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Pluffles délivré
Il arrivait à Mme Hauksbee d'être bienveillante envers les personnes du sexe. Voici une histoire qui le démontrera et vous en prendrez uniquement ce qu'il vous plaira d'en prendre.
Pluffles était lieutenant au régiment des " Innommables ". C'était un blanc-bec, même pour un lieutenant. Un blanc-bec sur toute la ligne comme un canari qui n'a pas encore toutes ses plumes. Le plus grave de l'histoire c'est qu'il avait trois fois plus d'argent qu'il n'en fallait pour son bien. Son papa était riche et n'avait que ce fils. Sa maman l'adorait, était à peine moins naïve que lui et ne mettait en doute aucune de ses paroles. La faiblesse de Pluffles était de ne pas croire ce qu'on lui disait. Il préférait, prétendait-il, " à son propre jugement. Il avait autant de jugement que de main sur un cheval, et cette préférence lui valut d'être désarçonné une ou deux fois. Mais la plus grosse mésaventure personnelle dont il fut l'artisan eut lieu à Simla il y a quelques années.
Comme d'habitude il commença par ne se fier qu'à son propre jugement. Résultat, au bout d'un certains temps il se retrouva pieds et poings liés aux roues du rickshaw de Mme Reiver.
Il n'y avait rien de bon chez Mme Reiver, hormis sa toilette. Elle était mauvaise depuis sa chevelure, qui avait vu le jour sur la tête d'une jeune Bretonne, jusqu'aux talons de ses bottines hauts de près de deux pouces et demi. Elle n'avait pas cette honnêteté dans la malfaisance qui caractérise Mme Hauksbee. Sa scélératesse avait un côté calculateur.
Elle n'allair jamais jusqu'au scandale, sa nature n'était pas suffisamment généreuse pour en arriver là. C'était l'exception confirmant la règle en vertu de laquelle les Anglaises en Inde sont à tous égards aussi charmantes que leurs sœurs de métropole. Mme Reiver passait sa vie à confirmer cette règle.
Mmes Hauksbee et Reiver se haïssait passionnément, beaucoup trop pour se heurter de front. Mais ce qu'elles disaient l'une de l'autre était stupéfiant, pour ne pas dire original. Mme Hauksbee ne trichait pas, pas plus que ses dents de devant, et sans ses penchants malfaisants c'eût été la meilleure amie des femmes. Il n'y avait aucune honnêteté chez Mme Reiver, rien que de l'égoïsme. Et au début de la saison le pauvre petit Pluffles tomba dans ses griffes. Elle s'employa assidûment à obtenir ce résultat. Mais Pluffles était-il en mesure de résister ? Il s'en remit à son jugement et se condamna du même coup.
J'ai vu le capitaine Hayes raisonner un cheval rétif, j'ai vu un conducteur de tonga venir à bout d'un poney récalcitrant, j'ai vu un setter brigand dressé pour la chasse à tir par un garde-chasse impitoyable, mais tout cela ne fut rien comparé au dressage de Pluffles du régiment des " Innommables" academic.com
Il apprit à rapporter comme un chien de chasse et à attendre de même le moindre mot de Mme Reiver. Il apprit à se trouver à des rendez-vous auxquels Mme Reiver n'avait aucune intention de se rendre. Il apprit à réserver avec reconnaissance des danses que Mme Reiver n'avait aucune intention de lui accorder. Il apprit à grelotter pendant plus d'une heure sur le côté de l'Elysium exposé au vent, tandis que Mme Reiver se tâtait pour savoir si elle irait faire un tour à cheval avec lui. Il apprit à partir à la recherche d'un rickshaw en tenue de soirée légère sous une pluie battante et à marcher à côté du véhicules quand il en avait trouvé un. Il apprit à s'entendre adresser la parole comme s'il était un coolie, à recevoir des ordres comme un cuisinier. Il apprit tout cela et bien d'autres choses, et cet apprentissage lui coûta cher.
Peut-être s'imaginait-il plus ou moins vaguement que cette existence avait du chic et en imposait, qu'elle lui conférait un certain prestige aux yeux des hommes, qu'elle était absolument conforme aux usages. Il n'appartenait à personne de le mettre en garde contre son imprudence; Le rythme de la saison cette année-là était trop soutenu pour qu'on se posât des questions et c'est toujours une besogne ingrate que d'intervenir dans les égarements d'autrui. Le colonel de Pluffles aurait dû le rappeler dans son régiment quand il apprit la tournure des événements. Mais Pluffles avait trouvé le moyen de se fiancer en Angleterre lors de son dernier séjour et s'il y avait quelque chose que le colonel détestait par-dessus tout, c'était bien un lieutenant marié. Il se frotta donc les mains quand il entendit parler de l'éducation de Pluffles qu'il jugea excellente pour la formation du jeune homme. Mais c'était loin d'être le cas Pluffles fut amené à dépenser au-delà de ses moyens qui étaient importants, et surtout cette éducation eut pour effet de pervertir un garçon d'envergure moyenne pour en faire un adulte de dixième catégorie, un indésirable. Il alla se fourvoyer dans un milieu peu recommandable et sa petite note chez le joaillier avait de quoi surprendre.
C'est alors que Mme Hauksbee se montra à la hauteur des circonstances. Elle joua seule sachant ce qu'on dirait d'elle et elle le fut dans l'intérêt d'une jeune fille qu'elle n'avait jamais vue. La fiancée de Pluffles devait débarquer en octobre, chaperonnée par une tante, afin d'épouser Pluffles.
Au début du mois d'août Mme Hauksbee découvrit qu'il était temps d'intervenir. Celui qui monte souvent sait exactement à l'avance ce que son cheval va faire. De même une femme qui a l'expérience de Mme Hauksbee sait exactement comment un jeune homme va se comporter dans certaines circonstances, en particulier quand il est entiché d'une femme comme Mme Reiver. Elle se dit que tôt ou tard le jeune Pluffles allait rompre ses fiançailles sans aucune raison, simplement pour être agréable à Mme Reiver qui, en échange, le maintenait à ses pieds et à son service aussi longtemps qu'elle le jugerait utile pour elle-même. Mme Hauksbee prétendait qu'elle voyait venir ce genre de chose. Si elle n'en était pas capable qui d'autre l'eût été ?
Ella alla donc capturer Pluffles sous le feu de l'ennemi, tout comme Mme Cusack-Brenmil avait enlevé Brenmil sous les yeux de Mme Hauksbee.
En l'occurrence le combat dura sept semaines. On l'appela " la guerre des sept semaines " , et dans les deux camps on disputa âprement chaque pouce de terrain. Un récit détaillé occuperait un volume entier et serait encore incomplet. Quiconque connaît ce genre de choses ajoutera lui-même les détails manquants. Ce fut une bataille superbe, on n'en verra plus de semblable tant que le mont Jakko sera là. Et Pluffles servit de trophée.
Les gens tinrent des propos abominables sur Mme Hauksbee, sans savoir quel était pour elle l'enjeu du combat. Mme Reiver se défendit en partie parce que Pluffles lui était utile, mais surtout parce qu'elle haïssait Mme Hauksbee et qu'il s'agissait d'une épreuve de force entre elles deux. Nul ne sait ce que Pluffles en pensait. A ses meilleurs moments il avait peu d'idées, et les rares spécimens qu'il se trouvait avoir le rendaient suffisant. Mme Hauksbee déclara :
" - Il faut mettre la main sur ce garçon et la seule manière d'y parvenir est de bien le traiter. "
Tant que l'issue demeura incertaine elle le traita donc comme un homme qui a l'expérience du monde. Peu à peu Pluffles se détacha de son ancienne allégeance, et se rapprocha de cet ennemi qui faisait grand cas de sa personne. On ne l'envoyait plus en éclaireur à la recherche d'un rickshaw. On ne lui promettait plus de danse qu'il attendait vainement, et les ponctions sur ses finances cessèrent. Mme Hauksbee le menait en douceur et après le traitement infligé par Mme Reiver il appréciait le changement. grandpalais.fr
Mme Reiver lui avait fait perdre la mauvaise habitude de parler de lui, et l'avait dressé à ne parler que d'elle et de ses mérites. Mme Hauksbee s'y prit autrement et sut si bien gagner sa confiance qu'il lui parla de sa fiancée en Angleterre, sur un ton condescendant comme s'il s'agissait d'un caprice de gamin. Ceci se passait un jour où il prenait le thé avec elle, et pérorait dans un style qu'il croyait galant et séduisant. Mme Hauksbee avait déjà vu bourgeonner et fleurir toute une génération de Pluffles qui n'avaient donné que des capitaines obèses et des commandants rondouillards.
Au bas mot, le caractère de Mme Hauksbee présentait environ vingt trois facettes différentes. Davantage selon certains.. Elle se mit à s'adresser à Pluffles comme une mère et comme s'il y avait eu trois cents ans entre eux au lieu de quinze. Elle parla avec une sorte de trémolo guttural qui eut un effet lénifiant, même si ses propos n'avaient rien de lénifiant, à beaucoup près. Elle souligna la folle extravagance, pour ne pas dire la bassesse de la conduite de Pluffles et son étroitesse de vue. Alors il bredouilla quelques mots signifiant qu'il se fiait à son propre jugement en tant qu'homme d'expérience, ce qui préparait le terrain à ce qu'elle voulait dire ensuite. Venant de n'importe quelle autre femme ce discours eût foudroyé Pluffles mais présenté dans le style doucereux et roucoulant adopté par, Mme Hucksbee, il le laissa sans réaction, en proie au repentir, comme s'il se fût trouvé dans une église particulièrement huppée.
Progressivement, avec beaucoup de douceur et d'affabilité elle entreprit de débarrasser Pluffles de sa suffisance, comme on enlève les baleines d'un parapluie avant de le recouvrir. Elle lui dit ce qu'elle pensait de lui, de son jugement et de son expérience du monde, lui fit savoir à quel point ses exploits l'avaient rendu ridicule et lui montra qu'il avait bien l'intention de lui faire la cour si elle lui en donnait l'occasion. Elle ajouta que le mariage ferait de lui un homme et dessina un charmant petit portrait tout en rose et opale de la future Mme Pluffles traversant la vie en se fiant au jugement et à l'expérience d'un mari qui n'aurait rien à se reprocher. Comment pouvait-elle concilier ces affirmations?
Elle seule le savait. Mais Pluffles n'y vit aucune contradiction.
Elle lui adressa une petite homélie qui était un modèle du genre, aucun pasteur n'eût fait mieux, à beaucoup près, et termina sur des allusions pathétiques à la maman et au papa de Pluffles, et à l'opportunité d'un retour en Angleterre avec sa jeune épouse.
Puis elle envoya Pluffles faire un tour afin qu'il réfléchisse à ce qu'elle avait dit. Il sortit, se mouchant abondamment, raide comme un piquet. Mme Hauksbee éclata de rire.
Quelles avaient été les intentions exactes de Pluffles concernant ses fiançailles ? Mme Reiver était seule à le savoir et elle emporta le secret dans sa tombe. Elle eût aimé, j'imagine, une rupture qu'elle eût considéré comme un hommage.
Dans les jours qui suivirent, Pluffles eut le plaisir de s'entretenir fréquemment avec Mme Hauksbee. Toutes ces conversations visaient le mêle but, et contribuèrent à soutenir Pluffles sur le sentier de la Vertu.
Mme Huksbee voulut le garder sous son aile jusqu'au bout. Elle s'opposa donc à son projet de se rendre à Bombay pour s'y marier. etsy.com
" - Qui sait ce qui pourrait se produire en cours de route ? dit-elle. Pluffles est poursuivi par la malédiction de Ruben ( nte de l'éd. Voir la bible xlix 4 ), et l'Inde n'est pas le pays qui lui convient ! "
Finalement la fiancée arriva avec sa tante et Pluffles, après avoir mis un peu d'ordre dans ses affaires, une fois de plus avec l'aide de Mme Hauksbee, se maria.
Mme Hauksbee poussa un soupir de soulagement quand on eut prononcé le grand " oui " de part et d'autre, et s'éclipsa.
Pluffles a suivi son conseil quant au retour au pays. Il a quitté l'armée et se consacre maintenant à l'élevage de bétail à robe mouchetée, quelque part en Angleterre, derrière des barrières peintes en vert. Je pense que son choix est très judicieux. Il eût connu de graves déboires en Inde.
Pour ces raisons si quelqu'un vous tient des propos plus malveillants que de coutume à l'encontre de Mme Hauksbee, racontez-lui comment Pluffles fut délivré.
Rudyard Kipling
1ère publication en novembre 1886 in Civil and Milirary Gazette
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