vendredi 18 décembre 2020

A André Chénier Victor Hugo ( Poème France )

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                                           A André Chénier

            Oui, mon vers croit pouvoir, sans se mésallier,
            Prendre à la prose un peu de son air familier.
            André, c'est vrai, je ris quelquefois sur la lyre.                                  
            Voici pourquoi. Tout jeune encore, tâchant de lire
            Dans le livre effrayant des forêts et des eaux,
            J'habitais un parc sombre où jasaient des oiseaux,
            Où des pleurs souriaient dans l'œil bleu des pervenches ;
            Un jour que je songeais seul au milieu des branches,
            Un bouvreuil qui faisait le feuilleton du bois
            M'a dit : " Il faut marcher à terre quelquefois.                      
            La nature est un peu moqueuse autour des hommes ;
            Ô poète, tes chants, ou ce qu'ainsi tu nommes,
            Lui ressembleraient mieux si tu les dégonflais.
            Les bois ont des soupirs, mais ils ont des sifflets.
            L'azur luit, quand parfois la gaîté le déchire ;
            L'Olympe reste grand en éclatant de rire ;                                                   franceculture.fr
            Ne crois pas que l'esprit du poète descend                            
            Lorsque entre deux grands vers un mot passe en dansant ;
            Ce n'est pas un pleureur que le vent en démence ;
            Le flot profond n'est pas un chanteur de romance ;
            Et la nature, au fond des siècles et des nuits,
            Accouplant Rabelais à Dante plein d'ennuis,
            Et l'Ugolin sinistre au Grandgousier difforme,
            Près de l'immense deuil montre le rire énorme. "


                                  Victor Hugo

mercredi 16 décembre 2020

Damon Runyon Roman d'amour dans les quarante joyeuses ( Nouvelles EtatsUnis )

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                                                Roman d'amour dans les Quarante Joyeuses *

            Faut en avoir une sacrée pochetée pour s'aviser de faire de l'œil plus d'une fois à la poule de Dave le Dandy. Car, bien que Dave supporte avec assez de calme la première fois en l'interprétant comme une erreur, on peut être assuré qu'à la seconde il se fâche, et Dave le Dandy n'est certainement pas un type qu'on aime à voir fâché contre soi.
            Mais ce Waldo Winchester n'est pas que la moitié d'un imbécile, c'est pourquoi, à plusieurs reprises, il fait de l'œil à la poule de Dave le Dandy, et qui plus est, à plusieurs reprises elle lui rend oeil pour oeil. Or, quand un type et une poule commencent à se regarder plusieurs fois comme ça...
Justement. Eh bien, nous y voilà.
            Ce Waldo Winchester est un jeune type assez beau gars qui écrit des articles sur Broadway dans " L'Echo du matin ". Il raconte ce qui se passe dans les boîtes de nuit, les gnons qui s'y distribuent, etc. Il raconte aussi les couchages qui s'y ébauchent, laissant entendre entre quelle et quel.
            Parfois c'est assez embarrassant pour les gens qui sont peut-être mariés et qui sont au mieux avec d'autres qui ne le sont pas. Mais, bien entendu, on ne peut exiger que Waldo Winchester demande aux types leur extrait de mariage avant d'écrire ses articles pour son canard.
            Si Waldo Winchester savait que Miss Billy Perry est la poule de Dave le Dandy, il y a des chances qu'il ne lui ferait pas de l'oeil plus d'une fois. Mais personne ne le lui a dit avant la deux ou troisième fois et, pendant ce temps-là, Miss Billy Perry le lui a rendu, et Waldo Winchester est pincé.
            Ça y est, il a le béguin et, comme c'est un imbécile, ainsi que je vous l'ai dit, il se préoccupe fort peu de qui elle est la poule. Quant à moi je ne l'en blâme pas beaucoup, car Miss Billy Perry mérite bien quelques regards quand elle est sur la piste du dancing, au Club des Seize Cents de Miss
Missouri Martin, en train de danser la claquette. Toutefois je ne pense pas que la meilleure danseuse de claquette du monde puisse me faire la regarder deux fois si je sais qu'elle est la poule de Dave le Dandy, car Dave a coutume de gober ses poules plus qu'un peu.
            Il en pince particulièrement pour Miss Billy Perry et il lui envoie des manteaux de fourrure, des bagues ornées de diamants, et des tas de choses qu'elle lui retourne immédiatement car, paraît-il, elle n'accepte pas de cadeaux des types.
            En tous cas cela n'empêche pas Dave de la gober tout autant et c'est pourquoi tout le monde est rempli d'égards pour cette petite et pourquoi, par conséquent, jusqu'à l'entrée en scène de Waldo Winchester, personne n'eût osé jeter les yeux sur elle.

            Cette entrée en scène se produit par hasard pendant que Dave est parti dans le Modoc ** faire une petite tournée aux îles Bahamas afin de s'y procurer pour son commerce quelques marchandises telles que du whisky et du champagne et, avant que Dave ne soit de retour, Miss Billy Perry et Waldo Winchester en sont déjà à s'isoler dans les coins entre deux numéros de la petite, et à rester assis l'un près de l'autre, la main dans la main.
            Naturellement personne ne souffle mot de cela à Dave le Dandy. En effet, on ne tient pas à l'irriter. Miss Missouri Martin elle-même garde le silence à ce sujet, chose assez extraordinaire, car Miss Missouri Martin que, pour abréger, on appelle quelquefois Mizzou, raconte tout ce qu'elle sait aussitôt qu'elle le sait, c'est-à-dire le plus souvent avant que cela n'arrive.
            C'est que, voyez-vous, quand Dave le Dandy est à cran, il peut parfaitement faire sauter la cervelle à quelqu'un, et il se pourrait bien que ce fût, en l'occurrence, celle de Waldo Winchester, quoiqu'il y ait des types qui prétendent que Waldo Winchester n'ait point de cervelle car, s'il en avait, il ne tournerait pas autour de la poule à Dave le Dandy.
            Dave, je le sais, a le gros béguin pour Miss Billy Perry, car je l'ai entendu plusieurs fois lui adresser la parole. Il est extrêmement poli avec elle et ne se laisse jamais aller, en sa compagnie, à des jurons ou semblables écarts de langage. De plus, un soir que Solly Abrahams n'a qu'un oeil est un peu éméché et parle de Miss Billy Perry comme d'une pouffiasse, sans la moindre intention blessante, car c'est de cette façon-là que beaucoup de gars parlent des filles, immédiatement. Dave le Dandy étend la main par-dessus la table et envoie un gnon en plein dans la gueule à Solly n'a qu'un oeil. A partir de ce moment-là, tout le monde se rend compte que Dave a une excellent opinion de Miss Billy Perry. Comme de juste, Dave pense toujours du bien de telle ou telle môme, mais il lui arrive rarement d'envoyer à ce propos un marron dans la gueule des types.                        
            Or voici qu'un soir Dave le Dandy entre au Club des Seize Cents et, en y entrant il aperçoit ce Waldo Winchester et Miss Billy Perry en train de s'embrasser en veux-tu en voilà de la façon la plus chaleureuse. Dave ne fait ni une ni deux, il cherche son vieil égalisateur pour canarder Waldo Winchester mais, à ce qu'il paraît, Dave qui ne comptait pas avoir quelqu'un à canarder ce soir-là, n'a pas sur lui son vieil égalisateur.                                                                
            Alors Dave le Dandy marche vers eux et, au moment où Waldo Winchester l'entendant venir lâche Miss Billy Perry, Dave lui décoche un vigoureux direct du droit à la pointe du menton. Je dois dire que le droit de Dave le Dandy frappe terriblement fort, bien que son gauche ne soit pas aussi bon. Bref, Waldo Winchester fléchit sur ses guibolles et, en moins de deux, s'affale                                      sur le plancher.                                                                                                telerama.fr
            Alors Miss Billy Perry pousse un hurlement qu'on pourrait entendre de la Batterie***, se précipite auprès de Waldo Winchester étendu tout de son long et se jette sur lui en chialant tant et plus. Tout ce qu'on réussit à comprendre à ce qu'elle dit c'est que Dave le Dandy n'est qu'un grand fainéant ( bien que Dave ne soit pas si grand ) et qu'elle adore Waldo Winchester.
            Dave s'approche et se met en devoir de tanner le cuir de Waldo Winchester, suivant l'usage admis en pareil cas, mais il semble tout à coup changer d'avis et, au lieu de flanquer des coups de pied à Waldo,  il fait demi-tour et sort de la boîte, l'air sinistre et furieux, et on ne tarde pas à apprendre qu'il est installé au Coq, en train de boire comme un trou.                                                                                                  
            On considère cela comme de bien mauvais augure car, quoique les uns et les autres aillent de temps en temps au Coq, pour faire plaisir au patron, Tony Bertazzola, peu de types aiment à y aller boire, car Tony réserve sa gnôle exclusivement pour ses clients.
            Quant à Miss Billy Perry elle réussit à remettre sur pattes Waldo Winchester et lui essuie le menton avec son mouchoir. Au bout d'un moment il est tout à fait retapé, sauf qu'il a au menton une énorme bosse. Et pendant tout ce temps-là, Miss Billy Perry ne cesse de répéter à Waldo Winchester que Dave le Dandy n'est qu'un grand voyou. Après quoi Miss Missouri Martin, dès qu'elle réussit à placer un mot, se met à engueuler Miss Billy Perry pour avoir fait fuir de sa boîte un michet aussi sérieux que Dave le Dandy.
            - Tu n'es qu'une petite gourde, lui dit-elle. On n'est même pas fichu de tirer l'heure exacte de cette espèce de journaleux tandis que chacun sait qu'un dollar ne fait pas long feu dans la poche de Dave le Dandy.
            - Mais j'aime monsieur Winchester, répond miss Billy. Il est sentimental, ce n'est pas un bootlegger ni un apache comme Dave le Dandy. Il publie de jolis articles sur moi dans le journal et il se conduit toujours comme un homme bien élevé.
            Or, comme de juste, Miss Missouri Martin n'est pas qualifiée pour discuter sur ce sujet, parce qu'elle ne rencontre pas beaucoup de gens bien élevés au Club des Seize Cents et, dans tous les cas, elle ne tient pas à se brouiller avec Waldo Winchester car il serait bien capable de se venger en écrivant dans son journal des articles désobligeants sur la boîte, aussi renonce-t-elle à la discussion.
            Miss Billy et Waldo Winchester continuent donc à rester la main dans la main entre les numéros de Billy et sans doute à s'embrasser de temps en temps, comme les jeunes gens ont l'habitude de faire. Dave le Dandy ne remet plus les pieds au Club des Seize Cents et tout semble aller pour le mieux. Naturellement nous sommes enchantés que l'affaire n'ait pas de suites, car Dave n'a rien à attendre de bon d'une querelle avec un journaliste.
            Quant à moi je me dis que Dave ne tardera pas à trouver une autre poule et qu'il oubliera complètement Miss Billy Perry, car maintenant que je la regarde une seconde fois, je me rends compte qu'elle ressemble à peu près à toutes les autres " tap dancers ", sauf qu'elle a les cheveux roux alors qu'habituellement les " tap dancers ", je ne vois pas pourquoi, les ont noirs.
            Moosh, le portier du Club des Seize Cents, me confie que Miss Missouri Martin continue à plaider discrètement la cause de Dave le Dandy auprès de Miss Billy Perry. Il a entendu, dit-il, Miss Missouri Martin lui dire l'autre soir ;
            " - Eh bien, je ne vois pas de Simon le Simple à tes pinces. "
            C'est une façon pour Miss Missouri Martin de dire qu'elle ne remarque pas de diamant au doigt de Miss Billy Perry, car Miss Missouri Martin, une poule d'âge et d'expérience, est persuadée que si un type aime une gosse, il doit le lui prouver en lui offrant des diamants. Miss Missouri Martin possède beaucoup de diamants, bien que je n'arrive pas à comprendre qu'un type ait jamais pu gober Miss Missouri Martin au point de lui donner des diamants.                                   marieclaire.fr
            Je suis un type qui ne circule pas beaucoup, ce qui fait que depuis une quinzaine de jours je n'ai pas aperçu Dave le Dandy, quand un dimanche, vers la fin de l'après-midi, le petit Johnny Mac Gowan, un des hommes de Dave, vient me dire :
            " - Qu'est-ce que tu penses de ça ? Tout à l'heure Dave à enlever le journaleux et il l'emmène prendre l'air. "
            Johnny est tellement ému qu'il me faut plusieurs minutes pour arriver à le calmer et à lui permettre de s'expliquer. Il paraît que Dave le Dandy a sorti du garage sa plus grosse voiture et qu'il a envoyé son chauffeur, Joe l'Italo, au bureau de l'Écho du Matin, où travaille Waldo Winchester, pour faire savoir à celui-ci que Miss Billy Perry désire le voir immédiatement chez Miss Missouri Martin, dans la 59è Rue.
            Il n'y a, naturellement, pas un mot de vrai dans tout cela, mais Waldo s'y laisse prendre et monte dans la bagnole. Alors Joe le conduit chez Miss Missouri Martin, et là, celui qui monte dans la bagnole n'est autre que Dave le Dandy. Puis ils partent.
            En vérité, cela ne me dit rien de bon car, lorsque Dave emmène quelqu'un prendre l'air, bien souvent le type ne revient pas. Que lui arrive-t-il ? Je ne le demande jamais, car la meilleure réponse qu'on puisse espérer recevoir pour une telle question, dans cette putain de ville, c'est un coup de poing dans l'œil.
            Mais cette affaire me tracasse beaucoup, car j'aime bien Dave le Dandy, et je me rends compte que d'emmener faire un petit tour à un type qui écrit dans les journaux comme Waldo Winchester, ça peut faire des histoires, surtout s'il ne revient pas. Les autres types que Dave le Dandy emmène prendre l'air, ça ne tire pas particulièrement à conséquence, mais celui-ci, même s'il est un imbécile, pourrait bien être une source d'embêtements, à cause du journal auquel il est attaché.
            J'en connais assez sur les journaux pour savoir que, au bout de quelque temps, le secrétaire de la rédaction, ou quelque autre, viendra demander où sont les articles de Waldo Winchester sur Broadway et, si les articles de Waldo Winchester ne sont pas là, il voudra en savoir la raison. Finalement, il arrivera un moment où d'autres personnes, elles aussi, désireront le savoir, si bien qu'au bout de quelque temps, il y aura je ne sais combien de gens, un peu partout, à demander :
            " - Mais, qu'est donc devenu Waldo Winchester ? "
            Et, dans cette ville, quand il y a un certain nombre de gens à demander à droite et à gauche où est passé un tel, cela tourne au mystère, les journaux s'en prennent aux flics, les flics s'en prennent à tout le monde et, en un rien de temps, ça commence à chauffer tellement que la ville devient un endroit inhabitable. Mais, dans la circonstance présente, je me demande quoi faire. Quant à moi, cela ne me dit rien qui vaille, et pendant que Johnny est à téléphoner, je me demande où je pourrais bien aller pour que les gens me voient et, par la suite, puissent, le cas échéant, se rappeler qu'ils m'y ont vu.
            Enfin Johnny revient, très agité.   
                                                               
            - Dis donc, fait-il, le Dandy est à l'auberge de la Bécasse, boulevard Pelham, et il fait dire à tout le monde de s'y rendre immédiatement. C'est Charley Bon Temps, Charley Bernstein qui vient de me téléphoner pour me le dire. Il se passe je ne sais quoi là-bas. Les autres de là-bas sont déjà en route. Allons-y.
            Voilà en vérité une invitation qui ne me botte pas le moins du monde. D'après la tournure que cela prend, Dave le Dandy n'est pas en ce moment une relation pour un type comme moi. Il est sans doute en train, ou sur le point de faire à Waldo Winchester quelque chose dans quoi je ne tiens pas à fourrer mon nez.
            Personnellement je n'ai rien contre les journalistes, même pas contre ceux qui écrivent des articles sur Broadway. Si Dave le Dandy veut faire quelque chose à Waldo Winchester, c'est son affaire, mais à quoi cela rime-t-il de vouloir y mêler les autres ? Cependant, avant d'avoir eu le temps de m'en apercevoir me voilà dans le roadster de Johnny Mac Gowan, qui file à toute vitesse sans faire la moindre attention aux feux rouges ni à quoi que ce soit.
            Tandis que nous traversons le Rond-Point à tombeau ouvert, je médite sur ce qui arrive, et je m'avise que Dave a vraisemblablement continué de penser à Miss Billy Perry, de s'ingurgiter les alcools que l'on vend au  Coq et que tout cela a fini par le rendre marteau. Car il faut véritablement avoir perdu la boule pour emmener prendre l'air un type qui écrit dans les journaux, et cela à cause d'une poule, alors qu'on en trouve tant qu'on en veut dans cette sacrée ville.
            Mais je me rappelle avoir lu dans les journaux que nombre de gens, considérés comme parfaitement équilibrés avant de s'être empêtrés d'une poule, et sans doute d'en être toqués, se mettent, pour un oui pour un non, à sauter par les fenêtres, à se flanquer des coups de revolver ou à en flanquer aux autres, et je commence à comprendre comment un type comme Dave le Dandy a pu devenir marteau à cause d'une poule.
            Je vois bien que le petit Johnny Mac Gowan est inquiet, lui aussi, mais il ne souffle mot et, au bout d'un rien de temps, nous nous arrêtons devant l'Auberge de la Bécasse, où se trouvent déjà plusieurs autres bagnoles que j'identifie pour appartenir à des types de ma connaissance.
            L'Auberge de la Bécasse est ce qu'on appelle une guinguette et son patron, Skolsky, le Grand Nig, est un très brave homme et l'ami de tout le monde. Elle est située à quelques mètres du boulevard Pelham. C'est un endroit très agréable, car Nig a un bon orchestre, un dancing avec un lot de poules pas mal du tout, et tout ce qu'on peut souhaiter, en somme, pour s'amuser. Elle est bien achalandée et fréquentée par des gens comme il faut, quoique la gnôle de Nig n'ait rien d'extra.   pinterest.fr
            En ce qui me concerne, j'y vais assez rarement, les guinguettes ça ne me dit pas grand-chose mais, pour Dave le Dandy, c'est un coin épatant quand il veut tirer une bordée, ou simplement se cuiter à bon compte. Au moment où nous arrivons, il se fait à l'intérieur un potin de tous les diables.
            Dave le Dandy en personne vient nous accueillir avec de grandes démonstrations. Il a la figure très rouge et semble pas mal agité, mais il n'a pas du tout l'air d'un homme qui mijote un mauvais coup contre qui que ce soit, pas même contre un type qui écrit dans les journaux.
            - Entrez les gars ! hurle Dave le Dandy. Entrez donc !
            Nous entrons, la salle est pleine de gens assis à des tables ou en train de danser. J'aperçois Miss Missouri Martin couverte de diamants de la tête aux pieds, Charley Bernstein Bon Temps, Samuels les Panards, Tony Bertazzola, Boliver l'Ecope, Nick le Grec, Rochester le Rouge et un tas d'autres types, et des poules d'un peu partout.
            On dirait que tous les habitués de toutes les boîtes de Broadway se sont donnés rendez-vous ici, sans excepter Miss Billy Perry, tout de blanc vêtue, avec un bouquet d'orchidées dans les bras et tout le tralala, qui rit aux anges en distribuant à la ronde sourires et poignées de main. Enfin j'aperçois Waldo Winchester, le journaleux, assis tout seul à une table à côté de la piste de danse, mais en fort bon état, autant que je puisse le constater. C'est-à-dire que, jusqu'à présent, il a bien l'air d'être tout entier.
            - Dave, dis-je avec le plus grand calme, Dave le Dandy, que se passe-t-il ? Tu sais, on ne peut trop faire attention dans cette ville à ce que l'on fait, et je serais navré de te voir en ce moment te fourrer dans je ne sais quel pétrin.
            - Mais, fait Dave, qu'est-ce que tu me chantes là ? Il s'agit tout bonnement d'un mariage, et qui sera le plus grand mariage qu'on ait jamais vu dans Broadway. Pour l'instant, nous attendons le pasteur.
            - Quoi ? Il y a quelqu'un qui se marie ? que je demande, un peu confus à présent. 
            - Sans doute, répond Dave. Où as-tu la tête ? A quoi sert un mariage habituellement ?
            - Et qui est-ce qui va se marier ?
            - Tout simplement Billy et le scribouillard, déclare Dave. C'est la plus belle action que j'ai faite depuis que je suis au monde. L'autre soir je rencontre Billy qui pleure toutes les larmes de son corps parce qu'elle adore ce gratte-papier et qu'elle veut l'épouser, mais il paraît que ce gratte-papier n'a pas le rond. Alors je dis à Billy de me laisser m'occuper de ça car, vois-tu, je l'aime tellement cette petite que je voudrais toujours la voir heureuse même si, pour cela, il est nécessaire qu'elle se marie.
            Ainsi c'est moi qui ai goupillé ce mariage, et quand ils seront mariés je leur ferai cadeau de quelques gros billets pour qu'ils puissent se débrouiller au début. Mais je n'en ai rien dit au journaleux et je n'ai pas permis à Billy de le lui dire, parce que je veux lui faire une fameuse surprise. Je l'ai enlevé cet après-midi pour l'amener ici et il est à moitié mort de peur, parce qu'il s'imagine que je vais lui faire son affaire.
            En vérité, poursuit Dave, je n'ai jamais vu un type avoir une pareille trouille. Une trouille si pommée que rien ne semble l'amuser. Va donc lui dire qu'il ne se passera rien ici qui ne soit pour son bonheur.
            Je tiens à déclarer à Dave que je suis bien content de pouvoir me dire qu'il n'a pas l'intention de faire à Waldo Winchester pis que de le marier. Je me dirige vers la place où est assis Waldo. Il a, en vérité, l'air quelque peu inquiet. Il est tout recroquevillé sur lui-même et il a ce qu'on appelle les yeux dans le vague. Je constate en effet qu'il n'en mène pas large. Je lui donne sur l'épaule une tape d'amitié en lui disant :
            - Félicitations, mon vieux ! Un peu de gaieté, que diable, le pis est encore à venir.
            - Je vous crois, répond Waldo Winchester d'un ton si lugubre que j'en reste tout saisi.
            - Eh bien, vous en faites une drôle de bouillotte pour un marié, que je lui dis. Vous avez l'air d'assister à un enterrement plutôt qu'à un mariage. Pourquoi ne pas rigoler ou tout au moins boire un ou deux verres pour vous émoustiller ?
            - Monsieur, fait Waldo Winchester, ma femme ne va pas être contente de mon mariage avec Miss Billy Perry.
            - Votre femme ? dis-je estomaqué. Qu'est-ce que vous racontez ? Vous auriez une autre femme que Miss Billy Perry ? Vous êtes complètement cinglé !
            - Je sais bien, répond tristement Waldo, mais c'est pourtant l'exacte vérité, j'ai une femme et elle va être furieuse quand elle apprendra tout cela. Ma femme est très stricte avec moi. Ma femme est Miss Lola Sapola, des Sapola Volants, les acrobates, et voilà cinq ans que nous sommes mariés. C'est elle la femme athlète qui jongle avec les autres de la troupe. Ma femme rentre justement d'une tournée d'un an à travers les Etats-Unis et elle est actuellement à l'Hôtel Mark. Tout cela me met sens dessus dessous.
            - Et Miss Billy Perry sait-elle que vous êtes marié ? que je demande.
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            - Non, fait-il. Non, elle me croit célibataire.
            - Mais pourquoi ne pas avoir dit à Dave le Dandy, quand il vous a amené ici pour vous faire épouser Miss Billy Perry, que vous étiez déjà marié ? dis-je. Il me semble qu'un type qui écrit dans les journaux devrait savoir que la loi défend d'épouser plusieurs femmes, à moins d'être turc ou quelque choses comme cela.
            - Sans doute, fait Waldo, mais si je dis à Dave le Dandy, après lui avoir chipé sa poule, que je suis marié, il est évident qu'il va être furieux et peut-être me faire je ne sais quoi de nuisible à ma santé.
            En effet, tout ce que dit le pauvre type est fort juste. Je suis enclin à penser, moi aussi, que Dave va faire du foin quand il apprendra ça. Surtout si cela fait de la peine à Miss Billy Perry. Mais je ne vois pas ce que je pourrais faire, sinon de laisser le mariage s'accomplir, et alors, quand Waldo sera hors de la portée de Dave, de déclarer que Waldo est atteint d'aliénation mentale et que le mariage est nul. Ce qu'il y a de certain c'est que je ne tiens pas à me trouver là quand Dave le Dandy apprendra que Waldo est déjà marié.                                                                                          
            Tandis que je me demande si ce que j'ai de mieux à faire ne serait pas de me débiner, il se produit à la porte un grand brouhaha et j'entends Dave le Dandy hurler que c'est le pasteur qui arrive. Il est vraiment très bien ce pasteur, mais il semble un peu interloqué de ce qui lui advient, surtout quand Miss Missouri Martin s'avance vers lui et l'accapare en lui déclarant qu'elle a un faible pour les pasteurs et qu'elle les a beaucoup fréquentés, car elle a été mariée deux fois par des pasteurs, deux fois par des juges et une fois en mer par le commandant du bateau.
            Tous les assistants à part moi, Waldo Winchester et sans doute Miss Billy Perry, sont plus ou moins éméchés . Waldo est toujours assis à sa table, l'air lugubre, répondant par oui ou par non à Miss Billy Perry chaque fois qu'elle vient à passer devant lui, car elle ne se sent pas de joie et ne peut tenir en place.
            Dave le Dandy est plus gris que tous les autres. Il a en effet sur eux deux ou trois jours d'avance, et quand Dave le Dandy est ivre, je dois avouer qu'on ne peut jamais savoir ce qui va lui passer par la tête. Il peut faire explosion d'un moment à l'autre, mais pour l'instant il a l'air enchanté de son sort.
            Donc quelques minutes après, Nig Skolsky prie les danseurs de débarrasser la piste et apporte au milieu de la salle une manière d'arc de triomphe en fleurs tout ce qu'il y a de rupin. C'est sous cet arc, paraît-il que l'on va marier Waldo Winchester et Miss Billy Perry. Dave le Dandy a dû passer pas mal de jours à combiner toute cette affaire et dépenser pour ça pas mal de fric, je m'en rends compte. Surtout quand je le vois montrer à Miss Missouri Martin un diamant aussi gros qu'une pastille pectorale.t
            - C'est pour la mariée, fait Dave le Dandy. Le pauvre couillon qui va être son mari n'aura jamais assez de pognon pour lui payer un caillou comme celui-là. Je l'ai acheté à un type qui l'a rapporté de Los Angeles. Je veux conduire moi-même la mariée à l'autel, comment dois-je faire Mizzou ? Je désire que tout se passe pour Billy selon les règles.
           Pendant que Miss Missouri Martin essaye avant de lui répondre de se rappeler un de ses mariages, je jette encore un coup d'oeil du côté de Waldo Winchester pour voir comment il se comporte. J'ai vu un jour à Sing Sing deux types qui se préparaient à aller s'asseoir sur la chaise électrique et je dois dire que tous deux avaient l'air guilleret comparés à Waldo Winchester tel qu'il est en ce moment même.
            Miss Billy Perry est assise près de lui et le chef d'orchestre engueule ses bonshommes parce que aucun d'eux n'arrive à se rappeler l'air de " Ah, promets-moi ", quand Dave le Dandy hurle :
            - Eh bien, on y est ? Que l'heureux couple avance !
           Miss Billy Perry se lève vivement et, empoignant Waldo Winchester par le bras, l'arrache de son siège. Mais il me suffit de regarder sa tête. Je suis prêt à parier six contre cinq qu'il n'arrivera pas jusqu'à l'arc de triomphe. Mais il y arrive tout de même, parmi les rires et les applaudissements de toute l'assistance. Puis le pasteur s'approche et, au moment où il rejoint les futurs époux sous l'arc de fleurs, le visage de Dave le Dandy revêt l'expression la plus rayonnante que je lui aie jamais vue.
            Mais, tout à coup, on entend à l'entrée de l'auberge un effroyable potin, une voix de femme qui hurle, mais une voix de femme aussi grave que celle d'un homme. Naturellement tout le monde se retourne et regarde de ce côté. Le portier, un nommé Sacha la Flemme, un costaud s'il en est, semble s'efforcer d'empêcher on ne sait qui d'entrer.
            Mais, presque au même instant, il y a un choc sourd. Sacha la Flemme s'effondre sur le plancher et l'on voit entrer une gonzesse d'à peu près un mètre vingt de haut sur un mètre cinquante de large.
            En vérité je n'ai jamais vu une poule de cette largeur. On dirait qu'on l'a passée au marteau-pilon. Sa figure est presque aussi large que ses épaules et me fait penser à une énorme pleine lune. Elle arrive en rebondissant comme une balle et il est visible qu'il y a quelque chose qui la met hors d'elle. A son entrée j'entends derrière moi une espèce de râle et je me retourne pour voir Waldo Winchester s'affaisser par terre en entraînant presque avec lui Miss Billy Perry.
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            Alors la grosse mémère va droit au groupe qu'elle aperçoit sous l'arc de fleurs, et de sa voix basse et profonde, elle demande :
            - Lequel de vous est Dave le Dandy ?
            - C'est moi, répond Dave en s'avançant. Qu'est-ce qui vous prend de faire irruption ici comme une vache marine et de venir saboter notre mariage ?
             - Alors c'est vous le type qui enlève mon cher et fidèle mari pour lui faire épouser cette petite crêpe aux poils roux, hein ? profère la grosse petite poule en regardant Dave le Dandy et en désignant du doigt Miss Billy Perry.
            Or, traiter Miss Billy Perry de crêpe devant Dave le Dandy n'est pas une bagatelle, et Dave le Dandy se fâche tout rouge. Il est habituellement assez courtois avec les femmes, mais il est manifeste que les façons de la large petite poule ne lui plaisent pas le moins du monde.
            - Dites donc vous, écoutez un peu, fait Dave le Dandy, vous feriez bien d'aller faire un tour dehors avant qu'on vous foute un marron. Vous devez être saoule, qu'il dit, ou maboule, ajoute-t-il. En tout cas de quoi vous mêlez-vous ?
            - De quoi je me mêle ? Vous allez le voir, dit la grosse mémère. Le type qui est là par terre est mon mari. Vous lui avez sans doute fait une peur mortelle au pauvre chéri. C'est vous qui l'avez enlevé pour lui faire épouser cette espèce de rouquine, et je vais vous faire coffrer, aussi vrai que je m'appelle Lola Sapola, grand imbécile, sale voyou.
            Comme bien on pense, nous sommes tous épouvantés d'entendre une poule traiter de la sorte Dave le Dandy, car on sait que Dave le Dandy canarde un type pour moins que ça. Mais au lieu de faire quoi que ce soit, sans plus attendre, à la grosse petite, Dave se contente de dire :
            - Comment ? Qu'est-ce que j'entends ? Qui ça qui est votre mari ? Foutez-moi le camp ! hurle Dave en l'empoignant par le bras.
            Alors, de la main gauche elle fait comme si elle allait envoyer un gnon dans la figure de Dave. Instinctivement celui-ci recule légèrement la tête. Mais, au lieu de le frapper de la main gauche, elle lui envoie son poing droit en plein dans le ventre que, naturellement, il avance en reculant la tête.
            J'ai vu pas mal de coups dans le ventre, je vous assure, mais de plus joli que celui-là je n'en ai jamais vu. De plus, en donnant son coup, Lola Sapola fait un pas en avant, et je vous laisse à penser s'il y a quelque chose comme poids derrière le coup.
            Or, un type qui mange et qui boit comme Dave le Dandy ne supporte pas très bien les coups dans le ventre, de sorte que Dave fait " ouf " et s'assoit fort lourdement sur le plancher de la piste. Puis, dans cette position il cherche fiévreusement dans la poche de son grimpant son vieil égalisateur, et tout le monde court se cacher, sauf Lola Sapola, Miss Billy Perry et Waldo Winchester.
            Mais avant qu'il puisse sortir son revolver, Lola Sapola l'empoigne par le col, le remet sur pattes, le lâche et, une fois debout, un peu chancelant sur ses guibolles, lui décoche dans le ventre un second direct du droit.
            Le coup envoie Dave par terre une seconde fois et Lola s'approche de lui comme pour le bourrer de coups de pied. Mais elle se contente de ramasser sur le plancher Waldo Winchester, le charge sur son épaule comme un sac de farine, et se dirige vers la porte. Dave le Dandy se redresse sur son séant et, cette fois, il tient à la main son vieil égalisateur.
            - Si je n'étais pas un gentleman, je ferais de vous un sac à pruneaux ! gueule-t-il.
            Mais Lola Sapola ne se retourne même pas car, en ce moment, elle caresse la tête de Waldo Winchester en lui donnant des petits noms d'amour et en lui disant que c'est une honte de voir de sales types comme Dave le Dandy faire des misères à son petit trésor. Lola Sapola m'a vraiment l'air de gober Waldo Winchester.
            Quand elle a disparu, Dave le Dandy se relève et reste là planté à regarder Miss Billy Perry qui est sur le chemin de battre tous les records en matière de larmes. Nous autres, y compris le pasteur, nous sortons de nos abris, nous demandant quelle va être la fureur de Dave pour ce mariage manqué. Mais Dave a seulement l'air déçu et navré.
            - Billy, dit-il à Miss Billy Perry, je suis tout à fait désolé que ton mariage n'ait pu avoir lieu. Je ne désire que ton bonheur, mais je ne crois pas que tu puisses être heureuse avec ce scribouillard, s'il doit avoir ainsi à ses trousses sa dompteuse de lions. Dans le rôle de Cupidon je ne suis qu'une ganache. Pour une fois que j'essaie de faire une bonne action, pas de veine que ça n'ait pas collé. Peut-être que si tu attends qu'il la noie ou quelque chose comme cela...
            - Dave, dit Miss Billy Perry en versant un torrent de larmes qui semble finalement l'emporter droit dans les bras de Dave, jamais, jamais, je ne serai heureuse avec un type comme Waldo Winchester. Je vois bien **que tu es le seul homme qui me convient.
            - Tiens, tiens, tiens, fait Dave le Dandy dont la figure s'illumine soudain, où est le pasteur ?Amenez le pasteur. Nous aurons tout de même notre mariage.
            J'ai rencontré l'autre jour Monsieur et Madame Dave le Dandy, ils avaient l'air très heureux. Mais, avec les jeunes mariés, on ne peut jamais rien dire, c'est pourquoi je me garderai bien de jamais laisser Dave le Dandy apprendre que c'est moi qui ai téléphoné à Lola Sapola car, après tout, je n'ai peut-être pas rendu à Dave le Dandy un service si fameux que ça.


notes de l'édit. : Ed. Gallimard extraits de Nocturnes dans Broadway
*         Rue entre la 40 et la 50è à NewYork
**       Californie comté
***     Pointe sud de Manhattan

                                                   Damon Runyon

                                                          ( 1930 )





            

mardi 15 décembre 2020

Le paon d'hiver D.H. Lawrence ( Nouvelle Grande Bretagne )


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                                           Le paon d'hiver

            Il y avait par terre une mince couche de neige craquante, le ciel était bleu, le vent très froid, l'air lumineux. Les fermiers se contentaient de sortir leurs vaches une heure environ à la mi-journée, et les étables exhalaient une odeur intolérable à mon arrivée à Tible. J'observai que les ramilles de frênes, haut dans le ciel, étaient pâles et lumineuses. Et je vis les paons. Ils étaient là, devant moi, sur la route, trois d'entre eux, des oiseaux sans queue, bruns, grivelés, au col bleu sombre, à la crête délabrée. Ils s'avançaient d'un air espiègle sur les filigranes de la neige, et leurs corps se déplaçaient d'un mouvement lent, pareils à de petites barques légères à fond plat. Je les admirai ; ils étaient curieux. Alors, une bouffée de vent s'empara d'eux, leur fit donner de la bande ainsi qu'à trois bateaux frêles, hérissant leurs plumes à la façon de voiles en loques. Ils sautillèrent, mal à l'aise, afin d'échapper à ce courant d'air. Puis, à l'abri des murs, ils reprirent leur allure espiègle, hivernale, légère et délestée, maintenant que leur queue avait disparu, indifférents. Ils étaient indifférents à ma présence. J'aurais pu les toucher. Ils se détournèrent vers l'abri d'un hangar ouvert.
            Tandis que je dépassais l'extrémité de la maison la plus élevée, je vis une jeune femme qui sortait par la porte de derrière. J'avais déjà causé avec elle au cours de l'été. Elle me reconnut tout de suite, et me fit signe de la main. Chargée d'un seau, elle portait un tablier blanc, plus long que sa jupe absurdement courte, et une coiffe en coton. Je répondis par un coup de chapeau, et continuai ma route. Mais la jeune femme posa son seau, et courut après moi, d'un mouvement vif et furtif.
            - Ça vous ennuierait de m'attendre une minute ? demanda-t-elle. Je reviens tout de suite.
            Elle m'adressa un mystérieux petit sourire, et rebroussa chemin. Elle avait un visage allongé, jaunâtre, au nez plutôt rouge. Mais ses yeux d'un noir d'encre s'adoucirent quelques instants de façon caressante à mon intention, avec cette humilité momentanée qui fait de l'homme le seigneur de l'univers.
            Je restai debout sur la route à regarder les jeune veaux pelucheux, roux foncé, qui mugissaient. Ils avaient l'air heureux, folâtre, un peu effronté, soit résolus à rentrer dans la chaude étable, soit résolus à n'y point rentrer. Je fus incapable d'en décider.
            Bientôt la femme revint vers moi, la tête un peu basse. Mais elle leva le regard vers moi et sourit; avec une étrange, une immédiate intimité, quelque chose de magique, d'irréel.
            - Excusez-moi de vous faire attendre, dit-elle. Si nous allions dans la remise ?... Nous serons plus à l'abri du vent.
            Nous nous mîmes donc parmi les poutres de la remise ouverte qui faisait face à la route. Alors la jeune femme baissa les yeux et regarda le sol, un peu de côté, et je m'aperçus qu'elle fronçait un peu les sourcils. Pendant quelques minutes, elle parut songeuse. Puis elle me regarda dans les yeux, de sorte que je clignai les paupières, et voulus me détourner. Elle me scrutait dans une intention quelconque, et son regard était trop proche. Le froncement continuait de plisser son front jaune, attentif.     dreamstime.com 
Afficher l'image d'origine            - Parlez-vous français ? me demanda-t-elle abruptement.
            - Comme ci, comme ça, répondis-je.
            - J'étais censée l'apprendre en classe, dit-elle. Mais je n'en sais pas un mot.
            Elle baissa la tête en riant, avec une grimace plutôt vilaine et en roulant ses yeux noirs.
            - Ça n'est pas bon de s'encombrer la mémoire de choses inutiles, observai-je
            Mais elle avait détourné son long visage jaunâtre, et n'entendis pas ce que je lui disais. Soudain, à nouveau elle me regarda. Elle avait l'air inquisiteur. En même temps elle me souriait, et ses yeux sombres fixaient doucement les miens avec une humilité infiniment confiante. La jeune femme essayait de m'enjôler.
            - Ça ne vous ennuierait de me traduire une lettre écrite en français ? demanda-t-elle, le visage aussitôt devenu sombre, amer.
            Elle m'interrogeais du regard, les sourcils froncés.
            - Pas le moins du monde, répondis-je.
            - C'est une lettre adressée à mon mari, dit-elle en continuant à me scruter.
            Je la regardai sans tout à fait comprendre. Son regard s'enfonçait en moi trop profondément ; cela me faisait perdre mes esprits. Elle jeta un coup d'oeil à la ronde. Ensuite, elle me regarda, l'air entendu. Elle tira de sa poche une lettre, et me la tendit. Elle était adressée, de France, au soldat de première classe Goyte, à Tible. Je sortis la lettre de son enveloppe et commençai à la lire, comme j'aurais lu des mots dépourvus de signification. " Mon cher Alfred... " C'aurait pu être, tout aussi bien, quelque fragment déchiré de journal. Aussi j'avançai dans le texte, c'étaient les phrases banales d'une lettre adressée à un soldat anglais par une fille de langue française. " Je pense à toi toujours, toujours. Et toi, penses-tu quelquefois à moi ? " Alors je me rendis vaguement compte que j'étais en train de lire la correspondance privée d'un autre homme. Et pourtant, comment pouvait-on considérer ces phrases françaises ordinaires, faciles ? Rien de plus banal et de plus vulgaire au monde, qu'une pareille lettre d'amour... aucun style journalistique n'était plus convenu.
            C'est pourquoi je lus sans émotion les effusions de la demoiselle belge. Mais à un certain moment je concentrai mon attention.  La missive, en effet, continuait ainsi : " Notre cher petit bébé est né voilà une semaine. J'ai failli mourir, te sachant loin, et peut-être oublieux du fruit de notre parfait amour. Mais l'enfant m'a réconfortée. Il a les yeux souriants, l'air viril de son père anglais. Je prie la Mère de Jésus de m'envoyer le cher père de mon enfant, pour que je puisse le voir avec son bébé dans les bras, et pour que nous puissions être unis dans le saint amour familial. Ah ! mon Alfred, comment te dire combien tu me manques, combien je pleure en pensant à toi ? Ma pensée ne te quitte pas ; je ne pense qu'à toi ; je ne vis que pour toi, et pour notre cher petit bébé. Si tu ne me reviens pas bientôt je mourrai, et notre enfant aussi. Mais non, tu ne peux revenir à moi. Je peux aller à toi, me rendre en Angleterre avec notre enfant. Si tu ne veux pas me présenter à ta bonne mère, à ton bon père, tu peux me rencontrer dans une ville quelconque ; en effet, j'aurais peur de me trouver seule en Angleterre avec mon enfant, sans personne pour prendre soin de nous ! Pourtant, je dois aller te retrouver, je dois porter mon enfant, mon petit Alfred à son père, le grand, le bel Alfred, que j'aime tant ! Oh ! écris-moi pour me dire où je dois me rendre. J'ai de l'argent, je ne suis pas une créature sans le sou. J'ai de l'argent pour moi-même, et mon cher petit bébé... "
           Je lus jusqu'au bout. C'était signé : " Ta très heureuse, et plus malheureuse encore, Élise. " Je crois que je souriais. 
            - Je vois que ça vous fait rire, observa Mrs Goyte avec ironie.
            Je levai les yeux sur elle.
            - ... C'est une lettre d'amour, je le sais bien, reprit-elle. Il y a trop " d'Alfred " là-dedans pour que ça puisse être autre chose.
            - Un de trop, glissai-je.                                                                   pinterest.com
Résultat de recherche d'images pour "campagne couple lisant une lettre"            - Ah oui ?... Et qu'est-ce qu'elle raconte, cette Éliza ? Nous savons qu'elle se prénomme Éliza, c'est déjà quelque chose.
            Elle eut une petite grimace en me regardant avec un rire moqueur.
            - Où donc avez-vous trouvé cette lettre ? demandai-je.
            - Le facteur me l'a remise la semaine dernière.
            - Et votre mari se trouve à la maison ?
            - J'attends son retour ce soir. Il a été blessé, vous savez, et nous avons fait une demande pour qu'il soit rapatrié. Il est rentré depuis environ six semaines. Il est resté en Écosse, depuis... Il a été blessé à la jambe... Oui, il va bien, c'est un solide gaillard. Mais il est estropié, il boite un peu. Il espère être démobilisé, mais je ne crois pas qu'il le sera... Quand nous nous sommes mariés ? Voilà six ans, et il s'est engagé le jour même de la déclaration de guerre. Oh ! il croyait que ce genre de vie lui plairait. Il avait fait la guerre en Afrique du Sud... Non, il en avait plein le dos, par-dessus la tête. Je vis chez son père et sa mère. . Maintenant je n'ai plus de chez moi. Mes parents avaient une grande ferme, plus de mille arpents, dans le comté d'Oxford... Ça n'est pas comme par ici, non. Oh ! ils sont très bons pour moi, son père et sa mère. Oh ! oui, ils ne pourraient être meilleurs. Ils font plus de cas de moi que de leurs propres filles. Mais ça n'est pas comme chez soi, hein ? On ne peut pas vraiment faire ce qu'on veut... Non, il n'y a que moi, son père et sa mère à la maison... Avant la guerre ? Oh ! il faisait n'importe quoi. Il avait une bonne éducation, mais il aimait mieux travailler à la ferme. Ensuite, il a été chauffeur. C'est comme ça qu'il a appris le français. Pendant longtemps il a conduit en France...
            A ce moment les paons contournèrent l'angle de la maison.
            - Hello, Joey ! cria Mrs Goyte, et l'un des oiseaux s'avança sur ses pattes délicates.
            Son corps gris, tacheté, avait beaucoup d'élégance ;
            L'oiseau roulait son cou plein, bleu sombre, avançant vers la jeune femme. Elle s'accroupit :
            - Joey, mon chéri, dit-elle d'une étrange voix grave et caressante, tu viens toujours à moi, hein
            Elle tendit le visage, et l'oiseau ondula du col, le touchant presque du bec, comme s'il lui eût donné un baiser.
            - Il vous aime, observai-je.
            Riant elle se tourna vers moi.
            - Oui, dit-elle, il m'aime, Joey m'aime.
           Puis, à l'oiseau :
            - Et moi, j'aime Joey, hein ? Oh ! oui, j'aime Joey.
            Pendant quelques instants elle lissa ses plumes. Puis elle se releva, déclarant :
            - C'est une nature affectueuse.
            Je souris de sa façon de rouler l' r de " naturrre ".
            - Si, si, je vous assure ! protesta-t-elle. Il est venu avec moi de chez mes parents, voilà sept ans. Ces autres, là, descendent de lui, mais ils ne valent pas Joey. N'est-ce pas mon chérrri  ?
            La voix de la jeune femme, à la fin de sa phrase, s'éleva jusqu'à un genre de cri de sorcière. Puis Mrs Goyte oublia l'oiseau dans la remise et revint à ses préoccupations.
            - ... Voulez-vous me traduire cette lettre ? interrogea-t-elle. Traduisez-la moi pour que je sache ce qu'elle dit.
            - C'est agir un peu derrière le dos de votre mari, fis-je observer.
            - Oh ! ne vous occupez pas de lui ! s'écria-t-elle. Voilà suffisamment de temps que lui-même agit derrière mon dos... quatre ans. Si lui ne faisait jamais des choses plus graves derrière mon dos que je n'en fais derrière le sien, il n'aurait pas à se plaindre. Traduisez-moi donc ce que dit la lettre.
            Maintenant, j'éprouvais donc une évidente répugnance à faire ce que me demandait Mrs Goyte, et pourtant je commençai :
            - Mon cher Alfred...
            - Jusque-là j'avais compris, dit-elle. Le cher Alfred à Éliza. Elle éclata de  ... En français, comment prononcez-vous ça ? " Éliza " ?
            -  Je le lui dis.
           Elle répéta ce prénom d'un ton plein de mépris.
           - Élise.... Continuez, dit-elle. Vous n'avancez pas .
           Aussi je continuai :
           - " J'ai quelquefois pensé à vous... Et vous avez-vous pensé à moi ? "
           - Et à plusieurs autres, j'imagine, par-dessus le marché, commenta Mrs Goyte.
           - Pas nécessairement, dis-je et je poursuivis. " Il y a une semaine un charmant petit bébé est né dans la famille. Ah ! comment vous dire ce que je ressens  quand je prends dans mes bras mon cher petit frère ! "...
            - Je parie qu'il est de " lui ", s'écria Mrs Goyte.
            - Mais non, protestai-je. Il est de la mère d'Élise.                         

            - N'en croyez rien ! cria-t-elle. C'est une ruse. Remarquez, c'est bien le droit de cette fille, et de mon mari.
            - Mais non, répétai-je. Il s'agit de l'enfant de la mère d'Elise. " Il a de jolis yeux souriants, mais comme vos beaux yeux d'Anglais "...
            Soudain elle claqua du plat de la main sa jupe en un geste sauvage, et se courba, pliée en deux par le rire. Puis elle se redressa, et se couvrit le visage.
            - Je ne peux pas m'empêcher de rire à l'idée de ses " beaux yeux d'Anglais ", expliqua-t-elle.
            - Ses yeux ne sont pas beaux ? demandai-je.
            - Oh si !... très ! Continuez ! - Joey, mon chérrri, mon cherrri, Joey !
            Ces derniers mots s'adressaient au paon.
            - Euh... " Vous nous manquez beaucoup. Vous nous manquez beaucoup à tous. Nous serions si contents que vous soyez avec nous pour voir le cher petit bébé ! Ah ! Alfred, que nous étions heureux quand vous demeuriez chez nous ! Nous vous aimions tant ! Ma mère appellera son bébé Alfred afin que nous ne vous oubliions jamais "...
            - C'était son droit, bien sûr ! cria Mrs Goyte.
            - Mais non, dis-je. C'est l'enfant de la mère. Euh... " Ma mère va très bien. Mon père est rentré hier à la maison, en permission. Il est enchanté de son fils, mon petit frère, et veut lui donner votre prénom parce que vous avez été si bon pour nous tous au cours de cette période affreuse, que je n'oublierai jamais. Je ne peux m'empêcher de pleurer maintenant, quand j'y pense. Ainsi vous voici loin, en Angleterre. Et peut-être que je ne vous reverrai jamais. Et vos chers parents, comment les avez-vous trouvés ? Je suis si heureuse que votre blessure aille mieux, et que vous puissiez presque marcher !... "
            - Et sa chère " épouse ", comment l'a-t-il trouvée ? cria Mrs Goyte. Il n'a jamais dit qu'il en avait une à cette fille. Est-il Dieu possible de rouler cette malheureuse à ce point-là ?
            - " Nous sommes tellement contents de recevoir de vos nouvelles ! Et pourtant maintenant que vous revoilà dans votre pays, vous allez oublier la famille que vous avez tant aidée "...
            - Un peu trop, hein Joey ? s'écria l'épouse.
            - " Sans vous nous ne serions pas vivants à l'heure qu'il est, à nous plaindre et nous réjouir de cette existence, pour nous si dure. Mais nous avons regagné une partie de ce que nous avions perdu et ne sentons plus le poids de la pauvreté. Le petit Alfred est pour moi d'un grand réconfort. Je le serre contre mon coeur en pensant au grand, au bon Alfred, et je pleure en me disant que ces moments de souffrance furent peut-être ceux d'un grand bonheur à jamais disparu. "
            - Oh ! si ça n'est pas une honte de fourrer dedans une pauvre fille comme ça ! cria Mrs Goyte. N'avoir jamais soufflé mot de son mariage, encourager les espérances de cette malheureuse ... j'appelle ça de la saloperie, voilà comment j'appelle ça.
            - Vous ne pouvez pas dire ça, remarquai-je. Vous savez combien les femmes ont tôt fait de tomber amoureuse, mariées ou non. Si cette jeune fille était bien décidée à tomber amoureuse de votre mari, comment aurait-il pu empêcher ça ?
            - Il l'aurait pu s'il l'avait voulu.
            - Mon Dieu, dis-je, tous les hommes ne sont pas des saints.
            - Ah ! mais ça n'a rien à voir ! " Le grand, le bon Alfred ! "... Avez-vous jamais entendu pareilles balivernes ? Continuez... Que dit-elle pour finir ?
            - Euh... " Nous serons heureux de recevoir des nouvelles de votre vie en Angleterre. Nous disons tous bien des choses à vos bons parents. Je vous souhaite pour l'avenir tout le bonheur possible. Avec ma grande affection et ma grande reconnaissance éternelle. Élise. "
            Il y eut quelques instants de silence durant lesquels Mrs Goyte resta la tête inclinée, sinistre, absente. Soudain la jeune femme se redressa et ses yeux étincelèrent.
Afficher l'image d'origine  *         - Oh ! je dis que c'est ignoble de rouler une fille de cette façon-là.
            - Mais non, dis-je. Il est probable que votre mari ne l'a pas roulée du tout. Croyez-vous que ces Françaises soient de pauvres innocentes ? Je la soupçonne d'être bien plus retors que lui.
            - Oh ! lui, c'est un des plus grands nigauds qui ait jamais existé sous le soleil ! s'exclama-t-elle.
            - Vous voyez bien, répliquai-je.
            - Il n'en reste pas moins que l'enfant est de lui, dit-elle.
            - Je ne crois pas, fis-je.
            - J'en suis convaincue.
            - Oh ! dis-je, si vous le prenez comme ça...
            - Quel autre motif aurait-elle d'écrire une lettre pareille ?...
            Je sortis sur la route et regardai le bétail.
           - Qui garde les vaches ? demandai-je.
           Mrs Goyte sortit à son tour.
           - Le garçon de ferme, à côté, répondit-elle.
           - Mon Dieu, repris-je, ces filles belges !... Elles ont la rage d'écrire. Et, après tout, c'est l'affaire de votre mari. Vous ne devriez pas vous en inquiéter.
            - Oh ! cria-t-elle avec mépris, ça n'est pas " moi " qui m'inquiète. Mais c'est la saleté de tout ça. Moi qui lui écrivais des lettres si aimantes...
            Elle se couvrit le visage de ses mains, et rit avec malveillance.
           - ... Et qui passais mon temps à lui envoyer des colis... Je vous parie que mes colis lui servaient à nourrir cette crrré-aturrre, j'en suis persuadée. C'est tout à fait lui. Je vous parie qu'ils riaient ensemble de mes lettres. Je vous parie n'importe quoi venant d'eux.
            - Mais non, dis-je. Il devait brûler vos lettres, de peur qu'elles ne le trahissent.
            La face jaune de Mrs Goyte avait une expression furieuse. Soudain, nous entendîmes une voix qui appelait. La jeune femme passa la tête hors de la remise, et répondit fraîchement :
            - On y va !
            Puis, se tournant vers moi :
            - ... C'est sa mère qui s'inquiète à mon sujet.
            Elle m'éclata de rire en plein visage, comme une sorcière, et nous descendîmes la route.
            Quand je m'éveillai le matin qui suivit cet épisode, je trouvai les vitres obscurcies par une épaisse neige poudreuse, qui avait soufflé contre les grandes fenêtres de l'ouest, les couvrant d'un écran. Je sortis et vis la vallée toute blanche et fantomatique, les arbres, au-dessus de moi, noirs et minces comme un fil de fer, les visages sculptés par les rochers sombres à travers le linceul étincelant, et le ciel, au-dessus de tout cela, lugubre, lourd, jaune foncé, beaucoup trop pesant pour ce monde, en bas, de poreuse et bleuâtre blancheur, soutachée de noir. J'eus le sentiment de me trouver dans quelque vallée des morts. Et je me sentis captif, La neige était partout, et s'éboulait par endroits. Aussi demeurai-je à la maison toute la matinée, à regarder le long de l'allée, les arbustes si pesamment empanachés de neige, et les montants du portail exhaussés d'au moins trente centimètres de blancheur additionnelle. Ou bien j'abaissais les yeux sur la vallée en noir et blanc, absolument immobile, une vallée d'outre-tombe, le fond creux d'un sarcophage.        
            Rien ne bougea de tout le jour. Aucun panache ne tomba des buissons, la vallée était aussi morte qu'un cimetière. Je regardai les minuscules fermes à demi enfouies, là-bas, sur les hauteurs nues, au-delà du creux de la vallée, et songeai à Tible enneigé, à la noire Mrs Goyte, cette petite sorcière. Et la neige semblait m'exposer, pieds et poings liés, à des influences auxquelles je voulais échapper.
            Dans la pénombre d'environ quatre heures de l'après-midi, mon attention fut appelée par un mouvement dans la neige, loin vers le bas, près de l'endroit où les épineux se dressaient, tout noirs et rabougris, petit groupe sauvage contre la blancheur sinistre. J'observai avec attention. Oui, cela battait des ailes et se débattait. Ce devait être un grand oiseau qui se démenait dans la neige. Cela m'intrigua. Nos plus grands oiseaux, dans la vallée, étaient les grands faucons souvent suspendus, palpitants, devant mes fenêtres, au même niveau que moi, mais bien au-dessus de quelque proie qui se trouvait sur le flanc abrupt de la vallée. L'oiseau qui m'intriguait était beaucoup trop gros pour un faucon, trop gros pour n'importe quel oiseau connu dans la vallée. Je cherchai dans ma tête quel pouvait être le plus grand oiseau sauvage d'Angleterre : l'oie, la buse ?                             gtwallpaper.com
Résultat de recherche d'images pour "paon dans la neige"            L"oiseau continuait de se démener, de se débattre, puis s'immobilisait, tâche sombre, puis recommençait à lutter. Je sortis de la maison et descendis la pente escarpée, au risque de me rompre une jambe entre les rochers. Je connaissais l'endroit si bien !... Et pourtant j'eus beaucoup de mal à parvenir à proximité des épineux.
            Oui, c'était un oiseau. C'était Joey. C'était un paon gris-brun, au cou bleu. L'animal était trempé de neige, épuisé.
            - Joey... Joey, mon chérrri ! dis-je en titubant gauchement vers lui.
            Il avait un aspect si pathétique, à ramer, à se débattre ainsi dans la neige, trop fourbu pour se lever, son cou bleu étendu, reposant parfois sur la neige, son oeil se fermant et s'ouvrant avec rapidité, sa crête toute délabrée !
            - Joey, mon chérrri ! lui répétai-je d'un ton caressant.
           Le paon finit par demeurer couché, immobile, clignant la paupière, dans la neige soulevée et creusée, tandis que je m'approchais, le touchais, le caressais, le ramassais pour le prendre sous mon bras. Il étendait loin de moi son long cou mouillé tandis que je le tenais ; pourtant, il demeurait tranquille sous mon bras, trop las, peut-être, pour se débattre. Il n'en tenait pas moins sa pauvre tête couronnée loin de moi, et semblait parfois pendre, languir, comme soudain sur le point de mourir.
            Il n'était pas si lourd que je l'avais cru, ce fut néanmoins toute une affaire de remonter avec lui à la maison. Nous le déposâmes à terre, pas trop près du feu, et l'essuyâmes doucement avec des chiffons. Il se soumettait, seulement de temps en temps, il étendait loin de nous son tendre col, dans une tentative impuissante, afin de nous échapper. Ensuite nous plaçâmes près de lui de la nourriture chaude. Je la portai à son bec, essayai de le faire manger. Mais il n'en tint aucun compte. Il avait l'air d'ignorer ce que nous faisions, inexplicablement replié sur lui-même. Aussi nous l'installâmes dans un panier tapissé de lainages, et l'y laissâmes blotti, inconscient. Nous posâmes près de lui sa nourriture. Les stores étaient tirés, la maison était chaude, il faisait nuit. Le paon s'agitait parfois, mais le plus souvent il demeurait tapi, immobile, inclinant d'un côté sa curieuse tête couronnée. Il ne touchait point à sa nourriture et ne prêtait nulle attention aux bruits, aux mouvements. Nous parlâmes eau-de-vie, stimulants. Mais je me rendis compte que le mieux que nous avions à faire était de laisser l'oiseau tranquille.
  **          Pendant la nuit, toutefois, nous l'entendîmes s'agiter. Anxieusement je me levai, pris une bougie. Il avait mangé un peu, en avait répandu plus encore, faisant beaucoup de saletés. Il était perché sur le dossier d'un gros fauteuil. D'où je conclus que l'animal était guéri, ou en voie de l'être.
            La journée qui suivit fut claire et la neige avait gelé, aussi je résolus de le reporter à Tible. L'oiseau consentit après plusieurs battements d'ailes, à demeurer dans un grand sac à pêche, d'où sortait sa tête délabrée qui exprimait un sauvage malaise. Me voilà donc parti avec le paon. Je descendis en glissant dans la vallée. Je progressai bien en m'enfonçant dans l'ombre pâle, à côté des eaux tumultueuses, puis grimpai avec peine le flanc blanc et figé de la vallée qu'emplumaient des bouquets de jeunes pins, jusque dans le rayonnement d'un blanc plus pâle des régions neigeuses supérieures où le vent coupait dur. Joey semblait regardait constamment de son oeil anxieux, large ouvert, un oeil qui ne voyait pas, brillant, impénétrable. Tandis que j'approchais de la commune de Tible, le paon s'agita violemment dans le sac, bien que je ne puisse affirmer que l'animal reconnut l'endroit. Puis, comme j'arrivais aux hangars, Joey lança des regards aigus de droite et de gauche, et tendit son long col. Cet oiseau me faisait un peu peur. Il poussa un grand cri véhément ouvrant son bec sinistre, et je m'immobilisai, regardant l'oiseau se débattre à l'intérieur du sac, secoué moi-même par sa lutte, sans pourtant songer à lui rendre la liberté.
            Mrs Goyte arriva en trombe, contournant l'extrémité de la maison, la tête en avant pour mieux voir. La jeune fermière m'aperçut et s'avança.
            - Vous avez Joey ? cria-t-elle avec sécheresse, comme si j'avais été un voleur.
            J'ouvris le sac et le paon s'affala par terre en battant des ailes comme si désormais le contact de la neige lui eût fait horreur. Mrs Goyte le ramassa, approcha les lèvres de son bec. Elle avait le sang aux joues, elle était en beauté, les yeux brillants, les cheveux souples, épais. Mais plus que jamais la jeune femme avait quelque chose d'une sorcière. Elle se taisait.
Résultat de recherche d'images pour "paon blesse"   **         Elle avait été suivie par une femme aux cheveux gris, à la face ronde, plutôt jaune, au comportement légèrement hostile.
            - Alors, comme ça, vous l'avez apporté avec vous ? me demanda-t-elle d'un ton sec.
            Je répondis que j'avais sauvé l'oiseau la veille au soir.
            De l'arrière de la maison s'approcha lentement un homme élancé, à moustache grise, vêtu d'un pantalon rapiécé largement.
            - Tu vois bien qu'il est revenu, dit-il à sa bru.
            Sa femme lui expliqua dans quelles conditions j'avais retrouvé Joey.
            - Ah ! reprit l'homme grisonnant. Je vous parie ce que vous voulez que c'est notre Alfred qui lui aura fait peur. Il se sera envolé par-dessus la vallée. Tu peux remercier la bonne étoile qu'on l'ait retrouvé, Maggie. Il aurait gelé. Sont un peu douillets, conclut-il à mon intention.
            - Oui, répondis-je, ici ça n'est pas leur pays.
            - Non, pour sûr, répondit Mr Goyte.
            Il s'exprimait très posément, doucement, comme si une pédale sourde avait sans arrêt feutré sa voix. Il considérait sa belle-fille accroupie, rouge et noire, devant le paon qui reposa quelques instants son long cou bleu sur les genoux de la jeune femme. En dépit de sa moustache grise et de ses fins cheveux gris, le vieil homme avait un visage tendre et presque délicat, comme un jeune homme. Ses yeux bleus pétillaient d'une source mystérieuse de plaisir. Mr Goyte avait la peau fine et tendre, le nez délicatement busqué. Ses cheveux gris quelque peu rebroussés, lui donnaient l'air débonnaire d'un adolescent amoureux.
            - ... Il faut lui dire qu'il est revenu, déclara-t-il avec lenteur et, se retournant, il appela : Alfred... Alfred ! Où es-tu passé ?
            Puis Mr Goyte se retourna vers le groupe.
            - Lève-toi don, Maggie ma fille. Allons, debout. C'est trop pour un oiseau.
            Un jeune homme s'approcha, vêtu de kaki grossier, culotte aux genoux. Il avait l'air d'un Danois, large de reins.
            - ... Il est revenu, déclara le père au fils, du moins on l'a rapporté. Il s'était envolé par-dessus la vallée de la Griffe.
            Le fils me regarda. Il avait l'aspect d'une tête brûlée, le calot d'un côté, les mains enfoncées dans les poches de son pantalon. Mais il se taisait.
            - Vous entrerez bien une minute, Monsieur, me dit la femme âgée.          

            - Mais oui, entrez donc prendre une tasse de thé, ou quelque chose. Ca vous fera du bien à vous qu'avez rapporté l'oiseau. Allons Maggie ma fille, entrons dans la maison.
            Aussi nous pénétrâmes dans la salle commune, trop encombrée, trop douillette, trop chaude et qui sentait plutôt le renfermé. Le fils nous suivit, le dernier et se tint sur le seuil. Le père me faisait la conversation. Maggie sortit les tasses à thé. La mère repartit pour la laiterie.
            - ... Allons Maggie, secoue-toi un peu, dit le beau-père, puis à mon intention, elle n'a pas été très brillante depuis qu'Alfred est revenu à la maison et que l'oiseau s'est envolé. Il est revenu mercredi soir, Alfred. Mais j'y pense, vous saviez ça, hein ? Ouais, il est rentré mercredi, et m'est avis qu'il y a eu des histoires entre eux, pas vrai Maggie ?
            Il cligna malicieusement de l'oeil à sa bru qui rougit, éclatante et belle.
            - Oh ! taisez-vous donc, père. Vous m'avez l'air bien remonté, lui dit-elle, agacée.
            Mais elle n'arrivait jamais à se fâcher contre lui.
            - Elle a retrouvé ses couleurs ce matin, continua lentement le beau-père. Il a fait de l'orage dans sa tête ces deux derniers jours. Le vent a soufflé du nord-est, depuis qu'on vous a vu mercredi.
            - Assez père, vous nous cassez la tête. Je me demande où vous avez bien pu retrouver votre langue, tout d'un coup, dit Maggie avec une dureté caressante.
            - Je l'ai retrouvée où je l'avais perdue. Tu viens donc pas t'asseoir, Alfred ?
            Mais Alfred tourna les talons et disparut.
            - ... Il est aux cent coups à cause de cette histoire de lettre, m'apprit le père en confidence. La mère ne sait rien. Sottises tout ça, hein ? Mais oui ! A quoi bon faire tout ce foin sur ce qui est loin et ne peut que le rester. Non, inutile tout ça. Je me tue à le répéter à ma bru.
            La mère étant revenue, la conversation devint générale. Maggie, de temps en temps, braquait sur moi son regard étincelant. Évoluer parmi des hommes la rendait complaisante. Je lui faisais de petits compliments qu'elle avait l'air de ne pas entendre. Elle me servait avec une sorte d'amabilité sinistre de sorcière, sa tête sombre enfoncée entre les épaules, à la fois humble et puissante. S'occuper de son beau-^père et de moi rendait la jeune femme heureuse ainsi qu'une enfant. Mais il y avait entre ses sourcils quelque chose d'inquiétant, comme si un sombre papillon de nuit se fût posé là, et quelque chose d'inquiétant dans l'attitude inclinée, rigide, de la jeune femme.
            Elle était assise auprès du feu sur un tabouret bas, à côté de son beau-père. La tête penchée elle avait l'air absente. De temps en temps elle revenait brusquement à elle et levait les yeux vers nous, rieuse et bavarde. Ensuite, elle nous oubliait de nouveau. Toutefois, cette forme noire, rigide, semblait toute proche de nous dans son oubli.
            La porte ayant été ouverte, le paon fit lentement son entrée. Il se pavanait, tranquille. Il s'approcha de la jeune femme et s'accroupit, repliant son cou bleu. Elle lui jeta un coup d'oeil, mais presque comme si elle ne le remarquait pas. L'oiseau reposait silencieux, comme endormi. La femme aussi reposait, rigide et silencieuse, apparemment indifférente. Puis on entendit à nouveau un pas lourd. Alfred entra. Il regarda sa femme, il regarda le paon accroupi auprès d'elle. Alfred était debout, vaste, sur le seuil, les mains enfoncées devant lui dans les poches de sa culotte. Nul ne souffla mot. Alfred, à nouveau, tourna les talons et sortit.
            Je me levai pour partir aussi. Maggie tressaillit comme revenue à elle.
            - Faut-il vraiment que vous partiez ? demanda-t-elle se levant et s'approchant de moi, se tenant debout devant moi, la tête inclinée de côté, levant les yeux vers moi. Ne pouvez-vous rester encore un peu ? Aujourd'hui nous pouvons tous rester bien au chaud, il n'y a rien à faire au-dehors.
            Elle éclata de rire en découvrant les dents bizarrement. Elle avait le menton allongé.
            Je répondis que je devais partir. Accroupi devant l'âtre, le paon déployait et repliait son long cou bleu. Maggie restait debout devant moi, tout près, de sorte que j'éprouvais une conscience aiguë de mes boutons de gilet.
            - Dans ce cas, dit la jeune femme, vous reviendrez, n'est-ce pas ? Revenez, je vous en prie.
            Je promis.
            - Venez prendre le thé un de ces jours, oui, venez !
            Je promis. Un de ces jours.
            A l'instant même où je fus hors de sa présence, je cessai complètement d'exister pour Maggie, aussi complètement que je cessai d'exister pour Joey. Par suite de ses curieuses absences, elle m'oublia aussitôt. Je le savais quand je la quittai. Pourtant elle avait presque l'air en contact physique avec moi tandis que je me trouvais auprès d'elle.
            Le ciel était redevenu tout blême, jaunâtre. Quand je sortis il n'y avait plus de soleil, la neige était bleue et froide. Je descendis rapidement la colline en songeant à Maggie. La route faisait une boucle dans la descente de la pente escarpée. Tandis que je foulais laborieusement la neige craquante, j'aperçus une silhouette qui dévalait à grandes enjambées le chemin abrupt afin de m'arrêter au passage. C'était un homme qui portait les mains devant lui, à demi enfoncées dans les poches de sa culotte, un homme aux épaules carrées, un vrai fermier des collines. Alfred, cela va sans dire. Il m'attendit près du petit mur de pierre.
            - Excusez-moi, dit-il à mon approche.
            Je fis halte en face de lui, les yeux dans ses maussades yeux bleus. Il avait une étrange expression hautaine. Mais ses yeux bleus me fixaient avec insolence.
Afficher l'image d'origine              - Avez-vous entendu parler d'une lettre, en français, que ma femme a ouverte, une lettre adressée à moi... ?
            - Oui, répondis-je. Votre femme m'a prié de la lui traduire.
            Il me regardait fixement. Il ignorait ce qu'il devait penser.
            - Qu'est-ce qu'il y avait dans cette lettre ? interrogea-t-il.
            - Quoi ! m'écriai-je. Vous ne savez donc pas ?
            - Ma femme prétend l'avoir brûlée, déclara-t-il.
            - Sans vous la montrer ? demandai-je.
            Il fit de la tête un léger signe affirmatif. Il semblait réfléchir à la ligne de conduite qu'il convenait de prendre. Il voulait connaître le contenu de la lettre. Il devait le connaître. Il devait, par conséquent, m'interroger puisque, de toute évidence, sa femme s'était payé sa tête. En même temps, nul doute qu'il eût aimé se venger secrètement sur mon infortunée personne. Aussi, me regardait-il. Aussi le regardais-je sans qu'aucun de nous ne parlât. Il ne voulait pas répéter sa requête. Et pourtant, je me bornais à le regarder, méditatif.
            Il rejeta soudain la tête en arrière et baissa les yeux vers la vallée. Puis il changea de position, il était dans la cavalerie. Puis il me considéra d'un air plus confiant.
            - Elle a brûlé cette satanée lettre avant que je n'aie pu la voir, dit-il.
            - Eh bien, répliquai-je avec lenteur, votre femme ignore elle-même ce qu'il y avait dans cette lettre.
            - Il continuait de me scruter. Je me souris à moi-même.
            - ... Je n'ai pas voulu traduire ce qu'il y avait dedans, poursuivis-je.
           Il rougit brusquement, au point que les veines de son cou saillirent et s'agita de nouveau, mal à son aise.
            - ... La fille belge annonçait que son enfant était né la semaine précédente et qu'on le prénommerait Alfred, ajoutai-je.
            Ses yeux rencontrèrent les miens. Je souriais. Lui sourit aussi.
            - Bonne chance à elle, déclara-t-il.
            - Certes, dis-je.
            - Et à ma femme, qu'est-ce que vous avez raconté ? questionna-t-il.
            - Que l'enfant était celui de la vieille mère, que c'était le frère de votre amie qui vous écrivait comme à un ami de la famille.
            Il souriait avec la lente, la subtile malice du fermier.
            - Et ma femme a pris ça pour de l'argent comptant ? demanda-t-il.
            - Autant que le reste.
           Il continuait de sourire. Puis il éclata d'un rire bref.
           - Ça lui fera les pieds ! s'exclama-t-il mystérieusement.
           Alors, il rit à nouveau bruyamment, estimant de toute évidence avoir gagné une manche importante dans sa lutte avec sa femme.
            - Et l'autre ? demandai-je.
            - Qui ça ?
            - Élise.
            - Oh !..  fit-il en s'agitant, gêné, elle n'était pas mal...
            - Vous allez retourner auprès d'elle, dis-je.
            Il me lança un coup d'oeil, et grimaça.
            - Vous ne m'avez pas regardé, répondit-il. Je vous parie que c'est un coup monté.
            - Vous ne croyez pas que " le cher petit bébé " soit un petit Alfred ?
            - Ça se peut, dit-il.
            - Ça se peut seulement ?
            - Oui. Il y a beaucoup d'asticots dans une livre de fromage.
            Il éclata d'un rire bruyant, mais gêné.                                           fermedebeaumont.com
Afficher l'image d'origine            - ... Qu'est-ce qu'elle disait, au juste ? interrogea-t-il.
            J'entrepris de répéter, du mieux que je pus, les phrases de la lettre.
            - " Mon cher Alfred... Figure-toi comme je suis désolée... "
            Il écoutait avec un certain embarras. Quand j'eus épuisé tout ce que je me rappelais, il déclara
            - Elles s'entendent à vous tourner une lettre, ces filles belges.
            - La pratique, observai-je.
            - Elles en ont beaucoup, dit-il.
            Il y eut une pause.
            - ... Et puis, reprit-il, cette lettre, au bout du compte, je ne l'ai jamais reçue.
            Le vent soufflait, coupant, dans le soleil, à travers la neige. Je me mouchai et m'apprêtai à m'éloigner.
            - Alors, " elle " ne sait rien ? poursuivait Alfred, indiquant du chef le sommet de la colline, la direction de Tible.
            - Elle ne sait que ce que je lui ai dit, à condition qu'elle ait réellement brûlé la lettre.
            - Je crois qu'elle l'a brûlée, fit-il, par méchanceté pure. C'est une diablesse, vous savez. Mais ça ne se passera pas comme ça.
            Il avait la mâchoire obstinée, opiniâtre. Et soudain avec une nouvelle expression, il se tourna vers moi.
            - Pourquoi ? s'écria-t-il. Pourquoi est-ce que vous n'avez pas tordu le cou à ce bon Dieu de paon... à ce bon Dieu de Joey ?
            - Comment ça ? dis-je. Pour quelle raison ?
            - Cette bête me fait horreur, expliqua-t-il. Je lui ai tiré dessus...
            Je me mis à rire. Debout, immobile, Alfred rêvassait.
            - ... Pauvre petite Élise, murmura-t-il.
            - Elle était petite ? m'enquis-je.
            Il redressa la tête.
            - Non, répondit-il, plutôt grande.
            - Plus grande que votre femme, je suppose.
            A nouveau, il me regarda dans les yeux. Puis, une fois de plus, partit d'un grand éclat de rire qui retentit en écho dans la vallée immobile, ce désert de neige.
            - Bon Dieu, c'est knock-out ! dit-il enchanté.
            Puis il se tint au repos, un pied en-dehors, les mains dans ses poches de culotte, la tête rejetée en arrière, un beau spécimen d'homme.
            - ... Mais j'aurai la peau de ce satané Joey... rêva-t-il.
            Je dévalai la colline en riant aux éclats.

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                                                                                       D.H. Lawrence