lundi 25 février 2013

Lettres à Madeleine 64 Apollinaire




                                                       Lettre à Madeleine

                                                                                                          23 fév. 1916

             Mon amour très chéri,
             J'ai de tes lettres. Je t'adore mon petit Madelon.
             Il fait froid, il a neigé toute la journée.
             J'ai fait ce soir un petit tour vu de jolis balcons, jolie maison à mansarde, et avant marché dans les terrains labourés.
             Le pays est plantureux et plein d'agréables perspectives. Mais enfin c'est toujours la guerre.
             Les habitants, car il y en a, sont habitués. Nous aussi d'ailleurs.
             J'ai commencé la lecture d'une chose bien démodée et bien tordantes : " Les Chasses du fameux tueur de lions Gérard ". En ce temps-là les lions devaient se balader du côté de Lamur !
             J'ai vu aussi un journal qui m'a montré que les Boches doivent travailler salement l'opinion. Ce journal qui s'appelle Le journal du peuple est à mon avis une ignominie et que de choses louches il révèle !
Ça m'a dégoûté.
             Ah ! la suppression de la presse aurait été à mon sens plus habile que sa censure et le trop grand nombre d'embusqués permet à ce mauvais état d'esprit sûrement entretenu, attiser pour ainsi dire, de se faire jour.
             D'un côté on voit trop de particularisme réactionnaire chercher à monopoliser le patriotisme, d'un autre côté les journaux bourgeois racontent des fumisteries comme si les soldats étaient assez bêtes pour les croire. Ces 2 extrêmes ont facilité la naissance d'un mauvais esprit qui perce et qu'on devrait vite étouffer de n'importe quelle façon mais le supprimer.
            On n'imagine pas ce que les cajoleries faites aux neutres nous font du tort.
            Aimables et inflexibles voilà ce que devraient être nos gouvernements à l'égard des neutres.
            Jean ne doit pas être mal à Salonique.
            Vous a-t-il écrit depuis son arrivée ?
            Comment vont les petits ?
            Je te prends doucement dans mes bras, mon amour, et te berce, je t'aime.


                                                                                                                 Ton Gui


                                                                                                  Aux Armées 23 fév. 1916

            Mon amour très chéri,
            Flapi par trois jours de marche. Le repos est fini.
            Serons-nous dans un bon secteur ? J'ai guéri ma grippe avec du rhum et je vais bien maintenant. Suis frais et dispos.
            Pendant tout ce temps, mon amour, pas pu t'écrire. On est comme inexistants, des Bohémiens. Je lisais tes lettres et n'avais pas le temps pas la force de répondre. J'ai couché dans des hameaux invraisemblables. Il me semble même que je t'ai écrit en route, mais n'en suis pas sûr. Si bien qu'en tout ceci je vis dans un rêve. Il me semble que je traîne mes pieds dans la boue des grands chemins depuis un temps infini. Je deviens un automate, sans pensée véritable. J'ai oublié les noms. Si tu veux te rendre compte de cela lis Servitude et Grandeur militaires de Vigny. Quel admirable chose ! quel livre. Dire que je n'avais pas lu cet ouvrage qui est peut-être le chef-d'oeuvre de la littérature française au 19è siècle. Je le lis par petits bouts avant de dormir et il détruit l'admiration ( moyenne au demeurant ) pour Villiers de l'Isles-Adam qui sort entier de là. Mais Vigny quel merveilleux conteur qui pense et sait, dire que la scène historique du pape et de Napoléon n'est que là. Dire que chaque ligne de ce livre est un merveilleux enseignement. Que je regrette de ne m'être pas pénétré de cette merveilleuse chose avant la guerre. Comme je l'eusse encore mieux connue que je ne la connais.
            Toi mon amour sois calme, ne m'écris pas de choses inquiètes. Sois gentille. Écris-moi des choses littéraires ou autres qui peuvent élever nos pensées.
            Mais mon amour Le poète assassiné n'est pas un livre terrible : c'est un recueil comme l'Hérésiarque, mais qui contient plus de choses humoristiques que l'Hérésiarque. Il a pris titre de la première nouvelle qui est plus longue au demeurant que celle de l'Hérésiarque, et d'un genre nouveau, c'est un essai de nouvelle lyrique je l'ai tenté déjà dans " Que Vlo-ve ? " et " La Serviette des poètes " et ici c'est une tentative de nouvelle plus lyrique avec un élément de satire. J'oublie si vite en ce moment que j'ai complètement oublié les poèmes sur " Paris "  et le " Vigneron " dont tu me parles.
            L'histoire des Praille m'a amusé mais je n'aime pas autant Maupassant qu'on fait d'habitude.. Je ne sais pourquoi par exemple, mais c'est comme ça. C'est un conteur vigoureux mais son ton est à mon avis de ce ton bourgeois de nouvelles journalistiques du 19è siècle qui ne me plaisent point quoique j'en reconnaisse les mérites.
            Ne te préoccupe pas des permissions puisque je ne suis pas au moment d'en avoir.
            Je ne me souviens plus de l'histoire de la femme du chef de gare.
            D'autre par, mon cher Madelon, ta jalousie n'est pas gentille. Je te défends d'être jalouse.
            J'ai vu ce matin une jolie porte Louis XIII pas mièvre du tout, à gauche une femme mythologique à demi-nue avec tunique sous les seins jusqu'à mi-jambes et de l'autre côté un personnage Louis XIII costume du temps du Menteur, de Corneille.
            Hier dans un autre patelin une église pas très curieuse mais avec une jolie sculpture encastrée dans la muraille.
            Je crois que  bientôt j'aurai le temps de t'écrire très longuement et d'écrire longuement pour moi aussi.
            Je prends ta bouche.


                                                                                                           Gui

                                                       
                                                                                                           25 fév. 1916

            Mon amour,
            J'ai reçu les cigarettes et le carnet.
            Les permissions pr l'Algérie sont rétablies.
            Je n'ai pas le temps de t'écrire longuement, mon petit amour chéri.
            Je le ferai dès que je pourrai.
            Neige, mais ne t'inquiète pas surtout ne t'inquiète pas.
            En effet la guerre devient violente. Ce sont peut-être, qui sait ses dernières convulsions.
            Je t'enverrai désormais, des cartes ou enveloppes avec des cachets de secteur postal pr en faire collection. Ramasse-les aussi. Il faut les enveloppes ou les cartes entières.
            Je t'adore.


                                                                                                                  Ton Gui


                                                                                                               27 fév. 1916

            Mon amour, balade dans la neige. J'ai tes lettres des 19 et du 20 - l'histoire de la dame à l'esprit ouvert et de sa bonne est drôle. A ce propos, sais-tu bien ce que signifie l'expression " en bataille "  que tu as employée à propos du nez de cette dame ? Cette expression s'applique à une formation de cavalerie, dans l'infanterie on dit " en ligne ". Le contraire est en colonne. Les gendarmes portaient le bicorne " en bataille " les généraux le portent " en colonne ". Tu es mignonne comme tout, mon amour et ta lettre est très gentille. Je vais cesser de t'écrire parce que je suis fatigué et vais aller me coucher. Demain je ne sais où nous irons. Peut-être pas dans un bon endroit. Je t'embrasse ma chérie. Je t'embrasse gentiment. Je ne veux pas que Marthe t'arrache les cheveux. Je ne comprends pas qu'une fille si spirituelle qu'elle et qui a un sens si fin de la coquetterie s'amuse à se déformer le nez, arrache les cheveux etc...
            Quand je viendrai en permission c'est moi qui la tartinerai d'importance mais pas sur le visage.
            Je t'embrasse passionnément. Louise est bien gentille de faire la jolie photographie.
            Je prends ta bouche.


                                                                                                                      Gui

                                                                                                                28 février 1916

            Mon amour, je t'avise en toute hâte de notre changement de secteur postal. C'est maintenant Secteur 130 ( cent trente ).
            Je t'écrirai plus longuement demain je l'espère.

                                                                                                             Ton Gui à toi


                                                                                                                  6 mars 1916

            Mon amour
            ne t'inquiète pas. Je n'ai pas eu le temps de t'écrire. Dès que je pourrai le ferai. J'ai reçu tes chères lettres. Écris toujours et ne t'inquiète pas.
            Il fait froid. Il y a de la neige, je ne suis plus grippé. Je vais très bien mais n'ai pas de temps du tout.
            Baisers.

                                                                                                                Ton Gui

           Remets Secteur 139


                                                                                                           10 mars 1916

            Mon amour, j'ai tellement marché que je n'ai pu écrire. Une carte il y a quelques jours. C'est tout. J'ai eu tes lettres exquises. J'ai vu la ville royale, sa cathédrale et j'ai ramassé des fragments de vitraux. J'ai vécu 2 jours de cette vie singulière de la ville sous les obus. J'ai visité la cathédrale avec le gardien M. Huart l'architecte et M. Gulden, un anglais propriétaire de la marque Heidsieck. J'ai déjeuné au Lion d'Or en face, à l'intérieur la cathédrale a peu souffert au-dehors tout ce qui a été fait en bois a brûlé. Un seul obus de 77 a troué la voûte d'un très petit trou qu'on ne voit qu'à peine près d'un pilier. A l'intérieur les boiseries Louis XV près du porche ont brûlé ( incendie pas obus ) et ont découvert des statues que le feu a malheureusement très endommagées, la rose de vitrail qui était si belle a été en partie détruite du fait de l'incendie, les vitraux du choeur dits de St Louis ( 1227 ) sont quasi intacts ainsi que l'ecclesia remensis. Du reste de nos cantonnements n'ai rien à dire et n'en peux parler mais vu la jolie église. Nous repartons demain sur les routes du front et cette situation d'Errant vous crée une mentalité très détachée de tout.
            J'ai fait aujourd'hui, ce matin, quelques petits poèmes pr peintres. Il y avait longtemps que je n'avais plus rien fait.


                                                           Poèmes de Peintures
1
            2 lacs nègres
                           Entre une forêt
                                            Et une chemise qui sèche

2
            Bouche ouverte sur un Harmonium
                           C'était une voix faite d'yeux
                                     Tandis qu'il traîne de petites gens

3
            Une petite vieille au nez pointu
                        J'admire la bouillotte d'émail bleu
                                   Une femme qui a une gorge épatante

4
            Un monsieur qui se rase près de la fenêtre
                       Il est en bras de chemise
                                    Et il chante un petit air qu'il ne sait pas très bien
              Ça tout un opéra

              Inscriptions à broder sur un 
                                   ( avec d'autres ornements )

            Je suis la discrète balance
            De ce que pèse ta beauté

                                                       Inscription pour des gravures

1
            Vous qui m'écoutez Belle
            Bien que je sois bien loin

2
            Comme un grave empereur
            Qui saurait l'avenir
                                                                                                                   
3
            Une créole à La Havane
            Créée par Dieu l'amour la damne

4
            Allô la Destinée
            Comment envoyer des baisers

            Mon amour chéri, on avait parlé avec ta mère de la D.E.S. la Déesse comme on dit et on n'avait pas trouvé la signification  de cette abréviation païenne ; ça signifie Direction des Étapes et Services.
            Je t'adore mon amour et ferme ma lettre parce que je dois faire ma cantine.
            Je t'aime mon amour.


                                                                                                                     Gui

           





































           
           






























































       

jeudi 21 février 2013

Anecdotes et Réflexions 12 d'hier pour aujourd'hui Samuel Pepys ( journal Angleterre )



 cambridge
                                                                    Journal
                                                                                                               " 25 fév. "

            Nous deux arrivâmes à Cambridge vers 8 heures du matin et descendîmes au Faucon dans Petty Cury. Nous y retrouvâmes mon père et mon frère, qui allaient très bien. Je m'habillai et vers 10 heures mon père, mon frère et moi allâmes voir Mr Widdrington à Christ's College ; il nous reçut très civilement et fit procéder aux formalités d'admission de mon frère ; cependant que mon père, lui et moi devisions. Cela fait nous prîmes congé. Mon père et mon frère allèrent rendre visite à quelques amis, des Pepys qui sont membres de l'université de Cambridge. Pendant ce temps, j'allai à Magdalene college voir Mr Hill : je retrouvai auprès de lui Mr Zanchy, Mr Burton, et Mr Hollins qui me reçurent on ne pouvait plus civilement; je pris congé en leur promettant de venir souper avec eux, et revins à mon auberge, où je dînai avec quelques autres personnes présentes à la table d'hôte. Après dîner, mon frère se rendit au collège et mon père et moi allâmes voir mes cousins Angier : Mr Fairbrother nous y rejoignit. Nous restâmes un moment bavarder avec eux. Mon père alla s'occuper de ses affaires chez le transporteur et de la chambre de mon frère, tandis que j'allais avec Mr Fairbrother, mon cousin Angier et Mr Zanchy, que j'avais rencontrés à la boutique de Mr Morton ( où j'achetai " Elenchus Motuum ", ayant donné mon précédent exemplaire à Mr Downing lors de sa visite ), aux Trois Tonnes, où nous bûmes pas mal à la santé du roi, etc., jusqu'à ce qu'il fit presque nuit ; puis nous nous quittâmes et moi et Mr Zanchy nous rendîmes à Magdalene College où nous attendait un fort bon souper dans la chambre de Mr Hill ; je suppose qu'ils ont un club. Dans leurs propos, je découvris qu'il ne restait absolument rien de l'ancien formalisme de leurs discours, en particulier le samedi soir. Mr Zanch me confia que de pareilles choses ne se produisent plus jamais de nos jours parmi eux. Après souper et après avoir conversé quelque temps, rentrai à l'auberge ; je trouvai mon père dans sa chambre ; nous bavardâmes un peu; il était très satisfait des activités de cette journée, puis nous allâmes nous coucher ; mon frère partageait mon lit car ses affaires n'étaient pas arrivées par le porteur et il ne pouvait pas coucher au collège.


                                                                                                    dimanche,   26 février 1660

            Mon frère se rendit au service religieux du collège.
            Mon père et moi allâmes ce matin marcher dans les champs derrière King's College et dans la cour de la chapelle de King's College ; nous y rencontrâmes Mr Fairbrother. Il nous emmena à l'église de Butolph où nous entendîmes un sermon de Mr Nichols de Queen's College ( que je connaissais de mon temps, comme ayant un grand succès lorsqu'il menait les débats les jours de remise des diplômes ) sur le texte ! " Car tes commandements sont grands ".Ensuite mon père et moi allâmes dîner dans la chambre de Mr Widdrington : à nouveau, il nous traita très courtoisement et invita deux boursiers chargés de cours à dîner avec nous, ainsi que Mr Pepper, membre comme lui de Christ's College. Après dîner, tandis que nous devisions près du feu, le domestique de Mr Pearse vint me dire que son maître était arrivé en ville ; mon père et moi prîmes donc congé et retrouvâmes Mr Pearse à l'auberge ; il nous dit qu'il s'était déplacé pour rien, car milord avait quitté Hinchingbrooke pour Londres jeudi dernier, ce qui me surprit quelque peu. Ensuite, après avoir pris un verre je me rendis à Magdalene College pour obtenir le certificat d'admission de mon frère, afin qu'il puisse ne pas perdre son année. Dans la cour je rencontrai Mr Burton qui m'emmena jusqu'à la chambre de Mr Pechell qui se trouvait là avec Mr Zanchy ; finalement Mr Pechell, Mr Zanchy et moi sortîmes ; Mr Pechell se rendit à l'église. Zanchy et moi à la taverne de la Rose, et nous restâmes à boire jusqu'à la fin du sermon ; puis Mr Pechell vint nous rejoindre et nous bûmes tous les trois à la santé du roi et de toute la famille jusqu'à ce qu'il commence à faire noir. Nous nous quittâmes alors ; Zanchy et moi allâmes à mon logement à l'auberge, où nous trouvâmes mon père et Mr Pearse à la porte ; je les emmenai tous les deux ainsi que Mr Blayton, à la taverne de la Rose ; je leur offris un quart ou deux de vin, sans leur dire que nous y avions déjà été. Ensuite nous nous quittâmes : mon père, Mr Zanchy et moi allâmes souper chez mes cousins Angier, où je fis apporter deux bouteilles de vin de la taverne de la Rose ; mais comme j'étais ivre je n'eus pas l'esprit de leur faire savoir à table que je prenais ce vin à mon compte, de sorte qu'ils ne m'ont pas remercié. Après souper, Mr Fairbrother qui soupait avec nous me prit à part dans une pièce avec lui et me montra un misérable exemplaire d'un poème sur Mr Prynne qu'il estimait très bon et qu'il désirait que je fasse remettre à Mr Prynne, dans l'espoir qu'en retour il lui procurerait quelque place ; je promis de m'en occuper mais je ris sous cape de sa sottise, bien qu'il s'agit d'un homme qui m'avait toujours témoigné une grande civilité. Après quoi,nous restâmes à bavarder ; puis je pris congé de tous mes amis et retournai à mon auberge. Après avoir écrit un mot pour Mr Widdrington et y avoir joint le certificat, je souhaitai bonne nuit à mon père et John et moi allâmes nous coucher ; mais je restai debout un moment à batifoler avec la fille de la maison à la porte de la chambre ; puis, au lit.


                                                                                                             27 février 1660

            Debout à 4 heures ; après m'être préparé je pris congé de mon père qui était encore au lit, ainsi que de mon frère John, à qui je donnai 10 shillings. Mr Blayton et moi montâmes à cheval et droit sur Saffron Walden, où nous remisâmes nos chevaux au Cerf Blanc et demandâmes au maître du logis de nous montrer le château d'Audley End ; nous avons traversé le parc à pied pour nous y rendre et le gardien nous a fait visiter toute la demeure ; la majesté des plafonds, des cheminées et l'architecture dans son ensemble valaient vraiment la visite. Il nous fit descendre à la cave, où nous bûmes un vin des plus admirables, à la santé du roi. Je jouai un morceau sur mon flageolet, car il y avait un excellent écho. Il nous a montré de très beaux tableaux : deux en particulier qui représentent les quatre évangiles de Henri VIII. Après quoi, je donnai à l'homme 2 shillings pour sa peine et nous nous en retournâmes. En chemin, mon hôte nous fit passer par un très vieil hôpital ou hospice où on entretenait 40 pauvres ; c'était une très vieille fondation et au-dessus de la cheminée, sur le linteau il y avait une inscription en cuivre : " Orate pro animal Thomas bird " etc ; le tronc pour les pauvres se trouvait également placé sur le chambranle de la même cheminée ; il avait une porte en fer et des cadenas ; j'y mis 6 pence ; ils m'apportèrent un verre de leur boisson dans un bol marron bordé d'argent dans lequel je bus ; au fond, il y avait une image de la Vierge à l'enfant exécutée en argent. Puis nous sommes rentrés à notre auberge et, après avoir mangé un morceau et embrassé la fille de la maison, qui était très jolie, nous prîmes congé ; et, par une assez bonne route, mais un temps pluvieux, nous arrivâmes le soir à Eping. Nous y jouâmes aux dames ; après souper et après avoir joyeusement bavardé avec une servante pas très jolie mais hardie, nous allâmes au lit.


                                                                                                          28 février 1660

            Debout dès le matin; nous mangeâmes des harengs saurs pour notre déjeuner pendant qu'on réparait mon talon de botte, mais le garçon me la rendit avec un trou aussi grand qu'avant. Puis, en selle, direction Londres, à travers la forêt ; la route était bonne, à l'exception d'un chemin que nous avons suivi comme si nous traversions une bauge tout du long.
            Nous trouvâmes toutes les boutiques fermées et la milice du régiment rouge en armes à l'ancienne bourse ; parmi les soldats je reconnus Nicolas Osborne et lui parlai : il me dit que c'était une journée d'actions de grâces dans toute la Cité pour le retour du Parlement. A Saint-Paul, je mis pied à terre et Mr Blayton tint mon cheval ; je trouvai le Dr Reynolds en chaire, en présence du général Monck qui devait donner une grande réception à la compagnie des épiciers. Puis, à la maison, où ma femme allait bien, ainsi que tout le reste. Me changeai, puis me rendis chez Mr Crew et ensuite chez sir Harry Wright, où je trouvai milord en train de dîner ; il m'appela et fut heureux de me voir. Il y avait à dîner également Mr John Wright et sa femme, une très jolie personne, qui est la fille de l'échevin Allen. Je dînai avec William Howe et après dîner sortis avec lui acheter un chapeau ( je m'arrêtai en chemin dire bonjour à ma mère ) ; nous achetâmes le chapeau à la Charrue dans Fleet Street, selon les instructions de milord, mais sans dire que c'était pour lui. En nous y rendant, juste en sortant de chez ma mère, nous rencontrâmes Mr Pearse ; il nous emmena à la taverne du Lévrier, et nous offrit une pinte de vin ; comme tous les officiers de marine il dit à nouveau grand bien de milord. Après nous être occupés du chapeau, nous rentrâmes, lui chez Mr Crew et moi chez Mrs Jemima et je restai un moment avec elle. Puis, à la maison où je trouvai Mr Shipley presque ivre qui était venu me voir ; puis Mr Spong vint je montai avec lui jouer un duo ou deux, puis bonne nuit.
            Je ne dis rien, mais je fus quelque peu fâché de l'attitude de Mr Shipley qui a forcé la porte de mon cabinet personnel simplement pour prendre la clef de la porte de l'escalier de milord dont il aurait pu tout aussi bien forcer le verrou plutôt que le mien.


                                                                                                               29 fév.

            Au bureau, puis je pris un verre chez Will avec Mr Moore qui me raconta que milord a été choisi comme amiral par le Conseil et qu'on dit que Monck va le rejoindre à ce même poste.
            A la maison pour dîner ; après dîner, ma femme et moi nous rendîmes à Londres par le fleuve et de là chez Herrings, le marchand de Coleman Street, au sujet de 50 livres qu'il me promet que j'aurai samedi prochain. Ensuite, chez ma mère, puis chez Mrs Turner dont je pris congé ( tout comme ses autres amis ), car elle doit quitter la ville demain avec Mr Pepys pour aller dans le Norfolk. Mon cousin Norton m'a offert un bon verre d'hydromel, le premier que j'ai bu. Chez ma mère , où je restai souper ; elle me montra une lettre que mon oncle a envoyée à mon père, par laquelle il l'invite à venir à Brampton pendant qu'il réside à la campagne. Puis à la maison, et au lit.
            Aujourd'hui milord est venu à la Chambre pour la première fois depuis qu'il est en ville ; mais auparavant , il était allé au Conseil


samedi 16 février 2013

Comment l'Homme est venu Aron Lutski ( Poème Anthologie Yiddish )



                                  Comment l'Homme est Venu


                                  L'Inquiétude s'en vint, grosse de l'Homme,
                                  Et l'Inquiétude contempla le Sans-Espoir,
                                  Le Doute l'entendit avec Perplexité,
                                  La Perplexité fut indécise face au Qui-Sait,
                                  Le Qui-Sait discuta avec le Peut-Être,
                                  Et le Peut-Être interrogea le Si-Jamais,
                                  Le Si-Jamais creusa vers le Probable,
                                  Le Probable en conclut c'est Possible,
                                  Le Possible montra le Vraisemblable,
                                  Le Vraisemblable fit un signe au Pourquoi-pas,
                                  Le Pourquoi-pas se faufila vers le Vraiment
                                  Le vraiment chuchota Certainement,
                                  Certainement railla l'Indubitable,
                                  L'Indubitable tempêta le Défini,
                                  Le Défini frappa du poing : Assurément,
                                  Assurément se jeta sur le Vrai,
                                  Et le Vrai tomba sur le Coeur.
                                  - C'est ainsi qu'est advenu l'Homme,
                                  C'est ainsi qu'a Survécu l'Homme
                                  Avec toutes sortes de Doutes
                                  Toutes Vérités jamais Sûres.


                                                                                            Aron Lutski
                                                                      in Au milieu de la Genèse, Prologue VII

                                    Aron Zucker -Lutski né en Ukraine en 1894 part aux USA à 20 ans vit dès
                                   lors à NewYork, aborde divers métiers comptabilité, camelot , d'une famille
                                   de mélomanes il sera aussi professeur de violon. Engagé dans l'armée  
                                   américaine durant la guerre 14/18, son écriture évolue.        

vendredi 15 février 2013

Anecdotes et Réflexions 11 d'hier pour aujourd'hui Samuel Pepys ( journal Angleterre )


Samuel Pepys


                                                         Journal

                                                                                                         21 février 1600

            Ce matin, en sortant je vis de nombreux soldats se diriger vers Westminster ; on me dit qu'ils allaient procéder à la réadmission des députés exclus. Me redis donc au palais de Westminster, et dans Chancery Row je vis environ 20 de ceux qui avaient été à Whitehall avec le général Monck, qui était venu ce matin et avait prononcé un discours à leur intention : il leur avait recommandé d'opter pour la république contre Charles Stuart. Ils arrivèrent à la Chambre et entrèrent l'un après l'autre ; le président entra en dernier mais il est très étrange que cela se soit passé de manière si secrète que les autres députés de la Chambre n'en aient rien su avant de les voir installer à la Chambre d'autant qu'ils croyaient que les soldats qui se tenaient là pour faire entrer les députés exclus étaient les soldats qui avaient reçu l'ordre de se tenir là pour les empêcher d'entrer. Mr Prynne vint avec une vieille épée au côté, et fut très acclamé lors de son entrée au Parlement. Ils siégèrent jusqu'à midi ; lorsqu'ils sortirent Mr Crew m'aperçut et m'invita à venir chez lui ; j'y allai et il insista pour me garder à dîner ; j'acceptai, ce qui lui fit très plaisir. Il me dit que la Chambre avait proclamé le général Monck général en chef de toutes les forces armées d'Angleterre, d'Ecosse et d'Irlande. Et que, selon le souhait de Monck, en remerciement du service que Lawson lui avait dernièrement rendu en démantelant le Comité de sécurité, il l'avait nommé commandant de la marine, jusqu'à nouvel ordre.Il me conseilla d'envoyer chercher milord immédiatement, et me dit qu'il pouvait désormais, s'il le souhaitait, reprendre du service ; et que la Chambre entend ne rien faire d'autre qu'envoyer les convocations et poser les bases en vue d'un Parlement libre. Après dîner revins au palais de Westminster avec lui, dans sa voiture. J'y retrouvai Mr Lock et Mr Purcell, maîtres de musique ; j'allai avec eux au café dans une salle qui donne sur le fleuve où nous étions seulement entre nous ; nous y passâmes une
heure ou deux jusqu'à ce que le capitaine Taylor nous rejoigne et nous apprenne que la Chambre avait voté qu'il fallait reconstruire les portes de la Cité et que les membres du conseil municipal de Londres qui étaient en prison devaient être libérés ; et que l'affaire de George Booth devait être jugée demain par la Chambre.
            Au café nous chantâmes tout un choix de chansons italiennes et espagnoles et un canon à 8 voix que Mr Lock venait de composer sur les paroles Domine Salvum fac Regem : c'est une oeuvre admirable.
            Toujours au café, le capitaine Taylor se mit à nous parler d'une oeuvre qu'il vient d'écrire sur Gavelkind en réponse à quelqu'un qui a écrit un ouvrage sur le même sujet. En vérité son discours révélait sa grande éruditions. De cette pièce, par la fenêtre, c'était un spectacle des plus plaisants de voir la Cité baignée d'un bout à l'autre dans une sorte de gloire, tant la lumière des feux de joie était forte et tant il faisait noir autour de la Cité, cependant que les cloches carillonnaient de toutes parts. De là, à la maison où j'écrivis à milord ; je descendis ensuite et trouvai Mr Hunt ( ennuyé de ce changement ) et Mr Spong ; ils restèrent tard avec moi à chanter des chansons, puis nous quittâmes. Comme ma femme n'était pas très bien, elle alla se coucher avant moi.
            Ce matin, je rencontrai à Westminster, Mr Fuller de Christ's College. Lui fis part de mon intention d'aller à Cambridge et à quel collège. Il me parla très librement du caractère de Mr Widdrington et me raconta qu'il se querellait avec tous ses collègues, et qu'il avait des positions très éloignées de tous les autres ; j'en fus attristé, car il m'annonça que mon frère ne souffrit d'être son élève.


                                                                                                          22 Février 1600

            Ce matin j'avais l'intention d'aller voir Mr Crew pour emprunter quelque argent ; mais comme il pleuvait j'y renonçai et me rendis au domicile de milord où je vérifiai que tout allait bien. Puis, à la maison où je chantai une chanson en m'accompagnant à la viole ; puis au bureau et chez Will où Mr Pearse vint me voir et me dit qu'il m'accompagnerait à Cambridge, où le régiment du colonel Eyres, dont il est chirurgien, est stationné. En me promenant à Westminster j'ai vu le major Browne qui, pendant longtemps a été banni par le Parlement croupion ; mais maintenant il a une très longue barbe, et sort en ville, et il a été siéger à la Chambre.
            Chez mon père pour dîner ; il n'y avait pas grand-chose d'autre qu'un petit plat de salaison de boeuf et un plat de carottes, car toute la maisonnée était affairée à préparer les effets de mon frère John qui part demain.
Les volailles pour Noël : des valeurs sûres !            Après dîner, ma femme resta chez mon père et moi j'allai chez Mr Crew et j'empruntai 5 livres à Mr Andrew ; puis chez Mrs Jemima qui porte maintenant sa minerve autour du cou : en vérité ce la la change beaucoup et elle tient sa tête droite. Je payai à sa domestique 50 shillings sur l'argent que m'a remis Mr Andrew.
            Rentrai ensuite à la maison et, dans mon cabinet écrivis ces quelques lignes dans ce journal, puis repartis pour Whitehall ; je rencontrai William Simons et Mr Mabbott chez Marsh ; ils m'apprirent que la Chambre avait voté aujourd'hui que les portes de la ville de Londres devraient être reconstruites aux frais de l'Etat. Et que la proclamation déclarant que le major général Browne était un traître  avait été annulée, et plusieurs autres événements de même nature.
            A la maison pour prendre ma lanterne et ensuite chez mon père, où je donnai des conseils à John sur quels livres emporter à Cambridge.
            Après cela nous soupâmes avec mon oncle Fenner, ma tante Théophila Turner et Joyce, d'un bon jarret de veau rôti, et nous nous réjouîmes du départ de John pour Cambridge. J'ai pu constater aujourd'hui que les fenêtres de Barbone ont été terriblement endommagées la nuit dernière. A 9 heures et demie ma femme et moi sommes rentrés à la maison.


                                                                                                        23 février 1600

           Jeudi - jour de mon anniversaire : j'ai maintenant 27 ans.
           Assez belle matinée ; me levai, et après avoir écrit un peu dans mon cabinet, je sortis. Au bureau où je fis part à Mr Hawley de mes projets de quitter la ville demain. Mr Fuller et mon oncle Thomas vinrent me voir ; je les emmenai boire un verre et me débarrassai ainsi de mon oncle. Ensuite, je revins à la maison avec Mr Fuller et je le gardai à dîner. Il nous raconta, à ma femme et à moi, nombre d'histoires sur ses mésaventures depuis les troubles qui l'ont forcé à voyager dans des pays catholiques, etc. Il me montra ses notes de frais, mais je n'avais pas d'argent pour le payer. Nous nous quittâmes et j'allai à Whitehall où je devais voir le cheval que Mr Garthwayt me prête pour demain. Puis à la maison où Mr Pearse vint me voir pour fixer le lieu et l'heure où nous devons nous retrouver demain. Puis, au palais de Westminster où, après l'ajournement de la séance de la Chambre, je retrouvai Mr Crew qui m'apprit que milord avait été élu membre du Conseil d'Etat par 73 voix. Mr Pierpoint avait été élu avec 101 voix, et ensuite lui-même avec 100 voix. Il me ramena à la maison en voiture en compagnie de Mr Annesley. Je repartis à Westminster et je restai un grand moment dans la boutique de Mrs Mitchell à bavarder avec elle et avec ma Chapelaine Mrs Mumford, et je bus une ou deux chopes de bière à la suite d'un pari comme quoi Mr Prynne ne faisait pas partie du Conseil. A la maison, où j'écrivis à milord par la poste les nouvelles concernant la composition du Conseil. Ensuite, au lit.


                                                                                                                24 février

            Je me levai très tôt. Après avoir pris mon cheval à Scotland Yard, à l'écurie de Mr Garthwayt, je me rendis chez Mr Pearse qui se leva en un quart-d'heure, laissant sa femme au lit ( avec laquelle il m'a semblé que  Mr Lucy prenait des libertés tandis qu'elle était au lit ), nous avions tous deux enfourché nos chevaux, et nous nous mîmes en route vers 7 heures. Il faisait mauvais temps et la route était mauvaise. Aux environs de Wayre nous rejoignîmes Mr Blayton, le beau-frère de Dick Vines, et nous continuâmes la route avec lui. Nous nous arrêtâmes à Puckridge pour nous restaurer. Nous prîmes une selle de mouton sautée et nous nous régalâmes ; mais la route depuis Ware était fort mauvaise. Puis à nouveau en selle jusqu'à Foulmer, à 3 lieues environ de Cambridge, car ma jument était très fatiguée. Nous fîmes étape à l'Echiquier. Nous jouâmes aux cartes jusqu'au souper qui consista en une poitrine de veau rôtie. Je partageai le lit de Mr Pearse que nous quittâmes le lendemain car il se rendait à Hinchingbrooke pour parler avec milord avant sa venue à Londres.


                                                                                                       Samuel Pepys






































































































































mercredi 13 février 2013

Le garçon près du Christ sur le sapin de Noël Fiodor Dostoïevski ( Russie nouvelle )




                                                 Le garçon près du Christ sur le sapin de Noël

                                                 1. - Le garçon avec la main.

             Les enfants sont gens étranges, je les vois dans mes rêves et dans mon imagination. Avant le sapin de Noël et au moment du sapin, la nuit de Noël,  je n'ai cessé de rencontrer dans la rue, à un certain coin, un petit gamin qui n'avait guère plus de sept ans. Dans le froid glacial épouvantable, il était habillé quasiment comme en été, mais une vieillerie entourait son cou : quelqu'un l'avait malgré tout équipé en l'envoyant ici. Il marchait " avec la main " : c'est un terme technique qui signifie demandait l'aumône.  Ces garçons ont inventé ce terme. Ils sont nombreux comme lui à gigoter sur votre chemin et à vociférer une phrase qu' ils ont apprise ; mais ce garçon-là ne hurlait pas, il parlait sur un ton naïf, et il me regardait droit dans les yeux d'une façon inhabituelle,  plein de confiance: par conséquent, il débutait dans la profession.  Répondant à mes interrogations, il me fit savoir qu' il avait une sœur qui restait à la maison sans travail et malade ; peut-être était-ce vrai, toutefois j'appris par la suite qu'il y avait des nuées de garçons de ce genre : on les envoie " avec la main " même par les froids les plus rigoureux, et s'ils ne récoltent rien, une raclée les attend.  Une fois les kopecks ramassés le garçon revient, les mains rouges et engourdies, dans quelque cave où une bande de flemmards s'enivrent, de ces individus qui là, dans ces caves leurs femmes affamées et battues s'enivrent en leur compagnie, et c'est là aussi que braillent leurs nourrissons affamés. La vodka,  la saleté,  la débauche,
mais surtout la vodka.  Avec les kopecks ainsi ramassés on envoie aussitôt le garçon à la taverne d'où il leur apporte encore de l'alcool. Et en supplément on lui verse parfois dans la bouche une chopine et on rit quand il tombe par terre, la respiration coupée presque évanoui.                              
                                     ...et dans ma bouche, impitoyablement
                                        il versait de la vodka dégoûtante...
            Quand il sera grand on s' en débarrassera à l'usine au plus vite et tout ce qu'il gagnera,  il devra de nouveau l'apporter à ces flemmards qui de nouveau le boiront. Mais avant même d'aller à l'usine, ces enfants deviennent de parfaits criminels. Ils vagabondent en ville et connaissent les différentes caves où ils peuvent se glisser et passer la nuit sans être découverts. L'un d'eux est resté plusieurs nuits de suite chez un concierge, dans un  panier, et celui-ci ne l'a pas remarqué. Il va de soi qu'ils deviennent de petits voleurs. Le vol se transforme en passion même chez des enfants de huit ans, parfois sans la moindre conscience de la nature criminelle de leurs agissements. Finalement ils supportent tout - la faim, le froid, les raclées au nom d'une seule chose, leur liberté. Et ils s'enfuient de chez leurs parents flemmards pour vagabonder à leur profit cette fois.  Ces êtres sauvages n'ont parfois pas la moindre notion ni de l'endroit où ils vivent, ni de la nation à laquelle ils appartiennent, de l'existence de Dieu ou du tsar ; on dit même à leur propos des choses qu'il est incroyable d'entendre et cependant ce sont des faits. 

                                         II. Le garçon près du Christ sur le sapin de Noël. 

            Mais je suis romancier et il me semble que j'ai moi-même composé une " histoire ". Pourquoi ai-je écrit " il me semble "? Je suis sûr en effet que je l'ai écrite, mais j'imagine toujours que cela s'est passé quelque part, un jour, et que cela s'est passé justement la nuit de noël,  dans quelque immense ville et par un froid épouvantable. 
            J'imagine un garçon dans un sous-sol, un tout petit garçon de six ans peut-être moins. Ce garçon s' est réveillé un matin dans le sous-sol froid et humide, il est vêtu d'une vague robe de chambre et il tremble. Sa respiration sort en buée blanche, et lui, assis sur un coffre dans un coin, il exhale exprès cette buée de sa bouche à force d'ennui et il s'amuse en regardant la façon dont elle s'échappe.  Mais il a très envie de manger. Ce matin, il s'est plusieurs fois approché du lit où, sur une couche aussi mince qu'une crêpe et avec un balluchon sous la tête à la place d'un oreiller, est couchée sa mère malade. Comment s'est-elle retrouvée ici ? Sans doute est-elle arrivée ici d'une autre ville avec son garçon et elle est brusquement tombée malade. La patronne * des coins* a été emmenée à la police deux jours plus tôt ; les habitants se sont dispersés, c'est Noël,  et c'est un flemmard qui n'a pas attendu les fêtes pour s'enivrer à mort, est allongé là depuis vingt-quatre heures. Dans un autre * coin  * de la pièce une petite vieille âgée de quatre-vingts ans gémit à cause de ses rhumatismes : elle a vécu quelque part, jadis,  comme nounou, et maintenant elle meurt toute seule, se lamentant, ronchonnant et grognant contre le petit garçon de sorte qu'il s'est mis à avoir peur d'aller aux abords de son coin. Il a trouvé à boire dans l'entrée mais il n'a pas trouvé la moindre miette, et pour la énième fois il s' approche de sa maman pour la réveiller. Finalement il se met à avoir peur dans l'obscurité. Le soir est tombé depuis longtemps et on n'a pas allumé la lumière. En palpant le visage de sa maman il est surpris de constater qu'elle ne bouge pas du tout et qu'elle est devenue aussi froide que le mur. " Il fait vraiment très froid ici ",  songe-t-il ; il reste coi quelques instants, oubliant inconsciemment sa main sur l'épaule de la morte, puis il souffle sur ses petits doigts pour les réchauffer et soudain ayant trouvé sa petite casquette en fouillant dans le lit, tout doucement, à tâtons, il sort de la cave. Il serait bien parti plus tôt, mais il avait tout le temps peur du grand chien qui hurle là-haut toute la journée dans l'escalier, à coté de la porte des voisins. Or il n'y a plus de chien,  et il se retrouve tout à coup dans la rue.
            Mon Dieu, quelle ville ! Jamais encore il n'a vu une chose semblable. Là d'où il vient il y a une telle obscurité la nuit - un seul réverbère pour toute la rue. Les maisonnettes basses en bois ont leurs volets clos ; dans la rue dès qu' il fait sombre il n'y a plus personne, tout le monde est enfermé dans sa maison, et il y a seulement des meutes entières de chiens qui se mettent à hurler, et ils sont des centaines des milliers à hurler et à aboyer toute la nuit. Mais là-bas, en revanche, il faisait bon et on lui donnait à manger, alors qu'ici, mon Dieu, si seulement il pouvait manger quelque chose ! Et quels sont ces claquements et ce vacarme, quelle est cette lumière, quels sont ces gens, ces chevaux et ces voitures et il gèle, il gèle ! Une buée glacée s'échappe des chevaux qu'on fouette, du souffle brûlant de leurs bouches ; à travers la neige meuble leurs fers cliquettent sur les pierres, et tous se bousculent, et, mon Dieu, il a une telle envie de manger un morceau, ne serait-ce qu'un bout de quelque chose, et les petits doigts lui font soudain si mal. Un gardien de l'ordre est passé à côté de lui et il s'est détourné pour ne pas remarquer le garçon.
            Voici une autre rue : oh, comme elle est large ! Ici on doit certainement se faire écraser ; comment ils crient tous, ils courent et ils filent, et les lumières, les lumières ! Mais qu'est-ce que c'est ? Oh ! quelle grande vitre, et derrière la vitre il y a une pièce, et dans la pièce un arbre va jusqu'au plafond ; c'est un sapin, et sur le sapin il y a tellement de feux, il y a tellement de papiers dorés et de pommes, et tout autour, au pied de l'arbre, il y a des poupées, des petits chevaux ; et des enfants courent dans la pièce, joliment habillés, proprets, ils rient et ils jouent, ils mangent et ils boivent quelque chose. Et voilà une fillette qui s'est mise à danser avec un garçon : comme elle est belle ! Et on entend la musique à travers la vitre. Le garçon regarde, il est étonné, et il rit lui aussi, mais ses petits doigts lui font mal, comme ceux de ses petits pieds, et sur ses mains ils sont devenus complètement rouges, ils ne se plient plus et ça fait mal de les bouger. Et tout à coup le garçon s'est souvenu que ses doigts lui faisaient si mal, il a éclaté en larmes et il a couru plus loin ; il voit à nouveau une pièce à travers une autre vitre ; de nouveau, il y a des arbres, mais sur les tables il y a des gâteaux, toutes sortes de gâteaux, aux amandes, rouges, jaunes et quatre riches dames sont assises, et à tous ceux qui entrent elles donnent du gâteau et la porte s'ouvre à tout instant, beaucoup de messieurs entrent chez elles depuis la rue. Le garçon s'est faufilé, il a soudain ouvert la porte et il est entré. Oh ! comme on a crié après lui en agitant les bras. Une dame s'est précipitée vers lui et lui a fourré un kopeck dans la main, et elle lui a ouvert elle-même la porte de la rue. Comme il a eu peur ! Mais la pièce a immédiatement roulé et a tinté contre les marches ; il ne pouvait pas plier ses petits doigts rouges pour la retenir. Le garçon est parti en courant et il est parti vite, bien vite, mais où il ne le sait pas lui-même. Il a de nouveau envie de pleurer, mais il a peur ! Mais la pièce a immédiatement roulé et a tinté contre les marches ; il ne pouvait pas plier ses petits doigts rouges pour la retenir. Le garçon est parti en courant et il est parti
vite, bien vite mais où il ne le sait pas lui-même. Il a de nouveau envie de pleurer, mais il a peur et il court, il court et il souffle dans ses mains. Et l'angoisse l'étreint parce qu'il est soudain si seul et il a si peur, et soudain... Mon Dieu ! Mais qu'est-ce que c'est encore ? Une foule de gens est rassemblée et tout le monde a l'air surpris : derrière une vitrine, il y a trois marionnettes, petites, magnifiquement habillées en petites robes rouges et vertes, et on dirait tout à fais qu'elles sont vivantes ! Un petit vieux est assis et il semble jouer d'un grand violon, les deux autres sont debout à côté de lui et ils jouent sur de minuscules violons, et ils battent la mesure avec la tête ; ils se regardent, et leurs lèvres bougent, ils parlent, ils parlent pour de vrai, mais derrière la vitre on n'entend pas. Et le garçon a d'abord pensé qu'ils étaient vivants et quand il a vraiment deviné que ce sont des marionnettes, il a soudain éclaté de rire. Il n'a jamais vu de marionnettes pareilles et il ne savait pas qu'il en existait ! Et il a envie de pleurer, mais c'est si drôle et amusant de regarder les marionnettes. Soudain il a l'impression que derrière lui quelqu'un a attrapé sa robe de chambre : un grand et méchant garçon est à côté de lui et il lui donne soudain une torgnole sur la tête, il arrache sa casquette, et il lui flanque un coup de pied par en-dessous. Le garçon roule par terre, on crie, il est stupéfait, il se relève, et il se met à courir, à courir, il ne sait même pas lui-même où, sous un porche, dans une maison étrangère, et il s'installe derrière le bûcher : " Là on ne me trouvera pas, et il fait sombre. "
            Il s'est installé et il s'est recroquevillé, mais il ne pouvait reprendre son souffle tant il avait peur, et soudain, tout à coup, il s'est senti si bien ; ses petites mains et ses pieds ont cessé de lui faire mal, et il faisait bon, si bon, comme sur le poêle ; et tout son corps a tressailli : ah ! il a failli s'endormir. Comme c'est bon de s'endormir ici : " Je vais rester ici un petit moment et j'irai revoir les marionnettes songea le garçon qui se mit à rire en pensant à elles. Elles sont comme vivantes !... " Et soudain il entendit sa maman entonner une chanson au-dessus de lui. " Maman, je dors. Ah! Comme c'est bon de dormir ici ! "
            - Viens voir mon sapin de Noël, mon garçon, chuchota soudain au-dessus de lui une douce voix.
            Il crut un instant que c'était toujours sa maman, mais non,
ce n'était pas elle ; qui donc l'avait appelé? Il ne pouvait le voir, mais quelqu'un se pencha au-dessus de lui et l'embrassa dans l'obscurité, et l'enfant lui tendit les bras et... et soudain - oh ! quelle lumière ! Oh ! quel sapin ! mais ce n'est pas un sapin, il n'a encore jamais vu des arbres pareils ! Où est-il donc maintenant ? Tout brille, tout scintille et tout autour il n'y a que des marionnettes - mais non ce sont des garçons et des filles, seulement ils sont si lumineux, ils tournent tous autour de lui, ils volent, ils l'embrassent tous, ils le prennent, ils l'emportent, et il vole lui-même, et il voit sa maman qui le regarde, et elle rit remplie de joie en le regardant. " Maman ! Maman ! Ah, comme on est bien ici maman ! " lui crie le garçon et de nouveau il embrasse les enfants, et il a envie de leur parler au plus vite des marionnettes derrière la vitrine. " Qui êtes-vous les garçons ? Qui êtes-vous, les filles ? " demande-t-il en riant et en les aimant.
            " C'est le sapin du Christ, lui répondent-ils. Le Christ a toujours un sapin ce jour-là pour les petits enfants qui n'ont pas le leur... " Et il se rend compte que ces garçons et ces filles sont tous des enfants comme lui, mais les uns ont gelé dans leur couffin où on les a abandonnés dans les escaliers des fonctionnaires de Pétersbourg, les autres ont expiré chez des Finlandaises, venant d'une maison d'éducation pour être nourris, d'autres sont morts contre la poitrine desséchée de leur mère ( durant la famine de Samara ) certains enfin ont été asphyxiés dans la puanteur des wagons de troisième classe, et ils sont tous là maintenant, ils sont tous comme des anges, tous auprès du Christ, et lui-même se trouve au milieu de tous et il leur tend les bras et il les bénit ainsi que leurs mères pécheresses... Et les mères de ces enfants restent sur place, de côté, et elles pleurent ; chacune reconnaît son garçon ou sa fille, et les enfants s'approchent d'elles en volant et les embrassent ; ils essuient leurs larmes de leurs petites mains et ils les supplient de ne pas pleurer parce qu'ils sont si bien ici...
            Et en-bas, le lendemain matin, les concierges découvrirent le petit cadavre du garçon qui s'était enfui et qui avait gelé derrière le bûcher ; on trouva aussi sa maman... Elle était morte avant lui ; tous les deux se retrouvèrent au ciel auprès de Dieu.                                                                    
            Et pourquoi ai-je donc composé une telle histoire qui n'a pas sa place dans un journal raisonnable et au jour le jour, celui d'un écrivain en plus ? Et en outre j'avais promis des nouvelles principalement sur des sujets réels ! Mais le problème est là justement : il me semble et j'imagine toujours que tout cela à pu se produire dans la réalité autrement dit ce qui s'est passé dans le sous-sol et derrière le bûcher, et avec le sapin près du Christ, je ne sais pas comment vous dire, est-ce que cela a pu se produire oui, ou non ? C'est pour cela que je suis un romancier, pour inventer.



                                                                                         Fiodor Dostoïevski