martigues
Un Martegau venait tous les jours à Marseille pour les affaires qu'il avait, et, tous les soirs, quand il était de retour aux Martigues, ses voisins venaient.
- Eh bien, Genèsi ! qu'y a-t-il de neuf à Marseille ?
Et le bon Genèsi racontait, de fil en aiguille, tout ce qui était arrivé de neuf dans la capitale du Midi.
Un jour surtout, le bon Genèsi n'ayant rien à dire de neuf à ses finauds compatriotes, et s'attendant cependant comme toujours à la question ordinaire, il se dit en lui-même : " Oh ! Pour cette fois, il faut que je leur en fasse une à ces farceurs, une, ma foi de Dieu, qui éclate ! "
Voilà qui va bien.
Il arrive sur le tard aux Martigues, et du plus loin qu'ils le voient :
- Eh bien ! Genèsi, qu'y a-t-il de neuf à Marseille ? lui crient les Martegaux.
- Ah ! Mes pauvres, fait Genèsi, je vous en vais dire une aujourd'hui qui peut compter pour deux. Ah mes bons ! vé, si je ne l'avais vu, l'ase me quille, si je l'aurais cru.
Et tout d'un temps, comme si le trompetteur avait passé par la ville, tous, femmes et hommes, enfants et vieillards viennent autour de lui et le conteur entame le plan qu'il avait tiré.
- Vous saurez, dit-il, Martegaux, que ce matin est arrivé en rade de Marseille un poisson, mais un poisson si gros, si gaillard et si long, que sa tête est amarré dans le port et que la queue va toucher le château d'If. Oh ! croyez-le ou ne le croyez pas, ce poisson prodigieux s'est embarrassé la tête entre le fort Saint-Jean et le fort Saint-Nicolas, et tout Marseille est monté en haut de Notre-Dame-de-la-Garde pour voir comment les pêcheurs feront pour le retirer de là.
Les Martegaux, pécaîre ! avalèrent ça comme miel et, ni que vaut ni que coûte : " Allons, zou ! Partons ! " Et sans songer qu'il allait être nuit, femme, fille, vieux, enfant, tout part pour Marseille, comme s'ils allaient à la noce.
Genèsi lui, le fin tireur de bourdes, était sur une hauteur pour les voir passer, et se crevait de rire... pas moins, en voyant que tout le monde partait - sauf les malades.
- Oh ! tron de nom d'un laire ! se dit-il tout ébaubi. Voilà tous les Martegaux qui filent ! Faut que ce soit vrai.
Là-dessus, il noue les cordons de ses souliers et se met à courir de toutes ses forces pour rattraper les autres, et marche avec eux pour
Marseille !
Frédéric Mistral
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Dédèche est mort
C'était le petit griffon de mademoiselle et nous l'aimions tous.
Il connaissait l'art de se pelotonner n'importe où, et, même sur une table, il semblait dormir au creux d'un nid.
Il avait compris que la caresse de sa langue nous devenait désagréable, et il ne nous caressait plus qu'avec sa patte, sur la joue, finement. Il suffisait de se protéger l'oeil.
Il riait. On crut longtemps que c'était une façon d'éternuer, mais c'était bien un rire.
Quoiqu'il n'eut pas de profonds chagrins, il savait pleurer, c'est-à-dire grogner de la gorge, avec une goutte d'eau pure au coin des yeux.
Il lui arrivait de se perdre et de revenir à la maison, tout seul, si intelligemment, qu'à nos cris de joie nous tâchions d'ajouter quelques marques d'estime.
Sans doute, il ne parlait pas, malgré nos efforts. En vain, Mademoiselle lui disait : "
Si tu parlais donc un tout petit peu ! "
Il la regardait, frémissant, étonné comme elle. De la queue il faisait bien les gestes, il ouvrait les mâchoires, mais sans aboyer. Il devinait que mademoiselle espérait mieux qu'un aboiement, et la parole était au coeur, près de monter à la langue et aux lèvres. Il aurait fini par la donner, il n'avait pas encore l'âge !
Un soir sans lune, à la campagne, comme Dédèche se cherchait des amis au bord de la route, un gros chien, qu'on ne reconnut pas, sûrement de braconnier, happa cette fragile boule de soie, la secoua, la serra, la rejeta et s'enfuit.
Ah ! si mademoiselle avait pu saisir ce chien féroce, le mordre à la gorge, le rouler et l'étouffer dans la poussière !
Dédèche guérit de la blessure des crocs, mais il lui resta aux reins une douloureuse faiblesse.
Il se mit à pisser partout. Dehors, il pissait comme une pompe, tant qu'il pouvait, joyeux de nous délivrer d'un souci, et à peine rentré il ne se retenait déjà plus. Dès qu'on tournait le dos, il tournait le sien au pied d'un meuble, et mademoiselle jetait son cri d'alarme monotone :
" Une éponge ! de l'eau ! du soufre !
On se mettait en colère, on grondait Dédèche d'une voix terrible, et on le battait avec des gestes violents qui ne le touchait pas, son regard fin nous répondait :
" Je sais bien, mais que faire ? "
Il restait gentil et gracieux, mais parfois il se voûtait comme s'il avait sur l'échine les dents du chien de braconnier.
Et puis son odeur finissait par inspirer des mots aux amis les moins spirituels.
Le coeur même de mademoiselle allait durcir !
Il fallut tuer Dédèche.
C'est très simple : on fait une incision dans une boulette de viande, on y met deux poudres, une de cyanure de potassium, l'autre d'acide tartrique, on recoud avec du fil très fin. On donne une première boulette inoffensive, pour rire, puis la vraie. L'estomac digère et les deux poudres, par réaction, forment de l'acide cyanhydrique ou prussique qui foudroie l'animal.
Je ne veux plus me rappeler qui de nous administra les boulettes.
Dédèche attend, couché, bien sage, dans sa corbeille. Et nous aussi nous attendons, nous écoutons de la pièce à côté, affalés sur des sièges, comme pris d'une immense fatigue.
Un quart d'heure passe, une demi-heure. Quelqu'un dit doucement :
- Je vais voir.
- Encore cinq minute !
Nos oreilles bourdonnent. Ne croirait-on pas qu'un chien hurle quelque part, au loin, le chien du braconnier ?
Enfin le plus courageux de nous disparaît et revient dire d'une voix qu'on ne lui connaissait pas :
- C'est fini !
Mademoiselle laisse tomber sa tête sur le lit et sanglote. Elle cède aux sanglots comme on a le fou rire, quand on ne voulait que rire.
Elle répète, la figure dans l'oreiller :
- Non, non, je ne boirai pas mon chocolat ce matin !
A la maman qui lui parle de mari, elle murmure qu'elle restera vieille fille.
Les autres rattrapent à temps leurs larmes. Ils sentent qu'ils pleureraient tous et que chaque nouvelle source ferait jaillir une source voisine.
Ils disent à mademoiselle :
- Tu es bête, ce n'est rien !
Pourquoi rien ? C'était de la vie ! et nous ne pouvons pas savoir jusqu'où allait celle que nous venons de supprimer.
Par pudeur, pour ne pas avouer que la mort d'un petit chien nous bouleverse, nous songeons aux êtres humains déjà perdus, à ceux qu'on pourrait perdre, à tout ce qui est mystérieux, incompréhensible, noir et glacé.
Le coupable se dit :
" Je viens de commettre un assassinat par trahison. "
Il se lève et ose regarder sa victime. Plus tard nous saurons qu'il a baisé le petit crâne chaud et doux de Dédèche.
- Ouvre-t-il ses yeux ?
- Oui, mais des yeux vitreux qui ne voient plus.
- Il est mort sans souffrir ?
- Oh, j'en suis sûr.
- Sans se débattre ?
- Il a seulement allongé sa patte au bord de la corbeille comme s'il nous tendait encore une petite main
.
Jules Renard