dit :            - Tu ne devrais pas le laisser serré avec l'élastique, c'est le moyen de couper la soie. C'est à toi d'y veiller, parce que je ne t'en achèterai pas un de sitôt.
            Elle le prit, dégrafa l'anneau et secoua les plis. Mais elle demeura saisie d'émotion. Un trou rond, grand comme un centime, lui apparut au milieu du parapluie. C'était une brûlure de cigare !
            Elle balbutia :
            - Qu'est-ce qu'il a ?
            Son mari répondit tranquillement, sans regarder :
            - Qui, quoi ? Que veux-tu dire ? Tu...
            La colère l'étranglait maintenant ; elle ne pouvait plus parler :
            u... tu... tu as brûlé... ton... ton... parapluie. Mais tu... tu... tu es donc fou !... Tu veux nous ruiner !
            Il se retourna, se sentant pâlir :...
            - Tu dis ?
            - Je dis que tu as brûlé ton parapluie. Tiens !..
            Et, s'élançant vers lui comme pour le battre, elle lui mit violemment sous le nez la petite brûlure circulaire.
            Il restait éperdu devant cette plaie, bredouillant :
            - Ça, ça... qu'est-ce que c'est ? Je ne sais pas, moi ! Je n'ai rien fait, rien, je te le jure, je ne sais pas ce qu'il a, moi, ce parapluie !
            Elle criait maintenant :
            - Je parie que tu as fait des farces avec lui dans ton bureau, que tu as fait le saltimbanque, que tu l'as ouvert pour le montrer.
            Il répondit :
            - Je l'ai ouvert une seule fois pour montrer comme il était beau. Voilà tout, je te le jure.
            Mais elle trépignait de fureur, et elle lui fit une de ces scènes conjugales plus redoutable pour un homme pacifique qu'un champ de bataille ou pleuvent les balles.
Image associée  **       Elle ajusta une pièce avec un morceau de soie coupé sur l'ancien parapluie, qui était de couleur différente ; et, le lendemain, Oreille partit, d'un air humble, avec l'instrument raccommodé. Il le posa dans son armoire et n'y pensa plus que comme on pense à un mauvais souvenir.
            Mais à peine fut-il rentré, le soir, sa femme lui saisit son parapluie dans les mains, l'ouvrit pour constater son état, et demeura suffoquée devant un désastre irréparable. Il était criblé de petits trous provenant évidemment de brûlures, comme si on eût vidé dessus la cendre d'une pipe allumée. Il était perdu, perdu sans remède.
            Elle contemplait cela sans dire un mot, trop indignée pour qu'un son pût sortir de sa gorge. Lui aussi, il constatait le dégât et il restait stupide, épouvanté, consterné.
            Puis ils se regardèrent ; puis il baissa les yeux ; puis il reçut par la figure l'objet crevé qu'elle lui jetait ; puis elle cria, retrouvant sa voix dans un emportement de fureur :
            - Ah ! Canaille ! Canaille ! Tu as fait exprès ! Mais tu me le paieras ! Tu n'en auras plus...
            Et la scène recommença. Après une heure de tempête, il put enfin s'expliquer. Il jura qu'il n'y comprenait rien ; que cela ne pouvait provenir que de malveillance ou de vengeance.
            Un coup de sonnette le délivra. C'était un ami qui devait dîner chez eux.
            Mme Oreille lui soumit le cas. Quant à acheter un nouveau parapluie, c'était fini, son mari n'en aurait plus.
            L'ami argumenta avec raison :
            - Alors, madame, il perdra ses habits, qui valent certes davantage.
            La petite femme, toujours furieuse, répondit :
            - Alors il prendra un parapluie de cuisine, je ne lui en donnerai pas un autre en soie.
            A cette pensée, Oreille se révolta.
            - Alors, je donnerai ma démission, moi ! Mais je n'irai pas au Ministère avec un parapluie de cuisine.
            L'ami reprit :
            - Faites recouvrir celui-là, ça ne coûte pas très cher.
            Mme Oreille, exaspérée, balbutiait :
            - Il faut au moins huit francs pour le faire recouvrir. Huit francs et dix-huit, cela fait vingt-six !  Vingt-six francs pour un parapluie, mais c'est de la folie ! C'est de la démence !
            L'ami, bourgeois pauvre, eut une inspiration :
            - Faites-le payer par votre Assurance. Les compagnies paient les objets brûlés, pourvu que le dégât ait eu lieu dans votre domicile.
            A ce conseil la petite femme se calma net ; puis, après une minute de réflexion, elle dit à son mari :
            - Demain, avant de te rendre à ton Ministère, tu iras dans les bureaux de " la Maternelle " faire constater l'état de ton parapluie et réclamer le paiement.
            M. Oreille eut un soubresaut.
            - Jamais de la vie je n'oserai ! C'est dix-huit francs de perdus, voilà tout. Nous n'en mourrons pas.
            Et il sortit le lendemain avec une canne. Il faisait beau, heureusement.
            Restée seule à la maison, Mme Oreille ne pouvait se consoler de la perte de ses dix-huit francs. Elle avait le parapluie sur la table de la salle à manger, et elle tournait autour sans parvenir à prendre une résolution.                                                                                          etsy.com
            La pensée de l'Assurance lui revenait à tout instant, mais elle n'osait pas non plus affronter les regards railleurs des messieurs qui la recevraient, car elle était timide devant le monde, rougissant pour un rien, embarrassée dès qu'il lui fallait parler à des inconnus.        
            Cependant le regret des dix-huit francs la faisait souffrir comme une blessure. Elle n'y voulait plus songer, et sans cesse le souvenir de cette perte la martelait douloureusement. Que faire cependant ? Les heures passaient ; elle ne se décidait à rien. Puis tout à coup, comme les poltrons qui deviennent crânes, elle prit sa résolution.
            - J'irai, et nous verrons bien !
            Mais il lui fallait d'abord préparer le parapluie pour que le désastre fut complet et la cause facile à soutenir. Elle prit une allumette sur la cheminée et fit, entre les baleines, une grande brûlure, large comme la main, puis elle roula délicatement ce qui restait de la soie, le fixa avec le cordelet élastique, mit son châle et son chapeau et descendit d'un pied pressé vers la rue de Rivoli où se trouvait l'Assurance.
            Mais, à mesure qu'elle approchait, elle ralentissait le pas. Qu'allait-elle dire ? Qu'allait-on lui répondre ?
            Elle regardait les numéros des maisons. Elle en avait encore vingt-huit. Très bien ! Elle pouvait réfléchir. Elle allait de moins en moins vite. Soudain elle tressaillit. Voici la porte sur laquelle brille en lettres d'or : " La Maternelle, compagnie d'assurances contre l'incendie ". Déjà ! Elle s'arrêta une seconde, anxieuse, honteuse, puis passa, puis revint, puis passa de nouveau, puis revint encore.
            Mais, en pénétrant dans la maison elle s'aperçut que son coeur battait.
            Elle entra dans une vaste pièce avec des guichets tout autour, et, par chaque guichet on apercevait une tête d'homme dont le corps était masqué par un treillage.
            Un monsieur parut, portant des papiers. Elle s'arrêta et, d'une petite voix timide :
            - Je viens... je viens... pour... pour un sinistre.
            Le monsieur, poli, montra un siège.
            - Donnez-vous la peine de vous asseoir, je suis à vous dans une minute.
            Et, retournant vers les deux autres, il reprit la conversation.
            - La Compagnie, messieurs, ne se croit pas engagée envers vous pour plus de quatre cents mille francs. Nous ne pouvons admettre vos revendications pour les cent mille francs que vous prétendez nous faire payer en plus. L'estimation d'ailleurs...
            Un des deux autres l'interrompit :
            - Cela suffit, monsieur, les tribunaux décideront. Nous n'avons plus qu'à nous retirer.
            Et ils sortirent après plusieurs saluts cérémonieux.
            Oh ! Si elle avait osé partir avec eux, elle l'aurait fait : elle aurait fui, abandonnant tout ! Mais le pouvait-elle ? Le monsieur revint et, s'inclinant :
            - Qu'y a-t-il pour votre service, madame ?
            Elle articula péniblement :
            - Je viens pour... pour ceci.
            Le directeur baissa les yeux, avec un étonnement naïf, vers l'objet qu'elle lui tendait.
            Elle essayait, d'une main tremblante, de détacher l'élastique. Elle y parvint après quelques efforts, et ouvrit brusquement le squelette loqueteux du parapluie.
            L'homme prononça d'un ton compatissant :
            - Il me paraît bien malade.
            Elle déclara avec hésitation :                                                        letempsdesgrenouilles.com     
Résultat de recherche d'images pour "parapluie homme peinture"            - Il m'a coûté vingt francs.                                                     
            Il s'étonna :
            - Vraiment ! Tant que ça.
            - Oui, il était excellent. Je voulais vous faire constater son état.
            - Fort bien ; je vois. Fort bien. Mais je ne vois pas en quoi cela peut me concerner.
            Une inquiétude la saisit. Peut-être cette compagnie-là ne payait pas les menus objets, et elle dit :
            - Mais... il est brûlé.
            Le monsieur ne nia pas :
            - Je le vois bien.
            Elle restait bouche béante, ne sachant plus que dire ; puis, soudain, comprenant son oubli, elle prononça avec précipitation :
            - Je suis Mme Oreille. Nous sommes assurés à la Maternelle, et je viens vous réclamer le prix de ce dégât.
            Elle se hâta d'ajouter dans la crainte d'un refus positif :
            - Je demande seulement que vous le fassiez recouvrir.
            Le directeur, embarrassé, déclara :
            - Mais... madame... nous ne sommes pas marchands de parapluie. Nous ne pouvons nous charger de ces genres de réparations.
            La petite femme sentait l'aplomb lui revenir. Il fallait lutter. Elle lutterait donc ! Elle n'avait plus peur ; elle dit  :
            - Je demande seulement le prix de la réparation. Je la ferai bien faire moi-même.
            Le monsieur semblait confus.
             - Vraiment, madame, c'est bien peu. On ne nous demande jamais d'indemnité pour des accidents d'une si minime importance. Nous ne pouvons rembourser, convenez-en, les mouchoirs, les gants, les balais, les savates, tous les petits objets qui sont exposés chaque jour à subir des avaries par la flamme.
            Elle devint rouge sentant la colère l'envahir :
            - Mais, monsieur, nous avons eu, au mois de décembre dernier, un feu de cheminée qui nous a causé au moins pour cinq cents francs de dégâts ; Mr Oreille n'a rien réclamé à la compagnie ; aussi il est bien juste aujourd'hui qu'elle me paye mon parapluie !
            Le directeur, devinant le mensonge, dit en souriant :
            - Vous avouerez, madame, qu'il est bien étonnant que M. Oreille, n'ayant rien demandé pour un dégât de cinq cents francs, vienne réclamer une réparation de cinq ou six francs pour un parapluie.
            Elle ne se troubla point et répliqua :
            - Pardon, monsieur, le dégât de cinq cents francs concernait la bourse de M. Oreille, tandis que le dégât de dix-huit francs concerne la bourse de Mme Oreille, ce qui n'est pas la même chose.
            Il vit qu'il ne s'en débarrasserait pas et qu'il allait perdre sa journée, et il demanda avec résignation :
            - Veuillez me dire alors comment l'accident est arrivé.
            Elle sentit la victoire et se mit à raconter :
            - Voilà, monsieur : j'ai dans mon vestibule une espèce de chose en bronze où l'on pose les parapluies et les cannes. L'autre jour, donc, en rentrant, je plaçai dedans celui-là. Il faut vous dire qu'il y a juste au-dessus une planchette pour mettre les bougies et les allumettes. J'allonge le bras et je prends quatre allumettes. J'en frotte une ; elle rate. J'en frotte une autre ; elle s'allume et s'éteint aussitôt. J'en frotte une troisième ; elle en fait autant.
            Le directeur l'interrompit pour placer un mot d'esprit :
            - C'était donc des allumettes du gouvernement ?
            Elle ne comprit pas et continua :

    - Ça se peut bien. Toujours est-il que la quatrième prit feu et j'allumai ma bougie ; puis je rentrai dans ma chambre pour me coucher. Mais au bout d'un quart d'heure, il me sembla qu'on sentait le brûlé. Moi j'ai toujours peur du feu. Oh ! si nous avons jamais un sinistre, ce ne sera pas ma faute !
Surtout depuis le feu de cheminée dont je vous ai parlé, je ne vis pas. Je me relève donc, je sors, je cherche, je sens partout comme un chien de chasse, et je m'aperçois enfin que mon parapluie brûle. C'est probablement une allumette qui était tombée dedans. Vous voyez dans quel état ça l'a mis...
           Le directeur en avait pris son parti ; il demanda :
           - A combien estimez-vous le dégât ?
           Elle demeura sans parole, n'osant pas fixer un chiffre. Puis elle dit, voulant être large :
            - Faites-le réparer vous-même, je m'en rapporte à vous.
            Il refusa :
            - Non, madame, je ne peux pas. Dites-moi combien vous demandez.
            - Mais... il me semble... que... Tenez, monsieur, je ne veux pas gagner sur vous, moi... nous allons faire une chose. Je porterai mon parapluie chez un fabricant qui le recouvrira en bonne soie, en soie durable, et je vous apporterai la facture. Ça vous va-t-il ?
            - Parfaitement, madame ; c'est entendu. Voici un mot pour la caisse, qui vous remboursera votre dépense.
            Et il tendit une carte à Mme Oreille, qui la saisit, puis se leva et sortit en remerciant, ayant hâte d'être dehors, de crainte qu'il ne changeât d'avis.
   
            Elle allait maintenant d'un pas gai par la rue, cherchant un marchand de parapluies qui lui parut élégant. Quand elle eut trouvé une boutique d'allure riche, elle entra et dit, d'une voix assurée :
            - Voici un parapluie à recouvrir en soie, en très bonne soie. Mettez-y ce que vous avez de meilleur. Je ne regarde pas au prix.


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                                                                                       Guy de Maupassant

                                                                   ( 1è publication in Le Gaulois le 10 - O2 - 1884
                                                                                                            signé Maufrigneuse )
         
                                   

                        

lundi 26 novembre 2018

L'empire de l'or rouge Jean-Baptiste Malet ( Document France )



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                                        L'Empire de l'Or rouge

                         Enquête mondiale sur la tomate d'industrie

            3 600 sortes de tomates plus 1. " Le monde est notre champ " cette pensée de Henry John Heinz ( 1844 - 1919 ) convient à la tomate voyageuse Cultivée en Italie, sous la coupe de sociétés plus ou moins licites, en Chine dans d'immenses champs à bas coûts donnant du travail à des femmes, des hommes et des enfants en très bas âge, en Californie pour une utilisation locale, la Heinz Cie installée à Pittsburgh absorbant la production pour la purée de tomate, le Tomato Ketchup en bouteille, en boîte, en sachets individuels. Mais la tomate cueillie en Chine partira en Italie pour être transformée en purée, puis parcourant les mers elle survit, plus ou moins bien, supporte ses différentes transformations dans des containers. Les cueilleurs en Chine, en Italie et ailleurs sont durement malmenés, abusés. Les résidus des tomates sont à nouveau transformés et envoyés en Afrique où certains habitants trop pauvres pour acheter un sachet individuel se contente de l'achat d'une cueillère de concentré noirâtre. La couleur est un choix, foncé, rouge vif, le colorant a son mot à dire. En Chine " ........ Des dizaines de travailleurs battent littéralement la terre au hachoir.........Des enfants en bas âge trop jeunes pour travailler, jouent sur la parcelle///////// portent à leur bouche des tomates non rincées pleines de traces blanches.......... " J.B. Malet et le portrait de "........ L'imaginaire de la tomate est puissant, et les industriels s'appliquent à le perpétuer. Qui a déjà vu une tomate d'industrie ?........ artificiellement créée par des généticiens........ n'est pas ronde elle est oblongue......"
L'auteur use de ruse pour visiter et découvrir les secrets des directions des immenses usines de transformation avant, après leur transformation. Il y a une culture de la tomate revendiquée par l'Italie. " ......... En 1940, en pleine guerre, se tient à Parme, la première exposition autarcique des boites et emballages de conserve......... La boîte de conserve comme son contenu, nourriture de l'homme nouveau....... " Et l'Italie " pionnière dans la construction de machines alimentaires " Et la Suisse prend sa place dans le grand jeu du commerce de la tomate, née puis transformée ici où là, place financière." ......... est-ce l'occasion opportune pour une entreprise souhaitant investir des sommes grises......... accords de compensation trade........ " Comment et où trouver les gênes d'une tomate pouvant supporter les longs voyages entre culture et transformation : "........... C'est aux Galapagos, bassin d'origine de la tomate........ " En 1959, Charles Rick rapporte les graines en Californie, mais sans résultat. " .......... Un jour il eut l'idée que ces graines de tomates des Galapagos devaient peut-être être digérées par des animaux avant d'être réensemencées..... avec des oiseaux cela ne fonctionnait pas...... alors à des tortues géantes....... " Où ? A Berkley. Tortues nourries avec des graines de tomates et leurs déjections.... à ce moment les scientifiques font leur travail et "....... c'est ainsi que le gène..... révolutionna l'industrie de la tomate..... " Cette histoire de tomate se lit comme un roman policier tant sont troubles les vagabondages de la petite boîte de concentré devenue indispensable. Enquête très poussée et Prix Albert Londres pour cet étonnante et dangereuse histoire d'un petit fruit.


vendredi 23 novembre 2018

Amour et piano Feydeau ( Théâtre France )

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                                             Amour 
                                                          et
                                                               P i a n o

            Pièce en 1 acte - 3 personnages :
                                 
                                        *********************

            Un salon élégant. Au fond de la scène la porte d'entrée.
            A gauche une cheminée.
            A droite au premier plan, une porte, au second plan, un piano.
            Des chaises, divans, tables, etc...

                                         **********************

                                          Scène Première

                                         Baptiste - Lucile

            Baptiste range sur le guéridon. Lucile assise au piano fait des gammes aussi rapides que possible.

            Baptiste, après avoir écouté le jeu de Lucile, avec enthousiasme - Ah, bravo !... Je demande pardon à Mademoiselle, mais Mademoiselle fait l'ouragan  d'une manière !... Oh !
            Lucile. - Comment " l'ouragan " ? Ce sont des gammes.
            Baptiste. - Moi, j'appelle ça l'ouragan, Mademoiselle... Ça représente mieux à l'imagination ! tandis que " gamme ", c'est bête, Mademoiselle. C'est le vent à la campagne à travers les portes. ( Il
imite le sifflement du vent ). C'est tout à fait ça.
            Lucile. - C'est possible, mais à Paris, on appelle ça des gammes.
            Baptiste. - Cela ne m'étonne pas ! On a la manie de traduire tout en anglais.
            Lucile. - Allons, ne commence pas... Dis-moi, maman est-elle déjà partie ?
            Baptiste. - Il y a un bon quart d'heure.
            Lucile. - Oh ! c'est égal, en voilà une corvée ! Tu ne sais pas où est allée maman ?
            Baptiste. - Non.
            Lucile. - Devine !... elle est allée " comparoir "...
            Baptiste. - Comparoir ?
            Lucile. - Oui, devant la 9è Chambre correctionnelle.
            Baptiste. - Madame en police correctionnelle ?...
            Lucile. - Oh, rassure-toi, comme témoin seulement. Une affaire de cocher ! Insulte aux agents, et je ne sais quoi, et impossible de remettre encore. Enfin, voilà comment elle est allée comparoir, maman.
            Baptiste. - Oh ! c'est moi qui aimerais cela, à comparoir.
            Lucile. - En voilà une idée !... Tiens, laisse-moi étudier mon piano. Tu me fais perdre mon temps avec tes réflexions. L'aimes-tu, au moins, le piano ?
            Baptiste. - Oh ! quand c'est Mademoiselle qui en joue, je crois bien. Quand c'est moi, rien.
            Lucile. - Comment, tu connais le piano .
            Baptiste. - Oui, Mademoiselle. Ma mère en avait un vieux au village.
            Lucile. - Allons donc ! Et tu t'en servais ?
            Baptiste. - De garde-manger, oui Mademoiselle. Au pays nous n'avons pas les moyens de gâcher des pianos pour en faire des instruments de musique.
            Lucile. - Ah ! A propos de musique, il viendra tout à l'heure un monsieur. C'est un professeur de piano pour moi. Un professeur très célèbre. Un maestro, comme l'on dit, " un maestro di primo cartello ".
            Baptiste, avec un soupir. - Encore de l'anglais.
            Lucile. - Et original, parait-il, comme on n'en voit pas. Il s'appelle... ah ! ma foi je ne sais pas son nom, mais c'est un nom très connu.
            Baptiste, cherchant. - Molière ?
            Lucile. - Mais non.
            Baptiste. - C'est vrai, Molière c'est un fabricant de fontaines en fonte, Molière.
            Lucile. - Enfin, n'importe ! Ce monsieur demandera si Madame est chez elle.
            Baptiste. - Je répondrai que Madame est sortie.                                      int.search.myway.com
            Lucile. - Non ! Tu le feras entrer, c'est moi qui le recevrai.
            Baptiste. - Comment, Mademoiselle, quand Madame n'est pas là ?
            Lucile. - Oui, c'est convenu avec maman. Il n'y a pas moyen de faire autrement. Pense donc, un maestro ! on ne peut pas le prier de repasser comme un petit coureur de cachets. Quand on a rendez-vous avec un maestro, il faut être exact. Il n'y a qu'eux qui peuvent ne point l'être.
            Baptiste, à part. - Tout le contraire d'un domestique.
            Lucile. - Enfin, c'est bien entendu ? Quand ce monsieur viendra, tu le feras entrer ; et maintenant, laisse-moi faire mes gammes.

            Baptiste sort. Lucile se met au piano.


                                                                 Scène II

            Lucile, seule au piano. - Do ré mi fa sol la si do, do si la sol fa mi ré do. Oui ! que c'est aride! Et dire qu'il faut apprendre !... Aujourd'hui on ne vous épouse que lorsque vous savez jouer du piano. Il me semble pourtant que ce n'est pas pour cela qu'on se marie. Do ré mi fa sol la si do. Les games surtout. Dieu ! que c'est ennuyeux !... Mais il paraît qu'elles délient les doigts... Comme si l'on ne pouvait pas être une bonne épouse sans avoir les doigts déliés. Je vous demande un peu !... Ah ! si les jeunes filles pouvaient parler librement... Je dirais tout simplement à celui qui voudrait m'épouser :
            " - Monsieur, me voilà ! Je vais avoir 20 ans, je ne sais pas jouer du piano, mais je ne vous demande pas de savoir jouer de la flûte. Le mariage n'est pas un concert... c'est... c'est... je ne sais pas bien ce que c'est... mais enfin on ne se marie pas pour faire de la musique ! Si voulez m'épouser sans piano, voici ma main ! Si vous ne voulez pas, j'ai bien l'honneur de vous saluer... Et voilà !... Seulement, nous autres jeunes filles, il faut toujours nous sacrifier.


                                                            Scène III

            Baptiste. - Mademoiselle, c'est le monsieur ! le maestro, comme Mademoiselle dit, " qui prime l'eau, carpe à l'eau ".
            Lucile. - Ah ! le professeur !
            Baptiste. - Voici sa carte.
            Lucile. - Edouard Lorillot. Tiens, c'est un drôle de nom. Ah ! C'est bien ! faites-le entrer. A propos est-on venu de chez Brandus ?
            Baptiste. - Je ne crois pas, mademoiselle.
            Lucile. - Passes-y tout de suite.


                                                                Scène IV

                                                     Baptiste, puis Edouard, très élégant

            Baptiste. - Si Monsieur veut prendre la peine d'entrer ! Mademoiselle prie Monsieur de l'attendre un instant.
            Edouart, très ému. -Ah ! Mademoiselle prie Monsieur d'att... Elle me prie de... alors, vous lui avez remis ma carte ? C'est très bien, mais, dîtes-moi,  quand elle a vu mon nom, qu'est-ce qu'elle a dit ?
            Baptiste. - Elle a dit : " Tiens, c'est un drôle de nom !... "
            Edouard. - Ah ! et voilà tout ?...
            Baptiste. - C'est tout ce que j'ai entendu.
            Edouard. - Je vous remercie.

            Baptiste sort.


   chordify.net                                                                Scène V
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            Edouard, seul. - Allons, décidément, je me lance. Je suis à Paris depuis quinze jours, j'arrive de Toulouse, mais je ne sens pas du tout ma province. Ainsi pas d'accent, c'est peut-être parce que j'ai été élevé à Dunkerque. Je suis jeune, élégant, millionnaire... Oui, j'ai 15 000 livres de rente... En province, cela suffit pour être millionnaire. Bref, cette fortune me permet d'avoir des amis qui me disent que je suis le plus Parisien des Parisiens ! Je le crois, je m'habille chez le premier tailleur, mon coiffeur est le coiffeur à la mode ! J'ai des princes que je tutoie, un duc que je conduis ! J'ai tout, enfin, tout sauf l'essentiel. Une liaison qui me pose ! Alors je me suis dit : " Allons voir la Dubarroy !... Tout le monde m'en parle comme l'une des femmes les plus " chics " de Paris ! Je ne la connais pas, mais elle ne peut être que très bien et puis c'est une de ces actrices qui vous posent tout de suite un homme ! Je m'enquiers de son adresse et me voilà ! C'est très bien ici... Voilà le salon... très chic, et cette porte ?... elle donne sans doute sur la... Hum ! nous verrons cela plus tard.


                                                                Scène VI

            Lucile, apportant de la musique. - Je vous demande pardon, monsieur, de vous avoir fait attendre. Mais je ne trouvais pas ma musique.
            Edouard, très ému. - Ah ! vous ne trouviez pas... Mais, ça ne fait rien, Mademoiselle.
            Lucile. - Oh ! mais moi je ne peux pas me passer de musique. ( Elle lui fait signe de s'asseoir)
Prenez donc la peine de vous asseoir.
            Edouard. - Le fait est que la musique est un bien bel art, mademoiselle.                 
            Lucile. - Ah ! le plus beau de tous, Monsieur ! (  à part ) Je veux qu'il ait bonne opinion de moi.
            Edouard. - Je l'adore, moi ! ( à part ) Je flatte ses goûts.
            Lucile. - Les commencements, par exemple, sont bien pénibles.
            Edouart. - Ma foi, je ne me souviens pas d'avoir jamais commencé.
            Lucile, à part. - Il est très fat ! Mais c'est comme tous les artistes. ( Haut ) Aimez-vous beaucoup Wagner, monsieur ?
            Edouard. - Wagner ? Le pharmacien ?
            Lucile. - Le pharmacien ?
            Edouard. - Le pharmacien de Toulouse ?
            Lucile. - Mais non, le musicien.
            Edouard. - Le musicien ? Ah ! oui. Wagner. J'en ai entendu parler... Oui, il paraît qu'il fait de la musique.
            Lucile, à part. - Comment, il paraît...
            Edouard. - Oui, parfaitement, j'en ai entendu parler. ( A part ) Si j'abordais la question.
( Haut ) Pardon, mademoiselle.
            Lucile. - Et Mozart, qu'en pensez-vous ?
            Edouard. - Mon Dieu, je n'y pense pas, mademoiselle, mais pardon, je...
            Lucile. - Mais alors, monsieur, quel est votre compositeur favori ?
            Edouard. - Hein?... c'est... Cordillard.
            Lucile. - Cordillard ? Qui est-ce ça ?
            Edouard. - C'est un de mes amis.
            Lucile. - Ah !
            Edouard. - Oui ! un musicien de talent. C'est l'auteur du " Chicard de Chicago ".
            Lucile. - Je ne connais pas !
            Edouard. - Ah ! c'est très bien. ( Fredonnant )

                                Qu'on a du chic à Chicago
                                A Chicago loin du Congo.
                                Il épate tous les gogos
                               Voilà le chicard de Chicago. 

            C'est très gentil... Mais pardon, mademoiselle, nous parlons, nous parlons, et pendant ce temps-là, je ne vous explique pas...
            Lucile. -Quoi donc, monsieur ?
            Edouard. - La raison de ma présence ici.
            Lucile. - Ah ! Je l'avais deviné tout de suite !
            Edouard. - Ah ! vous l'avez...
            Lucile. - Mais oui.
            Edouard ( à part ). - Les femmes de Paris sont d'une perspicacité !
            Lucile. - En un mot, monsieur, je vous attendais.
            Edouard,étonné. - Ah ! vous m'att... Vous me connaissez donc ?
            Lucile. - Moi ? Pas du tout ? Mais qu'importe, on fait connaissance.
            Edouard. - C'est vrai l'on...  l'on... (  à par ) Cela ira tout seul...
            Lucile. - On dit que vous êtes très à la mode.
            Edouard. - J'ai un assez bon tailleur.
            Lucile. - Mais non, je veux dire que vous êtes très lancé.
            Edouard. - Ah ! parfaitement.
            Lucile. - Vous avez sans doute passé par le Conservatoire.
            Edouard. - Le Conservatoire ?... Ah ! oui, Faubourg Poissonnière ! Parfaitement... J'ai passé devant ! ( A part ) Pourquoi me parle-t-elle du Conservatoire ?
            Lucile. - Ne m'a-t-on pas dit que vous aviez eu un premier prix ?...
            Edouard. - Hein ?... Oh ! il y a si longtemps ; j'avais neuf ans, et puis, c'était un prix d'orthographe ! Cela ne vaut vraiment pas la peine d'en parler. ( a part ) Quelle drôle de conversation.
            Lucile, à part. - Il est un peu original.
            Edouard, brusquement. - Mademoiselle, je m'appelle Edouard Lorillot. Je suis âgé de vingt-cinq ans.
            Lucile. - C'est un bel âge.
            Edouard, avec fatuité. - C'est un très bel âge !
            Lucile. -Cependant, pour ce qui nous intéresse, l'âge fait peu de choses.
            Edouard. - Vous trouvez ?                                                                                                         
Résultat de recherche d'images pour "piano$"            Lucile. - Lucile.                                                                       
            Edouard. - Ah ! vous trouvez que... Cependant vous m'avouerez que les jeunes sont préférables.
            Lucile. - Eh ! eh ! les vieux ont plus d'expérience.
            Edouard. - Plus d'expérience, soit ! mais enfin, cela ne suffit pas.
            Lucile. - Je sais bien que l'on dit : " Si vieillesse pouvait ! " mais le proverbe dit aussi :
" Si jeunesse savait ! "
            Edouard. - Oh ! mais moi, mademoiselle, je sais.
            Lucile. - Oh ! je ne parle pas pour vous, monsieur. On n'ignore pas que vous avez fait vos preuves.
            Edouard. - Ah ! vous savez ! Bah ! ne parlons pas de cela !
            Lucile. - D'ailleurs, j'espère bien que vous me le prouverez !                          partition-piano-gratuite.fr
            Edouard. - Moi ?...         
            Lucile. - Certainement.
            Edouard, avec transport. - Mais,.. mais avec bonheur, mais quand vous voudrez. Mais n'est-ce pas pour cela que je suis venu ? Si je vous le prouverai ! Ah ! Je suis aux anges !
            Lucile. - Eh ! bien, monsieur, qu'est-ce que vous avez ?
            Edouard, brusquement. - Ce que j'ai, mademoiselle ? mademoiselle, j'ai de la fortune.
            Lucile. - Oh, alors, c'est uniquement pour l'amour de l'art que...
            Edouard. - Oh ! et de l'artiste, mademoiselle, et de l'artiste.
            Lucile, saluant. - Monsieur ! ( à part ) Il est très galant.
            Edouard. - En un mot, mademoiselle, je tiens à vous dire... en passant que je serai très facile sur toutes les questions, comment dirai-je ? sur toutes les questions pécuniaires.
            Lucile. - Mais, monsieur, on a dû vous dire, je suppose, quelles sont les conditions.
            Edouard. - Les conditions ?
            Lucile. - Oui.
            Edouard. - Du tout, on ne m'a rien dit. ( A part ) Elle va m'écorcher.
            Lucile. - Mon Dieu, monsieur, c'est 400 francs par mois de quatre séances par semaine.
            Edouard, ahuri. - Ah ! c'est... c'est à la séance  ?
            Lucile. - Oui, monsieur.
            Edouard. - 400 francs par mois. Et voilà tout ?
            Lucile. - Quoi, monsieur, vous ne trouvez pas cela suffisant ?
            Edouard, à part. - Et l'on dit que la vie est chère à Paris.
            Lucile. - Il semblerait que vous n'êtes pas satisfait ?
            Edouard. - C'est qu'en vérité, je suis étonné...
            Lucile. - Ah ! vous m'avez promis, monsieur, de vous montrer facile et puis, vous savez, si tout va bien ! Eh bien ! je puis vous dire que l'on ne refusera pas une petite gratification à la fin du mois.
            Edouard. - Ah ! bon !... Ah ! très bien !... je me disais aussi... oui, oui, oui, ( à part ) connu, les petites gratifications.
            Lucile. - Enfin, voilà, monsieur ! Au reste, ce n'est pas moi qui m'occupe de ces détails d'intérieur et, si vous ne trouvez pas que ce soit suffisant, eh bien ! vous parlerez à ma mère.
            Edouard. - Aïe ! aïe ! Vous avez une mère ?
            Lucile. - Plaît-il ?
            Edouard. - Je dis, vous avez une mère... une vraie ?         
            Lucile. - Je ne vous comprends pas, monsieur ; vous avez bien dû la voir, je suppose, sans cela vous ne seriez pas ici.
            Edouard. - Ah ! oui, oui, en effet. ( A part ) Je n'ai rien vu du tout.
            Lucile. - Eh bien ! alors, monsieur, vous pourrez vous entretenir avec elle.
            Edouard. - Aïe ! Aïe !
            Lucile. - Pourtant, je doute qu'elle consente à la moindre modification.
            Edouard. - Elle ne consentira pas, vous croyez ?
            Lucile. - J'en suis même à peu près sûre.
            Edouard. - Eh bien ! alors, puisqu'il le faut, mademoiselle, je me résigne. Va pour 400 francs par mois.
            Lucile. - Et à quatre séances par semaine.
            Edouard. - A quatre séances.
            Lucile. - Allons, voilà qui est bien, monsieur. Et maintenant, si vous le permettez nous allons commencer.
            Edouard. - Hein !... nous allons... comme ça, tout de suite ?
            Lucile, tout en cherchant un objet qu'elle ne trouve pas. - Oui, si vous voulez bien.  ( A part ) C'est étrange ! Qu'est-ce que j'ai pu en faire ?
             Edouard, à part. - Ah çà ! qu'est-ce qu'elle cherche ?
             Il cherche lui-même des yeux.
             Lucile, à part. - Allons, je l'aurai laissée dans ma chambre. ( Haut ). Je suis à vous, monsieur.
             Edouard s'incline. Elle sort.


                                                           Scène VII

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            Edouard. - Hum !  Cela n'a pas été long ! Ah ! cela se fait militairement dans cette maison. Sapristi ! Une, deux, en avant, marche ! voilà le progrès ! Comme on est en retard en province... Enfin, voilà une petite aventure qui va joliment me lancer. Elle est sortie... par là...

            Il se dirige vers la porte par où est sortie Lucile.

            Baptiste, apportant une partition de musique et la remettant à Edouard. Voici, monsieur.
            Edouard. - Qu'est-ce que c'est que cela ?
            Baptiste. - C'est un livre que mademoiselle appelle comme ça ; " Les sonnettes de bête à veine " et que Mademoiselle a dit de remettre à Monsieur.
            Edouard, étonné. - Les sonnettes de bête à veine ?
            Baptiste. - Oui. Ça doit être de la botanique.
            Edouard, lisant. - Ah ! " Les sonates de Beethoven ".
            Baptiste. - Monsieur croit ? C'est possible ; seulement, ça ne signifie plus rien, alors.
            Edouard. - Mais qu'est-ce qu'elle veut que j'en fasse ?
            Baptiste. - C'est sans doute pour que Monsieur fasse la lecture.
            Edouard. - Ah ? merci.
         
            Il se dirige de nouveau vers la porte. 

             Baptiste. - Je demande pardon à Monsieur, mais Monsieur sait-il où il va ?
             Edouard. - Mais oui, mon ami, mais oui.
             Baptiste. - Ah ! c'est que cette chambre...
             Edouard. - Eh bien ! quoi ? Est-ce que par hasard ? Parle... ( Tirant un louis de sa poche ) Parle donc, voyons.
             Baptiste, regardant avec convoitise, à part. - Un louis ! ( Haut ) Eh bien ! c'est... c'est la chambre à coucher.
             Edouard. - Eh bien ! oui, la chambre, le temps de Vénus, le sanctuaire discret...
             Baptiste. - Où se repose la mère de Mademoiselle, oui, monsieur.
             Edouard, ahuri, remettant le louis dans sa poche. - Hein ! quoi ! c'est la mère ! c'est la mère qui... mais c'est impossible !
             Baptiste, à part. - Eh bien ! et ma pièce. ( Haut ) Pardon, monsieur.
              Il tend la main.
              Edouard, lui donnant une pièce. - Ah ! c'est juste... Voilà vingt francs.
              Baptiste. - Mais, monsieur, c'est vingt sous.
              Edouard. - Oui, cela ne fait rien, gardez-les tout de même.

                                  Baptiste sort.


                                                         Scène VIII

                                                   Edouard puis Lucile

            Edouard. - C'est la mère , c'est la mère qui... et moi qui croyais que... Oh ! Oh ! et voilà le renseignement que je paie au poids de l'or !...
            Lucile, tenant une baguette assez longue à la main. - Voici monsieur tout ce que j'ai pu trouver.
            Edouard. - Qu'est-ce que c'est que ça ?
            Lucile. - C'est le bâton !
            Edouard. - Et c'est pour ?...
            Lucile. - Oui, je trouve qu'il n'y a pas moyen de bien jouer sans cela.
            Edouard. - Cela, c'est une drôle d'idée, par exemple.
            Lucile. - Tenez, mettez- vous là ! Prenez une chaise, et battez !
            Edouard, prenant une chaise. - Ah ! il faut que... ( A part ) Elle veut me faire battre les meubles à présent ?
            Lucile. - Allons, tenez !  ( elle va au piano )  ah ! je ne suis pas très forte, je vous en préviens.
            Edouard, à part. - Ah ! c'est une épreuve, comme dans la franc-maçonnerie.
            Lucile. - Allons, commençons ! battez !
            Edouard. - Je veux bien, moi. Mais je vous préviens que cela fera peut-être un peu de poussière.
            Lucile. - Comment, de la poussière ? Allons, voyons ! ( Elle commence son morceau ).
            Edouard, derrière Lucile, se met à battre les chaises, dont il sort beaucoup de poussière. - C'est égal, c'est humiliant ! enfin.
            Lucile. -Eh bien, monsieur, vous n'allez pas en mesure !
            Edouard. - Mais je fais comme je peux !
                                Il continue.
            Lucile, se retournant. - Ah ! monsieur, quelle poussière ! Mais que faites-vous ?
            Edouard. - Mais, vous voyez, je bats.             
                                Elle éternue                                                                              nelly.johnson.free.fr
            Lucile. - Mais, qui est-ce qui vous a dit ?
            Edouard. - Mais c'est vous, mademoiselle.
            Lucile. - Moi ?
            Edouard. - Vous m'avez dit de battre.
            Lucile. - Eh bien ! oui, la mesure !
            Edouard. - Ah ! la mesure ! C'est la mesure qu'il faut battre ?
            Lucile. - Mais oui ! ( A part ) Quel drôle de professeur !
            Edouard, s'essuyant le front. - Oh ! là, là, là, là, là !
            Lucile. - Allons, recommençons !

                           Elle recommence son morceau et Edouard, derrière elle, bat la mesure tant bien que mal ; insensiblement il quitte le piano et, tout en continuant à battre, il arrive jusqu'au milieu de la scène.

            Edouard, à part. - Quelle aventure, mon Dieu ! Ah ! Tout n'est pas rose dans le rôle de protecteur d'actrices. Être obligé de battre la mesure quand on n'entend rien à la musique... Si mes amis me voyaient, comme ils riraient !... ( Lucile s'arrête et regarde Edouard qui continue à battre la mesure tout en parlant tout seul ). Je ne lui ai pas demandé de la musique, moi... Eh bien ! me voilà obligé d'avaler un morceau ennuyeux... qu'elle ne joue pas bien, après tout. Ce n'est pas pour cela que je suis venu, moi !... Enfin, je me lance.
            Lucile. - Eh bien ! monsieur, qu'est-ce que vous faites !
            Edouard. - Vous voyez, je bats la mesure.
            Lucile. - Mais il y a longtemps que je ne joue plus.
            Edouard. - Oh ! pardon.
            Lucile, à part. - Allons, il est très distrait.
            Edouard.- Mademoiselle, vous devez être fatiguée ?
            Lucile. - Moi ? Pas du tout, monsieur.
            Edouard. - Voyez-vous, la musique est une belle chose, mais il ne faut pas en abuser.
            Lucile. - Mais je ne fais que commencer.
            Edouard, à part. - Comment, elle ne fait que commencer ! ( Haut ) Mais il y en a déjà trop, mademoiselle, il y en a déjà trop !
            Lucile. - Cependant, monsieur, songez que nous n'avons que quatre séances par semaine et qu'elles ne sont que d'une heure.
            Edouard. - C'est bien pour cela... Si vous me jouez du piano pendant l'heure entière, qu'est-ce qui nous restera pour...
            Lucile. - Pour ?
            Edouard, embarrassé. - Hein ?... pour... pour le reste.
            Lucile, à part. - Allons, je crois qu'il a un petit grain !
            Edouard. - Non, tenez, croyez-moi, laissez votre piano ! Vous aurez bien le temps quand je serai parti. Voyons, fermez cela ! ( Il ferme le piano ).
             Lucile, à part, s'asseyant. - Il a une façon de donner sa leçon, par exemple !
             Edouard, s'asseyant près d'elle. - Et maintenant, causons. Chère mademoiselle - laissez-moi vous appeler ainsi - aimez-vous les huîtres ?
             Lucile, étonnée. - Monsieur !...
             Edouard. - Je vous demande si vous aimez les huîtres.
             Lucile, reculant sa chaise. - Beaucoup, monsieur. ( A part ). Je ne suis pas rassurée.
             Edouard, tirant son carnet et écrivant. - Alors, nous disons des huîtres !... Et la bisque, hein! Qu'est-ce que vous pensez d'une bonne bisque ?
             Lucile, un peu inquiète. - Je n'en ai jamais mangé.
             Edouard. - Oh ! c'est excellent ! ( Inscrivant ) Des huîtres et une bisque, bien !... Et maintenant, qu'est-ce que vous demandez ?
              Lucile. - Mais je ne demande rien.
              Edouard.- Au reste, je ferai tout pour le mieux, rapportez-vous en à moi.
                                 Il continue à écrire sur son carnet, puis déchire la feuille et la plie. 
               Lucile. - Heureusement que sa folie est douce.
               Edouard. - Avez-vous une enveloppe, mademoiselle ?
               Lucile. - Là, monsieur, là, sur la table.
               Edouard, s'asseyant à la table. - Vous ne faites rien à minuit, n'est-ce pas ?
               Lucile. - Moi ?
               Edouard. - Oui, après le théâtre, ce soir ?
               Lucile. - Mais je ne vais pas au théâtre, ce soir.
               Edouard. - Ah ! vous faites relâche ? Ah bien ! Cela vaut encore mieux.
               Lucile, à part. - Et on le laisse sortir comme cela, tout seul !
               Edouard, prend une enveloppe et écrit l'adresse qu'il lit à mi-voix. - M. Brébant, boulevard Montmartre. Voilà qui est fait ! comme cela on nous retiendra le cabinet pour minuit. ( Haut ) Voulez-vous me permettre, chère mademoiselle, de sonner votre domestique ?
               Lucile, sonnant. - Il va venir, monsieur.
               Edouard. - Je vous remercie.
               Baptiste, entrant. - Mademoiselle a sonné ?
               Edouard, lui remettant la lettre et une pièce d'argent. - Dites-moi, mon garçon, veuillez remettre cette lettre à un commissionnaire pour qu'il la porte tout de suite à son adresse.
                Baptiste. - Bien, monsieur.
                Lucile. - Ne t'éloigne pas.
                               Il sort.
                Edouard. - Allons, ça va bien ! Voyons, de quoi allons-nous causer ?... Tenez, parlons un peu de vous... de vos succès... Figurez-vous que je n'ai pas encore vu la pièce.
                Lucile. Quelle pièce ?
                Edouard. - Eh ! " La petite Cabaretière ", parbleu !
                Lucile. - Oh ! Mais ce n'est pas une pièce pour les jeunes filles.
                Edouard. - Mais je ne suis pas une jeune fille, moi.
                Lucile. - Vous, non, je le sais bien ! Aussi, n'est-ce pas pour vous que je parle.
                Edouard. - Eh ! tenez, j'irai ce soir.
                Lucile. - Ah ! bien, oui, c'est une idée ! ( A part ) S'il croit que cela m'intéresse.
                Edouard. - Mais, vous savez, c'est uniquement pour vous.
                Lucile, étonnée. - Ah ! c'est pour moi que...
                Edouard. - Oh ! uniquement !
                Lucile. - Vous êtes trop aimable. ( A part ) Pauvre garçon, c'est triste à son âge !
                Edouard. - Ah ! Vous faites joliment parler de vous en ce moment !
                Lucile, stupéfaite. - De moi ?
                Edouard. - Dame ! Tout Paris vous admire ! Votre nom est dans toutes les bouches, tous les journaux vous portent aux nues !
                Lucile, même jeu. - Moi !                                                                             shutterstock.com
Image associée                Edouard. - Aussi, ce que vous avez d'admirateurs !
                Lucile. - Oh !
                Edouard. - Ce qu'il y a de coeurs qui brûlent pour vous !
                Lucile. - Monsieur...
                Edouard. - Eh bien ! non, tout cet encens, toutes ces louanges ne vous éblouissent pas ! Vous êtes là, toujours simple, impassible, au milieu de votre gloire et comme insouciante aux choses du dehors. L'orgueil qu'amène souvent la renommée n'a pas de prise sur vous et votre accueil est si charmant qu'on se trouve tout de suite à l'aise en votre présence. Ainsi, tenez, moi, quand je suis venu à vous tout à l'heure, timide et tremblant, vous ne m'avez pas repoussé, vous m'avez accueilli, très bien accueilli, avec de la musique... même beaucoup de musique et, au lieu de l'échec que j'attendais, c'est un triomphe que je remporte ! Je craignais d'être mis dehors et, non seulement je reste, mais encore, vous me faites l'honneur d'accepter un petit souper chez Brébant. Tenez, mademoiselle, ma chère mademoiselle... laissez-moi vous le dire, vous êtes un ange.
              Lucile, effrayée. - Assez, monsieur, assez...
              Edouard. - Eh bien ! non, ce n'est pas assez ! Je suis riche, moi, j'ai de la fortune ! je veux que vous ayez tout ce que vous désirez ! qu'il n'y ait un de vos caprices qui ne soit immédiatement satisfait !... 400 francs par mois, dîtes-vous ? Mais vous en aurez le double ! le triple ! plus que vous en voudrez ! Vous aurez des huîtres à tous vos repas, puisque vous les aimez ! Mais vous m'aimerez un peu, moi aussi ! ( Lui prenant les mains ) Dites-moi, n'est-ce pas que vous m'aimerez un peu ?
              Lucile, effrayée. - Ah ! laissez-moi, monsieur !
              Edouard. - Voyons, vous ne me comprenez pas ! Vous n'avez donc jamais lu " Roméo et Juliette, Paul et Virginie, Daphnis et Chloé, Héloïse et Abélard " ? Eh bien ! voilà ce que je suis, un Roméo sans Juliette, un Paul privé de Virginie, un Daphnis à la recherche d'une Chloé, un Abélard à la... non, ça n'a pas de rapport... Mais enfin, c'est vous que j'ai choisie... C'est vous que j'aime et l'amour m'a rendu fou !
              Lucile, effrayée. - Fou ! J'en étais sûre... Oh ! mon Dieu, que faire ?

                                            Elle recule effrayée

              Edouard. - Venez, venez près de moi !
              Lucile. - Ah ! laissez-moi !
              Edouard. - Quoi, je vous fais peur ?
              Lucile. - Ah ! je vous en prie, laissez-moi !
              Edouard. - Mais je ne veux pas vous faire de mal. Mais ne tremblez donc pas comme ça, voyons, qu'est-ce qui peut vous effrayer dans mes paroles ?... Je ne vous dis que des choses très... très logiques, cependant !
              Lucile, tremblante. - Oui, oui, monsieur, très logiques. ( A part ) Il ne faut jamais les contrarier.
               Edouard, s'asseyant. - Tenez ! vous le voyez... je suis très calme, je m'assieds !... Là, vous n'avez plus peur, n'est-ce pas ?... Avouez que c'était de l'enfantillage.
               Lucile. - Oh ! monsieur, un pareil discours, à moi !
               Edouard. - Voyons ! C'est donc la première fois que l'on vous parle de la sorte ?
               Lucile. - Oh ! monsieur.
               Edouard. - Il me semble cependant qu'au théâtre...
               Lucile. - Au théâtre ?...
               Edouard. - Dame ! quand on est actrice...
               Lucile. - Actrice ! Qui ça ?
               Edouard. - Mais, vous !
               Lucile. - Moi ! actrice !
               Edouard, soupçonnant la vérité. - Mais dame, oui!...
               Lucile. - Mais jamais de la vie, monsieur !
               Edouard. - Hein ! quoi ! vous... vous n'êtes pas ?...
               Lucile. - Mais pas du tout !
               Edouard, même jeu. - Vous n'êtes pas Mlle Dubarroy ?
               Lucile. - Mlle Dubarroy, quelle idée !
               Edouard. - Oh ! allons, vous voulez rire ! Avouez que vous voulez rire.
               Lucile. - C'est très sérieux, je vous assure.
               Edouard. - Mais alors, je... je ne comprends pas... je perds la tête... Pourquoi suis-je ici ?
               Lucile. - En effet, monsieur, je ne vois pas... Je me demande.
               Edouard, s'embrouillant. - Ah ! vous vous demandez ?... C'est comme moi... je me demande... ça fait que nous nous demandons tous les deux... ( A part ) Je dois être absolument ridicule.
                Lucile, subitement. - Attendez donc... je crois que je comprends, mais oui, c'est cela !... Je sais que nous avons une actrice pour voisin e, ce doit être Mlle Dubarroy, et alors, vous vous serez trompé de maison, voilà. Elle demeure au 2 bis, et ici, c'est le numéro 2.
                Edouard, ahuri. - Ah ! c'est le numéro...
                Lucile.- Deux ! Parfaitement !                                                              sweets-for-my-sweet.de
Résultat de recherche d'images pour "COUPLE 190O"                Edouard, même jeu. - Ah ! c'est le... en vérité, je n'en reviens pas ! je me suis trompé d'hôtel et c'est dans celui d'à côté que... tandis que moi, je... Où est mon chapeau ?
                Lucile. - Le voici, monsieur.
                Edouard. - Oh ! mademoiselle, je suis confus, honteux...
                Lucile. - Mon Dieu, tout le monde peut faire des erreurs, monsieur. Et tenez moi-même, je vous prenais pour un professeur de piano.
                Edouard. - Professeur de piano, moi ! Mais je ne sais pas en jouer.
                Lucile. - Voilà pourquoi je vous ai fatigué de ma musique, pourquoi je vous ai fait battre la mesure, ce dont vous vous acquittez assez mal, il faut vous rendre cette justice.
                Edouard. - Ah ! c'est que je n'ai jamais été chef d'orchestre, moi, voyez-vous.
                Lucile. - Enfin, monsieur, tout s'explique et tout s'arrange.
                Edouard. - Et je vous fais mes excuses.
                Lucile, saluant. - Monsieur ! et maintenant, je vous rends votre liberté !
                Edouard. - Je comprends, mademoiselle.
                Lucile. - Mlle Dubarroy demeure à côté.
                Edouard. - Oh ! je n'irai point chez Mlle Dubarroy, je n'en ai plus envie, je vous assure.
( Avec un peu d'émotion ). Mademoiselle, j'espère qu'un jour ou l'autre, bientôt peut-être, j'aurai l'honneur de vous être présenté.
                Lucile. - Mon Dieu ! on se retrouve dans le monde.
                Edouard. - Et que je pourrai ainsi renouer régulièrement une connaissance faite aujourd'hui d'une si étrange façon !
                Lucile. - Je souhaite que le hasard vous vienne en aide, monsieur.
                Edouard. - Oh ! au besoin, ce sera moi qui l'aiderai, mademoiselle...  ( Saluant ) Mademoiselle !
               Lucile, saluant. - Monsieur !
               Edouard. - Mademoiselle... ( A part ) Allons, j'étais bien venu pour me lancer, mais je n'aurais jamais cru que ce fût dans cet état-là !

                                                         Rideau

                                                  Feydeau
             

           














         
           
         
           
                               
                                                
            



                                                                  

                              
   
         

                 

jeudi 22 novembre 2018

Lunes Invraisemblable mais Vrai Verlaine (Poème France )

         


cerfdellier.com


                                    Lunes
                                                                                                                           yvonne92110.centerblog.net
Résultat de recherche d'images pour "fleurs"            Je veux, pour te tuer, ô temps qui me dévastes,
            Remonter jusqu'aux jours bleuis des amours chastes
            Et bercer ma luxure et ma honte au bruit doux
            De baisers sur Sa main et non plus dans Leurs cous.
            Le Tibère effrayant que je suis à cette heure,
            Quoi que j'en aie, et que je rie ou que je pleur,
            Qu'il dorme ! pour rêver, loin d'un cruel bonheur,
            Aux tendrons pâlots dont on ménageait l'honneur
            Es-fêtes, dans, après le bal sur la pelouse,
            Le clair de lune quand le clocher sonnait douze.


                                 Verlaine


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plumelamy.centerblog.net


                              Invraisemblable mais Vrai

            Las ! Je suis à l'Index et dans les dédicaces
            Me voici Paul V... pur et simple. Les audaces
            De mes amis, tant les éditeurs sont des saints,
            Doivent éliminer mon nom de leurs desseins,
            Extraordinaire et saponaire tonnerre
            D'une excommunication que je vénère
            Au point d'en faire des fautes de quantité !
            Vrai, si je n'étais pas ( forcément ) désisté
            Des choses, j'aimerais, surtout'étant contraire,
            Cette pudeur du moins si rare si rare de libraire.


                                    Verlaine