lundi 16 septembre 2019

Tiens bon, Yale ! Damon Runyon ( Nouvelle Etats Unis )

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                                             Tiens bon, Yale !

            Ce que je faisais à New Haven le jour du grand match de football entre Harvard et Yale, c'est une chose qui demande pas mal d'explications, car je ne suis pas un type qu'on s'attend à trouver à New Haven en quelque circonstance que ce soit, surtout le jour d'un grand match de football.
            Mais le fait est que j'y étais, et la raison pour laquelle j'y étais remonte à un vendredi soir. Je me trouvais assis au restaurant Mindy, dans Broadway, en train de penser à bien peu de chose, si ce n'est au moyen qui pourrait me faire gagner quelques thunes pour subvenir à ma chère existence. Et, pendant que j'étais là, survient Sam le Gonoph qui fait métier de revendre des billets et qui, pour le moment, a l'air de chercher partout quelqu'un.
            Sam le Gonoph commence donc à bavarder avec moi et j'apprends qu'il est à la recherche de Georgie le Gigolo, ainsi nommé parce qu'il est toujours fourré dans les boîtes de nuit, avec ses petites moustaches et ses guêtres blanches, dansant avec les vieilles rombières. Georgie le Gigolo n'est autre chose qu'un aigrefin et je suis surpris que Sam le Gonoph soit à sa recherche.
            Mais, à ce qu'il paraît, la raison pour laquelle Sam le Gonoph désire rencontrer Georgie le Gigolo, c'est afin de lui flanquer un marron sur le blair car, à ce qu'il paraît, Sam le Gonoph a confié à Georgie le Gigolo pour les revendre à la commission un certain nombre de billets d'entrée au grand match de football entre Harvard et Yale, et il n'a jamais touché un sou. Naturellement Sam le Gonoph considère Georgie le Gigolo comme une fripouille pour avoir agi de la sorte avec lui, et il déclare qu'il tient à rencontrer Georgie le Gigolo afin de lui flanquer une tournée, dut-elle être le dernier acte de son existence.
            Sam m'explique alors qu'il possède quantité de bonnes places pour le grand match entre Harvard et Yale et qu'il emmène plusieurs types avec lui à New Haven demain pour vendre ses billets. Il me demande si j'aimerais aller avec lui pour l'aider à les vendre et gagner moi-même quelques dollars, et son invitation me paraît tomber à pic.
            Comme de juste il n'est pas donné à n'importe qui d'obtenir de bonnes places pour le grand match entre Harvard et Yale, à moins d'être personnellement un type de ces universités, et Sam le Gonoph n'est point l'un de ces types. De fait le contact le plus étroit que Sam ait jamais eu avec une université, c'est le jour où il a traversé le terrain appartenant à celle de Princeton, mais à ce moment-là il était en fuite avec les flics à ses trousses et il n'a pas dû voir beaucoup l'université.
            Tout étudiant a droit à des cartes d'entrée pour les grands matchs de football auxquels participe son université, et il est véritablement étonnant que tant d'entre eux ne tiennent pas à assister aux grands matchs de football, même une fois en possession de leurs cartes d'entrée, surtout si un revendeur de billets comme Sam le Gonoph leur offre quelques dollars de plus que les cartes ne leur ont coûté. J'imagine que c'est parce que les types des universités se disent qu'ils auront bien le temps de voir des grands matchs de football quand ils seront vieux, tandis qu'il se passe un peu partout un tas de choses qu'ils doivent voir pendant qu'ils sont assez jeunes pour les apprécier, les Folies par exemple.
            Quoi qu'il en soit bien des étudiants se laissent convaincre quand Sam le Gonoph vient leur proposer de leur acheter leurs places. Alors Sam le Gonoph prend ces billets et les revend aux amateurs environ dix fois le prix marqué, si bien qu'à la fin Sam ne fait pas une si mauvaise affaire.
            Depuis une vingtaine d'années que je connais Sam le Gonoph, je le vois toujours occupé à revendre des billets d'une espèce ou d'une autre, tantôt pour le championnat de base-ball ou de grands matchs de boxe, quelquefois simplement pour des matchs de tennis, bien que personne n'arrive à comprendre, pas plus Sam le Gonoph qu'un autre, qu'il existe des gens qui tiennent à voir une chose comme un match de tennis.
            Pendant toutes ces années, j'ai vu Sam se faufiler parmi les foules qui se pressent à ces grands événements sportifs, ou parcourir les trains spéciaux afin d'acheter ou de vendre des billets, mais je n'ai jamais entendu dire que Sam ait assisté personnellement à aucun de ces événements, sauf peut-être à une partie de base-ball ou à un match de boxe, car Sam ne s'intéresse à ses billets que pour le profit qu'il peut en tirer.                                                                                     harvard.edu 
            C'est un petit type trapu et noir avec un blair monumental, toujours en nage, même les jours les plus froids. Il vient du quartier d'Essex Street dans le bas d'East Side. De plus l'équipe de Sam le Gonoph est généralement composée de types du quartier d'East Side car, depuis que Sam s'occupe de ce genre d'affaires il a gagné beaucoup de pognon, il a développé son commerce et il a besoin d'un tas d'auxiliaires pour écouler en vitesse les tickets d'entrée à ces diverses réunions sportives.
            Quand Sam le Gonoph était plus jeune, les flics le considéraient comme un type d'un abord dangereux........... Quoi qu'il en soit, le lendemain matin je rejoins Sam le Gonoph et son équipe au guichet des renseignements de la gare de Grand Central, et voilà comme il se fait que je me trouve à New Haven le jour du grand match de football entre Harvard et Yale.
            Pour un match comme celui-ci Sam a amené ses meilleurs auxiliaires......, mais à regarder ces types-là, on ne les prend jamais pour le gratin des revendeurs de billets. Tout ce qu'on pourrait dire c'est que c'est une bande de types qu'on n'aimerait pas à rencontrer dans une petite rue sombre. Mais le métier de revendeur de billets est un dur métier et il ne serait pas de bonne politique d'y employer des tapettes.
            Or, pendant que nous essayons de revendre ces billets près de la grande porte du Stade de Yale, je remarque une jolie petite gonzesse de seize ou dix-sept ans, plantée là et qui scrute attentivement la foule. Il est facile de voir qu'elle attend quelqu'un, comme font souvent les poules aux matchs de football. Mais je remarque également qu'à mesure que la foule s'écoule et que l'heure du match approche, la petite donne des signes d'inquiétude. Elle ne tarde pas à avoir les larmes aux yeux, et s'il y a une chose que je ne puis souffrir, c'est bien de voir une gonzesse avec les larmes aux yeux.
            Alors finalement je vais vers elle et je lui dis :
            - Qu'est-ce qu'il y a donc comme cela, petite mademoiselle ?
            - Oh, dit-elle, j'attends Elliot. Il doit arriver de New York et me rejoindre ici pour m'emmener au match, mais il n'est pas encore là et je crains qu'il ne lui soit arrivé quelque chose. De plus, dit-elle, et ses larmes deviennent de plus en plus grosses, j'ai peur de rater le match, car c'est lui qui a mon billet.
            - Mais, dis-je, c'est bien simple, je vais vous vendre un billet pour dix dollars, et si je vous le laisse à si bon compte c'est parce que le match va commencer à l'instant et que le marché est en baisse.    pinterest.fr
Les 31 meilleures images du tableau L'UNIVERSITE DE ...            - C'est que, fait-elle, je n'ai pas dix dollars. Il ne me reste que quinze cents dans mon sac, ce qui m'ennuie beaucoup, car je me demande ce que je vais devenir si Elliot n'arrive pas.Voyez-vous, dit-elle, je viens de l'école de Miss Peevy, à Worcester, et je n'avais que juste de quoi payer mon chemin de fer jusqu'ici et, naturellement, je ne pouvais pas demander à Miss Peevy de me prêter de l'argent parce que je ne voulais pas qu'elle sache que j'avais l'intention de partir.
            Tout cela, bien entendu, me fait l'effet, au premier abord du récit que n'importe quelle gonzesse peut faire de ses malheurs. Je m'en vais donc à mes affaires, car je me dis qu'elle ne va pas tarder à me faire payer son billet d'entrée ou son chemin de fer pour retourner à Worcester, bien que la plupart du temps ce soit à San Francisco qu'habitent les poules qui racontent leurs malheurs.
            Mais celle-ci n'a pas changé de place. Je m'aperçois que maintenant elle pleure tant et plus et je commence à me dire qu'elle est la petite poule la plus mignonne que j'aie jamais vue, quoique trop jeunette pour qu'on la prenne au sérieux. En outre je commence à penser que ce qu'elle raconte est peut-être la vérité.
            Maintenant la foule presque tout entière a pénétré dans le stade. Il n'y a plus dehors que quelques flics et les vendeurs de toute espèce de choses et un grand brouhaha s'élève de l'intérieur, quand Sam le Gonoph arrive et nous dit :
             - Qu'est-ce que vous pensez de cela ? Il me reste sept billets sur les bras et les types du patelin ne veulent même pas me les prendre au prix marqué, alors que je les ai payés trois dollars de plus chacun. Eh bien ! dit Sam, je ne vais certainement pas les vendre au-dessous du prix marqué quand même je devrais les avaler. Si nous nous en servions nous-mêmes pour aller voir le match ? En ce qui me concerne, ajoute Sam le Gonoph, voilà longtemps que j'ai envie d'assister à un de ces grands matches afin de savoir ce qui fait que ces imbéciles tiennent à payer si cher leurs billets.
             C'est une idée qui a l'air de frapper tout le monde, y compris moi-même, comme une inspiration, car nous autres non plus n'avons jamais vu un grand match de football.Nous nous dirigeons donc vers l'entrée, et au moment où nous passons devant la petite gonzesse qui pleure toujours, je dis à Sam le Gonoph :
            - Écoute Sam, il te reste sept billets, nous ne sommes que six et voici une poule à qui son type a posé un lapin et qui n'a ni billet, ni fric pour s'en payer un, si nous l'emmenions avec nous ?
            Sam le Gonoph accepte, les autres ne font pas d'objection, je m'approche donc de la petite gonzesse et je l'invite à nous accompagner. Immédiatement elle cesse de pleurer et nous fait risette en nous disant que nous sommes bien gentils... Elle adresse son plus beau sourire à Sam le Gonoph qui déclare sur-le-champ qu'elle est tout à fait mignonne, puis elle adresse au vieux Lèvre en Foie un sourire encore plus beau. Elle fait plus encore : elle lui prend le bras et se dirige avec lui vers le stade, ce qui fait que le vieux Lèvre en Foie a l'air, non seulement tout épaté, mais encore tout guilleret, au point qu'il se requinque et s'avance fièrement, lui qui d'habitude n'est plus un type à faire le moins du monde attention aux gonzesses jeunes ou vieilles.
            Mais, tout en marchant au bras du vieux Lièvre en Foie, la petite poule cause très amicalement avec nous de la rue du Sud et, au bout d'un moment, on dirait, à nous voir, que nous sommes tous ses oncles. Pourtant, sans aucun doute, si cette petite savait avec qui elle se trouve, il y a des chances qu'elle tombe en pâmoison.
            N'importe qui peut se rendre compte qu'elle a une bien faible expérience de ce vieux monde pervers et qu'elle est même un peu écervelée, car elle jabote à tort et à travers et nous raconte ingénument ses petites affaires. Avant même que nous soyons arrivés au stade, elle nous confie qu'elle s'est sauvée de l'école de Miss Peevy pour épouser cet Elliot et elle déclare qu'ils ont l'intention d'aller se marier à Hartford. Elle dit même qu'Elliot voulait aller à Hartford et être marié avant le match.
            " - Mais, ajoute-t-elle, mon frère joue aujourd'hui comme remplaçant dans l'équipe de Yale et je ne puis songer à me marier avec qui que ce soit avant de l'avoir vu jouer, bien que je sois très éprise d'Elliot. C'est un danseur épatant, dit-elle, et très sentimental. J'ai fait sa connaissance à Atlantic City l'été dernier. En ce moment nous faisons une fugue car mon papa ne gobe pas du tout Elliot. Pour mieux dire, il ne peut pas le sentir, bien qu'il ne l'ait vu qu'une seule fois, et c'est justement parce qu'il le déteste qu'il m'a mise dans l'école de Miss Peevy à Worcester. C'est une vieille chipie. Ne trouvez-vous pas que papa est absurde ? "
            Nous n'avons, comme bien on pense, aucune opinion des choses comme cela, mais le vieux Lièvre en Foie déclare à la petite gonzesse qu'il est complètement de son avis et, quelques instants plus tard, nous nous trouvons assis dans le stade à des places de premier ordre. Nous somme paraît-il du côté des types de Harvard, mais je ne m'en serais jamais douté si la petite ne nous l'avait dit.
            Elle a l'air très calée sur tout ce qui touche au football et, à peine sommes-nous assis, qu'elle s'efforce de nous montrer son frère qui joue comme remplaçant dans l'équipe de Yale. C'est dit-elle, le cinquième d'un groupe de types assis sur un banc tout enveloppés de couvertures, à l'autre bout du terrain. Mais, d'où nous sommes nous ne pouvons pas le distinguer très bien et, en tout cas, il ne semble pas avoir dans le match un rôle très important.
La Peinture Abstraite Du Sport Tape Le Football, Tennis ...            Donc, à ce qu'il paraît, nous sommes au beau milieu des types de Harvard. Ils font un potin de tous les diables, hurlent, chantent et se démènent, car le match a commencé au moment où nous arrivons, et Harvard est en train de bousculer les types de Yale de la belle façon. C'est pourquoi notre petite gonzesse fait connaître à tout le monde que ses sympathies sont pour ceux de Yale et qu'elle s'époumone à crier : " Tiens bon, Yale ! "
            En ce qui me concerne, il m'est impossible de dire à première vue quels sont ceux de Harvard et quels sont ceux de Yale. Sam le Gonoph et les autres n'en savent pas plus long que moi, mais la petite nous explique que ceux de Harvard ont des maillots rouges et ceux de Yale des maillots bleus, et quelques instants après nous commençons à crier, nous aussi : " Tiens bon, Yale ! " Mais cela n'est, bien sûr, que pour faire plaisir à notre petite gonzesse qui veut à toute force que Yale tienne bon, parce que, quant à nous, nous nous fichons autant des uns que des autres.
            Or, on dirait que cela porte sur les nerfs des types de Harvard qui nous entourent d'avoir parmi eux un groupe de types et une petite gonzesse qui crient à ceux de Yale de tenir bon, quoique n'importe lequel d'entre eux soit forcé de convenir que c'est là donner à Yale un excellent conseil, et quelques-uns des types de Harvard commencera à proférer des appréciations désobligeantes spécialement à l'adresse de notre petite gonzesse. Ils sont probablement jaloux qu'elle crie plus fort qu'eux, car il y a une chose que je puis vous confier, c'est qu'elle est capable de gueuler plus fort que n'importe quel homme ou femme qu'il m'ait jamais été donné d'entendre.
            Deux types de Harvard assis devant le vieux Lèvre en Foie se mettent à imiter la voix de notre petite poule, ce qui fait tordre de rire ceux qui sont autour d'eux. Mais, tout à coup, ces types quittent précipitamment leurs places et décampent en vitesse, tout pâles, et je me figure qu'ils se sentent indisposés tous deux en même temps. Mais sur ces entrefaites, j'apprends que le vieux Lèvre en Foie a tiré de sa poche un énorme lingue, l'a ouvert, et leur a déclaré confidentiellement qu'il allait leur couper les oreilles.
            Loin de moi, certes, l'idée de blâmer les types de Harvard de s'être débinés à toute vitesse, car Lèvre en Foie a bien la tête d'un type pour qui couper les oreilles doit être un véritable plaisir. D'autre part, Nubbsy Taylor et tous les autres commencent à échanger de tels coups d'oeil avec les types de Harvard qui nous entourent et font des réflexions désobligeantes sur notre petite poule qu'instantanément règne dans notre voisinage un silence de mort, sauf en ce qui concerne notre petite gonzesse qui continue à crier tant qu'elle peut : " Tiens bon, Yale ! " A ce moment, voyez-vous, nous sommes tous toqués de notre petite gonzesse. Elle est si mignonne, si pleine d'entrain ! Et nous ne voulons pas que qui que ce soit se permette de faire sur elle des remarques malsonnantes, ni surtout sur nous.
            Nous sommes tellement toqués d'elle que, lorsqu'elle dit qu'elle a un peu froid, Louie et Nubbsy se faufilent parmi les types de Harvard et reviennent avec quatre couvertures de voyage, six cache-nez, deux paires de gants et une bouteille thermos remplie de café bien chaud, tout cela pour elle. Louie ajoute que si elle a envie d'un manteau de vison elle n'a qu'un mot à dire. Mais elle en a déjà un. De plus, il lui apporte un gros bouquet de fleurs rouges qu'il a cueillis sur une gonzesse qui est avec un des types de Harvard, et il est très déçu quand notre petite poule lui dit que ce n'est pas sa couleur préférée.
            Enfin, le match se termine, et il ne me laisse pas un souvenir très précis, quoique sur ces entrefaites j'apprenne que John, le frère de notre petite gonzesse, a joué comme remplaçant dans l'équipe de Yale, et qu'il a fort bien joué. Mais il paraît que c'est Harvard qui a gagné. Notre petite gonzesse en est tout affligée et elle reste là, assise à regarder le terrain, rempli maintenant de types qui dansent comme s'ils étaient devenus subitement fous, et ce sont vraisemblablement des types de Harvard, car ceux de Yale n'ont, en vérité, aucune raison de danser.                 
            Tout à coup notre petite poule regarde vers l'une des extrémités du terrain et elle s'écrie :
            - Oh ! Ils vont prendre nos poteaux !                                                          galerie-creation.com
            Il y a en effet à ce bout de terrain un tas de types de Harvard rassemblés autour des buts et qui s'efforcent d'arracher les poteaux, lesquels n'ont pas l'air de s'en porter plus mal. Personnellement je ne donnerais pas dix ronds de ces piquets-là mais, plus tard, un type de Yale m'a dit que quand une équipe de foot gagne un match, il est admis que les types de cette université emportent les buts des autres. Mais il n'a pas pu me dire à quoi servaient ces poteaux une fois en leur possession, et cela restera toujours pour moi un mystère.
            Quoi qu'il en soit, tandis que nous regardons ce qui se passe autour des buts, notre petite gonzesse nous dit de la suivre, elle se lève précipitamment, dégringole quatre à quatre les gradins, se met à courir à travers le terrain, pénètre dans le groupe qui entoure les buts avec, cela va sans dire, nous autres à sa suite. Elle réussit, je ne sais comment, à se frayer un passage à travers les types de Harvard qui sont là et, en un clin d'oeil, elle grimpe comme un écureuil à l'un des poteaux et se trouve perchée à califourchon sur la traverse qui relie les deux.
            Elle se figurait, nous a-t-elle expliqué plus tard, que les types de Harvard ne seraient pas assez mufles pour abattre les poteaux avec une dame perchée dessus, mais il faut croire que les types de Harvard ne sont pas galants, car ils continuent à tirer, et notre petite gonzesse se balance en même temps que les poteaux. Naturellement elle ne risque pas de se faire de mal car, si elle tombe, ce sera certainement sur la tête des types de Harvard et, à mon avis, la tête des types qui passent leur temps à tirer sur des piquets doit être assez ramollie pour amortir la chute la plus sérieuse.
            Nous voilà maintenant arrivés au pied des buts, Sam le Gonoph, le vieux Lèvre en Foie, Nubbsy Taylor, Benny de la rue du Sud et moi,  et notre petite gonzesse ne nous a pas plutôt aperçus du haut de son perchoir qu'elle nous crie :
            - Ne les laissez pas prendre nos poteaux !
            A ce moment, l'un des types de Harvard qui me fait l'effet d'avoir deux mètres cinquante de haut, allonge le bras par-dessus cinq ou six autres types et me décroche au menton un coup qui m'envoie dinguer à une telle distance que, quand je me relève, je suis assez loin du groupe pour assister en spectateur à ce qui se passe.
            On me dit plus tard que le type m'a sans doute pris pour un de ceux de Yale qui venaient au secours des poteaux, mais je dois dire que je conserverai toujours une très fâcheuse opinion des gars des universités, car je me souviens que, pendant que je volais en l'air et que je ne pouvais me défendre, deux autres types m'ont frappé.
            Sur ces entrefaites, Sam le Gonoph et les autres réussissent, je ne sais comment, à se faufiler à travers la foule jusqu'auprès des buts, et notre petite gonzesse est très contente de les voir arriver, parce que maintenant, les types de Harvard font balancer tant et plus son perchoir et que les poteaux menacent de tomber d'une minute à l'autre.
            Comme de juste Sam le Gonoph ne tient pas à avoir des histoires avec ces particuliers et il tente de s'adresser courtoisement aux types qui tirent sur les piquets :
            - Écoutez, dit Sam, cette petite gonzesse qui est là ne veut pas que vous preniez ces poteaux.
             Il est possible qu'au milieu du brouhaha ils n'entendent pas les paroles de Sam, ou que, s'ils les entendent, ils ne veuillent pas en tenir en compte car, d'un coup de poing, un des types de Harvard enfonce le chapeau de Sam jusqu'au-dessous de l'oreille gauche du vieux Lèvre en Foie, tandis que d'autres houspillent violemment les autres.
            - Très bien, dit Sam le Gonoph, dès qu'il peut retirer son chapeau de sur ses yeux, très bien messieurs, si c'est comme cela que vous voulez jouer. Et maintenant, les gars, à l'assaut !
            Alors, Sam le Gonoph et les autres se ruent à l'assaut, et non seulement avec leurs poings, mais avec quelque chose dans leurs poings, car ils sont ingénieux quand il s'agit de se battre, et chacun d'eux a dans sa poche de quoi tenir dans ses poings au cas où il aurait à se battre, ne serait-ce, par exemple, qu'un rouleau bien serré de pièces de cinq sous.
            En plus de cela ils jouent de la godasse et envoient des coups de pied dans le ventre des types quand ils ne réussissent pas à leur flanquer un gnon dans le menton. Le vieux Lèvre en Foie se sert également de sa tête avec succès. Il empoigne les types par le revers de leur veston et les attire à lui pour leur appliquer un coup de tête entre les deux yeux, et je dois avouer que la caboche du vieux Lèvre en Foie est, en toute circonstance, une arme fort dangereuse.
 *         Autour d'eux, le sol est bientôt jonché de types de Harvard et il y aussi, paraît-il, des types de Yale dans la collection, quelques types de Yale qui ont pris Sam le Gonoph et son équipe pour d'autres types de Yale en train de défendre leur poteaux et qui ont voulu venir à leur secours. Mais naturellement Sam le Gonoph et son équipe ne peuvent pas faire la distinction entre ceux de Yale et ceux de Harvard. Ils n'ont pas le temps de les identifier et ils cognent indistinctement sur tous ceux qui se présentent. Pendant tout ce temps notre petite gonzesse est assise sur sa traverse et hurle des encouragements à Sam et ses types.
            Mais il se trouve que les types de Harvard ne sont pas des nouilles dans une peignée de ce genre et, à mesure qu'ils dégringolent, ils se relèvent et retournent se battre et, si au début Sam le Gonoph et les autres ont l'avantage grâce à leur vieille expérience, les types de Harvard ont pour eux leur jeunesse.
            Au bout d'un moment ce sont les types de Harvard qui abattent pour commencer Sam le Gonoph et en quelques minutes les autres, et c'est tellement rigolo que les types de Harvard ne pensent plus du tout aux poteaux. Naturellement, à mesure que Sam le Gonoph et ceux de son équipe sont abattus, ils se relèvent, mais ceux de Harvard sont trop nombreux et sont en train de leur administrer une raclée épouvantable, lorsque le type de deux mètres cinquante qui m'a envoyé dinguer et qui flanque Sam le Gonoph par terre si souvent que le dit Sam commence à la trouver mauvaise, dit tout à coup :
            - Écoutez, même si ce sont des types de Yale, ce sont de fameux types. Cessons de cogner dessus et accordons-leur un hourra !
            Alors les types de Harvard envoient par terre encore une fois tous nos types, puis se rassemblent et crient à tue-tête :
            - Rah-rah-rah ! et s'en vont, laissant les poteaux debout avec notre petite gonzesse toujours assise sur la traverse.
            Mais j'ai appris plus tard que les types de Harvard qui n'avaient pas pris part à la peignée se sont emparés des poteaux qui étaient à l'autre bout du terrain et les ont emportés avec eux. Toutefois j'ai toujours déclaré que ces poteaux-là ne comptaient pas.
            Cependant, assis par terre, trop amoché pour se relever de sa dernière chute, la main sur son oeil droit complètement fermé, Sam le Gonoph est assez mal en point, et tout autour de lui il y a dans son équipe bien des éclopés. Mais notre petite gonzesse sautille en bavardant comme une pie entre le vieux Lèvre en Foie appuyé contre un des poteaux et Nubbsy Taylor appuyé contre l'autre, et elle fait ce qu'elle peut pour essuyer, avec un mouchoir de la dimension d'un timbre poste, le sang qui leur coule sur la figure.
            Deux de notre équipe geignent encore de leur dernière chute, et le stade est maintenant désert, à l'exception des journalistes, là-haut dans la tribune de la presse, qui ne semblent pas se rendre compte que le plus grand combat du siècle vient de se livrer sous leurs yeux. Il commence à faire sombre et, tout à coup, surgit du crépuscule un type en guêtres blanches avec un pardessus à col de fourrure, et se précipite vers notre petite gonzesse.
            - Clarice, dit-il, je te cherche partout. Mon train a été arrêté par un accident de l'autre côté de Bridgeport et je suis arrivé ici juste à la fin du match. Mais je pensais bien que tu devais être quelque part à m'attendre. Dépêchons-nous de partir pour Hartford, chérie.
            Mais en entendant cette voix Sam le Gonoph ouvre son bon oeil et jette un regard sur le type. Puis, tout à coup, bondit sur ses pieds, s'approche du type en titubant et lui envoie un coup de poing entre les deux yeux. Sam est encore un peu chancelant et ses jambes un peu vacillantes de la pile que lui ont flanquée les types de Harvard, si bien qu'il manque son coup, car le type s'abat seulement sur les genoux et se relève immédiatement tandis que notre petite gonzesse s'écrie :
            - Oh, ne faites pas de mal à Elliot ! Il n'en veut pas à nos poteaux !
            - Elliot ? fait Sam le Gonoph. Mais ce n'est pas Elliot. Celui-ci n'est autre que Georgie le Gigolo. Je le reconnais à ses guêtres blanches, dit Sam. Et maintenant je vais prendre ma revanche de la volée que m'ont administrée les types de Harvard.
            Ce disant il envoie un nouveau marron au type, et cette fois-ci, le coup semble un peu mieux appliqué, car le type s'en va par terre et Sam le Gonoph commence à lui travailler les côtes à coups de pied, bien que notre petite gonzesse continue à crier en suppliant Sam de ne pas faire de mal à Elliot. Comme de juste, nous autres nous savons bien que ce n'est pas Elliot, mais tout simplement Georgie le Gigolo. Et nous nous disons que nous pouvons bien nous aussi tanner le cuir de Georgie. Mais, à peine nous approchons-nous de lui que subitement il se tortille, se met précipitamment sur ses pattes et détale à toutes jambes à travers le terrain. Tout ce que nous apercevons de lui ce sont ses guêtres.blanches qui disparaissent par l'une des portes.
            A ce moment deux autres types sortent de l'ombre. L'un d'eux est un grand type très distingué, avec une moustache blanche. N'importe qui peut se rendre compte que ce n'est pas le premier venu. Et voici que notre petite gonzesse se précipite droit dans ses bras, l'embrasse sur ses moustaches blanches en l'appelant papa, et se met à pleurer tant et plus, ce qui me fait penser que nous n'allons pas tarder à perdre notre petite gonzesse. Alors le type à moustaches blanches va vers Sam le Gonoph et lui tend la main en disant :
            - Monsieur, accordez-moi l'honneur de serrer la main qui m'a rendu le signalé service de corriger le gredin qui vient de s'enfuir d'ici. Et, dit-il, permettez-moi de me présenter. Je suis J. Hildreth Van Cleve, directeur de la Compagnie Van Cleve. Miss Peevy m'a prévenu de bonne heure aujourd'hui que ma fille avait quitté précipitamment l'école et nous avons été informés qu'elle avait pris un billet pour New Haven. J'ai immédiatement soupçonné que cet individu y était pour quelque chose. Heureusement, depuis quelque temps, je le fais filer par des détectives privés, car je n'ignore pas que ma fille s'est toquée de lui, comme une petite collégienne qu'elle est, nous avons donc pu le suivre facilement jusqu'ici. Nous étions dans le même train que lui, et nous sommes arrivés juste à temps pour assister à la dernière scène de la petite pièce que vous venez de lui jouer. Encore une fois, monsieur, merci.
            - Je vous connais de réputation, Mr. Van Cleve, répond Sam le Gonoph. Vous êtes le Van Cleve qui en est réduit à ses quarante derniers millions. Mais, ajoute-t-il, ne me remerciez pas d'avoir flanqué une raclée à Georgie le Gigolo. C'est un propre à rien, et je suis désolé qu'il est réussi à duper, même une minute, votre gentille petite gosse. Bien que, ajoute Sam, elle soit à mon avis plus bébète qu'elle n'en a l'air si elle s'est laissé duper par un type comme Georgie le Gigolo.
            - Je le déteste, s'écrie la petite gonzesse. Je le déteste parce que c'est un capon. Quand il a reçu un coup il ne se relève pas pour retourner se battre encore, comme vous. Lèvre en Foie et les autres. Je ne veux plus jamais le revoir.                                                                  pinterest.fr     
            - Vous en faites pas, dit Sam le Gonoph, je serai trop près de Georgie dès que je serai remis de mes cabochons pour qu'il reste longtemps dans ce coin du pays.
            Sur ces entrefaites une année se passe sans que j'aperçoive Sam le Gonoph, ni aucun autre de l'équipe. Puis l'automne revient et un jour je me dis par hasard que c'est vendredi et que le lendemain les types de Yale vont jouer contre ceux de Harvard dans un grand match de football à Boston.
            Je me dis aussi que c'est pour moi une bonne occasion de me joindre de nouveau à Sam le Gonoph et d'aller à ce match revendre des billets pour son compte. Je sais qu'il partira vers minuit avec son équipe. Je m'en vais donc à cette heure-là à la gare du Grand Central et, au bout d'un moment, le voilà qui arrive en se frayant un passage à travers la foule avec Nubbsy Taylor et les autres derrière lui. Ils ont tous l'air d'être très agités.
            - Eh bien, Sam ! lui dis-je en m'empressant de le suivre, me voilà tout disposé à revendre des billets pour toi cette fois encore, et j'espère que nous allons faire de bonnes affaires.
            - Des billets ! fait Sam le Gonoph. Cette fois-ci nous ne revendons pas de billets, mais ça ne t'empêchera pas de venir avec nous. Nous allons à Boston, dit-il, pour encourager l'équipe de Yale à écrabouiller ceux de Harvard, et nous y allons comme invités personnels de Miss Clarice Van Cleve et de son vieux.
            - Tiens bon Yale ! dit le vieux Lèvre en Foie en me poussant de côté, tandis que toute la bande passe en trottant la barrière pour aller prendre le train. C'est alors que je m'aperçois qu'ils ont tous à leur chapeau une plume bleue avec un petit Y dessus, comme font toujours les types des universités pour les matchs de football, et qu'en outre, Sam le Gonoph emporte un fanion de Yale.

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                                                      Runyon

                                                                      ( in Nocturnes dans Broadway )
            

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