samedi 28 mars 2020

Ceci n'est pas un conte 2 fin Diderot ( Nouvelle France

Denis Diderot, écrivain | Panorama de l'art
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                                                     Ceci n'es pas un conte

                                                                     II

            M. d'Hérouville...
             - Celui qui vit encore, le lieutenant-général des armées du roi, celui qui épousa cette charmante créature appelée Lolotte ?
            - Lui-même.
            - C'est un galant homme, ami des sciences.
            - Et des savants. Il s'est longtemps occupé d'une histoire générale de la guerre dans tous les siècles et chez toutes les nations.
            - Le projet est vaste.
            - Pour le remplir il avait appelé autour de lui quelques jeunes gens d'un mérite distingué, tels que M. de Montucla, l'auteur de l'histoire des mathématiques.
            - Diable ! En avait-il beaucoup de cette force-là ?
            - Mais celui qui se nommait Gardeil, le héros de l'aventure que je vais vous raconter, ne lui cédait guère dans sa partie. Une fureur commune pour l'étude de la langue grecque commença entre Gardeil et moi une liaison que le temps, la réciprocité des conseils, le goût de la retraite, et surtout la facilité de se voir, conduisirent à une assez grande intimité.
            - Vous demeuriez alors à l'Estrapade.
            - Lui, rue Saint- Hyacinthe, et son amie, Mlle de la Chaux, place Saint-Michel. Je la nomme de son propre nom, parce que la pauvre malheureuse n'est plus, parce que sa vie ne peut que l'honorer dans tous les esprits bien faits, et lui mériter l'admiration, les regrets et les larmes que nature aura favorisés ou punis d'une petite portion de la sensibilité de son âme.
            - Mais votre voix s'entrecoupe, et je vois que vous pleurez. 
            - Il me semble que je vois encore ses grands yeux noirs, brillants et doux, et que le son de sa voix touchante retentisse dans mon oreille et trouble mon cœur. Créature charmante ! créature unique! Tu n'es plus. Il y a près de vingt ans que tu n'es plus, et mon coeur serre encore à ton souvenir.
            - Vous l'avez aimée ?
            - Non. Ô La Chaux ! Ô Gardeil ! Vous fûtes l'un et l'autre deux prodiges, vous de la tendresse de la femme, vous de l'ingratitude de l'homme. Mlle de La Chaux était d'une famille honnête. Elle quitta ses parents pour se jeter dans les bras de Gardeil. Gardeil n'avait rien, Mlle de La Chaux jouissait de quelque bien, et ce bien fut entièrement sacrifié aux besoins et aux fantaisies de Gardeil. Elle ne regretta ni sa fortune dissipée ni son honneur flétri. Son amant lui tenait lieu de tout.
            - Ce Gardeil était donc bien séduisant, bien aimable ?
           - Point du tout. Un petit homme, bourru, taciturne et caustique, le visage sec, le teint basané, en tout une figure mince et chétive, laid, si un homme peut l'être avec la physionomie de l'esprit.
            - Et voilà ce qui avait renversé la tête à une fille charmante ?
            - Et cela vous surprend ?
            - Toujours.
            - Vous ?
            - Moi.                                                                                                      pinterest.fr
Ambrosius Benson - The Magdalen Reading [c.1525] | Reading art ...            - Mais vous ne vous rappelez donc plus votre aventure avec la Deschamps et le profond désespoir où vous tombâtes, lorsque cette créature vous ferma sa porte ?
            - Laissons cela, continuez.
            - Je vous disais : " Elle est donc bien belle ", et vous me répondez tristement : " Non. " Elle a donc bien de l'esprit ? " C'est une sotte. " Ce sont donc ses talents qui vous entraînent ? " Elle n'en a qu'un. " Et ce rare, ce merveilleux talent ? " C'est de me rendre plus heureux entre ses bras que je ne le fus jamais entre les bras d'aucune autre femme. "
            - Mais Mlle de La Chaux ?
            - L'honnête, la sensible Mlle de La Chaux se promettait secrètement, d'instinct, à son insu, le bonheur que vous connaissiez et qui vous faisait dire de la Deschamps : " Si cette malheureuse, si cette infâme s'obstine à me chasser de chez elle, je prends un pistolet et je me brûle la cervelle dans son antichambre. " L'avez-vous dit oui ou non ?
            - Je l'ai dit, et même à présent je ne sais pas pourquoi je ne l'ai pas fait.
            - Convenez donc.
            - Je conviens de tout ce qui vous plaira.
            - Mon ami, le plus sage d'entre nous est bienheureux de n'avoir pas rencontré la femme belle ou laide, spirituelle ou sotte qui l'aurait rendu fou à enfermer aux petites-maisons. Plaignons beaucoup les hommes, blâmons-les sobrement, regardons nos années passées comme autant de moment dérobés à la méchanceté qui nous suit, et ne pensons jamais qu'en tremblant à la violence de certains attraits de nature, surtout pour les âmes chaudes et les imaginations ardentes. L'étincelle qui tombe fortuitement sur un baril de poudre ne produit pas un effet plus terrible. Le doigt prêt à secouer sur vous ou sur moi cette fatale étincelle, est peut-être levé.

            M. d'Hérouville jaloux d'accélérer son ouvrage, excédait de fatigue ses coopérateurs. La santé de Gardeil en fut altérée. Pour alléger sa tâche, Mlle de La Chaux apprit l'hébreu, et tandis que son ami reposait, elle passait une partie de la nuit à interpréter et transcrire des lambeaux d'auteurs hébreux. Le temps de dépouiller les auteurs grecs arriva. Mlle de La Chaux se hâta de se perfectionner dans cette langue dont elle avait déjà quelque teinture, et tandis que Gardeil dormait, elle était occupée à traduire et à copier des passages de Xénophon et de Thucidide. A la connaissance du grec et de l'hébreu elle joignit celle de l'italien et de l'anglais. Elle posséda l'anglais au point de rendre en français les premiers essais de métaphysique de M, Hume, ouvrage où la difficulté de la matière ajoutait infiniment à celle de l'idiome. Lorsque l'étude avait épuisé ses forces, elle s'amusait à graver de la musique. Lorsqu'elle craignait que l'ennui ne s'emparât de son amant, elle chantait. Je n'exagère rien : j'en atteste M. Le Camus, docteur en médecine, qui l'a consolée dans ses peines et secourue dans son indigence, qui lui a rendu les services les plus continus, qui l'a suivie dans le grenier où sa pauvreté l'avait reléguée et qui lui a fermé les yeux quand elle est morte. Mais j'oublie un de ses premiers malheurs : c'est la longue persécution qu'elle eut à subir d'une famille indignée d'un attachement public et scandaleux. On employa et la vérité et le mensonge pour disposer de sa liberté d'une manière infamante. Ses parents et les prêtres la poursuivirent de quartier en quartier, de maison en maison, et la réduisirent plusieurs années à vivre seule et cachée. Elle passait les journées à travailler pour Gardeil. Nous lui apparaissions la nuit, et à la présence de son amant tout son chagrin, toute son inquiétude étaient évanouis.
            - Quoi ? Jeune, pusillanime, sensible au milieu de tant de traverses !
            - Elle était heureuse.
            - Heureuse ! 
            - Oui, elle ne cessa de l'être que quand Gardeil fut ingrat.
            - Mais il est impossible que l'ingratitude ait été la récompense de tant de qualités rares, tant  de marques de tendresse, tant de sacrifices de toute espèce.
            - Vous vous trompez, Gardeil fut ingrat. Un jour Mlle de La Chaux se trouva seule dans ce monde, sans honneur, sans fortune, sans appui. Je vous en impose. Je lui restai pendant quelque temps. Le docteur Le Camus lui resta toujours.
            - Ô les hommes ! les hommes !
            - De qui parlez-vous ?
            - De Gardeil.
            - Vous regardez le méchant et vous ne voyez pas tout à côté l'homme de bien. Ce jour de douleur et de désespoir elle accourut chez moi. C'était le matin. Elle était pâle comme la mort. Elle ne savait son sort que de la veille, et elle offrait l'image des longues souffrances. Elle ne pleurait pas, mais on voyait qu'elle avait beaucoup pleuré. Elle se jeta dans un fauteuil. Elle ne parlait pas, elle ne pouvait parler. Elle me tendait les bras, et en même temps elle poussait des cris. " Qu'est-ce qu'il y a ? ", lui dis-je. " Est-ce qu'il est mort ? - C'est pis. Il ne m'aime plus, il m'abandonne. "
            - Allez donc.
            - Je ne saurais. Je la vois, je l'entends, et mes yeux se remplissent de pleurs. " Il ne vous aime plus !
            - Non.
           - Il vous abandonne ! - Eh oui. Après tout ce que j'ai fait ! Monsieur, ma tête s'embarrasse
Ayez pitié de moi. Ne me quittez pas. Surtout ne me quittez pas. "
            En prononçant ces mots elle m'avait saisi le bras qu'elle serrait fortement, comme s'il y avait eu près d'elle quelqu'un qui la menaçât de l'arracher et de l'entraîner.
            - Ne craignez rien, mademoiselle
            - Je ne crains rien que moi.                                                                               wikitimbres.fr
Timbre : DENIS DIDEROT 1713-1784 | WikiTimbres            - Que faut-il faire pour vous ?                                                               
            - D'abord me sauver de moi-même. Il ne m'aime plus, je le fatigue, je l'excède, je l'ennuie, il me hait, il m'abandonne, il me laisse, il me laisse ! "
            A ces mots répétés succéda un silence profond, et à ce silence des éclats d'un rire convulsif plus effrayants mille fois que les accents du désespoir ou le râle de l'agonie. Ce furent ensuite des pleurs, des cris, des mots inarticulés, des regards tournés vers le ciel, des lèvres tremblantes, un torrent de douleurs qu'il fallait abandonner à son cours, ce que je fis, et je ne commençai à m'adresser à sa raison que quand je vis son âme brisée et stupide.
            Alors je repris :
            " - Il vous hait, il vous laisse ! et qui est-ce qui vous l'a dit ?
            - Lui.
            - Allons, mademoiselle, un peu d'espérance et de courage. ce n'est pas un monstre.
            - Vous ne le connaissez pas, vous le connaîtrez.
            - Je ne saurais le croire.
            - Vous le verrez.
            - Est-ce qu'il aime ailleurs ?
            - Non.
            - Ne lui avez-vous donné aucun soupçon, aucun mécontentement ?
            - Aucun, aucun.'ai
            - Qu'est-ce donc ?
            - Mon inutilité. Je n'ai plus rien, je ne suis plus bonne à rien. Son ambition, il a toujours été ambitieux. La perte de ma santé, celle de mes charmes, j'ai tant souffert et tant fatigué. L'ennui, le dégoût.
           - On cesse d'être amants, mais on reste amis.
           - Je suis devenue un objet insupportable. Ma présence lui pèse, ma vue l'afflige et le blesse. Si vous saviez ce qu'il m'a dit. Oui, monsieur, il m'a dit que s'il était condamné à passer vingt-quatre heures avec moi, il se jetterais par les fenêtres.
            - Mais cette aversion n'a pas été l'ouvrage d'un moment.
            - Que sais-je ? Il est naturellement si dédaigneux, si indifférent, si froid. Il est si difficile de lire au fond de ces âmes, et l'on a tant de répugnance à lire son arrêt de mort. Il me l'a prononcé, et avec quelle dureté !
            - J'ai une grâce à vous demander, et c'est pour cela que je suis venue. Me l'accorderez-vous ?
            - Quelle qu'elle soit.
            - Ecoutez, il vous respecte. Vous savez tout ce qu'il me doit. Peut-être rougira-t-il de se montrer à vous tel qu'il est. Non, je ne crois pas qu'il en ait ni le front ni la force. Je ne suis qu'une femme et vous êtes un homme. Un homme tendre, honnête et juste en impose. Vous lui en imposez. Donnez-moi le bras, et ne me refusez pas de m'accompagner chez lui. Je veux lui parler devant vous. Qui sait ce que ma douleur et votre présence pourront faire sur lui ? Vous m'accompagnerez ?
            - Très volontiers. "
            - Je crains bien que sa douleur et votre présence n'y fasse que de l'eau claire. Le dégoût ! C'est une terrible chose que le dégoût, en amour et d'une femme.
            - J'envoyai chercher une chaise à porteurs, car elle n'était guère en état de marcher. Nous arrivons chez Gardeil, à cette grande maison neuve, la seule qu'il y ait à droite, dans la rue Hyacinthe, en entrant par la place Saint-Michel. Là les porteurs arrêtent, ils ouvrent. J'attends, elle ne sort point. Je m'approche et je vois une femme saisie d'un tremblement universel, ses dents se frappaient comme dans le frisson de la fièvre, ses genoux se battaient l'un contre l'autre.
            " - Un moment, monsieur, me dit-elle. Je vous demande pardon. Je vous demande pardon, je ne saurais. Que vais-je faire là ? Je vous aurai dérangé de vos affaires inutilement. J'en suis fâchée. Je vous demande pardon. "
            Cependant je lui tendais le bras, elle le prit, elle essaya de se lever, elle ne le put.
            " - Encore un moment, monsieur, me dit-elle. Je vous fais peine, vous pâtissez de mon état. "
            Enfin elle se rassura un peu, et en sortant de la chaise elle ajouta tout bas :
            " - Il faut entrer, il faut le voir. Que sait-on ? J'y mourrai peut-être. "
            - Voilà la cour traversée, nous voilà à la porte de l'appartement, nous voilà dans le cabinet de Gardeil. Il était à son bureau en robe de chambre et en bonnet de nuit. Il me fit un salut de la main et continua le travail qu'il avait commencé. Ensuite il vint à moi et me dit :
            " - Convenez, monsieur, que les femmes sont bien incommodes. Je vous fais mille excuses des extravagances de mademoiselle. "
            Puis s'adressant à la pauvre créature qui était plus morte que vive :
            " - Mademoiselle, lui dit-il, que prétendez-vous encore de moi ? Il me semble qu'après la manière nette et précise dont je me suis expliqué, tout doit être fini entre nous. Je vous ai dit que je ne vous aimais plus. Je vous l'ai dit seul à seul. Votre dessein est apparemment que je vous le répète devant monsieur. Eh bien, mademoiselle, je ne vous aime plus. L'amour est un sentiment éteint dans mon cœur pour vous, et j'ajouterai, si cela peut vous consoler, pour toute autre femme.
            - Mais apprenez-moi pourquoi vous ne m'aimez plus.
            - Je l'ignore. Tout ce que je sais, c'est que j'ai commencé sans savoir pourquoi, et que je sens qu'il est impossible que cette passion revienne. C'est une gourme que j'ai jetée et dont je me crois et me félicite d'être parfaitement guéri.
            - Quels sont mes torts ?
            - Vous n'en avez aucun.
            - Auriez-vous quelque objection secrète à faire à ma conduite ?
            - Pas la moindre. Vous avez été la femme la plus constante, la plus tendre, la plus honnête qu'un homme pût désirer.
            - Ai-je omis quelque chose qu'il fût en mon pouvoir de faire ?
            - Rien.
            - Ne vous ai-je pas sacrifié mes parents ?                               
            - Il est vrai.                                                                                     france3-regions.francetvinfo.
Un timbre sera bientôt en vente pour célébrer le 250ème ...            - Ma fortune ?
            - J'en suis au désespoir.
            - Ma santé ?
            - Cela se peut.
            - Mon honneur, ma réputation, mon repos ?
            - Tout ce qu'il vous plaira.
            - Et je te suis odieuse ?
            - Je le sens et ne m'en estime pas davantage.
            - Odieuse ! Ah dieux ! "
            A ces mots une pâleur mortelle se répandit sur son visage, ses lèvres se décolorèrent, les gouttes d'une sueur froide qui se formaient sur ses joues, se mêlaient aux larmes qui descendaient de ses yeux, ils étaient fermés. Sa tête se renversa sur le dos de son fauteuil, ses dents se serrèrent. Tous ses membres tressaillaient. A ce tressaillement succéda une défaillance qui me parut l'accomplissement de l'espérance qu'elle avait conçue à la porte de cette maison. La durée de cet état acheva de m'effrayer. Je lui ôtai son mantelet, je desserrai les cordons de sa robe, je relâchai ceux de ses jupons, et je lui jetai quelques gouttes d'eau fraîche sur le visage. Ses yeux se rouvrirent à demi, il se fit entendre un murmure sourd dans sa gorge. Elle voulait prononcer " Je lui suis odieuse " et elle n'articulait que les dernières syllabes du dernier mot. Puis elle poussait un cri aigu, ses paupières s'abaissaient, et l'évanouissement reprenait.
            Gardeil froidement assis dans son fauteuil, le coude appuyé sur sa table, et sa tête appuyée sur sa main, la regardait sans émotion et me laissait le soin de la secourir. Je lui dis à plusieurs reprises :
            " - Mais, monsieur, elle se meurt, il faudrait appeler. "
            Il me répondit en souriant et en haussant les épaules :
            " - Les femmes ne meurent pas pour si peu. Cela n'est rien, cela se passera. Vous ne les connaissez pas, elles font de leur corps tout ce qu'elles veulent.
            - Elle se meurt, vous dis-je.  "
            En effet son corps était comme sans force et sans vie, il s'échappait de dessus son fauteuil, et elle serait tombée à terre de droite ou de gauche, si je ne l'avais retenue.
            Cependant Gardeil s'était levé brusquement, et en se promenant dans son appartement, il disait d'un ton d'impatience et d'humeur :
            " - Je me serais bien passé de cette maussade scène, mais j'espère que ce sera la dernière. A qui diable en veut cette créature ? Je l'ai aimée, je me battrais la tête contre le mur qu'il n'en serait ni plus ni moins. Je ne l'aime plus, elle le sait à présent ou elle ne le saura jamais. Tout est dit.
            - Non, non monsieur, tout n'est pas dit. Quoi ? Vous croyez qu'un homme de bien n'a qu'à dépouiller une femme de tout ce qu'elle a et la laisser ?
            - Que voulez-vous que je fasse, je suis aussi gueux qu'elle.
            - Ce que je veux que vous fassiez ? Que vous associez votre misère à celle où vous l'avez réduite.
            - Cela vous plaît à dire. Elle n'en serait pas mieux et j'en serais beaucoup plus mal.
            - En useriez-vous ainsi avec un ami qui vous aurait tout sacrifié ?
            - Un ami ! Je n'ai pas grande foi aux amis, et cette expérience m'a appris à n'en avoir aucune aux passions. Je suis fâché de ne l'avoir pas su plus tôt.
            - Et il est juste que cette malheureuse femme soit la victime de l'erreur de votre cœur ?
            - Et qui vous a dit qu'un mois, un jour plus tard je ne l'aurais pas été moi tout aussi cruellement de l'erreur du sien ?
            - Qui me l'a dit ? Tout ce qu'elle a fait pour vous et l'état où vous la voyez.
            - Ce qu'elle a fait pour moi ! Oh pardieu, il est acquitté de reste par la perte de mon temps.
            - Ah, monsieur Gardeil, quelle comparaison de votre temps et de toutes les choses sans prix que vous lui avez enlevées !
            - Je n'ai rien fait, je ne suis rien, j'ai trente ans, il est temps ou jamais de penser à soi et d'apprécier toutes ces fadaises-là ce qu'elles valent. "
            Cependant la pauvre demoiselle était un peu revenue à elle-même. A ces derniers mots elle reprit avec vivacité.                                                                                       caudron-svv.com   
Ecole Française Seconde Moitié du XVIII-ème Siècle : « Jeune femme ...            " - Qu'a-t-il dit de la perte de son temps ? J'ai appris quatre langues pour le soulager dans ses travaux. J'ai lu mille volumes, j'ai écrit, traduit, copié les jours et les nuits. J'ai épuisé mes forces, usé mes yeux, brûlé mon sang. J'ai contracté une maladie fâcheuse dont je ne guérirai peut-être jamais. La cause de son dégoût, il n'ose l'avouer, mais vous allez la connaître. "
            A l'instant elle arrache son fichu, elle sort un de ses bras de sa robe, elle met son épaule à nu, et me montrant une tâche érysipélateuse :                                                     
            " - La raison de ce changement, la voilà, me dit-elle, la voilà. Voilà l'effet des nuits que j'ai veillées. Il arrivait le matin avec ses rouleaux de parchemin. M. d'Hérouville, me disait-il, est très pressé de savoir ce qu'il y a là-dedans, il faudrait que cette besogne fût faite demain, et elle l'était. "
            Dans ce moment nous entendîmes les pas de quelqu'un qui s'avançait vers la porte. C'était un domestique qui annonçait l'arrivée de M. d'Hérouville. Gardeil en pâlit. J'invitai Mlle de La Chaux à se rajuster et à se retirer.
            " - Non, dit-elle, je reste, je veux démasquer l'indigne. J'attendrai M. d'Hérouville, je lui parlerai.
            - Et à quoi cela servira-t-il ?
            - A rien, me répondit-elle, vous avez raison.
            - Demain vous en seriez désolée. Laissez-lui tous ses torts, c'est une vengeance digne de vous.
            - Mais est-elle digne de lui ? Est-ce que vous ne voyez pas que cet homme-là n'est... Partons, monsieur, partons vite, car je ne puis répondre ni de ce que je ferais ni de ce que je dirais. "
            Mlle de La Chaux répara en un clin d’œil le désordre que cette scène avait mis dans ses vêtements, s'élança comme un trait hors du cabinet de Gardeil. Je la suivis et j'entendis la porte qui se fermait sur nous avec violence. Depuis j'ai appris qu'on avait donné son signalement au portier.
            Je la conduisis chez elle où je trouvai le docteur Le Camus qui nous attendait. La passion qu'il avait prise pour cette jeune fille différait peu de celle qu'elle ressentait pour Gardeil. Je lui fis le récit de notre visite, et tout à travers les signes de sa colère, de sa douleur, de son indignation...
            - Il n'était pas trop difficile de démêler sur son visage que votre peu de succès ne lui déplaisait pas trop ?
            - Il est vrai.
            - Voilà l'homme. Il n'est pas meilleur que cela.
            - Cette rupture fut suivie d'une maladie violente pendant laquelle le bon, l'honnête, le tendre et délicat docteur lui rendit des soins qu'il n'aurait pas eus pour la plus grande dame de France. Il venait trois, quatre fois par jour. Tant qu'il y eut du péril, il coucha dans sa chambre sur un lit de sangle. C'est un bonheur qu'une maladie dans les grands chagrins.
            - En nous rapprochant de nous, elle écarte le souvenir des autres, et puis c'est un prétexte pour s'affliger sans indiscrétion et sans contrainte.
            - Cette réflexion juste d'ailleurs n'était pas applicable à Mlle de La Chaux.
            - Pendant sa convalescence nous arrangeâmes l'emploi de son temps. Elle avait de l'esprit, de l'imagination, du goût, des connaissances plus qu'il n'en fallait pour être admise à l'Académie des inscriptions. Elle nous avait tant et tant entendu métaphysiquer, que les matières les plus abstraites lui étaient devenues familières, et sa première tentative littéraire fut la traduction des premiers ouvrages de Hume. Je la revis, et en vérité elle m'avait laissé bien peu de choses à rectifier. Cette traduction fut imprimée en Hollande et bien accueillie du public.
            Ma Lettre sur les sourds et muets parut presque en même temps. Quelques objections très fines qu'elle me proposa donnèrent lieu à une Lettre qui lui fut dédiée. Cette Lettre n'est pas ce que j'ai fait de plus mal.
            La gaieté de Mlle de La Chaux était un peu revenue. Le docteur nous donnait quelquefois à manger, et ces dîners n'étaient pas trop tristes. Depuis l'éloignement de Gardeil, la passion de Le Camus avait fait de merveilleux progrès. Un jour, à table au dessert, qu'il s'en expliquait avec toute l'honnêteté, toute la sensibilité, toute la naïveté d'un enfant, toute la finesse d'un homme d'esprit, elle lui dit avec une franchise qui me plut infiniment, mais qui déplaira peut-être à d'autres :
             " - Docteur, il est impossible que l'estime que j'ai pour vous s'accroisse jamais. Je suis comblée de vos services, et je serais aussi noire que le monstre de la rue Hyacinthe si je n'étais pas pénétrée de la plus vive reconnaissance. Votre tour d'esprit me plaît on ne saurait davantage. Vous me parlez de votre passion avec tant de délicatesse et de grâce, que je serais, je crois, fâchée que vous ne m'en parlassiez plus. La seule idée de perdre votre société ou d'être privée de votre amitié, suffirait pour me rendre malheureuse.Vous êtes un homme de bien s'il en fut jamais. Vous êtes d'une bonté et d'une douceur de caractère incomparables. Je ne crois pas qu'un cœur puisse tomber en de meilleures mains. Je prêche le mien du matin au soir en votre faveur, mais a beau prêcher qui n'a envie de bien faire, je n'en avance pas davantage. Cependant vous souffrez, et j'en ressens une peine cruelle. Je ne connais personne qui soit plus digne que vous du bonheur que vous sollicitez, et je ne sais ce que je n'oserais pas pour vous rendre heureux. Tout le possible sans exception. Tenez, docteur, j'irais... Oui, j'irais jusqu'à coucher : jusque-là inclusivement. Voulez-vous coucher avec moi ? Vous n'avez qu'à dire. Voilà tout ce que je puis faire pour votre service. Mais vous voulez être aimé, et c'est ce que je ne saurais. "
            Le docteur l'écoutait, lui prenait la main, la baisait, la mouillait de ses larmes et moi je ne savais si je devais rire ou pleurer. Mademoiselle de La Chaux connaissait bien le docteur, et le lendemain que je lui disais :
            " - Mais, mademoiselle, si le docteur vous eût prise au mot ? "
            Elle me répondit :
            " - J'aurais tenu parole. Mais ceci ne pouvait arriver : mes offres n'étaient pas de nature à pouvoir être acceptée par un homme tel que lui. "
            - Pourquoi non ? Il me semble qu'à la place du docteur j'aurais espéré que le reste viendrait après.
            - Oui. Mais à la place du docteur, Mlle de La Chaux ne vous aurait pas fait la même proposition.
            La traduction de Hume ne lui avait pas rendu grand argent. Les Hollandais impriment tant qu'on veut pourvu qu'ils ne paient rien.
            - Heureusement pour nous, car avec les entraves qu'on donne à l'esprit, s'ils s'avisent une fois de payer les auteurs, ils attireront chez eux tout le commerce de la librairie.
            - Nous lui conseillâmes de faire un ouvrage d'agrément auquel il y aurait plus d'honneur et plus de profit. Elle s'en occupa pendant quatre à cinq mois au bout desquels elle m'apporta un petit roman historique intitulé Les trois Favorites. Il y avait de la légèreté de style, de la finesse et de l'intérêt. Mais sans qu'elle s'en fût doutée, car elle était incapable d'aucune malice, il était parsemé d'une multitude de traits applicables à la maîtresse du souverain, la marquise de Pompadour, et je ne lui dissimulai pas que, quelque sacrifice qu'elle me fît, soit en adoucissant, soit en supprimant ces endroits, il était presque impossible que cet ouvrage parût sans la compromettre, et que le chagrin de gâter ce qui était bien, ne la garantissait pas d'un autre.                          kadnax.pagesperso-orange.fr                                
Les couvent au XVIIème siècle            Elle sentit toute la justesse de mon observation, et n'en fut que plus affligée. Le bon docteur prévenait tous ses besoins, mais elle usait de sa bienfaisance avec d'autant plus de réserve qu'elle se sentait moins disposée à la sorte de reconnaissance qu'il en pouvait espérer. D'ailleurs le docteur n'était pas riche alors, et il n'était pas trop fait pour le devenir. De temps en temps elle tirait son manuscrit de son portefeuille et elle me disait tristement :
            " - Eh bien, il n'y a donc pas moyen d'en rien faire, et il faut qu'il reste là ?
            Je lui donnai un conseil singulier : ce fut d'envoyer l'ouvrage tel qu'il était, sans adoucir, sans changer, à Mme de Pompadour même, avec un bout de lettre qui la mît au fait de cet envoi. Cette idée lui plut. Elle écrivit une lettre charmante de tout point, mais surtout par un ton de vérité auquel il était impossible de se refuser. Deux ou trois mois s'écoulèrent sans qu'elle entendit parler de rien, et elle tenait sa tentative pour infructueuse, lorsqu'une croix de Saint-Louis se présenta chez elle avec une réponse de la marquise. L'ouvrage y était loué comme il le méritait, on remerciait du sacrifice, on convenait des applications, on n'en était point offensée, et l'on invitait l'auteur à venir à Versailles où l'on trouverait une femme reconnaissante et disposée à rendre les services qui dépendraient d'elle. L'envoyé en sortant de chez Mlle de La Chaux laissa adroitement sur sa cheminée un rouleau de cinquante louis.
            Nous la pressâmes, le docteur et moi, de profiter de la bienveillance de Mme de Pompadour. Mais nous avions à faire à une fille dont la modestie et la timidité égalaient le mérite.
            Comment se présenter là avec ses haillons ? Le docteur leva tout de suite cette difficulté. Après les habits ce furent d'autres prétextes, et puis d'autres prétextes encore.
            Le voyage de Versailles fut différé de jour en jour jusqu'à ce qu'il ne convenait presque plus de le faire, et il y avait déjà du temps que nous ne lui en parlions pas, lorsque le même émissaire revint avec une seconde lettre remplie de reproches les plus obligeants et une autre gratification équivalente à la première et offerte avec le même ménagement.
            Cette action généreuse de Mme de Pompadour n'a point été connue. J'en ai parlé à M. Colin, son homme de confiance et le distributeur de ses grâces secrètes. Il l'ignorait, et j'aime à me persuader que ce n'est pas la seule que sa tombe recèle.
            Ce fut ainsi que Mlle de La Chaux manqua deux fois l'occasion de se tirer de la détresse.
            Depuis elle transporta sa demeure sur les extrémités de la ville, et je la perdis tout à fait de vue. Ce que j'ai su du reste de sa vie, c'est qu'il n'a été qu'un tissu de chagrins, d'infirmités et de misère. Les portes de sa famille lui furent opiniâtrement fermées. Elle sollicita inutilement l'intercession de ces saints personnages qui l'avaient persécutée avec tant de zèle.
            - Cela est dans la règle.
            - Le docteur ne l'abandonna point. Elle mourut sur la paille dans un grenier, tandis que le petit tigre de la rue Hyacinthe, le seul amant qu'elle ait eu, exerçait la médecine à Montpellier ou à Toulouse, et jouissait dans la plus grande aisance de la réputation méritée d'habile homme.
            - Mais cela est encore à peu près dans la règle. S'il y a un bon et honnête Tanié c'est à une Reynier que la Providence l'envoie. S'il y a une bonne et honnête La Chaux, elle deviendra le partage d'un Gardeil, afin que tout soit fait pour le mieux.
            Mais on me dira peut-être que c'est aller bien vite que de prononcer définitivement sur le caractère d'un homme d'après une seule action, qu'une règle aussi sévère réduirait le nombre des gens de bien au point d'en laisser moins sur la terre que l'évangile du chrétien n'admet d'élus dans le ciel, qu'on peut être inconstant en amour, se piquer même de peu de religion avec les femmes sans être dépourvu d'honneur et de probité, qu'on est le maître ni d'arrêter une passion qui s'allume, ni d'en prolonger une qui s'éteint. Qu'il y a déjà assez d'hommes dans les maisons et les rues qui méritent à juste titre le nom de coquins, sans inventer des crimes imaginaires qui les multiplieraient à l'infini.
            On me demandera si je n'ai jamais ni trahi, ni trompé, ni délaissé aucune femme sans sujet. Si je voulais répondre à ces questions, ma réponse ne demeurerait pas sans réplique, et ce serait une dispute à ne finir qu'au Jugement dernier. Mais mettez la main sur la conscience et dites-moi, vous, monsieur l'apologiste des trompeurs et des infidèles, si vous prendriez le docteur de Toulouse pour votre ami... Vous hésitez ? Tout est dit.
            Et sur ce je prie Dieu de tenir en sa sainte garde toute femme à qui il vous prendra fantaisie d'adresser votre hommage. 


                                                                             Fin

                                                                    Denis Diderot

                          ( Ceci n'est pas un conte - 1re diffusion en deux parties Avril  / Mai 1773 )

                                                                 
            

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