mercredi 1 avril 2020

Anecdotes et Réflexions d'hier pour aujourd'hui 112 Pepys ( Journal Angleterre )

Girl Eating Oysters by Jan Steen | Art of Food
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                                                                                                                 1er Mars 1664

            Levé et au bureau réunion toute la matinée. A midi à la Bourse fort affairé. Après avoir rencontré mon oncle Wight..... rentré dîner en compagnie de Creed et de Mr Hunt. Après un bon dîner fort agréable, Mr Hunt prit congé et j'emmenai Mr Creed et ma femme à Deptford, car il faisait fort beau. Restâmes jusqu'au soir à deviser de choses et d'autres avec les officiers. Rentré à pied au clair de lune, ce qui était fort plaisant. A la maison et au bureau où fus occupé jusqu'à une heure tardive à bien comprendre l'affaire des mâts. Rentré chez moi puis, au lit, l'oeil très gêné par un écoulement d'humeur.


                                                                                                                     2 mars

            Levé, l'oeil fort mal en point. Je m'efforçai cependant d'aller en voiture présenter mes respects à milord Sandwich, mais l'ayant rencontré dans Chaucery Lane qui se dirigeait vers la Cité, je m'arrêtai et rentrai sans me presser à pied chez moi, m'arrêtant à l'enclos de Saint-Paul où examinai un joli poème burlesque intitulé Scarronide ou le Virgile travesti, fort remarquable. Chez moi au bureau jusqu'à dîner. Après dîner ma femme dut me couper les cheveux redevenus très longs. Puis au bureau travaillai jusqu'à neuf heures. Cet après-midi nous avons reçu un beau cadeau, de la langue et du lard, de Mr Shales de Portsmouth. Le soir rentré souper chez moi puis, fort incommodé par mon œil, au lit.
            Ce matin, Mr Burgby, l'un des secrétaires du Conseil privé, était avec moi pour affaires. C'est un homme qui s'y connaît. Il se plaint de ce que les lords du Conseil s'occupent d'eux-mêmes et de leurs propres intérêts mais nullement du bien public, sauf sir Edward Nicholas. Sir Geroge Carteret est diligent, mais seulement dans son propre intérêt et pour son profit personnel. Milord du Sceau privé ruine les affaires de chacun et n'est d'aucun service pour les affaires publiques. L'archevêque de Cantorbury parle très peu et n'agit guère, étant maintenant arrivé au sommet de ses espérances. Mr Burgby me dit qu'à son avis Digby va porter en haut lieu l'affaire contre le chancelier et qu'il y aura des révélations désagréables. Il parle beaucoup du fait que le chancelier délaisse le roi et oblige le roi de courir le voir chaque jour, alors qu'il se porte assez bien pour rendre visite à son cousin, Hyde, président du Banc du roi. Il loue grandement l'action de milord d'Ormond en Irlande, mais s'insurge violemment contre sir George Lane pour sa corruption et pour avoir déshonoré milord en vendant les charges maintenant toutes reprises, si bien que les pauvres malheureux sont près de mourir de faim. Il dit que presque personne ne comprend ou ne juge les affaires mieux que le roi, s'il n'avait le même défaut que son père, à savoir qu'il n'a pas confiance en lui et de se faire facilement influencer. Que milord Lauderdale est toujours près du roi pour se faire entendre ou pour le conseiller et qu'il est très rusé. Dans l'ensemble il trouve que tout va mal partout, et que même au sein du Conseil personne n'a cure du bien public.


                                                                                                                3 mars
es.wikipedia.org
Archivo:Jan Josef I Horemans Workshop with shoemaker butcher ...            Levé d'assez bonne heure puis au bureau réunion toute la matinée, occupés à rédiger un très grand contrat avec sir William Warren pour des subsistances pour l'année qui vient. Rentré chez moi et trouve Will Howe venu dîner avec moi. Avant nous promenâmes et devisâmes ensemble dans le jardin. Il m'a confirmé ce qu'il m'avait dit l'autre jour, que milord avait parlé de moi en termes si élogieux pour me recommander auprès de milord Peterborough et de Povey, ce qui laisse entendre que milord a encore très bonne opinion de moi. Il me dit aussi que milord et milady étaient tous deux très heureux que leurs enfants soient chez mon père, et aussi lorsque leurs aînés s'y trouvaient il y a quelque temps, ce qui me réjouit fort. Il prit congé après dîner. Je l'avais entretenu de l'avancement de ses connaissances. Je remarque qu'il est très attentif et qu'il tient son registre avec soin afin d'obtenir, grâce à milord, un avancement et, j'espère, d'évincer Creed de son secrétariat, car il me dit être convaincu que milord ne l'aime ni ne lui fait confiance dans aucune affaire confidentielle, tant il agit toujours avec ruse et artifice.
            Puis sortis avec ma femme, pensant aller voir une pièce de théâtre, mais lorsque nous vînmes prendre une voiture, on nous dit qu'il n'y en avait pas, puisque c'est la première semaine de carême. Mais grand Dieu ! comme je suis, en mon for intérieur, impatient de voir une pièce, alors que je suis libre d'y aller une fois par mois ! Je crois que j'ai pris la meilleure méthode possible.
            Retour au bureau, fort affairé avec plusieurs personnes jusqu'au soir. Rentré chez moi ne voulant pas veillé à cause de mon œil pas encore remis de l'écoulement d'humeur. Souper et, au lit.


                                                                                                                  4 mars

            Levé, l’œil allant fort bien, puis en voiture chez milord Sandwich à qui je parlai, me promenant assez longtemps avec lui dans son jardin très beau ainsi que sa maison. M'entretins avec lui des comptes de milord Peterboroug. Il est inquiet tout à la fois de la sottise et des désagréments qui peuvent résulter des déclarations inopportunes de milord Peterborough, comme de révéler ses gains inutilement. Nous avons parlé longtemps et amicalement de sorte que, je l'espère, le pire est passé et que tout ira bien. Il y avait plusieurs personnes alentour, essayant une nouvelle sorte de fusil que milord apporta ce matin pour tirer souvent, coup après coup, sans ennui et sans danger, magnifique.
            Puis au quartier du Temple ou pris le bateau de White et descendis à Woolwich, prenant au passage Mr Sish à Deptford. J'eus avec lui une conversation intéressante sur des questions de marine, ainsi qu'avec Mr Pett d'autres affaires, et rentrai à pied. A Greenwich remarquai les fondations posées pour une très grande maison pour le roi, qui va coûter très cher.
            Rentré dîner chez moi. Après l'arrivée de mon oncle Wight allâmes avec ma femme et en sa compagnie en voiture, le déposant en chemin en me rendant chez Mr Maes, allâmes tous deux chez milord Sandwich rendre visite à milady avec qui je laissai ma femme s'entretenir et allai à Whitehall où le duc d'York qui m'avait aperçu me fit appeler et m'entretint assez longtemps du nouveau navire que l'on construisait en toute diligence à Woolwich. Parlant du prix, il dit toujours que la meilleure qualité est meilleur marché, prenant comme exemple les fusils français que l'on peut acheter pour 4 pistoles en France et qui sont aussi beaux à voir que d'autres valant 16, mais ne rendaient pas le même service.
            Je n'ai jamais tant parlé au Duc, et jusqu'à présent craignais toujours de le rencontrer..........
            Puis chez milord, ramenai ma femme que milady a reçu avec sa gentillesse et son amabilité d'antan, reprîmes le chemin de notre domicile et elle rentra chez nous, mais je descendis en chemin. Rencontré mon oncle Wight à la Bourse et lui fis part de mon entretien avec sir George Carteret à propos de l'affaire Maes, mais à son grand déplaisir. Après un café, chez moi et à mon bureau un bon moment avec sir William Warren, parlant avec grand plaisir de nombreuses affaires, puis rentré souper. Ma femme et moi mangeâmes une bonne volaille, puis retournai au bureau, puis à la maison, l'esprit bien aise de penser que milord et milady nous traitent de nouveau avec considération, et que milady vante la manière dont mon père s'est occupé de ses enfants et la qualité de l'air là-bas, que reflète le visage des jeune filles à leur retour, dit-elle. Et bien aise aussi d'être nommé à la commission des pêcheries, ce dont je dois remercier milord. Donc, rentré chez moi puis, au lit, avec un gros rhume de cerveau et mal à la gorge ce soir, car je me suis fait récemment couper les cheveux très ras, mais j'espère que cela se terminera vite.


                                                                                                                  5 mars 1664

            Levé et au bureau où, quoique fort enrhumé, je dus beaucoup parler à l'occasion d'une réunion publique de la Compagnie des Indes orientales tenue dans notre bureau, nos gens s'y trouvaient tous......... Nous levâmes la séance sans arriver à une conclusion définitive en l'absence de milord Marlborough.
            La séance levée, à la Bourse et de boire un café en compagnie de plusieurs personnes et de mon oncle Wight. Rentré dîner puis au bureau tout l'après-midi, ayant très mal à l’œil et à la gorge, et le rhume s'aggravant tant que je ne pouvais presque pas parler le soir. Rentré souper, c'est-à-dire prendre un lait chaud et, au lit.


                                                                                                                   6 mars
                                                                                               Jour du Seigneur
            Levé avec toujours un très gros rhume, je ne pus aller à l'église et restai toute la journée, excepté un court moment pour dîner, dans mon petit cabinet, dans mon bureau jusqu'au soir, à rédiger une seconde lettre à Mr Coventry au sujet de la longueur des mâts, à ma grande satisfaction. Rentré chez moi le soir, mon oncle et ma tante vinrent souper, avec force gaieté, si ce n'est que le rhume m'indisposait. Le soir, avec le rhume et l’œil encore tout irrité, au lit.


                                                                                                                      7 mars

Сифилис в Европу мог проникнуть из Китая | ИСТОРИЯ | Яндекс Дзен            Levé tôt, le Duc étant sorti aujourd'hui comme nous l'apprit un messager, je passai toute la matinée au bureau à recopier le travail d'hier, jusque près de deux heures.........
            Après avoir mangé un morceau, ma femme et moi allâmes par le fleuve au Théâtre du Duc voir Les Amants infortunés. J'ignore si je suis devenu plus exigeant, mais je n'ai guère aimé cette pièce, bien que je ne sache ce qui n'allait pas, si ce n'est que le théâtre était très vide à cause d'une nouvelle pièce à l'autre théâtre. Pourtant milady Castlemaine était dans une loge. Il fut plaisant d'entendre une dame ordinaire qui se trouvait proche de nous et qui, apparemment, ne l'avait jamais vue, dire, quand elle apprit qui c'était, qu'elle n'était pas mal du tout..
            Rentré chez moi, terminé et envoyé ma lettre à Mr Coventry, après l'avoir lue à sir William Warren, et lui avoir demandé son opinion sur cette affaire. Rentré à la maison, souper et, au lit. Le rhume presque passé mais l’œil encore irrité et chassieux, l’œil droit n'ayant rien, je me demande ce que c'est.


                                                                                                                8 mars

            Levé, assez mécontent de ma femme lorsqu'elle dit qu'elle s'était procuré de l'urine de jeune chien et qu'elle l'avait utilisée. L'idée lui en a été donnée par ma tante Wight qui en cherchait et qui veut, à l'issue de son mari, en trouver pour son visage disgracieux.
            Au bureau réunion toute la matinée, n'avançant guère le travail en raison du trop grand nombre de conseillers se gênant les uns les autres, c'est exactement ce que me dit Mr Coventry dans sa voiture en nous rendant à la Bourse. Mais je m'étonne qu'il ne m'ait remercié de ma lettre d'hier soir, je crois qu'il a simplement oublié de le faire.
            Rentré chez moi, Llewellyn vint dîner, mais nous ne nous attardâmes pas, car on donne Heraclius ( nte de l'éd. traduction d'une pièce de Corneille ) que ma femme et moi souhaitons ardemment voir. Nous décidons, bien que cela corresponde dans l'ensemble à l'esprit plutôt qu'à la lettre de ma résolution, d'aller voir une autre pièce ce mois-ci. Nous irons là plutôt qu'au théâtre de la Cour, où l'on a pas donné de pièce décente que nous puissions voir depuis ma résolution, et il n'y en aura vraisemblablement pas non plus pendant le carême. Au fait nous sommes rentrés à pied afin de ne pas dépenser plus que si nous étions allés à la Cour. Je sais en conscience que j'entends par mes serments
seulement éviter les pertes de temps et d'argent. Cette sortie ne m'a coûté davantage ni de l'un ni de l'autre, aussi, la conscience tranquille devant Dieu, après mure réflexion et après la décision de payer mon gage si ma conscience m'accusait d'avoir enfreint ma résolution, je n'ai pas la moindre crainte d'avoir failli à mes serments.
            La pièce a un très bon passage, très bien mis en scène, où l'on voit deux personnes prétendant être le fils du tyran Phocas, tout en sachant ne pas l'être, et qui sont en fait héritiers de Maurice, donc du trône. Très beaux costumes à la romaine, avec l'empereur entouré de sa suite, tous figés dans des attitudes différentes en costume romain. C'était bien au-dessus de ce que j'avais jamais vu au théâtre. Rentré chez moi à pied, passant rendre visite à mon frère Tom qui est alité et, je crois, très malade, de consomption. Au bureau quelque temps, à la maison, souper et, au lit.


                                                                                                               9 mars

            Levé assez tôt puis au bureau toute la journée, mais rentré quelque temps chez moi dîner, derechef au bureau à finir tout ce qui concerne le contrat de Mr Wood pour les mâts. Je suis sûr que je vais épargner 400 livres au roi avant d'avoir terminé. Le soir à la maison, souper, au lit.


                                                                                                                    10 mars

            Levé et au bureau où travaillé toute la matinée. A midi à la Bourse, fort embesogné. Rentré chez moi dîner avec ma femme de bons abats de porc, viande que j'adore mais que je n'ai pas mangé, je crois, depuis sept ans. Sortis après dîner en voiture, déposai ma femme chez Mrs Hunt et allai à Whitehall. Au bureau du Sceau privé m'enquis du projet de loi sur la corporation des pêcheries royales, et l'obtins. Le duc d'York en est fait le gouverneur et d'autres personnes de haut rang, au nombre de 32, sont désignées comme ses assistants à vie. Par la grâce de milord Sandwich, j'en fais partie. Je considère que non seulement cela m'honore mais que je pourrai en tirer bénéfice. Donc, extrêmement satisfait, allai chercher ma femme. Rentré à la maison, puis au bureau où fus embesogné jusque fort tard. A la maison, souper, au lit.


                                                                                                                        11 mars 1664
wikipedia.org
Fichier:Queen Victoria, Prince Albert, and children by Franz Xaver ...            Levé puis en voiture chez milord Sandwich. Comme il n'était pas levé je restai bavarder avec Mr Moore jusqu'à ce que milord fut prêt. Mais il descendit et sortit directement sans me faire aucun signe ni voir personne d'autre. Je ne sais s'il savait que j'y étais, mais j'ai tendance à penser que non, parce que, même s'il m'avait fait cet affront, il n'eut pas voulu le faire aux autres personnes qui se trouvaient là.
            Je retournai donc sur mes pas, ne faisant que m'entretenir avec Mr Moore qui semble, d'après sa conversation, s'être enrichi. A vrai dire il ne me traite plus avec autant de respect qu'autrefois, mais plutôt d'égal à égal. Il m'a présenté à leur chapelain, homme digne et compétent. Rentré chez moi, tantôt au café puis à la Bourse et à la maison, dîner, après un brin de conversation avec ma femme, au bureau tout l'après-midi, embesogné jusque fort tard. A la maison, souper, au lit. - Espérant devant Dieu tirer profit de ma diligence, comme elle sert vraiment bien le roi. En attendant j'ai l'esprit fort aise de me voir croître chaque jour en savoir et en réputation.


                                                                                                                     12 mars

            Grasse matinée, m'entretenant plaisamment avec ma femme, puis levé, au bureau, travaillai jusqu'à midi, fort contrarié de voir que sir John Mennes mérite plus de pitié pour son gâtisme et pour sa sottise qu'un poste à haut salaire pour la perte des affaires du roi.
            A midi à la Bourse, rentré dîner chez moi, puis descendis travailler un peu à Deptford. Alors que je rentrais à pied il se mit à pleuvoir à verse. M'arrêtai donc à la taverne de la Demi-Etape, rencontré Mr Stacey en compagnie de jolies dames. Je le pris à part et m'entretins avec lui des diverses sortes de goudron. Sur ces entrefaites pris congé et rentrai à pied. Au bureau jusque fort tard, à la maison, souper, au lit.


                                                                                                                           13 mars
                                                                                                         Jour du Seigneur
            Je fis la grasse matinée devisant avec ma femme, puis levé ne sachant si je devais aller voir Mr Coventry qui est malade depuis deux ou trois jours, mais comme il faisait mauvais temps je suis resté à l'intérieur. Au bureau passai toute la matinée à étudier la Common Law. Je m'y consacrerai un peu de temps à autre, car j'en ai grand besoin. A midi rentré à la maison dîner puis après m'être entretenu avec ma femme retournai au bureau. Tantôt visite de sir William Penn après le sermon, nous nous promenâmes dans le jardin, puis on me dit qu'Anthony et William Joyce étaient venus me voir, j'entrai donc avec eux et leur fis fête. Nous étions donc de fort belle humeur, mais je m'aperçois que l'objet de leur visite était de me conseiller de prendre une femme pour s'occuper de mon frère Tom dont ils disent qu'il est très malade et qu'il semble désirer ardemment me voir. J'en tombé d'accord et leur demandai de faire chercher quelqu'un par leur épouse. Sur ce ils me souhaitèrent le bonsoir. Mais dès qu'ils furent sortis arriva le petit valet de Mrs Turner avec un billet m'informant que mon frère Tom était si gravement malade que l'on craignait qu'il n'ait plus longtemps à vivre et que je devrais aller le voir. Je les rappelai donc et ils revinrent. William Joyce souhaitant me parler en particulier, je le fis monter et là il me dit très crûment, à ma grande stupéfaction, que mon frère est mourant et que l'objet principal de leur visite était de me l'annoncer. Pire, il est atteint de la vérole qu'il a attrapée autrefois et n'a pas soignée, et voici ce qui en résulte. Il en est sûr, bien que ce soit un secret confié à son beau-père Fenner par le docteur qu'il recommanda à mon frère.
            Nonobstant mon chagrin je jugeai utile d'y aller, par crainte des propos que les gens pourraient tenir et donc je les accompagnai à pied. En chemin passai voir mon oncle Fenner, chez qui je ne suis pas allé depuis au moins 12 mois, et lui demandai conseil. Arrivé chez mon frère alité et délire. Il ne put que dire qu'il me reconnaissait et puis recommença à parler d'autre chose. Il a le visage d'un homme en train de mourir, c'est l'opinion de Mrs Turner qui se trouvait là, et d'autres.
            Après le départ des visiteurs je fis venir la servante qui semble une femme très sérieuse et réfléchie et, en présence de William Joyce lui demandai où en étaient les affaires de son maître. Elle me dit beaucoup de choses avec grand discernement et m'affirma qu'elle avait tous ses papiers et registres ainsi que la clef de son atelier de tailleur. Elle me montra aussi un sac dont je comptai le contenu avec William Joyce, arrivant à un total de 5 livres et 14 shillings, que nous avons laissé à sa garde.
            Après lui avoir donné de bons conseils, ainsi qu'aux petits valets, et avoir vu une garde-malade choisie par Mrs Holden, je pris congé et rentrai chez moi à pied, bien préoccupé de l'état de mon frère et de tous les ennuis que vont me causer sa mort ou sa maladie.
            A la maison, l'esprit affligé, au lit.


                                                                                                                   14 mars

            Levé, allai à pied chez mon frère. J'apprends qu'il a continué de délirer toute la nuit. Il ne me reconnaît plus, ce qui me chagrine beaucoup. Je descendis et parlai fort longtemps en tête à tête avec la servante. Elle me parla en détail des agissements de son maître dans l'exercice de sa profession. Elle en conclut qu'il est très en retard et endetté et qu'il se fait harceler par plusieurs créanciers, parmi lesquels un dénommé Cave, par le mari et par la femme, mais elle ne sait si c'est pour l'argent ou pour quelque chose de pire. Mais il y a un certain Cranburne, je crois que c'est ainsi qu'elle l'a nommé, dans Fleet Lane, qu'il a souvent reçu en privé, mais elle ne sait quels étaient leurs rapports, mais croit qu'ils étaient vicieux. Et puis il a veillé deux samedis de suite quand toute la maisonnée était couchée, à se faire quelque chose tout seul. Elle soupçonne maintenant ce que c'était, mais n'en savait rien à l'époque. Elle me dit qu'il a très mal géré son temps et qu'elle lui en a souvent fait la remarque.
            De sorte que dans l'ensemble, qu'il vive ou qu'il meure, je crois que c'est un homme perdu. Quels ennuis cela va me créer, je l'ignore.                                                    leparisien.fr
Le scorbut, une maladie disparue au XVIIIe siècle, fait son retour ...            Puis à Whitehall. Dans l'antichambre du Duc, pendant qu'il s'habillait, deux personnes de qualité racontèrent à Son Altesse que l'autre nuit, vers minuit, dans Holborn, alors que l'on jouait aux cartes, un jeune porteur de flambeau entre précipitamment dans une maison et annonça à ses occupants que la maison s'écroulait. A cette nouvelle, toute la famille croyant que le jeune homme criait au feu fut prise de frayeur, laissant leurs cartes à l'étage. L'un d'eux voulait sauter par la fenêtre, mais elle n'était pas ouverte, l'autre monta chercher ses enfants qui étaient couchés. Tous sortirent donc de la maison, mais aussitôt elle s'écroula effectivement de haut en bas. Selon toute vraisemblance l'égout de milord Southampton arrivait trop près des fondations et affaiblissait la maison au point qu'elle s'affaissa. Voilà, à tous égards, un événements stupéfiant.
            Sur ces entrefaites nous entrons dans le cabinet du Duc et expédions nos affaires avec lui. Mais je n'arrive pas à régler aussi rapidement que je l'espérais une affaire concernant la façon de procéder pour acheter du chanvre cette année, ce qui me contraria. Mais cela provient seulement de mon orgueil qui me fait toujours espérer que tout s'ordonne comme je l'entends. Pourtant il n'y avait pas d'erreur de ma part. C'était qu'ils  n'étaient pas disposés à entendre ni à examiner ce que j'avais à proposer.
            La séance levée je suivis milord Sandwich et le remerciai de m'avoir fait nommer à la corporation des pêcheries. Je crois qu'il s'y attendait, il s'écria :
            " - Ah oui, les pêcheries ! je vous avais dit que je penserais à vous à ce propos. "
            Sans ajouter rien de plus. Lorsque je lui demandai s'il avait des ordres pour moi à ce sujet, je crus l'entendre dire " non ", comme s'il ne souhaitait pas poursuivre la conversation.
            Cela m'a contrarié toute la journée, je me trouve pourtant bien ridicule de ne pas m'en tenir à ma résolution, de bien m'habiller et d'avoir grand air, c'est ce qui convient puisque je ne peux plus compter sur milord. Puis en voiture vers la Cité, avec sir William Batten et de son fils Castle qui tient des propos très violents sur le capitaine Taylor, qu'il traite de fripon et, à ce que je vois, son vieux père qui l'adore se fait mener par le bout du nez et parle dans les mêmes termes que le fils, à moins que le fils ne parle comme le souhaite son père.
            Descendis, puis chez Mr Moxon où vis la fabrication des globes pour notre bureau. Ce sera très beau, mais coûtera cher, puis au café, entretien très agréable avec Mr Hill le négociant, homme jeune, élégant et posé.
            A la Bourse, puis rentré à la maison. Me querellai avec ma femme parce que je refuse un galon d'or pour sa robe, et voudrais dépenser la même somme, ou davantage, pour lui acheter une robe neuve mais simple. Elle me quitta avec un mouvement d'indignation que je ne lui avais jamais vu auparavant et que je ne saurais tolérer. Aussi allé au bureau bien qu'elle se soit habillée pour aller voir milady Sandwich. Bientôt elle me suit, folle de rage et vient me dire avec dépit, comme une mégère, et le regard plein de rancœur, qu'elle irait s'en acheter une neuve, avec un galon d'or, et que je serais obligé de payer, quitte à la brûler ensuite, si je voulais, puis sortit comme une furie.
            J'en fus vivement irrité, mais comme j'étais fort affairé, je n'avais pas loisir pour m'arrêter, réfléchir à ce que je devais faire. Peu après, après avoir vu, je suppose, que je ne l'avais pas suivie, elle revint au bureau où je la fis attendre une demi-heure car j'étais occupé avec quelqu'un. Sa colère s'étant calmée nous fûmes bientôt réconciliés. Donc, quand j'eus terminé mon travail au bureau, nous allâmes en voiture chez milady Sandwich où je laissai ma femme. Puis à Whitehall où rencontrai Mr de Critz, le peintre. Après une heure d'entretien avec lui ne rencontrai personne avec qui traiter d'autres affaires, retournai chez milady et après une demi-heure de conversation avec elle, allai chez mon frère qui est dans le même état, sinon pire. Les docteurs le disent perdu et tous ceux qui le voient sont d'accord. Il ne dit pas deux mots sensés maintenant. Et j'avoue que cela m'a fait pleurer de voir qu'il était incapable de dire, à ma demande, qui j'étais.
            J'allai chez Mrs Turner. Depuis l'entretien que lui a accordé le docteur de mon frère, Mr Powell, je m'aperçois qu'elle est fortement affectée par le mal dont souffre mon frère. Elle en parle beaucoup, ce qui me désole car il y a d'autres personnes présentes. Mais je trouve qu'il faudrait, pour son honneur à elle, s'abstenir d'en parler. La honte qui s'y attache, je l'avoue, me chagrine plus que tout.    magnoliabox.com
Le Malade Imaginaire posters & prints by Honore Daumier            De retour chez mon frère, emmenai ma femme chez mon oncle Fenner, m'entretins longuement avec lui en privé. Il me rapporte les paroles du docteur selon qui mon frère a peu d'espoir de guérir. Puis me dit longuement ce qu'il pense de la mauvaise gestion des affaires de mon frère. Il croit que mon frère a beaucoup de dettes, par exemple envers mon cousin Scott, je ne sais quelle somme, et le docteur Thomas Pepys, 30 livres, mais le docteur reconnaît avoir déjà reçu 20 livres. Si l'on ajoute ce qu'il me doit et à mon père, ses affaires sont dans un état déplorable. S'il survit je ne pourrai marcher la tête haute, ce qui sera une très grande honte pour moi.
            Retrouvai ensuite ma femme, chez ma tante, ainsi qu'Anthony Joyce et sa femme qui se trouvaient là par hasard, et bus. Rentrai chez moi l'esprit et le cœur affligés, mais j'espère que cela sera bientôt terminé, d'une manière ou d'une autre.
            Après avoir travaillé quelque peu au bureau, à la maison, souper et, au lit.
            Par suite de nouvelles que mon oncle Fenner a données à mon père la semaine dernière sur l'état de mon frère, ma mère va venir à Londres, ce qui me chagrine également.
            L'affaire entre milord le chancelier et Bristol est, dit-on, étouffée. Ce dernier est parti, ou va partir avec l'autorisation du roi, en France.


                                                                                                               15 mars

            Levé et au bureau réunion toute la matinée. A midi Madame Turner vint me voir avec sa fille Theophilia. L'objet principal de sa visite était de me dire qu'elle a demandé à son médecin, le docteur Whitherley, d'examiner la bouche de mon frère, où Mr Powell dit qu'il a un ulcère, d"où il en conclut qu'il a la vérole. Mais ce médecin affirme qu'il ne l'a pas et qu'il ne l'a jamais eue. Et comme mon frère était alors tout à fait lucide, ce qui est une bonne nouvelle pour moi, il en discuta avec lui, et nia formellement avoir jamais eu cette maladie et avoir jamais dit à Powell l'avoir jamais contractée. Tout cela me réconforta beaucoup. Il n'y a plus lieu de le couvrir d'opprobre. J'envoyai donc chercher une bourriche d'huîtres pour dîner. Nous nous en donnâmes à cœur joie, car j'étais tout disposé à la gaieté à cause de ces bonnes nouvelles.
            Après dîner en voiture chez mon frère. Contrairement à mon attente il était toujours mal, ou même plus mal, délirant et ne reconnaissant plus aucun d'entre nous. Nous restâmes fort longtemps et je ne cessai de monter et de descendre pour m'occuper de diverses choses. Le soir, le docteur Whitherley revint et je mandai Mr Powell, après avoir d'abord examiné avec le docteur les parties viriles de mon frère : la peau était aussi nette que celle d'un nouveau-né, et le docteur était d'avis qu'il en avait toujours été ainsi. Nous discutâmes tous trois, en particulier de cette affaire. Ce fat nous expliqua les raisons de ce qu'il avait dit. Le docteur les réfuta et prit congé de ce paltoquet, lui disant seulement qu'il devrait cesser de faire courir de tels bruits et que ce qu'il avait dit provenait, autant qu'il en puisse juger, des propos tenus par mon frère et de l'ulcère qu'il avait prétendument à la bouche. Je le menaçai d'obtenir réparation si j'entendais encore de tels propos. Leur souhaitai donc le bonsoir à tous les deux, donnai une pièce au docteur pour ses honoraires, mais rien à l'autre.
            Retournai chez mon frère où se trouvaient Mrs Turner et ses gens, ainsi que Mrs Croxton, ma femme et Mrs Holding. Vers 8 heures mon frère se mit à saliver avec peine et à parler moins distinctement, quoique toujours autant, jusqu'à ce que, le phlegme l'étouffant, il se mît, semblait-il, à râler. Je ne tenais pas à le voir mourir, et comme nous pensions que cela arriverait vite, je me retirai et raccompagnai Mrs Tuner chez elle. Quand je revins, moins d'un quart d'heure plus tard, mon frère était mort. Je montai et trouvai la garde-malade en train de lui fermer les yeux. Et lui, pauvre malheureux, gisait là, la mâchoire pendante. A ce triste spectacle j'entrai bientôt dans de douloureux transports et me mis à pleurer. C'était vraiment un triste spectacle de voir ce pauvre malheureux gisant ainsi, immobile et blanc comme un linge. Je restai jusqu'à ce qu'il fût presque froid, tandis que Mrs Croxton, Holden et les autres le déshabillaient et l'étendaient, en l'observant, elles n'avaient jamais vu de cadavre avec la peau aussi nette, me dirent-elles plus tard. Ainsi finit mon pauvre frère, continuant de délirer et les lèvres remuant jusqu'à la dernière extrémité, lorsque le phlegme l'empêcha de respirer, enfin sa respiration cessa, ce qui le fit rejeter beaucoup de phlegme et de pituite, et il mourut.
            Ce soir, au cours de sa conversation, il dit beaucoup de choses en français, , s'exprimant fort   bien, entre autres : " quand un homme boit, quand il n'a poynt d'inclinaction à boire il ne luy fait jamais de bien. " A un moment je lui parlai de son état et lui demandai s'il pensait partir. L'esprit dérangé, il me dit :
            " - Pourquoi ? où irais-je ? il n'y a que deux chemins. Si je prends la mauvaise voie, je dois en  rendre grâces à Dieu. Mais si je prends l'autre voie, je dois encore plus en rendre grâces à Dieu. J'espère que je n'ai pas manqué à mes devoirs et été si ingrat dans ma vie que je ne puisse espérer prendre cette voie-là. "                                                                                 meisterdrucke.fr
Le Malade Imaginaire (The Hypochondriac) by Daumier, Honoré ...            Ce fut la seule réflexion, valable ou non, que je pus obtenir de lui aujourd'hui.
            Je laissai ma femme assister à la toilette du mort, et rentrai en voiture emportant les papiers de mon frère, tout ce que je pus trouver, avec moi. Après avoir écrit une lettre à mon père pour l'aviser de ce qu'on avait dit, je revins en voiture, alors qu'il était fort tard et qu'il faisait nuit noire, chez mon frère. Mais tous étaient partis, la toilette du mort était faite et ma femme se trouvait chez Mrs Turner, où j'allai, et là, après une heure de conversation, nous montâmes nous coucher, ma femme et moi, dans la petite chambre bleue. Je me couchai serré tout contre ma femme, si plein de désarroi et de chagrin à cause de mon frère, que je ne pus dormir ni rester éveillé sans angoisse. Finis par dormir jusqu'à 5 ou 6 heures. Puis levé et debout laissant ma femme
16 mars 1664 - au lit, allai chez mon frère où je mis les domestiques à nettoyer la maison. Ma femme venant peu après pour s'en occuper, fis des allées et venues chez mon cousin Stradwick et chez mon oncle Fenner pour discuter de l'enterrement que j'ai décidé de remettre jusqu'à vendredi prochain.
            Rentré chez moi me rasai, puis à la Bourse, annonçant à mon oncle Wight la mort de mon frère. Puis en voiture chez mon cousin Turner où dînai très bien. Mais ma femme étant indisposée aujourd'hui et souffrant beaucoup, nous dûmes nous lever de table précipitamment. Je la ramenai à la maison dans la voiture de Mrs Turner et la mis au lit. De retour chez Mrs Turner en compagnie de mon cousin Norton restai quelque temps à parler avec le Dr Pepys, ce freluquet que je n'eus pas la patience d'écouter. Pris donc congé et allai m'occuper d'affaires chez mon frère, vis le cercueil arriver. Peu après Mrs Holden vint assister à sa mise en bière. Puis William Joyce me rendit visite, à demi ivre, et j'eus beaucoup de peine à lui annoncer que mon frère avait été lavé de tout soupçon, car il m'interrompait de propos oiseux, s'écriait que mon frère était gentil et disait du bien d'autrui, et Dieu sait quoi. Enfin, las de l'entendre je le congédiai et me rendis chez Mrs Turner où, quoique j'eusse encore le coeur gros de penser à mon pauvre frère, je pus donner libre cours à mon souhait d'entendre Mrs Theophilia jouer du clavecin, mais la musique ne me fit pas plaisir non plus.
            Chez mon frère où les trouvai occupés avec ma servante Elizabeth, à faire l'inventaire des biens se trouvant dans la maison, ce qui me plut fort.. Je suis très redevable au serviteur de Mr Honywood de l'avoir fait. Il s'appelle Herbert et affirme qu'il avait fait ma connaissance lorsqu'il vivait chez sir Samuel Morland, mais je l'ai oublié. Je les laissai donc faire et en voiture à la maison, puis au bureau pour travailler un peu. Mais, Dieu m'en est témoin ! j'ai l'esprit et le coeur si occupés de la mort de mon frère et de ses conséquences, que je ne peux faire grand-chose, ni comprendre ce que je fais.
            Rentré souper. Après avoir parcouru des papiers dans mon cabinet de travail, au lit avec ma femme toujours alitée et continue de souffrir.
            Aujourd'hui Mr Barrow m'a fait présent d'une grande bourriche d'huîtres, 16 fois plus grande que les autres. Je l'emportai en voiture chez Mrs Turner et la lui donnai.
            Aujourd'hui le Parlement s'est de nouveau réuni, après une longue prorogation, mais je n'ai pas eu l'occasion d'apprendre ce qui s'y est fait.


                                                         à suivre..............

                                                                                                             17 mars 1664

            Levé puis..............
         



         


       

samedi 28 mars 2020

Ceci n'est pas un conte 2 fin Diderot ( Nouvelle France

Denis Diderot, écrivain | Panorama de l'art
panoramadelart.com


                                                     Ceci n'es pas un conte

                                                                     II

            M. d'Hérouville...
             - Celui qui vit encore, le lieutenant-général des armées du roi, celui qui épousa cette charmante créature appelée Lolotte ?
            - Lui-même.
            - C'est un galant homme, ami des sciences.
            - Et des savants. Il s'est longtemps occupé d'une histoire générale de la guerre dans tous les siècles et chez toutes les nations.
            - Le projet est vaste.
            - Pour le remplir il avait appelé autour de lui quelques jeunes gens d'un mérite distingué, tels que M. de Montucla, l'auteur de l'histoire des mathématiques.
            - Diable ! En avait-il beaucoup de cette force-là ?
            - Mais celui qui se nommait Gardeil, le héros de l'aventure que je vais vous raconter, ne lui cédait guère dans sa partie. Une fureur commune pour l'étude de la langue grecque commença entre Gardeil et moi une liaison que le temps, la réciprocité des conseils, le goût de la retraite, et surtout la facilité de se voir, conduisirent à une assez grande intimité.
            - Vous demeuriez alors à l'Estrapade.
            - Lui, rue Saint- Hyacinthe, et son amie, Mlle de la Chaux, place Saint-Michel. Je la nomme de son propre nom, parce que la pauvre malheureuse n'est plus, parce que sa vie ne peut que l'honorer dans tous les esprits bien faits, et lui mériter l'admiration, les regrets et les larmes que nature aura favorisés ou punis d'une petite portion de la sensibilité de son âme.
            - Mais votre voix s'entrecoupe, et je vois que vous pleurez. 
            - Il me semble que je vois encore ses grands yeux noirs, brillants et doux, et que le son de sa voix touchante retentisse dans mon oreille et trouble mon cœur. Créature charmante ! créature unique! Tu n'es plus. Il y a près de vingt ans que tu n'es plus, et mon coeur serre encore à ton souvenir.
            - Vous l'avez aimée ?
            - Non. Ô La Chaux ! Ô Gardeil ! Vous fûtes l'un et l'autre deux prodiges, vous de la tendresse de la femme, vous de l'ingratitude de l'homme. Mlle de La Chaux était d'une famille honnête. Elle quitta ses parents pour se jeter dans les bras de Gardeil. Gardeil n'avait rien, Mlle de La Chaux jouissait de quelque bien, et ce bien fut entièrement sacrifié aux besoins et aux fantaisies de Gardeil. Elle ne regretta ni sa fortune dissipée ni son honneur flétri. Son amant lui tenait lieu de tout.
            - Ce Gardeil était donc bien séduisant, bien aimable ?
           - Point du tout. Un petit homme, bourru, taciturne et caustique, le visage sec, le teint basané, en tout une figure mince et chétive, laid, si un homme peut l'être avec la physionomie de l'esprit.
            - Et voilà ce qui avait renversé la tête à une fille charmante ?
            - Et cela vous surprend ?
            - Toujours.
            - Vous ?
            - Moi.                                                                                                      pinterest.fr
Ambrosius Benson - The Magdalen Reading [c.1525] | Reading art ...            - Mais vous ne vous rappelez donc plus votre aventure avec la Deschamps et le profond désespoir où vous tombâtes, lorsque cette créature vous ferma sa porte ?
            - Laissons cela, continuez.
            - Je vous disais : " Elle est donc bien belle ", et vous me répondez tristement : " Non. " Elle a donc bien de l'esprit ? " C'est une sotte. " Ce sont donc ses talents qui vous entraînent ? " Elle n'en a qu'un. " Et ce rare, ce merveilleux talent ? " C'est de me rendre plus heureux entre ses bras que je ne le fus jamais entre les bras d'aucune autre femme. "
            - Mais Mlle de La Chaux ?
            - L'honnête, la sensible Mlle de La Chaux se promettait secrètement, d'instinct, à son insu, le bonheur que vous connaissiez et qui vous faisait dire de la Deschamps : " Si cette malheureuse, si cette infâme s'obstine à me chasser de chez elle, je prends un pistolet et je me brûle la cervelle dans son antichambre. " L'avez-vous dit oui ou non ?
            - Je l'ai dit, et même à présent je ne sais pas pourquoi je ne l'ai pas fait.
            - Convenez donc.
            - Je conviens de tout ce qui vous plaira.
            - Mon ami, le plus sage d'entre nous est bienheureux de n'avoir pas rencontré la femme belle ou laide, spirituelle ou sotte qui l'aurait rendu fou à enfermer aux petites-maisons. Plaignons beaucoup les hommes, blâmons-les sobrement, regardons nos années passées comme autant de moment dérobés à la méchanceté qui nous suit, et ne pensons jamais qu'en tremblant à la violence de certains attraits de nature, surtout pour les âmes chaudes et les imaginations ardentes. L'étincelle qui tombe fortuitement sur un baril de poudre ne produit pas un effet plus terrible. Le doigt prêt à secouer sur vous ou sur moi cette fatale étincelle, est peut-être levé.

            M. d'Hérouville jaloux d'accélérer son ouvrage, excédait de fatigue ses coopérateurs. La santé de Gardeil en fut altérée. Pour alléger sa tâche, Mlle de La Chaux apprit l'hébreu, et tandis que son ami reposait, elle passait une partie de la nuit à interpréter et transcrire des lambeaux d'auteurs hébreux. Le temps de dépouiller les auteurs grecs arriva. Mlle de La Chaux se hâta de se perfectionner dans cette langue dont elle avait déjà quelque teinture, et tandis que Gardeil dormait, elle était occupée à traduire et à copier des passages de Xénophon et de Thucidide. A la connaissance du grec et de l'hébreu elle joignit celle de l'italien et de l'anglais. Elle posséda l'anglais au point de rendre en français les premiers essais de métaphysique de M, Hume, ouvrage où la difficulté de la matière ajoutait infiniment à celle de l'idiome. Lorsque l'étude avait épuisé ses forces, elle s'amusait à graver de la musique. Lorsqu'elle craignait que l'ennui ne s'emparât de son amant, elle chantait. Je n'exagère rien : j'en atteste M. Le Camus, docteur en médecine, qui l'a consolée dans ses peines et secourue dans son indigence, qui lui a rendu les services les plus continus, qui l'a suivie dans le grenier où sa pauvreté l'avait reléguée et qui lui a fermé les yeux quand elle est morte. Mais j'oublie un de ses premiers malheurs : c'est la longue persécution qu'elle eut à subir d'une famille indignée d'un attachement public et scandaleux. On employa et la vérité et le mensonge pour disposer de sa liberté d'une manière infamante. Ses parents et les prêtres la poursuivirent de quartier en quartier, de maison en maison, et la réduisirent plusieurs années à vivre seule et cachée. Elle passait les journées à travailler pour Gardeil. Nous lui apparaissions la nuit, et à la présence de son amant tout son chagrin, toute son inquiétude étaient évanouis.
            - Quoi ? Jeune, pusillanime, sensible au milieu de tant de traverses !
            - Elle était heureuse.
            - Heureuse ! 
            - Oui, elle ne cessa de l'être que quand Gardeil fut ingrat.
            - Mais il est impossible que l'ingratitude ait été la récompense de tant de qualités rares, tant  de marques de tendresse, tant de sacrifices de toute espèce.
            - Vous vous trompez, Gardeil fut ingrat. Un jour Mlle de La Chaux se trouva seule dans ce monde, sans honneur, sans fortune, sans appui. Je vous en impose. Je lui restai pendant quelque temps. Le docteur Le Camus lui resta toujours.
            - Ô les hommes ! les hommes !
            - De qui parlez-vous ?
            - De Gardeil.
            - Vous regardez le méchant et vous ne voyez pas tout à côté l'homme de bien. Ce jour de douleur et de désespoir elle accourut chez moi. C'était le matin. Elle était pâle comme la mort. Elle ne savait son sort que de la veille, et elle offrait l'image des longues souffrances. Elle ne pleurait pas, mais on voyait qu'elle avait beaucoup pleuré. Elle se jeta dans un fauteuil. Elle ne parlait pas, elle ne pouvait parler. Elle me tendait les bras, et en même temps elle poussait des cris. " Qu'est-ce qu'il y a ? ", lui dis-je. " Est-ce qu'il est mort ? - C'est pis. Il ne m'aime plus, il m'abandonne. "
            - Allez donc.
            - Je ne saurais. Je la vois, je l'entends, et mes yeux se remplissent de pleurs. " Il ne vous aime plus !
            - Non.
           - Il vous abandonne ! - Eh oui. Après tout ce que j'ai fait ! Monsieur, ma tête s'embarrasse
Ayez pitié de moi. Ne me quittez pas. Surtout ne me quittez pas. "
            En prononçant ces mots elle m'avait saisi le bras qu'elle serrait fortement, comme s'il y avait eu près d'elle quelqu'un qui la menaçât de l'arracher et de l'entraîner.
            - Ne craignez rien, mademoiselle
            - Je ne crains rien que moi.                                                                               wikitimbres.fr
Timbre : DENIS DIDEROT 1713-1784 | WikiTimbres            - Que faut-il faire pour vous ?                                                               
            - D'abord me sauver de moi-même. Il ne m'aime plus, je le fatigue, je l'excède, je l'ennuie, il me hait, il m'abandonne, il me laisse, il me laisse ! "
            A ces mots répétés succéda un silence profond, et à ce silence des éclats d'un rire convulsif plus effrayants mille fois que les accents du désespoir ou le râle de l'agonie. Ce furent ensuite des pleurs, des cris, des mots inarticulés, des regards tournés vers le ciel, des lèvres tremblantes, un torrent de douleurs qu'il fallait abandonner à son cours, ce que je fis, et je ne commençai à m'adresser à sa raison que quand je vis son âme brisée et stupide.
            Alors je repris :
            " - Il vous hait, il vous laisse ! et qui est-ce qui vous l'a dit ?
            - Lui.
            - Allons, mademoiselle, un peu d'espérance et de courage. ce n'est pas un monstre.
            - Vous ne le connaissez pas, vous le connaîtrez.
            - Je ne saurais le croire.
            - Vous le verrez.
            - Est-ce qu'il aime ailleurs ?
            - Non.
            - Ne lui avez-vous donné aucun soupçon, aucun mécontentement ?
            - Aucun, aucun.'ai
            - Qu'est-ce donc ?
            - Mon inutilité. Je n'ai plus rien, je ne suis plus bonne à rien. Son ambition, il a toujours été ambitieux. La perte de ma santé, celle de mes charmes, j'ai tant souffert et tant fatigué. L'ennui, le dégoût.
           - On cesse d'être amants, mais on reste amis.
           - Je suis devenue un objet insupportable. Ma présence lui pèse, ma vue l'afflige et le blesse. Si vous saviez ce qu'il m'a dit. Oui, monsieur, il m'a dit que s'il était condamné à passer vingt-quatre heures avec moi, il se jetterais par les fenêtres.
            - Mais cette aversion n'a pas été l'ouvrage d'un moment.
            - Que sais-je ? Il est naturellement si dédaigneux, si indifférent, si froid. Il est si difficile de lire au fond de ces âmes, et l'on a tant de répugnance à lire son arrêt de mort. Il me l'a prononcé, et avec quelle dureté !
            - J'ai une grâce à vous demander, et c'est pour cela que je suis venue. Me l'accorderez-vous ?
            - Quelle qu'elle soit.
            - Ecoutez, il vous respecte. Vous savez tout ce qu'il me doit. Peut-être rougira-t-il de se montrer à vous tel qu'il est. Non, je ne crois pas qu'il en ait ni le front ni la force. Je ne suis qu'une femme et vous êtes un homme. Un homme tendre, honnête et juste en impose. Vous lui en imposez. Donnez-moi le bras, et ne me refusez pas de m'accompagner chez lui. Je veux lui parler devant vous. Qui sait ce que ma douleur et votre présence pourront faire sur lui ? Vous m'accompagnerez ?
            - Très volontiers. "
            - Je crains bien que sa douleur et votre présence n'y fasse que de l'eau claire. Le dégoût ! C'est une terrible chose que le dégoût, en amour et d'une femme.
            - J'envoyai chercher une chaise à porteurs, car elle n'était guère en état de marcher. Nous arrivons chez Gardeil, à cette grande maison neuve, la seule qu'il y ait à droite, dans la rue Hyacinthe, en entrant par la place Saint-Michel. Là les porteurs arrêtent, ils ouvrent. J'attends, elle ne sort point. Je m'approche et je vois une femme saisie d'un tremblement universel, ses dents se frappaient comme dans le frisson de la fièvre, ses genoux se battaient l'un contre l'autre.
            " - Un moment, monsieur, me dit-elle. Je vous demande pardon. Je vous demande pardon, je ne saurais. Que vais-je faire là ? Je vous aurai dérangé de vos affaires inutilement. J'en suis fâchée. Je vous demande pardon. "
            Cependant je lui tendais le bras, elle le prit, elle essaya de se lever, elle ne le put.
            " - Encore un moment, monsieur, me dit-elle. Je vous fais peine, vous pâtissez de mon état. "
            Enfin elle se rassura un peu, et en sortant de la chaise elle ajouta tout bas :
            " - Il faut entrer, il faut le voir. Que sait-on ? J'y mourrai peut-être. "
            - Voilà la cour traversée, nous voilà à la porte de l'appartement, nous voilà dans le cabinet de Gardeil. Il était à son bureau en robe de chambre et en bonnet de nuit. Il me fit un salut de la main et continua le travail qu'il avait commencé. Ensuite il vint à moi et me dit :
            " - Convenez, monsieur, que les femmes sont bien incommodes. Je vous fais mille excuses des extravagances de mademoiselle. "
            Puis s'adressant à la pauvre créature qui était plus morte que vive :
            " - Mademoiselle, lui dit-il, que prétendez-vous encore de moi ? Il me semble qu'après la manière nette et précise dont je me suis expliqué, tout doit être fini entre nous. Je vous ai dit que je ne vous aimais plus. Je vous l'ai dit seul à seul. Votre dessein est apparemment que je vous le répète devant monsieur. Eh bien, mademoiselle, je ne vous aime plus. L'amour est un sentiment éteint dans mon cœur pour vous, et j'ajouterai, si cela peut vous consoler, pour toute autre femme.
            - Mais apprenez-moi pourquoi vous ne m'aimez plus.
            - Je l'ignore. Tout ce que je sais, c'est que j'ai commencé sans savoir pourquoi, et que je sens qu'il est impossible que cette passion revienne. C'est une gourme que j'ai jetée et dont je me crois et me félicite d'être parfaitement guéri.
            - Quels sont mes torts ?
            - Vous n'en avez aucun.
            - Auriez-vous quelque objection secrète à faire à ma conduite ?
            - Pas la moindre. Vous avez été la femme la plus constante, la plus tendre, la plus honnête qu'un homme pût désirer.
            - Ai-je omis quelque chose qu'il fût en mon pouvoir de faire ?
            - Rien.
            - Ne vous ai-je pas sacrifié mes parents ?                               
            - Il est vrai.                                                                                     france3-regions.francetvinfo.
Un timbre sera bientôt en vente pour célébrer le 250ème ...            - Ma fortune ?
            - J'en suis au désespoir.
            - Ma santé ?
            - Cela se peut.
            - Mon honneur, ma réputation, mon repos ?
            - Tout ce qu'il vous plaira.
            - Et je te suis odieuse ?
            - Je le sens et ne m'en estime pas davantage.
            - Odieuse ! Ah dieux ! "
            A ces mots une pâleur mortelle se répandit sur son visage, ses lèvres se décolorèrent, les gouttes d'une sueur froide qui se formaient sur ses joues, se mêlaient aux larmes qui descendaient de ses yeux, ils étaient fermés. Sa tête se renversa sur le dos de son fauteuil, ses dents se serrèrent. Tous ses membres tressaillaient. A ce tressaillement succéda une défaillance qui me parut l'accomplissement de l'espérance qu'elle avait conçue à la porte de cette maison. La durée de cet état acheva de m'effrayer. Je lui ôtai son mantelet, je desserrai les cordons de sa robe, je relâchai ceux de ses jupons, et je lui jetai quelques gouttes d'eau fraîche sur le visage. Ses yeux se rouvrirent à demi, il se fit entendre un murmure sourd dans sa gorge. Elle voulait prononcer " Je lui suis odieuse " et elle n'articulait que les dernières syllabes du dernier mot. Puis elle poussait un cri aigu, ses paupières s'abaissaient, et l'évanouissement reprenait.
            Gardeil froidement assis dans son fauteuil, le coude appuyé sur sa table, et sa tête appuyée sur sa main, la regardait sans émotion et me laissait le soin de la secourir. Je lui dis à plusieurs reprises :
            " - Mais, monsieur, elle se meurt, il faudrait appeler. "
            Il me répondit en souriant et en haussant les épaules :
            " - Les femmes ne meurent pas pour si peu. Cela n'est rien, cela se passera. Vous ne les connaissez pas, elles font de leur corps tout ce qu'elles veulent.
            - Elle se meurt, vous dis-je.  "
            En effet son corps était comme sans force et sans vie, il s'échappait de dessus son fauteuil, et elle serait tombée à terre de droite ou de gauche, si je ne l'avais retenue.
            Cependant Gardeil s'était levé brusquement, et en se promenant dans son appartement, il disait d'un ton d'impatience et d'humeur :
            " - Je me serais bien passé de cette maussade scène, mais j'espère que ce sera la dernière. A qui diable en veut cette créature ? Je l'ai aimée, je me battrais la tête contre le mur qu'il n'en serait ni plus ni moins. Je ne l'aime plus, elle le sait à présent ou elle ne le saura jamais. Tout est dit.
            - Non, non monsieur, tout n'est pas dit. Quoi ? Vous croyez qu'un homme de bien n'a qu'à dépouiller une femme de tout ce qu'elle a et la laisser ?
            - Que voulez-vous que je fasse, je suis aussi gueux qu'elle.
            - Ce que je veux que vous fassiez ? Que vous associez votre misère à celle où vous l'avez réduite.
            - Cela vous plaît à dire. Elle n'en serait pas mieux et j'en serais beaucoup plus mal.
            - En useriez-vous ainsi avec un ami qui vous aurait tout sacrifié ?
            - Un ami ! Je n'ai pas grande foi aux amis, et cette expérience m'a appris à n'en avoir aucune aux passions. Je suis fâché de ne l'avoir pas su plus tôt.
            - Et il est juste que cette malheureuse femme soit la victime de l'erreur de votre cœur ?
            - Et qui vous a dit qu'un mois, un jour plus tard je ne l'aurais pas été moi tout aussi cruellement de l'erreur du sien ?
            - Qui me l'a dit ? Tout ce qu'elle a fait pour vous et l'état où vous la voyez.
            - Ce qu'elle a fait pour moi ! Oh pardieu, il est acquitté de reste par la perte de mon temps.
            - Ah, monsieur Gardeil, quelle comparaison de votre temps et de toutes les choses sans prix que vous lui avez enlevées !
            - Je n'ai rien fait, je ne suis rien, j'ai trente ans, il est temps ou jamais de penser à soi et d'apprécier toutes ces fadaises-là ce qu'elles valent. "
            Cependant la pauvre demoiselle était un peu revenue à elle-même. A ces derniers mots elle reprit avec vivacité.                                                                                       caudron-svv.com   
Ecole Française Seconde Moitié du XVIII-ème Siècle : « Jeune femme ...            " - Qu'a-t-il dit de la perte de son temps ? J'ai appris quatre langues pour le soulager dans ses travaux. J'ai lu mille volumes, j'ai écrit, traduit, copié les jours et les nuits. J'ai épuisé mes forces, usé mes yeux, brûlé mon sang. J'ai contracté une maladie fâcheuse dont je ne guérirai peut-être jamais. La cause de son dégoût, il n'ose l'avouer, mais vous allez la connaître. "
            A l'instant elle arrache son fichu, elle sort un de ses bras de sa robe, elle met son épaule à nu, et me montrant une tâche érysipélateuse :                                                     
            " - La raison de ce changement, la voilà, me dit-elle, la voilà. Voilà l'effet des nuits que j'ai veillées. Il arrivait le matin avec ses rouleaux de parchemin. M. d'Hérouville, me disait-il, est très pressé de savoir ce qu'il y a là-dedans, il faudrait que cette besogne fût faite demain, et elle l'était. "
            Dans ce moment nous entendîmes les pas de quelqu'un qui s'avançait vers la porte. C'était un domestique qui annonçait l'arrivée de M. d'Hérouville. Gardeil en pâlit. J'invitai Mlle de La Chaux à se rajuster et à se retirer.
            " - Non, dit-elle, je reste, je veux démasquer l'indigne. J'attendrai M. d'Hérouville, je lui parlerai.
            - Et à quoi cela servira-t-il ?
            - A rien, me répondit-elle, vous avez raison.
            - Demain vous en seriez désolée. Laissez-lui tous ses torts, c'est une vengeance digne de vous.
            - Mais est-elle digne de lui ? Est-ce que vous ne voyez pas que cet homme-là n'est... Partons, monsieur, partons vite, car je ne puis répondre ni de ce que je ferais ni de ce que je dirais. "
            Mlle de La Chaux répara en un clin d’œil le désordre que cette scène avait mis dans ses vêtements, s'élança comme un trait hors du cabinet de Gardeil. Je la suivis et j'entendis la porte qui se fermait sur nous avec violence. Depuis j'ai appris qu'on avait donné son signalement au portier.
            Je la conduisis chez elle où je trouvai le docteur Le Camus qui nous attendait. La passion qu'il avait prise pour cette jeune fille différait peu de celle qu'elle ressentait pour Gardeil. Je lui fis le récit de notre visite, et tout à travers les signes de sa colère, de sa douleur, de son indignation...
            - Il n'était pas trop difficile de démêler sur son visage que votre peu de succès ne lui déplaisait pas trop ?
            - Il est vrai.
            - Voilà l'homme. Il n'est pas meilleur que cela.
            - Cette rupture fut suivie d'une maladie violente pendant laquelle le bon, l'honnête, le tendre et délicat docteur lui rendit des soins qu'il n'aurait pas eus pour la plus grande dame de France. Il venait trois, quatre fois par jour. Tant qu'il y eut du péril, il coucha dans sa chambre sur un lit de sangle. C'est un bonheur qu'une maladie dans les grands chagrins.
            - En nous rapprochant de nous, elle écarte le souvenir des autres, et puis c'est un prétexte pour s'affliger sans indiscrétion et sans contrainte.
            - Cette réflexion juste d'ailleurs n'était pas applicable à Mlle de La Chaux.
            - Pendant sa convalescence nous arrangeâmes l'emploi de son temps. Elle avait de l'esprit, de l'imagination, du goût, des connaissances plus qu'il n'en fallait pour être admise à l'Académie des inscriptions. Elle nous avait tant et tant entendu métaphysiquer, que les matières les plus abstraites lui étaient devenues familières, et sa première tentative littéraire fut la traduction des premiers ouvrages de Hume. Je la revis, et en vérité elle m'avait laissé bien peu de choses à rectifier. Cette traduction fut imprimée en Hollande et bien accueillie du public.
            Ma Lettre sur les sourds et muets parut presque en même temps. Quelques objections très fines qu'elle me proposa donnèrent lieu à une Lettre qui lui fut dédiée. Cette Lettre n'est pas ce que j'ai fait de plus mal.
            La gaieté de Mlle de La Chaux était un peu revenue. Le docteur nous donnait quelquefois à manger, et ces dîners n'étaient pas trop tristes. Depuis l'éloignement de Gardeil, la passion de Le Camus avait fait de merveilleux progrès. Un jour, à table au dessert, qu'il s'en expliquait avec toute l'honnêteté, toute la sensibilité, toute la naïveté d'un enfant, toute la finesse d'un homme d'esprit, elle lui dit avec une franchise qui me plut infiniment, mais qui déplaira peut-être à d'autres :
             " - Docteur, il est impossible que l'estime que j'ai pour vous s'accroisse jamais. Je suis comblée de vos services, et je serais aussi noire que le monstre de la rue Hyacinthe si je n'étais pas pénétrée de la plus vive reconnaissance. Votre tour d'esprit me plaît on ne saurait davantage. Vous me parlez de votre passion avec tant de délicatesse et de grâce, que je serais, je crois, fâchée que vous ne m'en parlassiez plus. La seule idée de perdre votre société ou d'être privée de votre amitié, suffirait pour me rendre malheureuse.Vous êtes un homme de bien s'il en fut jamais. Vous êtes d'une bonté et d'une douceur de caractère incomparables. Je ne crois pas qu'un cœur puisse tomber en de meilleures mains. Je prêche le mien du matin au soir en votre faveur, mais a beau prêcher qui n'a envie de bien faire, je n'en avance pas davantage. Cependant vous souffrez, et j'en ressens une peine cruelle. Je ne connais personne qui soit plus digne que vous du bonheur que vous sollicitez, et je ne sais ce que je n'oserais pas pour vous rendre heureux. Tout le possible sans exception. Tenez, docteur, j'irais... Oui, j'irais jusqu'à coucher : jusque-là inclusivement. Voulez-vous coucher avec moi ? Vous n'avez qu'à dire. Voilà tout ce que je puis faire pour votre service. Mais vous voulez être aimé, et c'est ce que je ne saurais. "
            Le docteur l'écoutait, lui prenait la main, la baisait, la mouillait de ses larmes et moi je ne savais si je devais rire ou pleurer. Mademoiselle de La Chaux connaissait bien le docteur, et le lendemain que je lui disais :
            " - Mais, mademoiselle, si le docteur vous eût prise au mot ? "
            Elle me répondit :
            " - J'aurais tenu parole. Mais ceci ne pouvait arriver : mes offres n'étaient pas de nature à pouvoir être acceptée par un homme tel que lui. "
            - Pourquoi non ? Il me semble qu'à la place du docteur j'aurais espéré que le reste viendrait après.
            - Oui. Mais à la place du docteur, Mlle de La Chaux ne vous aurait pas fait la même proposition.
            La traduction de Hume ne lui avait pas rendu grand argent. Les Hollandais impriment tant qu'on veut pourvu qu'ils ne paient rien.
            - Heureusement pour nous, car avec les entraves qu'on donne à l'esprit, s'ils s'avisent une fois de payer les auteurs, ils attireront chez eux tout le commerce de la librairie.
            - Nous lui conseillâmes de faire un ouvrage d'agrément auquel il y aurait plus d'honneur et plus de profit. Elle s'en occupa pendant quatre à cinq mois au bout desquels elle m'apporta un petit roman historique intitulé Les trois Favorites. Il y avait de la légèreté de style, de la finesse et de l'intérêt. Mais sans qu'elle s'en fût doutée, car elle était incapable d'aucune malice, il était parsemé d'une multitude de traits applicables à la maîtresse du souverain, la marquise de Pompadour, et je ne lui dissimulai pas que, quelque sacrifice qu'elle me fît, soit en adoucissant, soit en supprimant ces endroits, il était presque impossible que cet ouvrage parût sans la compromettre, et que le chagrin de gâter ce qui était bien, ne la garantissait pas d'un autre.                          kadnax.pagesperso-orange.fr                                
Les couvent au XVIIème siècle            Elle sentit toute la justesse de mon observation, et n'en fut que plus affligée. Le bon docteur prévenait tous ses besoins, mais elle usait de sa bienfaisance avec d'autant plus de réserve qu'elle se sentait moins disposée à la sorte de reconnaissance qu'il en pouvait espérer. D'ailleurs le docteur n'était pas riche alors, et il n'était pas trop fait pour le devenir. De temps en temps elle tirait son manuscrit de son portefeuille et elle me disait tristement :
            " - Eh bien, il n'y a donc pas moyen d'en rien faire, et il faut qu'il reste là ?
            Je lui donnai un conseil singulier : ce fut d'envoyer l'ouvrage tel qu'il était, sans adoucir, sans changer, à Mme de Pompadour même, avec un bout de lettre qui la mît au fait de cet envoi. Cette idée lui plut. Elle écrivit une lettre charmante de tout point, mais surtout par un ton de vérité auquel il était impossible de se refuser. Deux ou trois mois s'écoulèrent sans qu'elle entendit parler de rien, et elle tenait sa tentative pour infructueuse, lorsqu'une croix de Saint-Louis se présenta chez elle avec une réponse de la marquise. L'ouvrage y était loué comme il le méritait, on remerciait du sacrifice, on convenait des applications, on n'en était point offensée, et l'on invitait l'auteur à venir à Versailles où l'on trouverait une femme reconnaissante et disposée à rendre les services qui dépendraient d'elle. L'envoyé en sortant de chez Mlle de La Chaux laissa adroitement sur sa cheminée un rouleau de cinquante louis.
            Nous la pressâmes, le docteur et moi, de profiter de la bienveillance de Mme de Pompadour. Mais nous avions à faire à une fille dont la modestie et la timidité égalaient le mérite.
            Comment se présenter là avec ses haillons ? Le docteur leva tout de suite cette difficulté. Après les habits ce furent d'autres prétextes, et puis d'autres prétextes encore.
            Le voyage de Versailles fut différé de jour en jour jusqu'à ce qu'il ne convenait presque plus de le faire, et il y avait déjà du temps que nous ne lui en parlions pas, lorsque le même émissaire revint avec une seconde lettre remplie de reproches les plus obligeants et une autre gratification équivalente à la première et offerte avec le même ménagement.
            Cette action généreuse de Mme de Pompadour n'a point été connue. J'en ai parlé à M. Colin, son homme de confiance et le distributeur de ses grâces secrètes. Il l'ignorait, et j'aime à me persuader que ce n'est pas la seule que sa tombe recèle.
            Ce fut ainsi que Mlle de La Chaux manqua deux fois l'occasion de se tirer de la détresse.
            Depuis elle transporta sa demeure sur les extrémités de la ville, et je la perdis tout à fait de vue. Ce que j'ai su du reste de sa vie, c'est qu'il n'a été qu'un tissu de chagrins, d'infirmités et de misère. Les portes de sa famille lui furent opiniâtrement fermées. Elle sollicita inutilement l'intercession de ces saints personnages qui l'avaient persécutée avec tant de zèle.
            - Cela est dans la règle.
            - Le docteur ne l'abandonna point. Elle mourut sur la paille dans un grenier, tandis que le petit tigre de la rue Hyacinthe, le seul amant qu'elle ait eu, exerçait la médecine à Montpellier ou à Toulouse, et jouissait dans la plus grande aisance de la réputation méritée d'habile homme.
            - Mais cela est encore à peu près dans la règle. S'il y a un bon et honnête Tanié c'est à une Reynier que la Providence l'envoie. S'il y a une bonne et honnête La Chaux, elle deviendra le partage d'un Gardeil, afin que tout soit fait pour le mieux.
            Mais on me dira peut-être que c'est aller bien vite que de prononcer définitivement sur le caractère d'un homme d'après une seule action, qu'une règle aussi sévère réduirait le nombre des gens de bien au point d'en laisser moins sur la terre que l'évangile du chrétien n'admet d'élus dans le ciel, qu'on peut être inconstant en amour, se piquer même de peu de religion avec les femmes sans être dépourvu d'honneur et de probité, qu'on est le maître ni d'arrêter une passion qui s'allume, ni d'en prolonger une qui s'éteint. Qu'il y a déjà assez d'hommes dans les maisons et les rues qui méritent à juste titre le nom de coquins, sans inventer des crimes imaginaires qui les multiplieraient à l'infini.
            On me demandera si je n'ai jamais ni trahi, ni trompé, ni délaissé aucune femme sans sujet. Si je voulais répondre à ces questions, ma réponse ne demeurerait pas sans réplique, et ce serait une dispute à ne finir qu'au Jugement dernier. Mais mettez la main sur la conscience et dites-moi, vous, monsieur l'apologiste des trompeurs et des infidèles, si vous prendriez le docteur de Toulouse pour votre ami... Vous hésitez ? Tout est dit.
            Et sur ce je prie Dieu de tenir en sa sainte garde toute femme à qui il vous prendra fantaisie d'adresser votre hommage. 


                                                                             Fin

                                                                    Denis Diderot

                          ( Ceci n'est pas un conte - 1re diffusion en deux parties Avril  / Mai 1773 )

                                                                 
            

mercredi 25 mars 2020

Ceci n'est pas un conte 1/2 Denis Diderot ( Nouvelle France )

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                                                      Ceci n'est pas un conte

            Lorsqu'on fait un conte, c'est à quelqu'un qui l'écoute, et pour peu que le conte dure, il est rare que le conteur ne soit interrompu quelquefois par son auditeur. Voilà pourquoi j'ai introduit dans le récit qu'on va lire, et qui n'est pas un conte ou qui est un mauvais conte, si vous vous en doutez, un personnage qui fasse à peu près le rôle du lecteur, et je commence.

                                                                           *

            - Et vous concluez de là ?
            - Qu'un sujet aussi intéressant devrait mettre toutes les têtes en l'air, défrayer pendant un mois tous les cercles de la ville, y être tourné et retourné jusqu'à l'insipidité, fournir à mille disputes, à vingt brochures au moins et à quelque centaines de pièces en vers pour et contre. Et qu'en dépit de toute la finesse, de toutes les connaissances, de tout l'esprit de l'auteur, puisque son ouvrage n'a excité aucune fermentation violente, il est médiocre et très médiocre.
            - Mais il me semble que nous lui devons pourtant une soirée assez agréable et que cette lecture a amené...
            - Quoi ? Une litanie d'historiettes usées qu'on se décochait de part et d'autre, et qui ne disaient qu'une chose connue de toute éternité, c'est que l'homme et la femme sont deux bêtes très malfaisantes.
            - Cependant l'épidémie vous a gagné, et vous avez payé votre écot tout comme un autre.
            - C'est que bon gré, mal gré qu'on en ait, on se prête au ton donné. Qu'en entrant dans une société, on arrange à la porte d'un appartement jusqu'à sa physionomie sur celles qu'on voit. Qu'on contrefait le plaisant quand on est triste, le triste quand on serait tenté d'être plaisant. Qu'on ne veut être étranger à qui que ce soit, que le littérateur politique, que le politique métaphysique, que le métaphysique moralise, que le moraliste parle finance, le financier belles lettres ou géométrie. Que plutôt que d'écouter ou se taire, chacun bavarde de ce qu'il ignore, et que tous s'ennuient par sotte vanité ou par politesse.
            - Vous avez de l'humeur.
            - A mon ordinaire.
            - Et je crois qu'il est à propos que je réserve mon historiette pour un moment plus favorable.
            - C'est-à-dire que vous attendrez que je n'y sois pas.
            - Ce n'est pas cela.
            - Ou que vous craignez que je n'aie moins d'indulgence pour vous tête à tête que je n'en aurais pour un indifférent en société.
            - Ce n'est pas cela.
            - Ayez donc pour agréable de me dire ce que c'est.
            - C'est que mon historiette ne prouve pas plus que celles qui vous ont excédé.
            - Eh, dîtes toujours.
            - Non, non, vous en avez assez.
            - Savez-vous que de toutes les manières qu'ils ont de me faire enrager, la vôtre m'est la plus antipathique.
            - Et qu'elle est la mienne ?
            - Celle d'être prié de la chose que vous mourez de faire. Eh bien, mon ami, je vous prie, je vous supplie, de vouloir bien vous satisfaire.
            - Me satisfaire !
            - Commencez, pour Dieu, commencez.
            - Je tâcherai d'être court.
            - Cela n'en sera pas plus mal.
            Ici, un peu par malice, je toussai, je crachai, je pris mon mouchoir, je me mouchai, je pris ma tabatière, je pris une prise de tabac, et j'entendais mon homme qui disait entre ses dents :
            - Si l'histoire est courte, les préliminaires sont longs.
            Il me prit envie d'appeler un domestique sous prétexte de quelque commission, mais je n'en fis rien, et je dis.
                                                    Ceci n'est pas un conte.
                     
                                                                          *
                                                                                          pinterest.fr
Франсуа Буше. Маркиза де Помпадур, 1758 и 1759            Il faut avouer qu'il y a des hommes bien bons et des femmes bien méchantes.
            - C'est ce qu'on voit tous les jours et quelquefois sans sortir de chez soi.. Après.
            - Après ? J'ai connu une Alsacienne belle, mais belle à faire accourir les vieillards et à arrêter tout court les jeunes gens.
            - Et moi aussi je l'ai connue, elle s'appelait Mme Reynier.
            - Il est vrai. Un nouveau débarqué de Nancy, appelé Tanié, en devint éperdument amoureux. Il était pauvre. C'était un de ces enfants perdus que la dureté des parents qui ont une famille nombreuse chasse de la maison et qui se jettent dans le monde, sans savoir ce qu'ils deviendront, par un instinct qui leur dit qu'ils n'y auront pas un destin pire que celui qu'ils fuient. Tanié, amoureux de madame Reynier, exalté par une passion qui soutenait son courage et anoblissait à ses yeux toutes ses actions, se soumettait sans répugnance aux plus pénibles et aux plus viles, pour soulager la misère de son amie. Le jour il allait travailler sur les ports, à la chute du jour il mendiait dans les rues.
            - Cela était fort beau, mais cela ne pouvait durer.
            - Aussi Tanié, las ou de lutter contre le besoin ou plutôt de retenir dans le besoin une femme charmante obsédée d'hommes opulents qui la pressaient de chasser ce gueux de Tanié...
            - Ce qu'elle aurait fait quinze jours, un mois plus tard.
            - et d'accepter leurs richesses, résolut de la quitter et d'aller tenter la fortune au loin. Il sollicite, il obtient son passage sur un vaisseau du roi. Le moment de son départ est venu. Il va prendre congé de Mme Reynier :
            " - Mon amie, lui dit-il, je ne saurais abuser plus longtemps de votre tendresse. J'ai pris mon parti, je m'en vais.
               - Vous vous en allez.
               - Oui.
               - Et où allez-vous ?
               - Aux Iles. Vous êtes digne d'un autre sort, et je ne saurais l'éloigner plus longtemps. "
               - Le bon Tanié !
               " - Et que voulez-vous que je devienne ? "
                - La traîtresse !  
                " - Vous êtes environnée de gens qui cherchent à vous plaire. Je vous rends vos promesses. Je vous rends vos sentiments. Voyez quel est celui de ces prétendants qui vous est le plus agréable. Acceptez-le, c'est moi qui vous en conjure.
               - Ah, Tanié, c'est vous qui me proposez... "
               - Je vous dispense de la pantomime de Mme Reynier. Je la vois, je la sais.
               " - En m'éloignant, la seule grâce que j'exige de vous, c'est de ne former aucun engagement qui nous sépare à jamais. Jurez-le moi, ma belle amie. Quelle que soit la contrée de la terre que j'habiterai, il faudra que j'y sois bien malheureux s'il se passe une année sans vous donner des preuves certaines de mon tendre attachement. Ne pleurez pas. "
              - Elles pleurent toutes quand elles veulent.
              " - Et ne combattez pas un projet que les reproches de mon cœur m'ont enfin inspiré, et auquel ils ne tarderaient pas à me ramener. "
              - Et voilà Tanié parti pour Saint-Domingue.
              - Et parti tout à temps pour Mme Reynier et pour lui.
              - Qu'en savez-vous ?
              - Je sais tout aussi bien qu'on peut le savoir que quand Tanié lui conseilla de faire un choix , il était fait.
              - Bon !
              - Continuez votre récit.
              - Tanié avait de l'esprit et une grande aptitude aux affaires. Il ne tarda pas d'être connu. Il entra au Conseil souverain du Cap. Il s'y distingua par ses lumières et son équité. Il n'ambitionnait pas une grande fortune, il ne la désirait qu'honnête et rapide. Chaque année il en envoyait une portion à Mme Reynier. Il revint au bout...
              - De neuf à dix ans. Non je ne crois pas que son absence ait été plus longue.
              - présenter à son amie un petit portefeuille qui renfermait le produit de ses vertus et de ses travaux.
              - Et heureusement pour Tanié, ce fut au moment où elle venait de se séparer du dernier des successeurs de Tanié.
              - Du dernier ?
              - Oui.
              - Elle en avait donc eu plusieurs ?
              - Assurément. Allez, allez.
              - Mais je n'ai peut-être rien à vous dire que vous ne sachiez mieux que moi.
              - Qu'importe, allez toujours.
              - Mme Reynier et Tanié occupaient un assez beau logement rue Sainte-Marguerite, à ma porte. Je faisais grand cas de Tanié et je fréquentais sa maison qui était sinon opulente, du moins fort aisée.     
              - Je puis vous assurer, moi, sans avoir compté avec la Reynier, qu'elle avait mieux de quinze mille livres de rente avant le retour de Tanié.
              - A qui elle dissimulait sa fortune ?
              - Oui.                                            
              - Et pourquoi ?                                                           pinterest.fr
Résultat de recherche d'images pour "amant trompé 18è siecle"              - Parce qu'elle était avare et rapace.
              - Passe pour rapace, mais avare ! Une courtisane avare ! Il y avait cinq ou six ans que ces deux amants vivaient dans la meilleure intelligence.
              - Grâce à l'extrême finesse de l'un et à la confiance sans borne de l'autre.
              - Oh, il est vrai qu'il était impossible à l'ombre d'un soupçon d'entrer dans une âme aussi pure que celle de Tanié. La seule chose dont je me sois quelquefois aperçu, c'est que Mme Reynier avait bientôt oublié sa première indigence, qu'elle était tourmentée de l'amour du faste et de la richesse, qu'elle était humiliée qu'une aussi belle femme allât à pied.
               - Que n'allait-elle en carrosse ?                               
               - Et que l'éclat du vice lui en dérobait la bassesse. Vous riez ?...  Ce fut alors que M. de Maurepas forma le projet d'établir au Nord une maison de commerce. Le succès de cette entreprise demandait un homme actif et intelligent. Il jeta les yeux sur Tanié à qui il avait confié la conduite de plusieurs affaires importantes pendant son séjour au Cap, et qui s'en était toujours acquitté à la satisfaction du ministre. Tanié fut désolé de cette marque de distinction. Il était si content, si heureux à côté de sa belle amie, il était ou se croyait aimé.
              - C'est bien dit.
              - Qu'est-ce que l'on pouvait ajouter à son bonheur ? Rien. Cependant le ministre insistait. Il fallait se déterminer, il fallait s'ouvrir à Mme Reynier. J'arrivai chez lui précisément sur la fin de cette scène fâcheuse. Le pauvre Tanié fondait en larmes.
              " - De quoi s'agit-il ? D'une absence de deux ou trois ans au plus.
              - C'est bien du temps pour un homme que vous aimez et qui vous aime autant que lui.
              - Lui, il m'aime ! S'il m'aimait balancerait-il à me satisfaire ?
              - Mais, madame, que ne le suivez-vous ?
              - Moi, je ne vais point là, et tout extravagant qu'il est, il ne s'est point avisé de me le proposer. Doute-t-il de moi ?
              - Je n'en crois rien.
              - Après l'avoir attendu pendant douze ans, il peut bien s'en reposer deux ou trois ans sur ma bonne foi. Monsieur, c'est que c'est une de ces occasions singulières qui ne se présentent qu'une fois dans la vie, et je ne veux pas qu'il ait un jour à se repentir et à me reprocher peut-être de l'avoir manquée.  
              - Tanié ne regrettera rien, tant qu'il aura le bonheur de vous plaire.
              - Cela est fort honnête, mais soyez sûr qu'il sera très content d'être riche, quand je serai vieille. Le travers des femmes est de ne jamais penser à l'avenir, ce n'est pas le mien. "
              Le ministre était à Paris. De la rue Sainte-Marguerite à son hôtel il n'y avait qu'un pas. Tanié y était allé et s'était engagé. Il rentra l’œil sec mais l'âme serrée.
              " - Madame, lui dit-il, j'ai vu M. de Maurepas, il a ma parole, je m'en irai, je m'en irai et vous serez satisfaite.
               - Ah, mon ami ! "
            Mme Reynier écarte son métier, s'élance vers Tanié, jette ses bras autour de son cou, l'accable de caresses et de propos doux.
             " - Ah, c'est pour cette fois que je vois que je vous suis chère ! "
             Tanié lui répondit froidement :
             " - Vous voulez être riche. "                                                               aparences.net
La Fidélité et l’Amour, 1734, Giambattista Tiepolo, Biron di Monteviale, Villa Loschi             - Elle l'était la coquine, dix fois plus qu'elle ne le méritait.
             " - Et vous le serez, puisque c'est l'or que vous aimez, il faut aller vous chercher de l'or. "
             C'était le mardi, et le ministre avait fixé son départ au vendredi sans délai. J'allai lui faire mes adieux au moment où il luttait avec lui-même, où il tâchait de s'arracher des bras de la belle, indigne et cruelle Reynier. C'était un désordre d'idées, un désespoir, une agonie dont je n'ai jamais vu un second exemple. Ce n'était pas de la plainte, c'était un long cri. Mme Reynier était encore au lit, il tenait une de ses mains. Il ne cessait de dire et de répéter :
             " - Cruelle femme. Femme cruelle ! Que te faut-il de plus que l'aisance dont tu jouis, et un ami, un amant tel que moi ? J'ai été lui chercher la fortune dans les contrées brûlantes de l'Amérique, elle veut que j'aille la lui chercher encore au milieu des glaces du Nord. Mon ami, je sens que cette femme est folle, je sens que je suis un insensé, mais il m'est moins affreux de mourir que de la contrister. Tu veux que je te quitte, je vais te quitter. "
             Il était à genoux au bord de son lit, la bouche collée sur sa main et le visage caché dans les couvertures qui en étouffant son murmure, ne le rendait que plus triste et plus effrayant. La porte de la chambre s'ouvrit, il releva brusquement la tête, il vit le postillon qui venait lui annoncer que les chevaux étaient à la chaise. Il fit un cri et recacha son visage sous les couvertures. Après un moment de silence il se leva, il dit à son amie :
             " - Embrassez-moi, madame, embrassez-moi encore une fois, car tu ne me reverras plus. "
             Son pressentiment n'était que trop vrai. Il partit. Il arriva à Petersbourg, et trois jours après il fut attaqué d'une fièvre dont il mourut le quatrième.
             - Je savais tout cela.
             - Vous avez peut-être été un des successeurs de Tanié ?
             - Vous l'avez dit, et c'est avec cette belle abominable que j'ai dérangé mes affaires.
             -  Ce pauvre Tanié !
             - Il y a des gens dans le monde qui vous diraient que c'est un sot.
             - Je ne le défendrai pas, mais je souhaiterai au fond de mon cœur que leur mauvais destin les adresse à une femme aussi belle et aussi artificieuse que Mme Reynier.
             - Vous êtes cruel dans vos vengeances.
             - Et puis s'il y a des femmes très méchantes et des hommes très bons, il y a aussi des femmes très bonnes et des hommes très méchants, et ce que je vais ajouter n'est pas plus un conte que ce qui précède.
            - J'en suis convaincu.


                                                                 à suivre........
                                                                                    suite et fin

            M. d'Hér.......