jeudi 5 juillet 2018

Histoire d'un génie Arthur Schnitzler ( Nouvelle Autriche )


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                                           Histoire d'un génie

            " - Me voici donc au monde ! " dit le papillon qui contemplait le paysage en se balançant doucement au-dessus d'une branche brune.
            Le soleil de mars luisait, pâle au-dessus du parc. On voyait encore au loin un peu de neige sur les pentes des montagnes et, scintillante d'humidité, la route s'étirait en direction de la vallée. Traversant alors la grille, entre deux barreaux, le papillon prit le large.
            " - Voici donc l'univers ", se dit-il et, l'ayant trouvé dans l'ensemble digne d'attention, il se mit en route.
            Il avait un peu froid mais, comme il volait aussi vite qu'il le pouvait et que le soleil montait toujours plus haut dans le ciel, il se réchauffa peu à peu.
            Il ne rencontra au début âme qui vive. Plus tard deux petites filles vinrent au-devant de lui et, dans leur surprise, battirent des mains en l'apercevant.
            " - Ah ! pensa le papillon, on m'applaudit ! C'est sans doute que j'ai belle apparence ! "
            Il croisa ensuite des cavaliers, des compagnons maçons, des ramoneurs, un troupeau de moutons, des écoliers, des flâneurs, des chiens, des bonnes d'enfant, des officiers et de jeunes dames, tandis que toutes sortes d'oiseaux tournoyaient au-dessus de lui dans les airs.
            " - Je soupçonnais bien, pensa le papillon, que mes pareils étaient peu nombreux, mais être le seul de mon espèce, voilà qui dépasse vraiment mon attente ! "
            Poursuivant son vol, il ressentit quelque fatigue. L'appétit lui vint et il se laissa tomber au sol. Mais il ne trouva nulle part de nourriture.                                                 
Image associée            " - Oui, c'est vrai " pensa-t-il, le destin du génie est de souffrir du froid et des privations, mais, patience,  je me tirerai d'affaire ! "
            Cependant, le soleil continuait son ascension, le papillon se réchauffait et reprit bientôt son vol avec de nouvelles forces.
            Une ville se dressa devant lui. Il en franchit la porte et voltigea au-dessus de places et de rues pleines de promeneurs, et tous ceux qui l'apercevaient s'étonnaient et, se regardant d'un air joyeux, disaient :
            - Le printemps n'est vraiment pas loin !
            Le papillon se posa sur le chapeau d'une jeune fille dont la rose de velours l'avait attiré, mais les étamines de soie ne furent pas du tout à son goût.
            " - Que d'autres s'en contentent, se dit-il, je préfère pour ma part continuer d'avoir faim jusqu'à ce que je trouve un mets digne de mon palais ! "
            Il quitta le calice où il s'était introduit et, par une fenêtre ouverte, il entra dans une pièce où trois enfants étaient assis autour d'une table avec leurs parents.
            Les enfants se levèrent d'un bond lorsque le papillon vint voleter au-dessus de la soupière et le plus grand, d'un geste rapide, réussit à l'attraper par les ailes.
            " - Il va falloir que j'apprenne aussi à mes dépens, pensa le papillon non sans quelque amère fierté, que le génie est exposé aux persécutions.
            Il n'ignorait pas plus ce fait que tous les autres car, en sa qualité de génie, il connaissait le monde par anticipation.
            Le garçon à qui son père avait donné une tape sur la main lâcha le papillon, et celui-ci s'envola le plus vite qu'il put vers le large, se promettant de récompenser royalement  son sauveur, dès que l'occasion se présenterait.
            Ayant franchi en sens inverse la porte de la ville, il s'éloigna en voltigeant sur la grand-route.
            " - En voilà sans doute assez pour aujourd'hui, pensa-t-il. Après une jeunesse si riche en événements, il faut que je songe à dicter mes mémoires. "
            Là-bas, très loin, les arbres de son jardin natal lui faisaient signe. Le papillon sentait croître toujours davantage son désir de pollen et d'une petite place chaude au soleil. Il aperçut tout à coup quelque chose qui venait à sa rencontre en voletant, et présentait exactement le même aspect que lui. Il fut un instant déconcerté, mais reprit rapidement ses esprits et dit :
Image associée   *         " - Un autre ne se serait sans doute pas préoccupé de cette rencontre extrêmement curieuse, mais, pour moi, elle est l'occasion d'une découverte, à savoir que dans certains états d'excitation provoquée par le froid et la faim on voit sa propre image reflétée dans l'air comme dans un miroir. "
            Un gamin qui passait par là en courant captura le nouveau papillon. Le premier alors pensa, souriant :
            " - Que les hommes sont bêtes ! Celui-ci s'imagine maintenant m'avoir attrapé, alors qu'il ne tient dans sa main que mon reflet ! "
            Cependant, pris d'éblouissements, il se sentit devenir de plus en plus faible. Lorsqu'il lui fut impossible de voler plus loin, il se posa au bord du chemin pour faire un somme. La fraîcheur vint, puis le soir, et le papillon s'endormit. La nuit s'étendit au-dessus de lui, la gelée l'enveloppa.
            Au premier rayon du soleil, il s'éveilla encore une fois. Il vit alors, venant du jardin natal, voltiger vers lui, une... deux... trois créatures ailées... puis d'autres en toujours plus grand nombre, qui lui ressemblaient toutes et qui passèrent au-dessus de lui sans lui prêter la moindre attention. Fatigué, le papillon leva les yeux vers elles, puis sombra dans une profonde méditation.
            " - Je suis assez grand, finit-il par se dire, pour m'apercevoir de mon erreur. Eh bien, soit, il y a dans l'univers des êtres qui me ressemblent, du moins extérieurement. "
            Les papillons se posèrent sur la prairie couverte de fleurs aux calices accueillants, où ils prirent un délicieux repas, puis repartirent en voletant.
            Le vieux papillon restait sur le sol. Il sentit monter en lui une certaine amertume.
            " - Vous avez la besogne facile, pensa-t-il. Il n'est pas besoin d'être grand clerc pour voler jusqu'à la ville, maintenant que je vous ai ouvert la voie et que mon odeur vous précède sur la route.  Mais qu'importe ! Si je n'ai pas été unique, je n'en fus pas moins le premier. Et demain, vous serez couchés au bord de la route, comme moi. "                                                    leblogdecole.canalblog.com
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            Une brise passa au-dessus de lui et ses pauvres ailes battirent encore une fois, doucement.
            " - Oh ! je commence à me rétablir, se dit-il, réjoui. Attendez seulement demain et je volerai au-dessus de vos têtes, comme vous l'avez fait aujourd'hui au-dessus de la mienne ! "
            C'est alors qu'il vit s'avancer vers lui, toujours plus près, une énorme masse sombre.
            " - Qu'est-ce que cela ? se demanda-t-il avec effroi. Oh, je le pressens. C'est ainsi que ma destinée va s'accomplir. Un monstrueux destin s'apprête à me broyer ! "
            Et, tandis que la roue d'un haquet de brasseurs lui passait sur le corps, il pensa, exhalant son âme dans un dernier soupir :
            " - Où donc m'érigeront-ils un monument ? "


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                                                                       Arthur Schintzler

                                                      ( 1è parution 1907 )
         
 
         


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