mardi 14 avril 2020

Mystification Diderot ( Nouvelles France

Junk Food – Les étranges portraits de James Ostrer | Portraits ...
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                                                      Mystification

            Je voudrais bien me rappeler la chose comme elle s'est passée, car elle vous amuserait. Commençons à tout hasard, sauf à laisser là mon récit, s'il m'ennuie.
            M. le prince de Galitzine s'en va aux eaux d'Aix-la-Chapelle, il y trouve la jeune et belle comtesse de Schmettau. En huit jours de temps il en devient amoureux, il le dit, il est écouté, il est époux.
            Il avait été attaché à Paris à une demoiselle Dornet, grande fille, assez belle, mais d'une mauvaise santé, ne manquant pas tout à fait d'esprit, mais ignorante comme une danseuse d'Opéra, et toute propre à donner dans un torquet.
            Le prince, après son mariage, regretta deux ou trois portraits qu'il avait laissés à cette fille, et il me pria de les ravoir, si je pouvais. La chose n'était pas aisée. Entre plusieurs moyens qui me vinrent en tête, celui auquel je m'arrêtai, ce fut de tirer parti des inquiétudes qu'elle avait sur sa santé, et de supposer à ces portraits une influence funeste qui l'effrayât. Voilà qui est bien ridicule, me direz-vous. D'accord. Mais d'un autre côté il est si agréable de se bien porter, les portraits d'un infidèle sont si peu de chose, il y a un si grand fond à faire sur l'imagination d'une femme alarmée, et en général les femmes sont si crédules et si pusillanimes en santé, si superstitieuses dans la maladie !
            Le point important était de trouver un homme leste, capable de bien faire le rôle que j'avais à lui donner. Il était sous ma main. Je ne dirai rien de son talent en ce genre, vous en jugerez.
            Vous connaissez à présent le sujet de la scène, ce sont Les Portraits recouvrés. Le lieu, c'est l'appartement de Mme Therbouche, dans la petite maison de Falconet. Les personnages sont Mme Therbouche, Mlle Dornet, surnommée la belle dame, et un certain brigand, Bonvalet Desbrosses, soi-disant médecin turc.
            C'était au mois de septembre, sur la fin du jour. Mme Therbouche avait quitté sa palette, et causait avec Desbrosses de ses affaires, auxquelles je crois qu'il prenait un profond intérêt.
            Survient Mlle Dornet. Elle ne salue point, elle se jette sur un canapé. Elle n'a fait qu'un pas, et elle est excédée de fatigue. C'est qu'elle devient à rien, c'est que ses forces s'en vont tout à fait. Et puis la voilà embarquée dans l'éternelle histoire de sa santé passée et de ses infirmités présentes. Desbrosse, le dos appuyé contre la cheminée, la regardait fixement, sans mot dire.
            Mlle Dornet à Desbrosses - A me voir, monsieur, vous aurez peine à croire ce que je dis.
            Desbrosses - D'autant plus de peine, mademoiselle, que je n'en ai rien entendu.
            Mme Therbouche - Vous n'écoutiez pas ? Mais, docteur, cela est fort mal, de ne pas écouter.
            Desbrosses - C'est mon usage. Je n'écoute jamais, je regarde.
            Mlle Dornet - Et pourquoi n'écoutez-vous point ?
            Desbrosses - C'est que le discours ne m'apprendrait que ce qu'on pense de soi, au lieu que le visage m'apprend ce qui en est.                                                                  femmeactuelle.fr
Petits mensonges : pourquoi ils nous font parfois du bien ...            Mlle Dornet - Eh bien, que mon visage vous a-t-il appris ?
            Desbrosses - Que vous êtes réellement malade. Cela est sûr, mais ce qui l'est davantage, c'est que les médecins n'on rien connu de votre maladie.
            Mlle Dornet - Ah, je suis donc malade ? Dieu soit loué ! Mais vous, monsieur, que pensez-vous de mon état ?
            Desbrosses - Rien encore. Un homme qui se respecte ne prononcera jamais sur un premier coup d'oeil, sur quelques observations superficielles.
            Mlle Dornet - Nous sommes seuls ici. Je n'ai point de secret pour madame, et vous êtes le maître d'interroger, de visiter et de voir.
            Desbrosses - Je n'interroge point, je vous l'ai déjà dit. Quand les réponses ne signifient rien, les questions sont inutiles. Mais puisque mademoiselle le permet, voyons.
            Desbrosses s'approche d'elle, lui penche la tête en arrière, regarde ses yeux, qu'elle a un peu durs, mais fort beaux, écarte le fichu, promène sa main sur la gorge, veut lui tâter le ventre.
            Mlle Dornet - Mais, monsieur...
            Desbrosses, sans lui répondre, continue de la parcourir, puis il va s'appuyer sur le dos d'un fauteuil et y reste quelque temps, dans l'attitude d'un homme qui rêve.
            Mme Therbouche - Au moins, docteur, si vous ne rencontrez pas, ce ne sera pas la faute de mademoiselle, elle s'est prêtée de bonne grâce à vos observations.
            Mlle Dornet - On veut guérir ou on ne le veut pas.
            Desbrosses marmottant tout bas - L'air, le tour du visage, les yeux... oui, les yeux d'une femme à talents.
            Mme Therbouche éclatant de rire - Ah ! Ah ! une femme à talents. C'est bien trouvé.
            Desbrosses - Que je revoie. Tout cela tient à si peu de chose. Mademoiselle, ouvrez les yeux, regardez-moi. Levez-vous, marchez. Déployez vos bras. Penchez votre tête sur l'épaule droite... Femme à talents, femme à talents, vous dis-je.
            Mme Therbouche - Vous vous trompez, vous trompez, vous dis-je.
            Cependant Mlle Dornet flattée du mot de femme à talents, faisait tout ce qu'il fallait pour que le docteur n'en démordît pas, elle ne dansait pas, mais elle s'en donnait tous les airs. Desbrosses disait
 " Cela est plus clair que le jour ", et elle ajoutait : " Mais puisque M. le Docteur l'a deviné, pourquoi lui en faire mystère ? "
            Desbrosses - Oh, mesdames, de la bonne foi, s'il vous plaît.
            Mlle Dornet - Monsieur le Docteur, laissez dire Mme Therbouche et comptez sur ma franchise
            Et Desbrosses revenant à elle, et lui passant la main sur les joues, lui prenant la gorge, lui pressant les cuisses, disait : " Comme cela était ferme ! comme cela était rond ! "
            Mlle Dornet - Hélas ! oui, cela était.
            Desbrosses en soupirant - Vie dissipée, vie délicieuse, vie funeste.
            Mlle Dornet - Vie funeste, c'est bien dit.
            Desbrosses - Et puis vie retirée, vie triste, vie ennuyée, vie plus funeste encore.
            Mlle Dornet - Mais où voyez-vous cela ?
            Desbrosses - Cela est écrit là, là, et là encore. La tristesse passe, mais ses traces demeurent.
A Mme Therbouche, Voyez, madame, vous qui êtes peintre et par conséquent physionomiste...
            La demoiselle Dornet était si curieuse de faire dire la vérité au docteur, qu'à mesure qu'il parlait et que Mme Therbouche la regardait, son visage prenait l'expression de la tristesse.
            Desbrosses - Et puis le malaise.
            Mlle Dornet - Eh oui, le malaise.
            Desbrosses - Les vapeurs.
            Mlle Dornet - J'en suis rongée.
            Desbrosses - Les angoisses, les peines d'âme et d'esprit.
            Mme Therbouche - Peu.
            Mlle Dornet - Pardonnez-moi, madame, j'ai souffert et beaucoup.
            Desbrosses - L'humeur et le dépit.
            Mlle Dornet - On en aurait à moins.
            Desbrosses - La colère et les emportements.
            Mlle Dornet - Ah, monsieur le docteur, si vous saviez, quitter sa maison, courir les champs, passer le Mordeck ! Encore si j'avais aimé, mais c'est que je n'aimais pas. On n'y comprend rien.
            Desbrosses - Les insomnies.
            Mlle Dornet - Je buvais, je mangeais, je dormais.
            Desbrosses - De fatigue. Quand une fois les esprits ont pris un certain cours et ces diables de fibres je ne sais quel pli, cela ne se redresse pas comme on veut. L'odeur qu'elle a reçue dans sa nouveauté, la cruche la retient. C'est Horace, qui est un de nos grands médecins, qui l'a dit.
            Mlle Dornet - Monsieur est médecin ?
            Desbrosses - Oui, madame.                                                          pinterest.fr
TresorsDuMonde.ca partage ce costume digne du Cirque du Soleil            Mme Therbouche - Je vous connaissais bien des qualités, mais non celle-là.
            Desbrosses - J'ai fait mes cours à Tubinge, et je croyais vous l'avoir dit.
            Mme Therbouche - Je ne me le rappelle pas.
            Mlle Dornet - Exercez-vous ?
            Desbrosses - Quand un ami a besoin de mon secours, lorsque je puis donner un conseil salutaire, même à un indifférent, je croirais, en m'y refusant, manquer aux premiers devoirs de l'humanité.
            Mlle Dornet - Vous êtes étranger ?
            Desbrosses - Il est vrai.
            Mlle Dornet - Pourrait-on vous demander d'où vous êtes ?
            Desbrosses - Je suis Turc.
            Mlle Dornet - Vous êtes donc circoncis ?
            Desbrosses - Très circoncis.
            Mlle Dornet bas à Mme Therbouche - Cela doit être singulier, un homme circoncis.
            Mme Therbouche bas - N'allez-vous pas lui parler de cela ?
            Mlle Dornet - Turc ! mais vous en avez assez la physionomie, et vous devez être fort bien en turban. On dit que l'état de médecin est très honoré en Turquie.
            Desbrosses - Et très difficile.
           Mlle Dornet - Et pourquoi plus difficile qu'ailleurs ?
            Desbrosses - C'est qu'il n'est pas permis d'interroger sa malade. L'époux est là debout, à côté de vous, la main posée sur un cimeterre. Il vous observe, il observe sa femme, s'il vous échappe un mot, la tête du médecin est à bas.
            Mlle Dornet - Fi, les vilaines gens ! A la place des médecins, je les laisserais tous crever.
            Desbrosses - On juge la maladie aux gestes, à la couleur,  aux regards, au pouls, à l'état de la peau, aux urines, aux traits de la main, quand on peut la toucher, aux rêves, quand on peut les savoir.
            Mlle Dornet - Les miens sont affreux.
            Desbrosses - J'allais vous le dire. Notre médecine turque a deux parties essentielles que la vôtre n'a pas : l'onéirocritique et la chiromancie. L'onéirocritique ou la connaissance de la maladie par les songes, la chiromancie ou la connaissance de sa fin par les traits de la main.
            Mlle Dornet - Vous dîtes la bonne aventure ?
            Desbrosses - Certainement.
            Mlle Dornet - J'avais cru jusqu'à présent qu'un diseur de bonne aventure n'était qu'un fripon.
            Desbrosses - C'est assez l'ordinaire, mais un fripon n'empêche pas qu'il n'y ait d'honnêtes gens, non plus qu'un charlatan qu'il n'y ait de vrais médecins.
            Mme Therbouche - Rien n'est plus juste.
            Mlle Dornet - Regardez donc bien vite ma main, je me meurs d'envie de savoir ce que vous y lirez.
            On approche les bougies, et Desbrosses se met à lui considérer la main avec une loupe.
            Mlle Dornet - Voyez-vous là bien des choses ?
            Desbrosses - Beaucoup.
            Mlle Dornet - Bonnes ? mauvaises ?
            Desbrosses - D'unes et d'autres.
            Mlle Dornet - Vous me les direz ?
            Desbrosses - Non, madame, il y a des choses qui ne se disent pas.
            Mlle Dornet - Eh bien, écrivez-les.
            Desbrosses - Très volontiers.
            On apporte une table, de l'encre, des plumes et du papier, et Desbrosses lui écrit de sa vie passée, de son état présent, de ses mœurs, de son tempérament, de son esprit, de ses passions, de son cœur, de son caractère, de ses intrigues, côtoyant la vérité d'assez près pour n'être ni trop clair, ni trop obscur. Il cachette son papier et le lui donne. Elle allait rompre le cachet et lire, lorsque Desbrosses l'arrêta et lui dit :
            " - Non, madame, pas à présent. Ce sera pour quand vous serez seule. Cela demande de votre part l'attention la plus sérieuse. "
            Mlle Dornet - Avec votre permission , monsieur le docteur, il faut que je voie tout à l'heure. Je ne saurais attendre, cela me soucierait. Et puis il faut que je sache tout de suite quelle confiance on peut avoir dans un art qui m'a paru toujours suspect.
            Desbrosses - Ah, mademoiselle, puisqu'il s'agit de l'honneur de l'art, je ne puis me refuser à l'honneur de l'art.
            Elle ouvre le papier, elle lit, et en lisant elle souriait et disait :
            " - Mais cela est prodigieux... Comment est-il possible qu'on ait sa vie écrite dans sa main ?..."
            Mlle Dornet - Monsieur le docteur, une femme doit trembler à vous confier sa main.
            Desbrosses - Et voilà pourquoi les vrais chiromanciens s'en cachent...
            A la suite d'un assez long détail, il lui prescrivait un régime propre à rétablir une machine usée par la peine et par le plaisir, mais à laquelle il y avait encore de l'étoffe. Des aliments sains, de la distraction, de l'exercice, mais surtout la soustraction de tout ce qui pouvait lui rappeler de certaines idées, comme meubles, lettres, bijoux, portraits. Et la demoiselle Dornet qui, tout en l'écoutant, relisait ce papier fait avec beaucoup de finesse, s'écriait :
            " - Cela est à confondre. C'est qu'on ne comprend pas du premier coup tout ce qu'il y a là-dedans. Plus je réfléchis et plus cela ressemble. Y a-t-il longtemps que vous connaissez madame ? "
            Desbrosses - Trois ans ou environ. J'eus l'honneur de la voir pour la première fois à la Cour de Wurtemberg. J'arrive ici, j'apprends qu'elle y est, et je n'ai rien de plus pressé que de lui faire ma cour. Voici ma première visite. Je ne me suis pas même donné le temps de quitter mon habit de voyage, et j'ai espéré qu'elle ne verrait que mon empressement.
            En effet il était en chapeau rabattu, en petite perruque ronde et sans poudre, en casaque bleue bordée d'or et en bottines courtes.
            Mlle Dornet - Connaissez-vous M. Diderot ?
            Desbrosses - Non, madame, j'en ai beaucoup entendu parler en pays étranger, et je me propose bien de le voir avant que de quitter celui-ci.
            Mlle Dornet à Mme Therbouche - Je voudrais bien savoir ce que notre esprit fort en dirait.
            Mme Therbouche - Il dirait que le docteur est un scélérat bien sifflé qui nous joue.
            Desbrosses - Je ne m'en'est offenserais nullement parce que M. Diderot qui ne me connaît pas doit me juger ainsi. Mais je lui servirais d'un autre plat de mon métier qui pourrait ébranler son incrédulité. Nous en avons retourné d'autres d'aussi éclairés et de plus méfiants. Qu'il se donne seulement la peine de m'honorer d'une visite. Mais il faut que ce soit un quart d'heure avant mon départ.
            Mlle Dornet - Et pourquoi ?                                                             france-pittoresque.com
Le véritable costume de théâtre : première apparition au XVIIIe siècle            Desbrosses - C'est que je ne reste point dans un endroit quand j'y suis connu.
            Mme Therbouche - Il faut que vous nous fassiez voir cela à mademoiselle et à moi.
            Desbrosses - Non, mesdames, cela est trop fort pour vous. Vous en jetteriez des cris de frayeur, on accourrait, et il n'en faudrait pas davantage pour me perdre...
            Cependant la demoiselle Dornet ruminant sur son papier, disait :
            " - Point de meubles, point de bijoux, point de lettres, point de portraits !
            Mlle Dornet - Monsieur le docteur, mais quel danger y a-t-il à ces choses-là, quand on n'y met plus d'importance ?
            Desbrosses - C'est qu'il est faux qu'on n'y en mette point. On les revoit, on y pense, la digestion en est plus ou moins dérangée, le sommeil interrompu. On fait des rêves, on a des palpitations. L'imagination s'échauffe, le sang se brûle, le tempérament se détruit, on tombe dans un état misérable, et cela sans savoir pourquoi. Témoin une grande dame d'Allemagne, une dame qui a un nom dans l'Europe. Je ne sais comment je le devinai, car c'était la vertu du pays.
            Mme Therbouche - Les prêtres disaient que c'était un sortilège.
            Desbrosses hochait de la tête à Mme Therbouche et lui imposait silence en se mettant le doigt sur la bouche, et Mlle Dornet disait au docteur :
            Mlle Dornet - Quoi, sérieusement il y a des femmes...
            Desbrosses - Il y en a sans nombre.
            Mlle Dornet - Par un bijou, des lettres, un portrait ?
            Desbrosses - J'étais à Gotha. Je vis là par hasard une jeune fille belle comme un ange, des yeux, une bouche, un tour de visage tout comme vous l'avez. La pauvre enfant dépérissait à vue d'oeil. Ses parents qui l'aimaient à la folie en étaient désolés. Je leur dis : " Changez-la de demeure et elle guérira. Ils le firent et elle guérit.
            Mme Therbouche - Elle habitait apparemment la maison d'un amant qu'elle avait perdu ?
            Desbrosses - Bien moins que cela. Sa fenêtre donnait sur un jardin où ils s'étaient quelquefois promenés... Mais une autre, celle-ci, madame Therbouche, est une de vos compatriotes.
            Mme Therbouche - La femme de chambre de la princesse de ***.
            Desbrosses - Elle ou une autre. Il suffit que veuve depuis cinq ou six ans d'un mari dont elle n'avait pas été folle...
            Mme Therbouche - C'est celle que je pensais, j'en suis sûre.
            Desbrosses - Chut. Elle avait gardé, sans conséquence, à ce qu'elle croyait, un bracelet de ses cheveux. Ce bracelet jeté pêle-mêle avec d'autres parures de femme, lui tombait de temps en temps sous la main, et à chaque fois elle se rappelait son mari. Cela commença par des soupirs qui lui échappaient sans qu'elle s'en aperçut. Peu à peu sa tête s'embarrassa. La mélancolie survint, l'insomnie suivit la mélancolie, le marasme suivit l'insomnie comme c'est l'ordinaire. Elle devint sèche comme un morceau de bois. Nous avons été quelque temps en commerce de lettres. Depuis un an ou deux je n'en ai pas entendu parler. Il faut qu'elle soit morte. Il ne faut pas laisser engrener cela.
            Mme Therbouche - Cela ne se comprend pas.
            Mlle Dornet - C'est comme tant d'autres choses qu'on ne comprend pas davantage.
            Desbrosses - On dirait qu'il s'échappe des choses qui ont appartenu, qui ont touché à un objet aimé, des écoulements imperceptibles qui se portent là. Cette idée n'est pas nouvelle, c'est la vieille doctrine d’Épicure. Ces Anciens-là en savaient plus que nous. Cela tient à la vision, et la vision comment se fait-elle ? Par des simulacres minces et légers qui se détachent des corps et s'élancent vers nos yeux. Qui est-ce qui connaît les qualités bien ou malfaisantes de ces simulacres ? Personne. Mais il est bien démontré par l'expérience qu'ils ne sont pas tous innocents. Quelle est la tête qui résisterait longtemps à un appartement tendu de noir ? Cependant une teinture blanche, noire, rouge, verte ou grise n'est toujours que de l'étoffe. Si les astres qui sont à des distances infinies, versent sur nos têtes des influences qui disposent de nous, comment nier l'effet des êtres qui nous environnent, nous assaillent, nous pressent, nous touchent ? Ô Nature ! Nature! qui est-ce qui a pénétré tes secrets!
Nous en connaissons un peu plus que le commun, mais avec cela nous sommes encore bien ignorants.
            Mme Therbouche - Et le chapitre des sympathies et des antipathies ?
            Desbrosses - Il est infini.
            Mme Therbouche - Et puis est-il possible qu'il ne nous reste pas de nos goûts une pente secrète ?
            Desbrosses - N'en doutez pas. Nous la suivons d'abord sans le sentir. Sa force s'accroît en nous sourdement, tant et si bien qu'elle finit à la longue par nous entraîner avec une violence à laquelle on ne résiste plus. La théologie a voulu s'en mêler, mais affaire d'organisation, effet naturel, affaire de médecine. On devient triste sans raison, à ce qu'on croit, premier symptôme. L'ennui nous gagne, nous cherchons à nous dissiper, nous ne le pouvons, partout il nous manque quelque chose.
            Mlle Dornet - C'est précisément où j'en suis.
            Desbrosses - Qu'une bague, un portrait, une lettre, un billet tendre qu'on aura reçu vienne à tomber sous les yeux, et voilà le simulacre perfide qui s'attache à la rétine.
           Mlle Dornet - Qu'est-ce qu'une rétine ?                                                           madmoizelle.com
Les femmes qui ont marqué l'histoire : les créatrices de mode            Desbrosses - C'est une toile d'araignée tissue de fils nerveux les plus déliés, les plus fins, les plus sensibles du corps, qui tapisse le fond de l’œil. Quand l'image s'est attachée à cette toile mobile, quand ses petits ébranlements ont été transmis à cette substance si délicate, si molle qu'on appelle le cerveau, quand l'âme a pris les ondulations de cette substance, quand l'une et l'autre lassées d'osciller, viennent à s'affaisser de fatigue, de l'ennui on passe à la tristesse, à la mélancolie, à l'attendrissement, aux larmes, au chagrin, à l'indigestion, à l'insomnie, à la douleur, aux nerfs agacés, aux vapeurs.
            Mlle Dornet - C'est moi, c'est moi, comme si ma femme de chambre vous l'avais dit.
            Desbrosses - Des vapeurs à la maigreur, plus de tétons, plus de cuisses, plus de fesses. Des os, et puis encore quoi ? Des os...
            Ici Mlle Dornet écartant avec ses deux mains la partie du vêtement qui cachait sa poitrine, leur découvrit une large plaine, inégale, traversée de profonds sillons. Cela aurait fait pitié à tout d'autres que de mauvais plaisants. Puis elle ajoutait :
            " Monsieur le docteur, ce n'est rien que cela, donnez-moi votre main. "
Le docteur lui donna sa main qu'elle conduisit par les fentes de ses jupons sur ses hanches.
            Mlle Dornet - Eh bien qu'en dites-vous ?
            Desbrosses - Je dis que vous n'en êtes pas encore jusqu'où cela peut aller.
            Mlle Dornet - Et que peut-il m'arriver de pis ?
            Desbrosses - C'est que le peu de graisse qui reste se fonde, que la peau se noircisse et se colle sur les os, que le feu prenne au squelette, que les yeux s'allument comme deux chandelles, et que la raison se perde. Alors c'est du délire, c'est de la fureur.
            Mlle Dornet - Finissez, monsieur le docteur, vous me donnez la chair de poule.
            Desbrosses - C'est le dernier période qui est affreux, c'est la queue des passions qui est à redouter. Cette queue-là n'a point de fin. Aussi je m'attache d'abord à la vie, aux mœurs, aux goûts, aux passions d'un malade. J'exige le sacrifice de toutes ces guenilles qui ne signifient plus rien pour le bonheur et qui peuvent avoir des suites si funestes. Si on me les refuse, je me retire et j'abandonne une insensée à son mauvais sort. Les passions, les passion, ce sont comme les volcans qu'on croit éteints parce qu'ils ne jettent plus. Moi, mesdames, moi qui vous parle, j'ai vu, j'ai connu un homme qui avait été dix ans, entendez-vous, dix ans sans songer à une infidèle qu'il avait quittée, lui, sans la chercher, sans la voir, sans en parler, sans la regretter. Au bout de ces dix ans, le hasard veut qu'il la rencontre. Ses yeux s'obscurcissent, sa tête s'embarrasse, il tremble de tous ses membres, ses genoux se dérobent sous lui, il se trouve mal, mais mal à mourir. Qu'on vienne me dire après cela qu'on connait l'état de son cœur... Vous riez, madame Therbouche, vous ne croyez pas à cela ?
            Mme Therbouche - Tout au contraire, docteur, c'est que j'ai par-devers moi un exemple tout pareil.
            Desbrosses - Un dé à coudre plein d'une certaine poudre noire. Ce n'est rien. Une étincelle de feu, c'est moins encore. Cependant...
            Mlle Dornet - Et la passion la plus violente, qu'est-ce dans son premier instant ? Un souris, un mot, un regard, un geste, un tour de tête, un clin d’œil, un je ne sais quoi.
            Mme Therbouche - Et ce je ne sais quoi a bouleversé plus d'un empire.
            Desbrosses - Fort bien, mesdames, fort bien. Les femmes ! Ah ! les femmes ! je l'ai dit cent fois, si elles voulaient s'en mêler, nous n'aurions qu'à fermer boutique. C'est une sagacité naturelle dont nous n'approchons pas avec tous nos livres. Tandis que nous tournons autour de la chose, elles mettent la main dessus.
            Mme Therbouche - Trêve de galanterie, nous savons de reste ce que nous valons. Mais que conclure de toutes les belles choses que vous nous avez débitées ?
            Desbrosses - Qu'en conclure ? C'est de ne rien négliger, de se méfier de tout, c'est, mesdames, de se secourir par tous les moyens possibles.
            Mme Therbouche - Doucement, docteur, point de pluriels. Je n'en suis pas.
            Desbrosses - D'accord, madame, mais vous ne savez pas ce qui vous attend...
            Ici le docteur se rappela qu'il avait peu dîné et qu'il avait faim. On lui offrit du pain, du vin, des pêches et du raisin qu'il accepta. Il mangeait d'un appétit et dissertait d'une profondeur que je désespère de vous rendre. Il démontrait à ces dames que dans un ordre où tout tient il n'y a point de petites choses, et que les plus minutieuses sont l'origine des plus importantes. Là-dessus il en appelait à l'histoire même de leur vie. Il faisait rentrer les lettres, les bagues, les portraits avec une adresse incroyable, et Mlle Dornet l'écoutait de toutes ses oreilles. Il disait :
            " Si le présent est gros de l'avenir, il faut avouer aussi qu'il en est de cette grossesse du présent comme d'une autre, et qu'il faut bien peu de chose pour le féconder...
            - Et que c'est bien dommage, ajoutait Mlle Dornet, qu'on ne puisse voir clair dans cette matrice-là. "
            Le docteur ne répondit rien, mais il fixa ses regards sur elle d'un air plein d'intérêt et même d'attendrissement, et Mme Therbouche lui disait à l'oreille :
            " C'est un diable d'homme auquel je n'entends rien. Il m'a prédit à Stuttgart des choses inouïes et qui se sont vérifiées à la lettre. "
            Mlle Dornet - Tout de bon ?
            Mme Therbouche - D'honneur. Cela m'avait même donné du scrupule, je craignais qu'il n'y eût de la diablerie dans son fait, mais il m'a toujours paru si honnête homme.
            Desbrosses - Que chuchotez-vous là, mesdames ? Il ne tiendrait qu'à vous que je profitasse de ce que vous dîtes.
            Mlle Dornet - C'est madame qui prétend que vous en savez bien plus encore que vous n'en voulez montrer.
            Desbrosses - Mme Therbouche, vous êtes une indiscrète.
            Mlle Dornet - Monsieur le docteur, ne craignez rien. Je ne suis plus un enfant, et je sais un peu ce qu'il faut dire ou taire. Madame, répondez-lui de moi et priez-le...
            Mme Therbouche - Docteur, vous connaissez les femmes, elles sont curieuses, et madame voudrait que vous lui dissiez quelque chose.
            Desbrosses - Que voulez-vous que je lui dise ? Je ne sais rien.
            Mme Therbouche - Vous ne vous êtes pas repenti de m'avoir parlé. Je connais, madame, et je puis vous assurer qu'elle mérite votre confiance.
            Desbrosses - Encore une fois, madame, je ne sais rien.                       rfi.fr
            Mme Therbouche - Allons, mon petit docteur, mon petit docteur, ne contristez pas une belle dame comme celle-là, et dîtes-lui quelque chose.
            Desbrosses ne demandait pas mieux que de s'avouer sorcier pour faire plaisir à la belle dame, mais il était 1 heure du matin et il avait envie de dormir. Il prit un air boudeur, se leva et disparut. Mlle Dornet eut beau crier du haut de l'escalier " monsieur le docteur, monsieur ", le bruit de la porte lui apprit qu'il était déjà dans la rue. Elle rentra bien fâchée de ne lui avoir pas offert son carrosse, au moins elle aurait su sa demeure... Et voilà nos deux femmes seules.
            Mlle Dornet - Ah ça, madame Therbouche, j'espère que vous ne me refuserez pas un service.
            Mme Therbouche - Assurément, s'il est en mon pouvoir.
            Mlle Dornet - C'est un homme bien extraordinaire.
            Mme Therbouche - Je vous en réponds. Vous savez ce qui m'est arrivé à Paris. Eh bien, il me l'avait annoncé, et vous et le prince Galitzine et Stackes et Mme de Rieben et M. Diderot et ce pauvre Chabert. Il n'y manquait que les noms. D'abord je traitai cela comme des rêveries, et je crois que vous en auriez fait autant.
            Mlle Dornet - Peut-être.
            Mme Therbouche - C'est qu'apparemment vous avez meilleur esprit que moi.
            Mlle Dornet - Pardi, si l'on me dit des choses que je sache toute seule, il est à croire qu'on les a devinées.
            Mme Therbouche - Cela est sans réplique. Mais il est tard, venons au service que je puis vous rendre.
            Mlle Dornet - Vous le reverrez ?
            Mme Therbouche - Je l'espère.
            Mlle Dornet - Il faudrait l'engager à souper chez moi. Nous ne serions que nous trois, et nous le tiendrions sur la sellette.
            Mme Therbouche - Pour moi je vous déclare que je ne veux rien savoir.
            Mlle Dornet - Et la raison ?
            Mme Therbouche - C'est que les choses n'en arrivent pas moins et qu'on en a l'inquiétude d'avance.
            Mlle Dornet - C'est tout au contraire à mon égard. Les choses me touchent moins quand je m'y attends, et c'est là peut-être pourquoi je suis si curieuse. Ainsi qu'il vienne toujours, si ce n'est pas pour vous, ce sera pour moi.
            Mme Therbouche - Il n'y a plus qu'une petite difficulté, c'est qu'il est parfois bizarre et silencieux.
            Mlle Dornet - Il n'en a pas l'air.
            Mme Therbouche - Je vous dis qu'il est des mois entiers sans sortir et des semaines sans desserrer les dents : il ne parle à ses gens que par signe. Il ne faut pas croire qu'il est toujours comme vous l'avez trouvé aujourd'hui. Il est avec une amie qu'il a perdue de vue depuis deux ans et qu'il revoit pour la première fois. Il se rencontre vis-à-vis d'une femme jeune et belle. Il faut que vous l'ayez singulièrement intéressé pour se lâcher comme il l'a fait.
            Mlle Dornet - Il aime les femmes.
            Mme Therbouche - Les belles femmes, à la folie.
            Mlle Dornet - Vous me l'amènerez ?
            Mme Therbouche - J'y ferai de mon mieux, je ne réponds que de cela.
            Mlle Dornet - Belle, faites cela pour moi, je vous en aurai obligation toute ma vie.
            Mme Therbouche - Mais s'il vient à vous dire des choses qui vous tracassent ?
            Mlle Dornet - J'ai la tête excellente, et l'on ne me tracasse pas aisément.
            Mme Therbouche - A votre place je ne le consulterais que sur ma santé. A quoi m'ont servi ses prédictions ? A rien. J'en ai ri la première fois, je n'en rirais pas la seconde.
            Mlle Dornet - A tout hasard, je veux savoir, et vous me fâcherez vraiment, si notre partie n'a pas lieu.
            Mme Therbouche - Je ne veux pas vous fâcher, mais je ne veux pas non plus de vos reproches.
            Mlle Dornet - Vous n'en aurez point.
            Mme Therbouche - Vous n'oublierez pas que c'est contre mon gré, que c'est vous qui l'avez voulu ?
            Mlle Dornet - Oui, oui, c'est moi qui l'aurai voulu, qui le veux. Voilà qui est convenu, n'est-ce pas ?
            Mme Therbouche - A la bonne heure.
            Mlle Dornet en l'embrassant - Vous êtes charmante, au vrai.
            Je laissai passer quelques jours entre cette scène et ma première visite. Je la trouvai soucieuse, je lui en demandai la raison.
            Mlle Dornet - Ce n'est rien.
            Diderot - Vous ne dites pas vrai. Qu'avez-vous ?
            Mlle Dornet - J'ai...
            Diderot - Quoi ?
            Mlle Dornet - Puisqu'il faut vous l'avouer, j'ai vu un diable d'homme qui m'a renversé la tête.
            Diderot - Vous êtes devenue amoureuse ? Où est le mal ? S'il vous convient, vous le garderez. S'il ne vous convient pas, vous le renverrez.
            Mlle Dornet - Si ce n'était que cela !
            Diderot - Ah, je comprends. Vous voulez épouser.
            Mlle Dornet - Épouser ! Je ne serais pas sa femme pour tout l'or du monde. Je craindrais qu'une belle nuit le diable ne me tordît le cou.
            Diderot - Le diable ne tord plus de cou. Rassurez-vous.
            Mlle Dornet - Avez-vous vu un certain médecin turc ?
            Diderot - Non.
            Mlle Dornet - C'est que vous aurez sa visite.
             Diderot - A la bonne heure. Mais qu'est-ce que ce médecin turc a de commun avec votre souci                                                                                                                        colby.edu
            Mlle Dornet - Vous allez vous moquer de moi, j'en suis sûre, n'importe. Je l'ai trouvé dans la petite maison.                                                                                                          
            Diderot - Chez Mme Therbouche ?
            Mlle Dornet - C'est un homme de sa connaissance.
            Diderot - Eh bien, cet homme de la connaissance de Mme Therbouche ?...
            Mlle Dornet - M'a regardé dans les yeux, dans la main. M'a tâtée, retâtée, m'a parlé, m'a écrit, m'a dit tout ce que j'ai pensé, tout ce que j'ai fait, tout ce qui m'est arrivé depuis que je suis au monde.
            Diderot - Je le crois. J'en aurais fait presque autant.
            Mlle Dornet - Vous me connaissez, vous, mais il ne me connaît pas.
            Diderot - Mais il connaît quelqu'un qui vous connaît, et cela revient au même.
            Mlle Dornet - Je me suis bien doutée que vous me ririez au nez.
            Diderot - Ne voudriez-vous pas que je donnasse, pour vous plaire, dans les sorciers, les revenants, les astrologues ? Allez, ce prétendu médecin turc est un sot ou un fripon.
            Mlle Dornet - Pour sot, je vous jure qu'il ne l'est pas. Pour fripon, il n'en a ni l'air, ni le ton.
            Diderot - Il en a bien le jeu. Et que vous a-t-il donc appris, montré de si incompréhensible et de si effrayant.
            Mlle Dornet - Le fond de mon cœur. Mes actions les plus ignorées, mes pensées les plus secrètes, ce que personne ne sait que mon bonnet et moi.
            Diderot - Il aura causé avec votre bonnet qui n'aura pas été discret.
            Mlle Dornet - Trêve de plaisanterie. Il me trouve mal et très mal.
            Diderot - Vous n'êtes pas bien.
            Mlle Dornet - Il exige un régime.
            Diderot - Il a raison.
            Mlle Dornet - Des sacrifices.
            Diderot - Il en est qu'on peut faire.
            Mlle Dornet - Il met de l'importance à des bagatelles.
            Diderot - Il faudrait savoir ce que vous appelez de ce nom.
            Mlle Dornet - Mais les lettres, les bijoux, les portraits.
            Diderot - Et il prétend ?
            Mlle Dornet - Qu'il s'échappe de là je ne sais quoi de pernicieux, des simulacres... oui, des simulacres, c'est le mot... qui s'en vont s'attacher... à la tétine... là, dans l’œil.
            Diderot - Vous voulez dire à la rétine.
            Mlle Dornet - Oui, oui, à la rétine. Mais il y a donc quelque fondement là-dedans     
            Diderot - Je pense qu'on n'a rien de mieux à faire que de se détacher de tous les objets qui réveillent en nous un souvenir fâcheux. C'est le plus sûr.
            Mlle Dornet - Cela me ferait pourtant quelque peine.
            Diderot - En ce cas gardez-les.                                                               
             Mlle Dornet - Mais mon médecin turc ne le veut pas.                                 
            Diderot - Laissez-le dire.
            Mlle Dornet - Et si tous les malheurs qu'il m'a prédits allaient fondre sur moi ?
            Diderot - Si vous m'assurez bien que votre homme n'est ni un idiot, ni un coquin, il faudra que je croie que c'est une espèce de fou.
            Mlle Dornet - Sage ou fou, dans le doute, quel inconvénient y aurait-il d'accéder à sa folie ?
            Diderot - En ce cas défaites-vous en.
            Mlle Dornet - Cependant il est si doux, surtout quand l'âge avance, de se rappeler ses conquêtes par les bagatelles qu'on a reçues !
            Diderot - Gardez-les donc.
            Mlle Dornet - Mais il cite des faits qui font frémir.
            Diderot - Ne les gardez pas.
            Mlle Dornet -Savez-vous bien que ces " gardez-les ", " ne les gardez pas " sont d'une ironie et d'une indifférence insupportable ?
            Diderot - Si vous l'aimez mieux, faites l'un et l'autre.
            Mlle Dornet - Et comment cela, s'il vous plaît ?
            Diderot - Confiez-les moi.
            Mlle Dornet - Nous verrons. En attendant, si j'ai mon médecin turc à dîner, ou si nous allons souper chez lui, vous en serez, n'est-ce pas ?
            Diderot - Volontiers.
            Mlle Dornet - Savez-vous qu'il a projeté votre guérison ?
            Diderot- Je ne suis pas malade.
            Mlle Dornet - Vous êtes l'incrédule le plus déterminé que je connaisse.
            Diderot - Je ne m'en porte que mieux.
            Mlle Dornet - S'il nous tient parole...
            Diderot - Il vous manquera, c'est moi qui vous le dis.
            Mlle Dornet - Et pourquoi ?
            Diderot - C'est que ces gens-là connaissent leur monde.
            Mlle Dornet - C'est nous dire assez nettement, à Mme Therbouche et à moi, que nous sommes deux imbéciles.
            Diderot - Non. Mais... Voilà Naigeon qui entre, et je crois que si vous êtes un peu jalouse de son estime, vous ferez sagement de ne pas lui confier vos enfantillages.
            Mlle Dornet - Je m'en garderai bien. Vous êtes tolérant. Il ne l'est point.
            Diderot - Paix.
            Naigeon entra, et je ne sortis que lorsque je pus compter par le nouveau tour de la conversation qu'il ne serait pas question du médecin turc. Aussi ne lui en parla-t-elle point.
            Voilà où nous en sommes. Il y a un souper d'arrangé, non chez la belle dame, mais chez le docteur. Nous verrons ce que cela deviendra.

            Cela ne devint rien? J'avais un buste du prince, nous devions en avoir un autre qui aurait été celui de la princesse. On aurait ajusté des corps d'osier à ces deux bustes, nous les aurions habillés à notre fantaisie, on les aurait placés au fond d'un petit appartement tendu de noir. Les visages des bustes, enduits de phosphore, auraient été garantis du contact de l'air, et l'appartement rempli de la vapeur du camphre. La belle dame serait entrée, une petite bougie allumée à la main, la vapeur du camphre se serait enflammée, elle aurait mis feu au phosphore, le phosphore brûlant aurait éclairé les visages du prince et de la princesse, et en un instant les deux fantômes auraient disparu par le moyen d'une trappe qui se serait enfoncée sous leurs pieds et refermée sur eux. Mais Desbrosses, quelques jours avant cette singerie,  se cassa la tête de deux coups de pistolet, et la suite bien ou mal projetée n'eut pas lieu.


                                                             Diderot
         
         

         

            

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