jeudi 24 mars 2022

Dans la tête de Poutine Michel Eltchaninoff ( Document France )

Dans la tête de Poutine     

Ecrit par le philosophe Michel Eltchaninoff, " Dans la tête de Vladimir Poutine ", est surtout une biographie succincte. Ne pas lire ici de critique politique. Lorsque Eltchaninoff nous décrit Vladimir Poutine lecteur des auteurs russes principalement, puis de Kant et de Hegel, pourquoi ne pas connaitre davantage la personnalité du personnage. On apprend donc, entre autres, que son père fut un temps cuisinier de Staline. Mais surtout son attachement à sa ville, Saint-Petersbourg, et à ses compagnons de jeunesse de la même ville. Puis son accession au KGB. Sa réflexion le conduit à la conclusion que la Russie et l'Eurasie forment un bloc face à l'Europe. Poutine, chrétien orthodoxe, est le sujet de ce court ouvrage qui nous entraîne sur un aussi court chemin vers la philosophie. Bonne lecture. * ( image amason.fr )

 



mercredi 23 mars 2022

Klimt Cornette - Marc - Rénier ( Bande dessinée France )

 





 



 glenat.com                         

                                                                Klimt

            Vienne 1907. Quels mots employer pour raconter une vie de peintre dans une bande dessinée. Ici un épisode, un moment où, malgré la profonde affliction qui suivit l'exposition du tableau 
" La médecine ", Gustav Klimt très remonté contre les critiques et le public choqués par l'abondance de nus, déclare haut et fort que " sous les vêtements les corps sont nus, particulièrement devant les médecins ". Mais il conserve des amitiés, notamment le couple Bloch-Bauer. Bien qu'il soit de notoriété publique que les femmes, mondaines entre autres, soient ses maîtresses, Ferdinand insiste pour que Gustav, devenu l'ami du couple, fasse le portrait de sa femme, Adèle. Klimt accepte et promet à son ami un portrait d'Adèle couvert d'or. Portrait devenu célèbre, reproduit dans l'album, ainsi que quelques toiles accompagnant quatre pages d'une courte biographie. Gustav Klimt a choisi de vivre avec sa mère et ses soeurs, mais aussi dans une maison accueillante où les filles n'hésitent pas à sortir nues pour rattraper un chat fugueur. Beaucoup de nudité dans quelques pages, pourtant on retient surtout le style particulier du peintre, quelques toiles célèbres. Vie d'un homme de chair et de sang, qui souffre se croyant incompris, mange avec appétit la soupe préparée par la mère occupée à son jardin et gourmande son homme de fils qui profère quelques paroles, un peu, grossières. Tout cela dans une BD légère et bien enlevée. Bonne lecture, souriante. MB 













            

lundi 21 mars 2022

Numéro Deux David Foenkinos ( Roman France )















                                                   Numéro Deux   

           Londres. John, anglais fantaisiste et créateur d'objets inutiles, ainsi la cravate-parapluie, et Jeanne, française, se rencontrent à un concert de The Cure. Ils se marieront et auront un fils. Martin. Heureux, puis malheureux, Jeanne ne supportant plus les échecs de John ils se séparent. Jeanne intègre la rédaction du Point à Paris. John obtient la garde en semaine de Martin, puis week-end chez sa mère à Paris. Accommodement jusqu'au jour où, John devenu décorateur ou aide-décorateur sur les tournages de films, apprend que son fils a été reconnu comme le portrait même d'un jeune héros, Harry Potter. Les livres de J.K. Rowling sont la joie des libraires, mais deviennent vite le cauchemar de certains. Repéré donc par un directeur de casting, Martin, briefé par son père, accède à la dernière marche avant le choix de J.K.Rowling, du metteur en scène et autres responsables. Son concurrent, un autre jeune garçon, David Radcliff. L'attente est douloureuse pour les jeunes enfants, Martin a 10 ans. Et Radcliff l'emporte, comme le savent les millions de spectateurs qui ont lu l'histoire et vu les films. La surenchère, l'absolue certitude que lui donnait son entourage de tous côtés ne préparaient pas Martin à l'échec. A sa rancœur, il ressemble énormément à Radcliff et donc à Harry Potter, s'ajoute un événement douloureux et Martin quitte Londres et habite désormais avec sa mère, à Paris. L'enfant ne manque pas d'affection, de soins, mais il reste taciturne et voue une phobie à tout ce qui touche Harry Potter. Années difficiles pour Martin, alors qu'une lourde publicité entoure la sortie de chaque volume, de chaque film. De plus un incident dramatique le confronte au nouveau compagnon de sa mère. Martin connaîtra longtemps tous les épisodes dus à une dure dépression. Adulte, bachelier, sa personnalité, son échec, il demeure indécis sur son choix de carrière, mais accepte cependant un poste de gardien de salle, au Louvre. Ses tourments le contraignent à vérifier la bibliothèque de ses éventuelles amoureuses. Jusqu'aux dernières pages l'indécision demeure. De l'euphorie au trou noir Martin, bien entouré trouvera-t-il, ou qui le sortira de son brouillard. Joliment écrit, on peine à quitter le personnage, sympathiques la mère, le père. Et les affres de l'entourage face à un dépressif quasi mutique et intelligent. Bonne lecture. M











vendredi 18 mars 2022

Un Gentleman à Moscou Amor Towles ( Roman Etats Unis )

 

amazon.fr

                                                Un Gentleman                                                                                                                                                                          à Moscou

            C'est un Best-seller, ce n'est pas un Best-seller fracassant, nulle violence, pas de pataquès familial, mais l'histoire d'un confinement. Confinement durable, de nombreuses années. Et, finalement, l'histoire d'un homme pas malheureux car le comte Alexandre ( Sasha ) Rostov, membre du Jockey Club et filleul d'un proche du tsar, a reçu une éducation digne d'un aristocrate qui passe ses diplômes en 1905, alors que les révoltes se multiplient. Profondément attaché à son pays, après avoir sauvé sa grand-mère des luttes qui s'annoncent le comte revient en Russie. Sauvé de la déportation qui attend les aristocrates par un poème, son origine nous est conté dans le livre, il est néanmoins assigné à résidence à Moscou, à l'hôtel Metropol où le comte Rostov avait ses habitudes. Mais plus de suite au 2è étage, le comte se contentera d'un logis sous les toits avec pour voisins des pigeons qui grattent les gouttières et les jours de spleen profond, sur la terrasse, d'un vieil employé qui élève des abeilles. Ruches parfois vides de leurs occupantes, puis, joie, de retour, avec un miel qui sent le lilas qui fleurit dans les jardins Alexandre, en bas. En se penchant Alexandre aperçoit la place du Théâtre, le Bolchoï, de l'autre côté le Kremlin. Un plan est proposé au début du livre. Le comte, homme fin, lettré, a conservé outre Anna Karénine et quelques autres les Essais de Montaigne bien utile pour caler les pieds d'une table, pieds précieux qui conservent une petite réserve de pièces d'or rares. On trouve tout au Metropol, du barbier au restaurant, où Sasha portant longtemps moustache arriva un jour lèvre découverte et la visite à sa table de Nina, petite fille sous la garde de son père oligarque de la nouvelle équipe dirigeante. Ils se lieront d'une amitié indéfectible, parcourront l'hôtel du sous-sol aux combles. Le comte a des relations d'adulte, une liaison avec Anna, comédienne bien sympathique et fort utile dans les moments délicats, rares car le comte est prudent, que vivront tous les héros. Il y a Emile et les autres, tous fidèles les uns aux autres, et puis les méchants, dont l'un communiste sans concession, surnommé le Fou. Et le comte devint serveur au grand restaurant de l'hôtel, car tous se doivent de travailler, de plus son éducation lui permet d'apporter la touche finale à la présentation des tables, des plats. Les années passent et l'Histoire avance, de même que Staline qui s'installera au Kremlin, puis mourra un jour de mars.                                          " ....... Le comte trouvait les discours politiques ennuyeux, quelle que fût l'opinion exprimée...."              Soir de dépression monté sur la terrasse il fait connaissance avec un vieil homme qui ne reçoit guère de visite, n'a qu'un tabouret mais : " ..... Une tasse de café, songea le comte, une tasse de café c'était exactement ce qu'il fallait. En effet, quoi de plus polyvalent ? Adapté au gobelet en fer-blanc tout autant qu'à la porcelaine de Limoges, le café donne de l'énergie au travailleur à l'aube, calme l'âme songeuse à midi et redonne courage aux désespérés au cœur de la nuit.....- Le secret c'est le moment où on le moud....... " 1922 le comte avait une trentaine d'année, enfermé sans rancœur, esprit observateur, de ses occupations à ses moments entre les plantes du grand hall, ses visites au Chaliapine, liant amitié solide avec Andreï le barman du bar de l'hôtel, une nouvelle petite fille lui est confiée, il l'élèvera sans sortir du Métropol, avec l'aide de ses amis fidèles, musicienne sensible elle jouera à Pleyel qu'elle quitte pieds nus, mais cela se lit. Sans concentration particulière, la vie se poursuit, le monde extérieur vient à lui à travers ceux qui entrent ou travaillent au Metropol, telle Marina épatante couturière, Il ne se plaint jamais, sourit autant qu'il faut, ses colères sont froides. La fin est ce que l'on attendait ou redoutait, selon......... Toute la vie du comte Rostov est inscrite en symboles sur la belle couverture de ce livre épatant, personnages réjouissants. Best seller aux Etats Unis en 2016. Très bonne lecture. A noter les prémisses de l'arrivée de Kroutchev qui fut maire de Moscou et l'amorce du déclin de Malenkov, ce qui intéresse fort un espion présumé, américain.

 


jeudi 17 mars 2022

Elle et son Chat Makoto Shinkai - Naruki Nagakawa ( Roman Japon )



 





                              

amazon.fr

                                                     Elle et son Chat

            Japon, un chaton dans un carton, dans une poubelle, s'apprête à laisser la mort l'emporter, tant il est léger. De plus qui veut d'un si petit animal malade, ou presque. Une jeune femme, triste, aux longs cheveux, penchée sur la poubelle. Elle est triste, nous connaîtrons ses raisons, il est malheureux. Il s'appellera Chobi. Sa langue de chat, traduite par l'auteur, nous mène au sein de la société des chiens et des chats, d'appartement, de gouttière, bien sympathiques. Trop peut-être. Chobi soigné, grandit, observe sa maîtresse qui, un jour, pleure, pleure, alors il dit en miaous traduits en mots, Je serai ton Amoureux puisque tu es ma maîtresse. Et de chatière en déambulations dans un quartier traversé par les trains, et fourni en végétation, cosmos, camphrier, Chobi visite, s'éloigne et revient veillant toujours. Si les femmes et les hommes tentent de résoudre les problèmes habituels, sentimentaux, travail, amitiés, Chobi - chat rencontre John, le chien, chenu et sage. Il pense que nous venons tous d'une étoile, il pense qu'on revient du pays des morts, dans un autre corps. Il gère les domaines de chacun de ses copains animaux la plupart sans domicile fixe. Et Chobi va rencontrer sa mère, et ses quatre frères et sours placés dans le quartier. Léger mais grave, très imagé, les saisons passent, et voilà le printemps et les cerisiers en fleurs qui réveillent même Aoï, jeune fille choquée par la mort d'une amie, serait-elle responsable ? Le froid, la neige. Shino obligée de soigner ses beaux-parents coléreux. Un moment, quelques courtes années d'un coin d'une grande ville au Japon, des chiens, des chats - chatons, et des femmes et des hommes. Les pages sont parsemées de dessins d'un chat, noir. Il est possible de suivre les aventures de Elle et son Chat en vidéo disponible.










samedi 12 mars 2022

Un parricide Guy de Maupassant ( Nouvelle France )

 silartetaitconte.com






      


                                                   Un parricide

            L'avocat avait plaidé la folie. Comment expliquer autrement ce crime étrange ?
            On avait retrouvé un matin, dans les roseaux, près de Chatou, deux cadavres enlacés, la femme et l'homme, deux mondains connus, riches, plus tout jeunes, et mariés seulement de l'année précédente, la femme n'étant veuve que depuis trois ans.
            On ne leur connaissait point d'ennemis, ils n'avaient pas été volés. Il semblait qu'on les eût jetés de la berge dans la rivière, après les avoir frappés, l'un après l'autre, avec une longue pointe de fer.
            L'enquête ne faisait rien découvrir. Les mariniers interrogés ne savaient rien ; on allait abandonner l'affaire, quand un jeune menuisier d'un village voisin nommé Georges Louis, dit Le Bourgeois, vint se constituer prisonnier.
            A toutes les interrogations, il ne répondit que ceci :
            - Je connaissais l'homme depuis deux ans, la femme depuis six mois. Ils venaient souvent me faire réparer des meubles anciens, parce que je suis habile dans le métier.
            Et quand on lui demandait :
            - Pourquoi les avez-vous tués ?
            Il répondait obstinément :
            - Je les ai tués parce que j'ai voulu les tuer.
            On n'en put tirer autre chose.
            Cet homme était un enfant naturel sans doute, mis autrefois en nourrice dans le pays, puis abandonné. Il n'avait pas d'autre nom que Georges Louis, mais comme, en grandissant, il devint singulièrement intelligent, avec des goûts et des délicatesses natives que n'avaient point ses camarades, on le surnomma : " le Bourgeois " ; et on ne l'appelait plus autrement. Il passait pour remarquablement adroit dans le métier de menuisier qu'il avait adopté. Il faisait même un peu de sculpture sur bois. On le disait aussi fort exalté, partisan des doctrines communistes et même nihilistes, grand liseur de romans d'aventures, de romans à drames sanglants, électeur influent et orateur habile dans les réunions publiques d'ouvriers ou de paysans.
            L'avocat avait plaidé la folie.
            Comment pouvait-on admettre, en effet, que cet ouvrier eût tué ses meilleurs clients, des clients riches et généreux ( il le reconnaissait ), qui lui avaient fait faire, depuis deux an, pour trois mille francs de travaux ( ses livres en faisaient foi ). Une seule explication se présentait : la folie, l'idée fixe du déclassé qui se venge sur deux bourgeois de tous les bourgeois, et l'avocat fit une allusion habile à ce surnom de Le Bourgeois donné par le pays à cet abandonné ; il s'écriait :
            " - N'est-ce pas une honte, et une ironie capable d'exalter encore ce malheureux garçon qui n'a ni père ni mère ? C'est un ardent républicain. Que dis-je ? Il appartient même à ce parti politique que la République fusillait et déportait naguère, qu'elle accueille aujourd'hui à bras ouverts, à ce parti pour qui l'incendie est un principe et le meurtre un moyen tout simple.
            Ces tristes doctrines, acclamées maintenant dans les réunions publiques, ont perdu cet homme. Il a entendu des républicains, des femmes même, oui, des femmes ! demander le sang de M. Gambetta, le sang de M. Grévy ; son esprit malade a chaviré ; il a voulu du sang, du sang de bourgeois !
            Ce n'est pas lui qu'il faut condamner, Messieurs, c'est la Commune ! "
            Des murmures d'approbation coururent. On sentait bien que la cause était gagnée pour l'avocat. Le ministère public ne répliqua pas,
            Alors le président posa au prévenu la question d'usage :
            - Accusé, n'avez-vous rien à ajouter pour votre défense ?
            L'homme se leva.                                                                                    cultea.fr
            Il était de petite taille, d'un blond de lin, avec des yeux gris, fixes et clairs. Une voix forte, franche et sonore sortait de ce frêle garçon et changeait brusquement, aux premiers mots, l'opinion qu'on s'était faite de lui.
            Il parla hautement, d'un ton déclamatoire, mais si net que ses moindres paroles se faisaient entendre jusqu'au fond de la grande salle :
            - Mon président, comme je ne veux pas aller dans une maison de fous, et que je préfère même la guillotine, je vais tout vous dire.
            Maintenant, écoutez-moi et jugez-moi.

            Une femme, ayant accouché d'un fils, l'envoya quelque part en nourrice. Sut-elle seulement en quel pays son complice porta le petit être innocent, mais condamné à la misère éternelle, à la honte d'une naissance illégitime, plus que cela : à la mort, puisqu'on l'abandonna, puisque la nourrice, ne recevant plus la pension mensuelle, pouvait, comme elles font souvent, le laisser dépérir, souffrir de faim, mourir de délaissement !
            La femme qui m'allaita fut honnête, plus honnête, plus femme, plus grande, plus mère que ma mère. Elle m'éleva. Elle eut tort en faisant son devoir. Il vaut mieux laisser périr ses misérables jetés aux villages des banlieues, comme on jette une ordure aux bornes.
            Je grandis avec l'impression vague que je portais un déshonneur. Les autres enfants m'appelèrent un jour " bâtard ". Ils ne savaient pas ce que signifiait ce mot, entendu par l'un d'eux chez ses parents. Je l'ignorais aussi, mais je le sentis.
            J'étais, je puis le dire, un des plus intelligents de l'école. J'aurais été un honnête homme, mon président, peut-être un homme supérieur, si mes parents n'avaient pas commis le crime de m'abandonner.
            Ce crime, c'est contre moi qu'ils l'ont commis. Je fus la victime, eux furent les coupables. J'étais sans défense, ils furent sans pitié. Ils devaient m'aimer : ils m'ont rejeté.
            Moi, je leur devais la vie, mais la vie est-elle un présent ? La mienne, en tout cas, n'était qu'un malheur. Après leur honteux abandon, je ne leur devais plus guère que la vengeance. Ils ont accompli contre moi l'acte le plus inhumain, le plus infâme, le plus monstrueux qu'on puisse accomplir contre un être.
            Un homme injurié frappe ; un homme volé reprend son bien par la force. Un homme trompé,  martyrisé, tue ; un homme souffleté tue ; un homme déshonoré tue. J'ai été plus volé, trompé, martyrisé, souffleté moralement, déshonoré, que tous ceux dont vous absolvez la colère.
            Je me suis vengé, j'ai tué. C'était mon droit légitime. J'ai pris leur vie heureuse en échange de la vie horrible qu'ils m'avaient imposée.
            Vous allez parler de parricide ! Etaient-ils mes parents, ces gens pour qui je fus un fardeau abominable, une terreur, une tache d'infâmie ; pour qui ma naissance fut une calamité et ma vie une menace de honte ? Ils cherchaient un plaisir égoïste ; ils ont eu un enfant imprévu. Ils ont supprimé l'enfant. Mon tour est venu d'en faire autant pour eux.
            Et pourtant, dernièrement encore, j'étais prêt à les aimer.
            Voici deux ans, je vous l'ai dit, que l'homme, mon père, entra chez moi pour la première fois. Je ne soupçonnais rien. Il me commanda deux meubles. Il avait pris, je le sus plus tard, des renseignements auprès du curé, sous le sceau du secret, bien entendu.
            Il revint souvent ; il me faisait travailler et payait bien. Parfois même il causait un peu de choses et d'autres. Je me sentais de l'affection pour lui.
            Au commencement de cette année il amena sa femme, ma mère. Quand elle entra, elle tremblait si fort que je la crus atteinte d'une maladie nerveuse. Puis elle demanda un siège et un verre d'eau. Elle ne dit rien ; elle regarda mes meubles d'un air fou, et elle ne répondait que oui et non, à tort et à travers, à toutes les questions qu'il lui posait ! Quand elle fut partie, je la crus un peu toquée.
            Elle revint le mois suivant. Elle était calme, maitresse d'elle. Ils restèrent, ce jour-là, assez longtemps à bavarder, et ils me firent une grosse commande. Je la revis encore trois fois, sans rien deviner ; mais un jour voilà qu'elle se mit à me parler de ma vie, de mon enfance, de mes parents. Je répondis : " Mes parents, Madame, étaient des misérables qui m'ont abandonné. " Alors elle porta la main sur son cœur, et tomba sans connaissance. Je pensai tout de suite : " C'est ma mère ! " mais je me gardai bien de laisser rien voir. Je voulais la regarder venir.
            Par exemple, je pris de mon côté mes renseignements. J'appris qu'ils n'étaient mariés que du mois de juillet précédent, ma mère n'étant devenue veuve que depuis trois ans. On avait bien chuchoté qu'ils s'étaient aimés du vivant du premier mari, mais on n'en avait aucune preuve. C'était moi la preuve, la preuve qu'on avait cachée d'abord, espéré détruite ensuite.                         pinterest.fr
            J'attendis. Elle reparut un soir, toujours accompagnée de mon père. Ce jour-là, elle semblait fort émue, je ne sais pourquoi. Puis, au moment de s'en aller, elle me dit : " Je vous veux du bien, parce que vous m'avez l'air d'un honnête garçon et d'un travailleur ; vous penserez sans doute à vous marier quelque jour ; je viens vous aider à choisir librement la femme qui vous conviendra. Moi, j'ai été mariée contre mon cœur une fois, et je sais comme on en souffre. Maintenant, je suis riche, sans enfants, libre, maîtresse de ma fortune. Voici votre dot. "
            Elle me tendit une grande enveloppe cachetée.
            Je la regardai fixement, puis je lui dis : " Vous êtes ma mère ?
            Elle recula de trois pas et se cacha les yeux de la main pour ne plus me voir. Lui, l'homme, mon père, la soutint dans ses bras et il me cria ! " Mais vous êtes fou ! "
            Je répondis ! " Pas du tout. Je sais bien que vous êtes mes parents. On ne me trompe pas ainsi. Avouez-le et je vous garderai le secret ; je ne vous en voudrai pas ; je resterai ce que je suis, un menuisier. "
            Il reculait vers la sortie en soutenant toujours sa femme qui commençait à sangloter. Je courus fermer la porte, je mis ma clef dans ma poche, et je repris : " Regardez-la donc et niez encore qu'elle soit ma mère. "
            Alors il s'emporta, devenu très pâle, épouvanté par la pensée que le scandale évité jusqu'ici pouvait éclater soudain ; que leur situation, leur renom, leur honneur seraient perdus d'un seul coup ; il balbutiait : " Vous êtes une canaille qui voulez nous tirer de l'argent. Faites donc du bien au peuple, à  ces manants-là, aidez-les, secourez-les ! "
            Ma mère, éperdue, répétait coup sur coup : " Allons-nous-en, allons-nous-en ! "
            Alors, comme la porte était fermée, il cria : " Si vous ne m'ouvrez pas tout de suite, je vous fais flanquer en prison pour chantage et violence ! "
            J'étais resté maître de moi ; j'ouvris la porte et je les vis s'enfoncer dans l'ombre.
            Je les rattrapai bientôt. La nuit était venue toute noire. J'allais à pas de loup sur l'herbe, de sorte qu'ils ne m'entendirent pas. Ma mère pleurait toujours. Mon père disait : " C'est votre faute. Pourquoi avez-vous tenu à le voir ! C'était une folie dans notre position. On aurait pu lui faire du bien de loin, sans se montrer. Puisque nous ne pouvons le reconnaître, à quoi servaient ces visites dangereuses ? "
            Alors, je m'élançai devant eux, suppliant. Je balbutiai : " Vous voyez bien que vous êtes mes parents. Vous m'avez déjà rejeté une fois, me repousserez-vous encore ? "
            Alors, mon président, il leva la main sur moi, je vous le jure sur l'honneur, sur la loi, sur la République. Il me frappa, et comme je le saisissais au collet, il tira de sa poche un revolver.
            J'ai vu rouge, je ne sais plus, j'avais mon compas dans ma poche ; je l'ai frappé, frappé tant que j'ai pu.
            Alors elle s'est mise à crier : " Au secours ! à l'assassin ! " en m'arrachant la barbe. Il parait que je l'ai tuée aussi. Est-ce que je sais, moi, ce que j'ai fait, à ce moment-là ?
            Puis, quand je les ai vus tous deux par terre, je les ai jetés à la Seine, sans réfléchir.
            Voilà. - Maintenant jugez-moi. "

            L'accusé se rassit. Devant cette révélation, l'affaire a été reportée à la session suivante. Elle passera bientôt. Si nous étions jurés, que ferions-nous de ce parricide ?



                                                     Guy de Maupassant
            
            
            

            





















            

Ecris-moi vite et longuement Françoise Sagan ( Roman - autobiographie France )

amazon.fr





 



                                             Ecris-moi vite et longuement

                                    Correspondance de Françoise Sagan à Véronique Campionle 

           De juin 1952 à... Charmant. Elégant. Lorsque Sagan - Quoirez écrit à son amie, suivant les circonstances, elle termine ainsi : " Mes meilleurs souvenirs à tes parents ". Propos d'une jeune fille que la pensée de préparer propédeutique, avec son amie Véronique, ennuie mais demeurera une grande lectrice des modernes, des classiques. Ainsi à Véronique " Si tu trouves Rousseau lis-le ". L'écriture de son roman puis sa parution la transporte dans un monde pas si éloigné du sien même si les personnages sont différents. Et de voyage en voyage, d'un pays à l'autre, Françoise Quoirez devenue Sagan porte allègrement le succès de " Bonjour tristesse ", transmet ses différentes adresses à son amie, les meilleurs hôtels et entre cocktails et signatures le roman s'est classé 2è meilleure vente aux Etats-Unis et 1er à New-York. Les deux amies se sont surnommées Plick et Plock, ou " ........ Mon cher toto, il ne me reste plus qu'à t'attendre, en commençant par tes lettres"......... Réponds-moi sur le champ ou je ne réponds  plus de rien à rien. " Sagan est lucide. Dans la préface le mariage et le divorce de Sagan-Schoeller est une parenthèse. Sagan en a-t-elle souffert ou la souffrance tellement niée est-elle physique, après le très grave accident de la route qui l'a laissée accroc à certaines drogues. Et dans une lettre à Véronique elle rappelle que les gens veulent vous voir le plus malheureux possible occultant leurs propres ennuis. Ces quelques lettres rassemblées par son fils, Denis Westhoff met en lumière son goût pour la vie, son goût pour les voitures luxueuses et rapides, Jaguar, Aston  " Martin - accident gravissime - Mais en fait où est Sagan, personnalité publique, ou plus secrète. Préfacé par Olivia de Lamberterie ce joli et court ouvrage épistolaire est bien venu en cette période, ces années où il n'est question que de morts, de virus, aussi incidemment de bombes. Bonne lecture. M.







dimanche 6 mars 2022

Beethoven Régis Penet ( BD France )

                  livre.fnac.com













                                                Beethoven

                                         Le Prix de la Liberté

            Un épisode de la vie du musicien. Ludwig van Beethoven à vingt ans quitte Bonn, l'Allemagne, le pays, la ville où il est né et a grandi sous la coupe d'un père violent qui, un jour, s'aperçut que son fils avait un fort talent de musicien. Il le força alors à s'exhiber, comme Mozart. Mais Ludwig n'était pas Mozart. Il choisit la ville et le pays où il construira son avenir de musicien, Vienne et l'Autriche où il trouvera l'accueil et le mécène qui lui permettront de composer ses plus grandes oeuvres. Il écrit ses meilleurs oeuvres, malgré une surdité envahissante, souvent à la suite de grands sentiments éprouvés en diverses circonstances. Ainsi la 3è Symphonie, Symphonie Héroïque en mi bémol majeur fut dédiée à Bonaparte, dans un premier temps, outre ses symphonies des concertos, sonates que lui inspirent ses amours. Mais le musicien très obstiné dans ses positions politiques refuse parfois de jouer devant des ministres ou grands militaires ses musiques, contre la volonté de son mécène, alors l'épouse du Prince Lobkowitz intervient, et il poursuit son labeur et sa vie dans leur résidence de Raudnitz.  Il composera aussi pour elle. Traits fins, la BD en noir et blanc est agréable. Bonne lecture et bon moment musical. M













lundi 28 février 2022

La Rempailleuse Guy de Maupassant ( Nouvelle France )

prof.com


                                  





                                                                      La Rempailleuse

                                                                                                         A Léon Hennique

            C'était à la fin du dîner d'ouverture de chasse chez le marquis de Bertrans. Onze chasseurs, huit jeunes femmes et le médecin du pays étaient assis autour de la grande table illuminée, couverte de fruits et de fleurs.
            On vint à parler d'amour, et une grande discussion s'éleva, l'éternelle discussion, pour savoir si on pouvait aimer vraiment une fois ou plusieurs. On cita des exemples de gens n'ayant jamais eu qu'un seul amour sérieux ; on cita aussi d'autres exemples de gens ayant aimé souvent, avec violence. Les hommes, en général, prétendaient que la passion, comme les maladies, peut frapper plusieurs fois le même être, et le frapper à le tuer si quelque obstacle se dresse devant lui. Bien que cette manière de voir ne fût pas contestable, les femmes, dont l'opinion s'appuyait sur la poésie bien plus que sur l'observation, affirmaient que l'amour, l'amour vrai, le grand amour, ne pouvait tomber qu'une fois sur un mortel, qu'il était semblable à la foudre, cet amour, et qu'un cœur touché par lui demeurait ensuite tellement vidé, ravagé, incendié, qu'aucun autre sentiment puissant, même aucun rêve, n'y pouvait germer de nouveau.
            Le marquis, ayant aimé beaucoup, combattait vivement cette croyance.
            " - Je vous dis, moi, qu'on peut aimer plusieurs fois avec toutes ses forces et toute son âme. Vous me citez des gens qui se sont tués par amour, comme preuve de l'impossibilité d'une seconde passion. Je vous répondrai que, s'ils n'avaient pas commis cette bêtise de se suicider, ce qui leur enlevait toute chance de rechute, ils se seraient guéris ; et ils auraient recommencé, et toujours, jusqu'à leur mort naturelle. Il en est des amoureux comme des ivrognes. Qui a bu boira - qui a aimé aimera. C'est une affaire de tempérament, cela. "
            On prit pour arbitre le docteur, vieux médecin parisien retiré aux champs, et on le pria de donner son avis.
            Justement il n'en avait pas :
            " - Comme l'a dit le marquis, c'est une affaire de tempérament ; quant à moi, j'ai eu connaissance d'une passion qui dura cinquante-cinq ans sans un jour de répit, et qui ne se termina que par la mort. "
            La marquise battit des mains.
            " - Est-ce beau cela ! Et quel rêve d'être aimé ainsi ! Quel bonheur de vivre ainsi cinquante-cinq ans tout enveloppé de cette affection acharnée et pénétrante ! Comme il a dû être heureux et bénir la vie celui qu'on adora de la sorte ! "
            Le médecin sourit :
            " - En effet, Madame, vous ne vous trompez pas sur ce point, que l'être aimé fut un homme. Vous le connaissez, c'est M. Chouquet, le pharmacien du bourg. Quant à elle, la femme, vous l'avez connue aussi, c'est la vieille rempailleuse de chaises qui venait tous les ans au chateau. Mais je vais me faire mieux comprendre. "
            L'enthousiasme des femmes était tombé ; et leur visage dégoûté disait : " Pouah ! " comme si l'amour n'eût dû frapper que des êtres fins et distingués, seuls dignes de l'intérêt des gens comme il faut.
            Le médecin reprit :

            " - J'ai été appelé, il y a trois mois, auprès de cette vieille femme, à son lit de mort. Elle était arrivée, la veille, dans la voiture qui lui servait de maison, traînée par la rosse que vous avez vue, et accompagnée de ses deux grands chiens noirs, ses amis et ses gardiens. Le curé était déjà là. Elle nous fit ses exécuteurs testamentaires, et, pour nous dévoiler le sens de ses volontés dernières, elle nous raconta toute sa vie. Je ne sais rien de plus singulier et de plus poignant.
            Son père était rempailleur et sa mère rempailleuse. Elle n'a jamais eu de logis planté en terre.
            Toute petite, elle errait, haillonneuse, vermineuse, sordide. On s'arrêtait à l'entrée des villages, le long des fossés ; on dételait la voiture ; le cheval broutait ; le chien dormait, le museau sur ses pattes ; et la petite se roulait dans l'herbe pendant que le père et la mère rafistolaient, à l'ombre des ormes du chemin, tous les vieux sièges de la commune. On ne parlait guère, dans cette demeure ambulante. Après les quelques mots nécessaires pour décider qui ferait le tour des maisons en poussant le cri bien connu :
" Rempailleur de chaises ! " on se mettait à tortiller la paille, face à face ou côte à côte. Quand l'enfant allait trop loin ou tentait d'entrer en relation avec quelque galopin du village, la voix colère du père la rappelait : " Veux-tu bien revenir ici, crapule ! " C'étaient les seuls mots de tendresse qu'elle entendait.
            Quand elle devint plus grande, on l'envoya faire la récolte des fonds de sièges avariés. Alors elle ébaucha quelques connaissances de place en place avec les gamins ; mais c'étaient alors les parents de ses nouveaux amis qui rappelaient brutalement leurs enfants : " Veux-tu bien venir ici, polisson ! Que je te voie causer avec les va-nu-pieds !... "
            Souvent les petits gars lui jetaient des pierres.                                           pinterest.fr
            Des dames lui ayant donné quelques sous, elle les garda soigneusement.
            Un jour, elle avait alors onze ans, comme elle passait par ce pays, elle rencontra derrière le cimetière le petit Chouquet qui pleurait parce qu'un camarade lui avait volé deux liards. Ces larmes d'un petit bourgeois, d'un de ces petits qu'elle s'imaginait, dans sa frêle caboche de déshéritée, être toujours contents et joyeux, la bouleversèrent. Elle s'approcha, et, quand elle connut la raison de sa peine, elle versa entre ses mains toutes ses économies, sept sous, qu'il prit naturellement, en essuyant ses larmes. Alors, folle de joie, elle eut l'audace de l'embrasser. Comme il considérait attentivement sa monnaie, il se laissa faire. Ne se voyant ni repoussée, ni battue, elle recommença ; elle l'embrassa à pleins bras, à plein cœur. Puis elle se sauva.
            Que se passa-t-il dans cette misérable tête ? S'était-elle attachée à ce mioche parce qu'elle lui avait sacrifié sa fortune de vagabonde, ou parce qu'elle lui avait donné son premier baiser tendre ? Le mystère est le même pour les petits que pour les grands.
            Pendant des mois, elle rêva de ce coin de cimetière et de ce gamin. Dans l'espérance de le revoir elle vola ses parents, grapillant un sou par-ci, un sous par-là, sur un rempaillage, ou sur les provisions qu'elle allait acheter.
            Quand elle revint, elle avait deux francs dans sa poche, mais elle ne put qu'apercevoir le petit pharmacien, bien propre, derrière les carreaux de la boutique paternelle, entre un bocal rouge et un ténia.
            Elle ne l'en aima que davantage, séduite, émue, extasiée par cette gloire de l'eau colorée, cette apothéose des cristaux luisants.
            Elle garda en elle son souvenir ineffaçable, et, quand elle le rencontra, l'an suivant, derrière l'école, jouant aux billes avec ses camarades, elle se jeta sur lui, le saisit dans ses bras et le baisa avec tant de violence qu'il se mit à hurler de peur. Alors, pour l'apaiser, elle lui donna son argent : trois francs vingt, un vrai trésor, qu'il regardait avec des yeux agrandis.
            Il le prit et se laissa caresser tant qu'elle voulut.
            Pendant quatre ans encore, elle versa entre ses mains toutes ses réserves qu'il empochait avec conscience en échange de baisers consentis. Ce fut une fois trente sous, une fois deux francs, une fois douze sous ( elle en pleura de peine et d'humiliation, mais l'année avait été mauvaise ) et la dernière fois, cinq francs, une grosse pièce ronde, qui le fit rire d'un rire content.
            Elle ne pensait plus qu'à lui ; et il attendait son retour avec une certaine impatience, courait au-devant d'elle en la voyant, ce qui faisait bondir le cœur de la fillette.
            Puis il disparut. On l'avait mis au collège. Elle le sut en interrogeant habilement. Alors elle usa d'une diplomatie infinie pour changer l'itinéraire de ses parents et les faire passer par ici au moment des vacances. Elle y réussit, mais après un an de ruses. Elle était donc restée deux ans sans le revoir ; et elle le reconnut à peine, tant il était changé, grandi, embelli, imposant dans sa tunique à boutons d'or. Il feignit de ne pas la voir et passa fièrement près d'elle.
            Elle en pleura pendant deux jours ; et depuis lors elle souffrit sans fin.
            Tous les ans elle revenait ; passait devant lui sans oser le saluer et sans qu'il daignât même tourner les yeux vers elle. Elle l'aimait éperdument. Elle me dit :
            " - C'est le seul homme que j'aie vu sur la terre, monsieur le médecin ; je ne sais pas si les autres existaient seulement. "
            Ses parents moururent. Elle continua leur métier, mais elle prit deux chiens au lieu d'un, deux terribles chiens qu'on aurait pas oser braver.
            Un jour, en rentrant dans ce village où son cœur était resté, elle aperçut une jeune femme qui sortait de la boutique Chouquet au bras de son bien-aimé. C'était sa femme. Il était marié.
            Le soir même, elle se jeta dans la mare qui est sur la place de la Mairie. Un ivrogne attardé la repêcha, et la porta à la pharmacie. Le fils Chouquet descendit en robe de chambre, pour la soigner, et, sans paraître la reconnaître, la déshabilla, la frictionna, puis il lui dit d'une voix dure :
            " - Mais vous êtes folle ! Il ne faut pas être bête comme ça ! "
            Cela suffit pour la guérir. Il lui avait parlé ! Elle était heureuse pour longtemps.
            Il ne voulut rien recevoir en rémunération de ses soins, bien qu'elle insistât vivement pour le payer.
            Et toute sa vie s'écoula ainsi. Elle rempaillait en songeant à Chouquet. Tous les ans elle l'apercevait derrière ses vitraux. Elle prit l'habitude d'acheter chez lui des provisions de menus médicaments. De la sorte elle le voyait de près, et lui parlait, et lui donnait encore de l'argent.
            Comme je vous l'ai dit en commençant, elle est morte ce printemps. Après m'avoir raconté toute cette triste histoire, elle me pria de remettre à celui qu'elle avait si patiemment aimé toutes les économies de son existence, car elle n'avait travaillé que pour lui, disait-elle, jeûnant même pour mettre de côté, et être sûre qu'il penserait à elle, au moins une fois quand elle serait morte.
            Elle me donna donc deux mille trois cent vingt-sept francs pour l'enterrement, et j'emportai le reste quand elle eut rendu le dernier soupir.
            Le lendemain, je me rendis chez les Chouquet. Ils achevaient de déjeuner, en face l'un de l'autre, gros et rouges, fleurant les produits pharmaceutiques, importants et satisfaits.
            On me fit asseoir ; on m'offrit un kirsch, que j'acceptai ; et je commençai mon discours d'une voix émue, persuadé qu'ils allaient pleurer.                                                        madame.lefigaro.fr         
            Dès qu'il eut compris qu'il avait été aimé de cette vagabonde, de cette rempailleuse, de cette rouleuse, Chouquet bondit d'indignation, comme si elle lui avait volé sa réputation, l'estime des honnêtes gens, son honneur intime, quelque chose de délicat qui lui était plus cher que la vie.
            Sa femme, aussi exaspérée que lui, répétait : 
            " - Cette gueuse ! cette gueuse ! cette gueuse !... "
            Sans pouvoir trouver autre chose.
            Il s'était levé ; il marchait à grands pas derrière la table, le bonnet grec chaviré sur une oreille. Il balbutiait :
            " - Comprend-on ça, docteur ? Voilà de ces choses horribles pour un homme ! Que faire ? Oh ! si je l'avais su de son vivant, je l'aurais fait arrêter par la gendarmerie et flanquer en prison. Et elle n'en serait pas sortie, je vous en réponds ! "
            Je demeurais stupéfait du résultat de ma démarche pieuse. Je ne savais que dire ni que faire. Mais j'avais à compléter ma mission. Je repris :
            " - Elle m'a chargé de vous remettre ses économies, qui montent à deux mille trois cents francs. Comme ce que je viens de vous apprendre semble vous être fort désagréable, le mieux serait peut-être de donner cet argent aux pauvres. "
            Ils me regardaient, l'homme et la femme, perclus de saisissement.
            Je tirai l'argent de ma poche, du misérable argent de tous les pays et de toutes les marques, de l'or et des sous mêlés. Puis je demandai :
            " - Que décidez-vous ? "
            Madame Chouquet parla la première :
            " - Mais puisque c'était sa dernière volonté, à cette femme... il me semble qu'il nous est bien difficile de refuser.
            Le mari, vaguement confus, reprit :
            - Nous pourrions toujours acheter avec ça quelque chose pour nos enfants. "
            Je dis d'un air sec :
            " - Comme vous voudrez. "
            Il reprit ::
            " - Donnez toujours, puisqu'elle vous en a chargé ; nous trouverons bien moyen de l'employer à quelque bonne oeuvre. "
            Je remis l'argent, je saluai et je partis.
            Le lendemain Chouquet vint me trouver et, brusquement :
            " - Mais elle a laissé ici sa voiture, cette... cette femme. Qu'est-ce que vous en faîtes de cette voiture ?
            - Rien, prenez-la si vous voulez.
            - Parfait ; cela me va ; j'en ferai une cabane pour mon potager. "
            Il s'en allait. Je le rappelai.
            " - Elle a laissé aussi son vieux cheval et ses deux chiens. Les voulez-vous ? 
             Il s'arrêta, surpris : 
             - Ah ! non, par exemple ; que voulez-vous que j'en fasse ? Disposez-en comme vous voudrez. "
             Et il riait. Puis il me tendit la main que je serrai. Que voulez-vous ? Il ne faut pas, dans un pays, que le médecin et le pharmacien soient ennemis.
            J'ai gardé les chiens chez moi. Le curé, qui a une grande cour, a pris le cheval. La voiture sert de cabane à Chouquet ; et il a acheté cinq obligations de chemin de fer avec l'argent.
            " - Voilà le seul amour profond que j'aie rencontré, dans ma vie. "
            
            Le médecin se tut.
            Alors, la marquise, qui avait des larmes dans les yeux, soupira :
            " - Décidément, il n'y a que les femmes pour savoir aimer ! "


                                                                      Guy de Maupassant

                                                     ( 1re parution in Le Gaulois - septembre 1882 )










                































dimanche 27 février 2022

Laitier de nuit Andreï Kourkov ( roman Ukraine )


amazon.fr








                      

                                                 




                                                          Laitier de nuit

            Kiev, 2007. L'hiver, la neige, la banlieue proche et lointaine. 5 heures du matin, Irina jeune mère d'un bébé, douce et un peu fruste porte son excédent de lait à la laiterie centrale. Son lait particulièrement apprécié même en haut lieu, car les membres de la Nomenklatura soignent leur peau.
Yegor, garde du corps d'un député fat et religieux, Dima et Valia, Sémion et Véronika, Daria et son mari mort, et tout un petit monde vaque à des occupations, illicites parfois, le meurtre d'un pharmacien n'inquiète personne car Kourkov aime ses personnages et les animaux dans ses livres.
Drôle et triste, oubliés les cosaques, voici la nouvelle Ukraine, après la révolution orange. " ... le lait de votre fille est excellent... dommage qu'elle soit fille-mère..." grand'mère Choura se fâche "... c'est tout not'pays qu'est fille-mère... - ...Vous parlez avec sagesse, l'Ukraine est une fille-mère, tous veulent coucher avec elle, mais se marier jamais... ".Ainsi l'auteur raconte l'histoire actuelle du pays à travers la vie quotidienne. Meurtre d'un pharmacien. Un chien disparait après avoir découvert des ampoules amphétamines, qu'un chat 3 fois ressuscité déguste, chat matois, gros et gras qui partage les pelmeni avec ses maîtres, chat fou sauveteur de son gardien. Et tout cela particulièrement arrosé de vodka, à l'ortie, délicieuse faite maison. Les salaires sont payés quelques hryvnia, mais les achats importants en dollars.
            Laitier de nuit est encore plus réussi que le Pingouin. Kourkov, polyglotte, neuf langues, écrit en russe, vit à Kiev. Passionnant, tous les personnages se rejoignent à la fin du printemps, et nous les quittons avec quelque regret.





vendredi 25 février 2022

Le journal de Maïdan Andreï Kourkov ( récit Ukraine )

amazon.fr




 





                                  Le journal de Maïdan  

            A partir du 21 novembre 2013 le journal que tient Andreï Kourkouv devient le récit de sa vie quotidienne à Kiev, dans une Ukraine que la Russie dépossède d'une partie de son territoire, la Crimée, Sébastopol et ses bateaux, un sous-marin de plus de 40 ans, sans que les Européens entre autres réagissent, tout au moins dans un premier temps. Mais le peuple de l'Ukraine occidentale refuse les tentatives d'annexion de l'est, Donnetsk, et manifeste place du marché, le Maïdan, devenue place de l'Indépendance. Du balcon de son logement l'auteur observe. Il se promène beaucoup et consulte Internet en priorité, critique la forte désinformation, ces nouvelles transmises de Russie surtout. Dans un pays qui compte 184 partis politiques, où les oligarques maintiennent une pression très forte sur les administrations, où le hvrinia se dévalorise face au dollar ou à l'euro, difficultés d'approvisionnement. Les bandes, les soldats russes, tabassent, tuent. De très nombreuses armes circulent, des banques sont pillées, pourtant les indépendantistes pro-européens résistent sur la place du Maïdan, des tentes, des vêtements chauds apportés par les habitants, le thé et la vodka, des barricades bloquent des rues. La ville se protège. Kourkov n'est pas tendre pour un président qu'il dit de très petite culture, Ianoukovitch cette année-là. Mais si l'écrivain semble démoralisé, craint la guerre, il continue à planter des pommes de terre que lui offre son voisin à Lazarevka. Aidés de ses deux fils il plante la pelouse de la maison de campagne, sa fille restée à Kiev organise des soirées avec ses amies. Durant ces mois d'hiver par -20° l'auteur du Pingouin retrouve toutes les semaines ses amis au bain, ou se baigne trois fois dans le Dniepr selon un rituel. Les scènes de violence sont coupées par le travail de l'écrivain, meeting, visites dans des lycées, des bibliothèques. " Dans une conversation avec des lycéens... - Que va-t-il se passer maintenant ? Comment peut-on influer sur l'avenir de l'Ukraine ? Le nouveau gouvernement ukrainien pourra-t-il tirer le pays de l'ornière économique et morale ? " Mais aussi vie de famille, vacances de nouvel an en Crimée, les dernières pense-t-il, tous les cinq, dix-sept heures de train et trois enfants se disputent pour avoir la couchette du haut. Durant cette période ( Poutine, rudement traité par l'auteur, a interdit l'importation de bonbons et de saucissons ukrainiens en Russie. Le président élu en  mai possède " la plus grosse entreprise de confiserie du pays " ) le kievain qui n'a que des euros en poche ou des dollars peut ne pas trouver de banque qui les lui échangera contre des hvrinias, ainsi Karkov ne put faire l'achat de fromages et de gâteaux géorgiens au marché. Le livre nous a délivré un petit peu d'histoire de ce pays qui connut la famine dans les années trente, sous la domination de Staline, et s'achève le 24 avril 2014. 





dimanche 20 février 2022

La définition du bonheur Catherine Cusset ( Roman France )

 amazon.fr







            

                                          La définition du bonheur

            Il était une fois deux jeunes filles nées à quelques mois d'écart. Destins, éducation, milieu social. Catherine Cusset nous emmène sur la route droite et rocailleuse pour l'une, accidentée, trop souvent cruelle pour la seconde. Quelques pages pour l'une, Clarisse a seize ans, son père a fui très tôt après sa naissance, italien reparti à Rome il consent néanmoins à verser une pension pour elle à sa mère alcoolique mais pas sans qualités, comme toutes les mères et nos deux héroïnes. Clarisse passe ses vacances d'été chez sa marraine. Avec son époux ils gèrent un camping à Hyères. Bien accueillie, chaleur d'été, la mer, le soleil et le premier accident amoureux, grave, pour la jeune fille. Fin des années 70. A Paris, Eve habite Boulogne, rentre tard le soir, crainte des agressions, peur certes mais pas là où elle l'attendait. Peur sans mal mais inconscience et bons sentiments sont alliés dangereux. Quinze ans plus tard retour sur le parcours de Clarisse qui " parcourt " l'Asie. Elle travaille dans des boutiques de vêtements entre deux voyages pour lesquels elle économise en désaccord avec son père qui ne veut plus cautionner son appartement. Clarisse ne renonce pas, Katmandou ou les pays limitrophes, les partenaires sont des ombres sauf Hendrik, Danois assez rustre. Nouveau logement trois enfants, une certaine stabilité semble s'amorcer, pour elle, alors que l'époux volera peut-être vers d'autres cieux, ce que regrettera le père de Clarisse qui aura toujours des gestes amicaux pour son gendre et pour ses petits-fils. Il faut constater que les hommes n'ont pas le beau rôle tout au long du récit. Quinze ans plus tard Eve épouse, devenue américaine, de Paul rencontré à Paris, est prêt d'accoucher. New York, ils habitent dans un appartement sans fenêtre qu'une vieille Hongroise leur loue à un prix dérisoire. Eve, déjà maman d'Hannah refuse les conseils de sa belle-mère qui, ce soir-là apporte des pirojkis que son fils adore, " petits raviolis à la purée ". Elle a appris que l'époux inquiet a appelé sa mère pour qu'elle garde sa petite fille, Eve étant visiblement prêt d'accoucher. Eve refuse de rester inactive et un bel épisode d'accouchement imprévu dans un endroit inhabituel. Le couple est sage, il est journaliste au New-York Time. Mais Clarisse, parisienne, libre, multiplie les accidents amoureux tout en élevant ses trois garçons, achète un logement au dernier étage, assez grand, Paris vue sur les toits, le ciel et sept étages sans ascenseur. Petit accroc du côté d'Eve, transformée en cordon bleu chef d'entreprise. Elle rencontre un jeune auteur français, et s'interroge un petit accroc dans leur couple est-ce si grave. Ainsi jusqu'en 2021, Catherine Cusset nous conte l'histoire de deux jeunes femmes, d'une société de ces 20/30 dernières années, traversant l'effroi du 11 septembre, et enfin le virus. Libre-échange pour l'une, pour Eve longue abstinence sans conséquence pour le couple. Bien écrit, comme toujours, d'une écriture que l'on peut dire languide, alors que les personnages se retrouvent liés par des liens familiaux. Catherine Cusset pose les problèmes féminins, les fantasmes, l'écrivain qui pille la vie des unes et des uns pour en faire un succès, tout entre les lignes, sauf l'écrivain entartré. Parcourir les rues de New-York, de Paris et respirer l'air de la pointe bretonne Bon livre, soupirs et réflexions, féminin, pour tous, je pense. Bonne lecture. M.

jeudi 17 février 2022

Anecdotes et Réflexions d'hier pour aujourd'hui 152 Samuel Pepys ( Journal Angleterre )

 franceculture.fr






                                                                                                                1er Novembre 1665

            Me suis attardé au lit, devisant avec Mr Hill des événements qui surviennent dans la vie d'un homme et du peu d'importance que joue le mérite en ce monde, où seule prévaut la faveur, ajoutant qu'en ce qui me concerne c'est le pur hasard et non le mérite qui me valut ma place, et qu'ensuite seules ma propre diligence et ma propre volonté m'ont maintenu là où j'étais, étant environné d'une telle multitude de fainéants que l'homme diligent devient indispensable et qu'on ne peut plus se passer de lui. Lui relatai ensuite ma récente promotion aux subsistances et les difficultés auxquelles je devrai faire face pour m'y maintenir, ayant affaire à des personnes provenant de factions si diverses à la Cour, mais devant leur témoigner la même impartialité. Je pris grand plaisir à lui faires ces observations autant, m'a-t-il semblé que lui à les entendre.
            On se leva enfin, par un temps de pluie épouvantable et un vent de tous les diables, mais ayant promis d'aller à Erith, m'y rendis par le fleuve, la voile étant hissée, on fut sur le point de chavirer et je leur fis amener leur voile. Arrivai là-bas transi par la pluie et le froid alors qu'ils finissaient de dîner. Quoiqu'il en soit fis bonne chère. Puis nous débarquâmes avec milord Brouncker pour nous rendre aux appartements de Mrs Williams, avec sir William Batten et d'autres et, comme c'était l'anniversaire de milord chacun dut souffrir de se laisser nouer un ruban vert au chapeau, ce qui est d'une infinie bêtise, et m'est avis que c'est une honte pour milord de faire si grand étalage de ses extravagances avec cette femme. Puis en voiture avec sir William Batten pour revenir chez Boreman. 
            Alors que je rentrais chez moi par voie de terre, je vis le capitaine Cocke descendre de voiture, et il m'offrit de me ramener en voiture chez moi. Il resta souper et bavarder, après une légère altercation au sujet de la consigne donnée à cause de son nègre qui était mort. Je reconnus en être à l'origine et lui en donnai la raison. J'aurais été heureux de le savoir ailleurs que chez moi, mais comment lui dire de partir ? On soupa donc et après avoir longuement parlé du triste état et des désordres des affaires du roi, on se sépara et, ma femme et moi, au lit.
            Ce soir, avant d'arriver à Greenwich avec sir William Batten, on s'arrêta chez le colonel Cleggat qui nous dit tenir de source sûre, que le roi du Danemark s'est rallié au roi d'Angleterre. Mais j'ai entendu dire depuis que c'était faux.


                                                                                                                             2 novembre

            Levé, pris congé de ma femme et au bureau où, à ma grande joie, sir William Batten vint me trouver pour régler l'affaire des bateaux de Tanger, ce qui me vaudra 100 £, plus les 100 £ qu'il me donnera sur ses propres deniers en remerciement de mon paiement. Quand il fut parti rentrai dîner chez moi où arriva le capitaine Wager rentré depuis peu de Méditerranée. Il me fait redouter que les derniers bateaux expédiés à Tanger chargés de subsistances soient capturés. Solide et courageux gaillard que ce capitaine, et je le crois fort honnête.
            Après dîner, derechef au bureau où je restai tard à écrire des lettres. Rentrai chez moi vers 8 heures du soir, et me préparai avec l'intention de descendre ce soir rejoindre la flotte en ketch. Mais m'étant en chemin arrêté chez sir John Mennes revenu d'Erith pour quelque affaire relative aux prises, on m'y persuada de ne point m'y rendre avant le lendemain matin, car il faisait une nuit noire et un vent épouvantable.
            Rentrai chez moi et, au lit.


                                                                                                                                     3 novembre

            M'étant fait réveiller vers 4 heures allai de nuit, éclairé par une lanterne, prendre une barque pour gagner le ketch et mis à la voile, après avoir quelque peu dormi dans la cabine jusqu'à l'aube. Levé commençai à parcourir le livre de Mr Evelyn sur la peinture, fort bel ouvrage. Ayant apporté de bonnes choses à manger et en compagnie de Tom déjeunai vers 9 heures, puis me remis à lire et on arriva vers la flotte vers midi. Trouvai milord à bord du Royal James qui a pour capitaine sir Thomas Allin. Eus un entretien en tête-à-tête avec milord à propos de la meilleure conduite à suivre par sa Seigneurie en la circonstance, car il est victime de la jalousie du duc d'York, de Mr Coventry et de bien d'autres. Et, si méritoires que soient ses actes, ils ne feront que susciter de la jalousie tandis qu'on en diminuera le mérite. Son prestige à la Cour pâtit de son absence et, plus grave encore, jamais nous ne pourrons mettre à la mer une flotte digne de son commandement, ni de l'y maintenir, à supposer que l'on puisse l'y mettre, ni même lui faire accomplir aucun exploit et, à supposer même que cela se produise, personne ici ne se soucierait plus de ce qu'il adviendrait de lui lorsqu'il serait en mer. Enfin, étant donné l'état de dislocation imminente dans lequel les affaires publiques semblent se trouver, il serait fort dommage qu'il ne fût point ici.
            Milord en convint, me remerciant infiniment de ma visite et de mes conseils que, met dit-il, il avait trouvé à son gré. Mais il posa la question suivante : que faire si le roi ne se considérait pas en sécurité, dès l'instant où ce n'était pas n'importe quel homme, mais le Duc qui partait ? Comment partir alors ? Je n'avais guère de réponse toute prête, si ce n'est qu'il fallait faire comprendre au roi qu'il pouvait lui rendre des services bien plus grands en ne partant pas, tandis qu'un autre que lui partirait. Ce fut là ma seule réponse. Nous parlâmes ensuite de diverses autres menues affaires, et on dîna, milord se montrant d'une grande bonté pour moi.
            Après dîner le laissai en compagnie de capitaines à priser du tabac.
           Je repris le Bezan pour rentrer et, la brise et la marée étant favorables, nous arrivâmes en vue du Hope ce soir-là, après que j'eus pris grand plaisir à apprendre à chanter à la manière des matelots quand ils jettent la sonde. Puis souper et, au lit. Je dormis le mieux du monde, encore que le vent et la pluie se soient déchaînés toute la nuit.
            << 4 >> On leva l'ancre vers minuit et on arriva à Greenwich vers 5 heures du matin, mais je suis resté couché jusqu'à 7ou 8 heures. Puis à mon bureau, avec une légère migraine due au manque de véritable repos, à l'énorme tâche qui m'attend aujourd'hui, mais aussi à la nouvelle que je viens d'apprendre : l'un des petits garçons de la maisonnée où j'habite est souffrant, et on soupçonne qu'il s'agit de la peste, car ils ont fait apporter des emplâtres et de quoi faire des fumigations. Envoyai Mr Hayter et Will Hewer s'entretenir avec la mère, mais ils revinrent m'assurer qu'il n'y avait aucun risque à craindre, que le petit garçon allait mieux et que la mère avait proposé de le faire examiner. Quoi qu'il en soit j'ai pour ma part pris la résolution de m'abstenir d'y aller pour un temps.
            Au bureau toute la matinée avec sir William Batten. A midi allâmes dîner chez Boreman accompagnés de Mr Seymour qui est d'une prétention sans bornes et que rien ne justifie chez lui. Sir William Batten nous dit, ce que j'apprenais pour la première fois, que, lors de notre dernière séance, Mingo ( le serviteur noir ) s'était fait voler son manteau alors qu'il rentrait dîner à la maison, et que les matelots l'avaient battu, si bien qu'il avait juré qu'il viendrait encore à Greenwich mais ne mettrait plus les pieds au bureau tant qu'il n'y sera pas en sécurité. 
            Derechef au bureau, restai fort tard, fort contrarié par la présence d'une centaine de matelots qui ont passé tout l'après-midi en bas, dans la rue, à jurer, maudire et casser les fenêtres. Ils ont juré de tout démolir mardi prochain. Je fis prévenir la Cour, mais rien n'en viendra à bout, que l'argent ou la corde. Allai tard le soir chez Mr Glanville pour dormir un ou deux soirs d'affilée et, au lit.


                                                                                                                          5 novembre
                                                                                                         Jour du Seigneur   
            Levé et une fois rasé me rendis par bateau au Cockpit où j'entendis le chapelain du duc d'Albemarle prêcher un sermon oiseux. Vitupérant, entre autres, contre l'imperfection du savoir humain, il s'écria : 
            " Pas un seul de nos médecins ne sait ce qu'est une fièvre, et toute notre arithmétique est impuissante à calculer la durée de vie d'un homme. "
            Dieu sait que l'arithmétique n'est pour rien là-dedans, mais que ces choses-là dépassent notre entendement.
            Au dîner entendis quantité d'inepties, mais le pire est que j'ai appris que la peste redoublait d'intensité à Lambeth, St Martin et Westminster, et je crains qu'elle ne couvre aussi la Cité. De là au Cygne pensant voir Sarah, mais elle était à l'église. Me rendis donc par le fleuve à Deptford où je rendis visite à Mr Evelyn qui, entre autres, me montra d'excellentes miniatures, à la détrempe, à l'encre de Chine, des aquarelles, des eaux-fortes, et surtout m'apprit tous le secret, l'art et la manière du " mezzo tinto " fort admirable, et qui permet d'exécuter de belles choses. Il me lut aussi de nombreux extraits du traité auquel il travaille, et depuis de longues années, sur le jardinage, ce qui fera un ouvrage fort agréable et fort intéressant. Il me lut aussi des passages tirés d'une ou deux pièces de théâtre qu'il a écrites, fort bonnes mais point autant qu'il le croit, à mon avis. Il me fit voir son " Hortus Hyemalis " , feuillets reliés à la façon d'un livre, et qui contiennent une variété de plantes séchées, mais dont la couleur est cependant préservée, le tout fort joli, bien plus qu'un herbier ordinaire. En un mot c'est un excellent homme à qui on doit bien concéder quelques vanités auxquelles il ne lui est pas interdit de prétendre, tant il est supérieur aux autres. Il me fit lecture, mais avec une emphase exagérée, de plusieurs petits poèmes de sa composition, ma foi loin d'être exceptionnels, hormis une ou deux belles épigrammes, entre autres celle de la demoiselle qui regardait entre les barreaux d'une cage d'où un aigle lui donna des coups de bec.                                                                                                        pinterest.fr
            C'est alors que surgit au beau milieu de notre conversation le capitaine Cocke, saoul comme un âne, mais encore capable de tenir debout et de parler et de rire. La cause de sa liesse était qu'il avait passé l'après-midi avec une jolie dame, qui n'était autre que milady Robinson. Il a beau être plaisant homme il en devint gênant à force de bruit, de paroles et d'éclats de rire.
            En voiture, avec lui, chez Mr Glanville où il resta un bon moment avec Mrs Penington et moi à nous parler de cette bonne dame, puis s'en alla. Puis j'eus avec Mrs Penington une conversation des plus sérieuses. Nous nous dîmes entre autres quelle brave fille est cette milady Robinson dont on raconte qu'elle a des bontés pour les prisonniers, et qu'elle aurait dit à sir George Smith, avec lequel elle est très liée : " Regarde le bel homme que voici. Point n'hésiterais à enfreindre un commandement avec lui. Elle est coutumière de ce genre de propos libertins.
            Après une heure de bavardage, au lit. Cette dame s'inquiète fort de ce que sa petite chienne est très malade et refuse de manger. Mais le plus drôle est que je l'entendis se lamenter dans sa chambre au sujet de la chienne qu'elle finit par prendre avec elle dans son lit, et que celle-ci pissa dans le lit, si bien qu'elle dut se lever et vint dans ma chambre chercher des charbons pour sécher son lit. Ce soir George Carteret m'apprit par lettre qu'il serait en ville demain, ce qui m'étonne.


                                                                                                                          6 novembre


            Levé et à mon bureau, affairé toute la matinée. Puis dîner chez le capitaine Cocke avec Mr Evelyn, fort convivial. Après dîner fûmes seulement contrariés d'avoir à patienter le temps que notre voiture arrive. Enfin, à Lambeth, puis au Cockpit, où sir George Carteret était arrivé et tenait réunion avec le Duc et la Compagnie des Indes orientales pour régler l'affaire des prises de guerre qui les occupait toujours.
            Leur séance levée, sir George Carteret sortit, traversâmes le jardin jusqu'à la berge, puis je montai dans son bateau et, par le fleuve, avec le capitaine Cocke, descendîmes jusqu'à sa maison de Greenwich.
            Pendant qu'on préparait le souper allâmes, avec sir George Carteret, nous promener une heure dans le jardin devant la maison, et parlâmes des affaires de milord Sandwich, des ennemis qu'il s'est faits et de la manière dont ils ont essayé de le salir, en particulier en racontant qu'il aurait négligé d'attaquer 30 navires ennemis , et qu'il aurait rappelé Penn qui s'apprêtait à les affronter, ce qui est parfaitement faux. En dépit de quoi il ajoute qu'à la Chambre des Communes des écervelés avaient l'intention de faire voter, au moment où on votait un cadeau pour le duc d'York, 10 000 £ pour le prince et une demi-couronne pour milord Sandwich, mais la proposition resta sans suite. Il n'en est pas moins vrai que milord conserve malgré tout le ferme soutien du roi, de milord le chancelier et de milord Arlington. Le prince est aimable en apparence, le duc d'York garde le silence et ne prononce pas la moindre parole blessante, mais les autres médire en sa présence.
            Sir William Penn est le plus fieffé pendard qui soit. Carteret ajouta d'ailleurs que le duc d'Albemarle avait, cet après-midi même, traité Penn de couard et de faquin, rapportant qu'il avait fait entrer dans la flotte ces coquins, ces fanatiques de capitaines, et qu'il avait juré que plus jamais il ne prendrait en mer le commandement de cette flotte. Que sir William Coventry est toujours aussi plein de bontés pour Penn, mais qu'aucun de ses actes ni aucune de ses paroles ne porte ouvertement préjudice à milord. Il pense, tout comme moi, que jamais le roi ne pourra remettre une flotte à la mer avant l'année prochaine, et que tout menace ruine, car le seul argent sur lequel on puisse, à l'avenir, compter est celui des prises qui, tout au plus, rapporteront 20 000 £, ce qui est une somme ridicule. Que la récente loi du Parlement destinée à remplir les caisses de l'Echiquier et à payer directement la flotte est conçue de manière à lui porter préjudice, et ne portera ses fruits que trop tard, après avoir ruiné les affaires du roi. Ce que, pour ma part, je crains aussi, et je m'étonne que sir William Coventry se soit laissé convaincre par sir George Downing de faire accepter la chose par le roi et le Duc, avant même qu'ils en aient considéré tous les aspects, qu'en ce qui concerne milord, le roi lui a dit récemment que j'étais un excellent officier, et que milord le chancelier, à son avis, m'estime et me respecte autant qu'il est possible d'estimer quelqu'un qu'on connait aussi peu.
            Après quoi, et quand je lui eus appris la triste nouvelle, à savoir qu'il est à craindre que l'argent nous fasse défaut, et pour longtemps encore, car nous n'avons pas même l'argent des prises, je m'habituai à l'idée que tout le service du roi était en déconfiture.
            On alla souper, fort gaiement, puis je rentrai, tard, chez Mr Glanville, et sir George Carteret alla se coucher. Au lit, très tard.



                                                                                                                              7 novembre

                         doctissimo.fr   
  
          Levé et chez sir George Carteret qui était fort pressé de partir, sans même prendre le temps de déjeuner. Chez le duc d'Albemarle, avec Fen, par le fleuve. Seigneur ! il fallait le voir s'étonner, entre autres, de n'apercevoir sur le fleuve pas la moindre embarcation, pas même un batelier à l'embarcadère de l'hôtel des douanes. Combien il était rempli de crainte et irrité de voir que son valet, qui tenait à la main le verre à vin destiné à son maître, avait fourré ses mains sous le manteau du batelier, car c'était une matinée ventée, pluvieuse et glaciale, et pourtant, il avait pris la précaution de faire venir le batelier d'une région située à environ trois lieues en amont de la Tamise. Pis encore, le valet emporta ce verre avec lui chez le duc d'Albemarle, afin que sir George Carteret pût y boire, car il avait l'intention d'y dîner, prétendant que c'était là un moyen d'éviter de salir inutilement. Il faut ajouter que pour cette même raison il avait emporté avec lui une serviette chez le capitaine Cocke, lui faisant croire qu'il tenait à avoir à table une serviette déjà sale. Il se promena un long moment avec le duc dans le parc, et moi avec Fen, mais je n'ai pas perçu chez lui d'intention de rester longtemps avec nous, ni celle de nous verser le moindre sou. Advienne que pourra.                                                              

            Rentrâmes, et sir William Batten nous rejoignit bientôt. Après être restés jusqu'à midi, entourés de quantité de gens, sir William Batten et moi prîmes congé du duc et de sir George Carteret, ayant épuisé tous les moyens d'espérer obtenir de l'argent.
            On passa le fleuve puis à Greenwich en voiture où on dîna chez Boreman à une heure tardive. Puis, l'esprit fort préoccupé par mes affaires, et fort inquiet des conséquences de la pénurie d'argent, je terminai mon courrier vers 8 heures et rentrai chez moi où je passai toute la soirée, jusqu'à minuit à bavarder avec Mrs Penington, qui est une femme de jugement et fort avisée. Nous parlâmes fort plaisamment, et de quantité de choses diverses. Elle m'apprit, à sont grand chagrin, que sa chienne était morte ce matin, dans son lit. On se quitta et, au lit.


                                                                                                                  8 novembre 1665

            Levé et à mon bureau, fort occupé entre autres par la lecture des brevets relatifs à l'affaire des subsistances, ces brevets parvenus ce matin, ceux des intendants de port ainsi que le mien pour ma nomination au poste de surintendant des subsistances. En fis part surtout à Tom Wilson, et je rendrai, à n'en pas douter, d'aussi bons services au roi qu'il nous donnera de bons salaires. Aujourd'hui étant jour de jeûne tout le monde était à l'église et le bureau fort calme, si bien que j'ai pu expédier quantité de travail.                                                                                                                        pinterest.fr                          
            A midi m'aventurai à retourner à mon ancien logement où j'ai dîné, mais je ne fus guère heureux car je n'ai point vu Christopher, on me dit qu'il est sorti. Après derechef au bureau où milord Rutherford me fait dire de le rejoindre à la taverne de la Tête du Roi, ce qui ne peut me valoir que quelque désagrément, car je ne peux espérer de lui aucun avantage. Le quittai aussi vite que je le pus et me rendis par le fleuve à Deptford, où je m'arrangeai pour aller et venir dans les prés jusqu'à ce qu'il fît nuit noire et c'est alors que je pus " alloy à la maison de ma valentine ", et là " je faisais tout ce que je voudrais avec elle ( nte de l'éd. Mrs Bagwell ). Vers 8 heures repris une barque, heureux de n'être point en ville, car il semble que la peste y fait rage plus que jamais. A mes appartements où milord donnait un souper, ainsi que la maîtresse de maison ainsi que ses filles. Mrs Pearse s'attardant pour me parler de l'affaire de son mari, je la priai de rester souper avec nous, puis le soir milord et moi la raccompagnâmes à pied chez elle. Lui et moi ayant dit tout ce que nous avions à dire au sujet de ses affaires, je pris congé et repartis chez Mr Glanville, et allai me coucher, fort tard, au lit.


                                                                                                                        9 novembre

            Levé et, après avoir donné la pièce aux domestiques chez Mr Glanville, pris congé avec l'intention d'aller dormir ce soir dans mes propres appartements.
            A mon bureau, occupé avec Mr Gauden par notre affaire de subsistances. Il se réjouit fort du tour que prennent les choses, et s'est montré touché par la faveur que je lui ai faite, et me promit de me le revaloir en dévouement. A midi, par le fleuve, à la Tête du Roi à Deptford où le capitaine Taylor avait invité sir William Batten et sir Joseph Robinson, qui entra suivi d'une foule de gens, car il revenait de la chasse dont il nous ramena un lièvre encore vivant et de stupides histoires de chasse sur lesquelles ils sont intarissables, car la chose les amuse fort, moi pas du tout, car chacun ne goûte pas les mêmes plaisirs, d'autres nous parlèrent de l'inspection de son nouveau bateau
            Il est curieux de voir à quel point bombance et bonne chère réconcilient tout le monde, sir William Batten et sir Joseph de se montrer maintenant tout aimables avec le capitaine, de dire grand bien de son bateau et de ses faits et gestes, de lui promettre de l'argent, et sir William Batten de solliciter ses services. Etrange spectacle, à vrai dire, car hier ils étaient les deux plus grands ennemis qu'il y eût au monde et, au fond de leur cœur ils le sont encore.
            M'éclipsai après dîner et à mon bureau où j'expédiai force besogne jusqu'à minuit, puis retournai dormir chez Mrs Clerke. En chemin Will Hewer m'apprit que ma femme allait venir ici demain et qu'elle avait congédié Mary. Voilà qui me contrarie prodigieusement. C'est plus fort que moi, bien que ce soit irraisonné de ma part et, à bien y réfléchir, je ne pense pas que ma femme ait pensé à mal, sinon je suis bien sot de m'en inquiéter, car qu'y puis-je ?
            A notre grand chagrin le bulletin a augmenté de 399 morts cette semaine, et cette augmentation se généralise à toute la ville et à ses banlieues, ce qui nous afflige tous.


                                                                                                                    10 novembre 1965

            Levé et ai rédigé mon journal depuis le 28 octobre, ayant encore frais à ma mémoire les événements de chaque jour, bien qu'il m'en coûte de m'en ressouvenir. J'y fus d'ailleurs contraint, n'ayant point été chez moi pendant plusieurs jours, et donc sans mes livres et mes papiers. Puis à mon bureau où je fus pris jusqu'à 2 ou 3 heures avant de pouvoir rentrer chez moi dîner et derechef au bureau. Le soir on me fit prévenir que ma femme était arrivée. Allai donc auprès d'elle et passai la soirée en sa compagnie, sans guère y prendre plaisir, car je suis fâché qu'elle ait congédié Mary en mon absence. Je me gardai cependant d'en parler et abordai d'autres sujets de conversation. Etant elle-même venue chez moi à Londres, ce qui prouve sa hardiesse, veiller à ce que Mary emporte ses affaires, elle me dit que notre voisin Mr Harrington, marchand de la Compagnie des Indes orientales, était mort de la peste à Epsom, et qu'un autre de nos voisins, Mr Hollworthy, pourtant en parfaite santé, est mort aussi, d'une chute de cheval à la campagne, le pied pris dans l'étrier, le crâne écrasé et vidé de sa cervelle. Restâmes ainsi à bavarder et, après souper, au lit.


     pinterest.fr                                                                                                                 11 novembre

            Levé, puis au bureau, ma femme encore au lit, jusqu'à midi. Rentrai dîner et derechef au bureau. Ma femme est repartie à Woolwich et je suis resté fort tard au bureau, puis rentrai et, au lit.


                                                                                                                                                                                                12 novembre
                                                                                                                     Jour du Seigneur
            Levé, étant invité à dîner chez le capitaine Cocke. Une fois prêt m'y rendis et on dîna ensemble, ainsi que Mr Yard de la Compagnie des Indes, fort gaiement. Puis par le fleuve chez le duc d'Albemarle
avec qui j'ai pu brièvement m'entretenir de nos affaires principalement, afin de recevoir ses ordres au sujet des pilotes dont nous avons besoin pour nos navires hambourgeois prêts à prendre la mer à cette époque de l'année et à convoyer les navires marchands qui, depuis trois ou quatre mois, attendent, non sans regret ni sans frais, dans le port de Harwich, qu'une escorte leur soit donnée
            On espère ici que la peste sera moins virulente cette semaine. Revins ensuite par le fleuve chez le capitaine Cocke, et nous passâmes tous deux une bonne partie de la soirée à reprendre ce qui nous avait occupés plus tôt dans la journée, la lecture puis la discussion sur une partie du livre de Mr Stillingfleete, Origines Sacrae. Il y a là maintes bonnes choses et d'autres futiles. Puis tous deux chez Mrs Pennington pensant passer la soirée avec elle mais elle était allée se coucher. On rebroussa donc chemin et on se promena un peu, puis chez lui, souper. Après quoi on se quitta, je rentrai chez moi et,   au lit.


                                                                                                                                 13 novembre

            Levé et à mon bureau fort affairé toute la matinée. A midi dîner, comme prévu, chez le capitaine Cocke afin de régler notre affaire de comptes. Mais arriva un échevin, marchand fort joyeux drille, et on dîna. Après son départ, Cocke et moi allâmes nous promener dans le jardin où, après quelques palabres, il promit de me garantir par sa signature une part de bénéfices de 500 £ sur les prises de guerre que nous avions achetées. Nous convînmes de ces termes qui me desservent moins que prévu. Puis, ayant peine à contenir ma joie, on se quitta jusqu'au soir. Me rendis à mon bureau où, entre autres, je m'occupai de dresser un acte relatif à notre accord et où il n'aurait plus qu'à apposer sa signature et son sceau.
            Puis allâmes tous deux chez Glanville, où nous restâmes bavarder et badiner avec Mrs Penington que nous trouvâmes déshabillée, en jupons et en chemise, au coin du feu. Après avoir bu et ri, elle souffrit bien volontiers que je lui mette la main fort coquinement sur la poitrine, et que je l'y laisse longtemps, ce que je trouvais fort étrange, car je considérais que je m'étais singulièrement trompé au sujet d'une dame dont je ne croyais pas qu'elle eût toléré ces manières, à la juger d'après nos précédentes conversations. Elle m'avait paru de si grande vertu, et que sais-je encore. Nous restâmes fort tard, puis je revins chez moi, après avoir marché jusqu'à minuit passé pour le raccompagner à sa porte, au bord de la Tamise, par cette belle nuit de clair de lune, fraîche et sans nuage. Chez moi à une heure du matin passée.


                                                                                                                               14 novembre

            Réveillé au point du jour par une visite du capitaine Cocke, comme prévu, et nous partîmes tous deux dans sa voiture, passant par Kent Street, cette rue bien triste depuis la peste, pleine de gens malades qui mendient assis par terre et couverts d'emplâtres. En route puis chez Vyner et Colvill pour affaires d'argent. Passai ensuite à ma maison où je pris 300 £ destinées à milord Sandwich, en paiement partiel de la somme que je dois verser au capitaine Cocke en vertu de notre accord. Lui portai donc puis descendis à Greenwich à mon bureau où je restai travailler jusqu'à midi. Rentrai dîner puis derechef au bureau et ensuite chez le duc d'Albemarle par le fleuve, en fin de soirée. Là, voyant bien que j'avais pris rendez-vous avec lui aujourd'hui pour parler d'argent, je m'excusai de n'être point arrivé plus tôt. Je constate que, si falot soit-il, il se souvient cependant de temps à autre, des choses auxquelles on eût pu le croire indifférent.                                                                                          pinterest.fr
            J'étais venu quémander de l'argent à la Compagnie des Indes orientales. Mais Seigneur ! c'est merveilleux d'entendre le duc tirer gloire de ses activités au sein de la compagnie, ainsi que milord Craven, et le roi, qu'aurait-il fait sans milord le Duc ? Il s'agite beaucoup et avec la plus grande emphase dit quel homme remarquable je suis.
            Revins par le fleuve sous une pluie battante, si bien que plutôt que d'aller, comme j'en avais l'intention, à l'estuaire de la Tamise, allai à mon bureau. Et bien m'en a pris, car jamais de mémoire d'homme on ne vit pire tempête que cette nuit-là. Tard à mon bureau puis chez moi et, au lit.
            Aujourd'hui, en passant chez Mrs Rawlinson voir comment ils allaient j'ai appris que ma jolie épicière, Mrs Beversham, qui habite par là-bas, vient de perdre son mari de la peste dans Bow Street, ce qui m'attriste car je risque de perdre cette voisine.


                                                                                                                       15 novembre 1665

            Levé et fus fort pris à mon bureau toute la matinée. A midi à la taverne de la Tête du Roi où aujourd'hui avait lieu un dîner organisé par les membres de Trinity House, au grand complet, afin d'élire un nouveau grand maître en remplacement de Hurlestone qui est mort. Le capitaine Crisp fut désigné. Mais Grand Dieu ! il fallait voir sir William Batten se mêler de tout gouverner et fouler aux pieds la mémoire de Hurlestone. Je suis pour ma part convaincu que cette assemblée ne pourra que pâtir d'une telle disparition, car elle sera désormais sous la coupe de Batten et du faquin paresseux, sénile et corrompu qu'il est.
            Après dîner arrive, grande surprise, milady Batten, suivie d'une escouade d'une douzaine de femmes, ou presque, qui, à ce que j'appris par la suite, espéraient y faire sensation, mais personne ne leur prêta attention. Le plus drôle est que voyant qu'elles n'intéressaient personne, elles décidèrent de décamper, mais comme il faisait fort mauvais temps, milady Batten, qui marchait dans la fange de la ruelle chaussée de ses souliers blancs immaculés, perdit une de ses galoches dans la boue où elle resta collée, si bien qu'elle dut rentrer chez elle avec une galoche en moins, ce qui la contraria considérablement. Je la raccompagnai chez elle, puis après l'avoir encore taquinée en riant je pris congé d'elle et me rendis chez Glanville où je savais que sir Joseph Robinson, sir George Smith et le capitaine Cocke étaient allés. Et là, en compagnie de Mrs Penington, dont j'apprends que le père avait fait partie du tribunal et était mort de la maladie de la pierre emprisonné à la Tour de Londres, je les convainquis de rester, heure après heure, jusqu'à minuit, car dehors il faisait une nuit noire épouvantable, et le vent et la pluie se déchaînaient. Mieux encore, moi qui ne buvais que de la petite bière, je réussi à tous les saouler au vin, ce qui amusa beaucoup sir John Robinson.
            Eux partis, cette dame et moi, passâmes courtoisement une heure au coin du feu, à parler de la niaiserie de ce Robinson dont le seul souci est de faire son propre éloge et de louer ce qu'il dit et ce qu'il fait, vaniteux et borné comme il est.
            La peste, Dieu soit loué ! a fait 400 morts de moins, ce qui donne pour la semaine un total d'environ 1 300. Dieu en soit remercié !


                                                          à suivre.............

                                                                                                                             Le 16 novembre 1665

            Levé, me préparai...........
                                                                                                                                   




































. Vers