mercredi 19 décembre 2018

Mauvaise humeur Anton Tchekhov ( Nouvelle Russie )


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                             Mauvaise humeur

            Le commandant de police Sémione Pratchkine marchait de long en large dans sa chambre et essayait d'étouffer une sensation fort déplaisante. La veille, une affaire de service l'avait appelé chez le commandant de la place. Le hasard avait voulu qu'il se mit à jouer aux cartes et il avait perdu huit roubles. La somme était insignifiante, négligeable, mais le démon de l'avarice et de la cupidité lui reprochait à l'oreille sa dissipation.
            " Huit roubles... Quelle affaire !... pensait Pratchkine pour imposer silence au démon. Il y a des gens qui perdent bien davantage, et ils ne se frappent pas. L'argent ça va, ça vient. Il n'y a qu'à passer à l'usine, ou chez Rylov, l' cabaretier, et voilà les huit roubles retrouvés... huit roubles et le pouce... " 
            " C'est l'hiver... le paysan solennellement... " Dans la pièce voisine, Vania, le fils du commissaire, ânonne d'une voix monotone : " Le paysan solennellement retrace sa route... "
            " Sans compter que je peux prendre ma revanche... qu'est-ce que c'est que ce - solennellement - ? "
            " Le paysan, solennellement, retrace sa route... retrace... "
            " Solennellement, pense Pratchkine, songeur. Si on lui avait administré une dizaine de coups de verges, il n'aurait pas l'air si solennel. Au lieu de prendre des airs si solennels, il ferait mieux de payer régulièrement ses impôts... Huit roubles, ce n'est pas une affaire ! Ce n'est tout de même pas huit mille, on peut toujours les regagner... " Son vieux cheval, humant la neige, s'en va, cahin-caha, trottant... " Il aurait fait beau voir qu'il parte au galop ! Le beau coursier, voyez-moi ça ! Une rosse reste toujours une rosse. Et ça les amuse, ces abrutis de paysans, ces sacs à vin, de fouetter leur cheval, et là-dessus qu'il dégringole dans un trou de glace ou dans un ravin, à toi toute la peine... Avise-toi seulement de le mettre au galop, ton cheval, et je te prescris une de ces ordonnances, que de cinq ans tu ne pourras l'oublier !...                                                             apprendre-en-ligne.net
Résultat de recherche d'images pour "chateau de cartes"            Et pourquoi ai-je entamé d'une faible ? J'aurais dû entamer de l'as de trèfle, je n'aurais pas fait deux de chute... " Hardi ! le traîneau s'élance... Creusant son sillon duveteux... Creusant son sillon duveteux... " Creusant... Creusant.son sillon... son sillon... Ils écrivent de ces machins ! Dieu me damne, on leur permet d'écrire de ces choses ! Et tout ça c'est la faute de dix ! Nom de Dieu ! Fallait que je tombe dessus à ce moment-là ! "
            " Il court, le petit gars des champs... son chien sur sa luge... son chien... "
            " Faut croire qu'il a le ventre plein s'il court et fait le singe... Et ses parents ne pensent même pas à mettre ce galopin au travail. Au lieu de promener son chien, il ferait mieux de couper du bois ou de lire les Évangiles. Et tous ces chiens qu'ils élèvent... Plus moyen de circuler, ni à pied ni en voiture ! Je n'aurais pas dû jouer après le dîner... m'en aller tout de suite après le dîner... "
            " Il a mal, mais il rit, sa mère le menace... le menace du doigt par la fenêtre... "
            " Menace... Menace... Tu as le flemme de sortir et de le corriger... Tu devrais lui retrousser la pelisse et pan ! pan! pan ! Ça vaudrait mieux que de le menacer du doigt... Sans quoi, prends garde d'en faire un ivrogne... " 
            - C'est de qui ce machin-là, demande Pratchkine à haute voix ? "
            - De Poutchkine, Papa.
            - Poutchkine ? Hum ! Ça doit être un type. Pour ce qui est d'écrire, ils écrivent, mais ce qu'ils écrivent ils ne le comprennent pas eux-mêmes. L'essentiel, c'est d'écrire !
             - Papa, un paysan qui apporte de la farine, cria Vania.
            -  Prends-la !                                                                         laterredufutur.com
Image associée            Même la pensée de la farine n'arriva pas à dérider Pratchkine. Plus il essayait de se consoler, plus sa perte lui pesait. Il regrettait ses huit roubles si amèrement qu'on aurait vraiment cru qu'il en avait perdu huit mille.
            Quand Vania eut appris sa leçon et se fut tu, Pratchkine se mit à la fenêtre et, l'âme lourde, il fixa les congères d'un oeil triste... Mais ce spectacle ne fit qu'irriter sa blessure. Il lui rappelait sa visite de la veille au commandant de la place. Sa bile s'échauffa, lui monta au coeur... Le besoin de se délester de son chagrin atteignit un degré qui ne souffrait plus d'ajournement.
            Il n'y tint plus...
            - Vania ! cria-t-il, arrive ici que je te fouette pour le carreau que tu as cassé hier au soir !



                                                          Anton Tchekhov

                                                                  ( 1884 )

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