lundi 20 février 2012

Sonnets Stéphane Mallarmé


Stéphane Mallarmé
       portrait
  Edouard Manet                  Sonnets

                            
                                                              Le Cantonnier

                                                      Ces cailloux, tu les nivelles
                                                      Et c'est, comme troubadour
                                                      Un cube aussi de cervelles
                                                      Qu'il me faut ouvrir par jour.


                                            
                                              Le Marchand d'Ail et d'Oignons

                                                      L'ennui d'aller en visite
                                                      Avec l'ail nous l'éloignons.
                                                      L'élégie au pleur hésite
                                                      Peu si je fends des oignons.



                                                     La Femme de l'Ouvrier

                                                      La femme, l'enfant, la soupe
                                                      En chemin pour le carrier
                                                      Le complimentent qu'il coupe
                                                      Dans l'us de se marier.



                                                              Le Vitrier

                                                      Le pur soleil qui remise
                                                      Trop d'éclat pour l'y trier
                                                      Ôte ébloui sa chemise
                                                      Sur le dos du vitrier.



                                                      Le Crieur d' Imprimés

                                                      Toujours, n'importe le titre,
                                                      Sans même s'enrhumer au
                                                      Dégel, ce gai siffle-litre
                                                      Crie un premier numéro.



                                                   La Marchande d'Habits

                                                      Le vif oeil dont tu regardes
                                                      Jusques à leur contenu
                                                      Me sépare de mes hardes
                                                      Et comme un dieu je vais nu.



                                                                                                      Stéphane Mallarmé



samedi 18 février 2012

Lettres à Madeleine 10 ( suite ) Apollinaire

               Lettre à Madeleine
                                   
                                                                                                        30 juillet 1915 ( suite )
                                                                              
               ... Mais dans  Alcools, c'est peut-être " Vendémiaire " que je préfère, et j'aime aussi " Le Voyageur ", d'ailleurs j'aime beaucoup mes vers, je les fais en chantant et je me chante souvent le peu dont je me rappelle et c'est bien peu surtout maintenant... je ne me rappelle un vers de " Zone ".
                Puis, j'aime beaucoup mes vers depuis Alcools, il y en a pour un volume au moins et j'aime beaucoup beaucoup " Les Fenêtres " qui a paru à part en tête d'un catalogue du peintre Delaunay. Ils ressortissent à une esthétique toute neuve dont je n'ai plus, depuis, retrouvé les  ressorts; mais dont j'ai avec étonnement  retrouvé l'exposé dans une de vos divines lettres.
                 Voilà toutes mes grandes amours, et ce n'est rien pour mon âge, ne pensez-vous pas Madeleine, ce n'est rien surtout en regard de notre amour si absolu débutant si purement, si tragiquement, si passionnément, ma chérie, ma toute jolie, ma joie divine et ma petite fée.
                  Voilà donc ma confession entière, Madeleine. Vous avez lu, et j'aime aussi ces vers que j'oubliais, mais le Journal d'hier et d'avant-hier me les a rappelés : mes vers, six petites pièces je crois, écrits à la prison de la Santé, en 1911. Vous connaissez l'histoire sans doute. J'avais recueilli en 1911 un garçon intelligent mais fou et sans scrupules - malheureux plutôt que méchant et qui sait ce qu'il est devenu aujourd'hui. - Il avait volé en 1907 au Louvre deux statues hispano-romaines, qu'il avait vendues à Picasso, grand artiste mais sans scrupules aucuns et dont le nom grâce à moi ne fut pas prononcé en cette affaire. J'essayai - nous voilà loin de 1911 et encore en 1907 ou 1908 - de persuader Picasso de rendre ces statues au Louvre, mais ses études esthétiques le pressaient et il en naquit le cubisme. Il me dit qu'il les avait abîmées pour découvrir certains arcanes de l'art antique et barbare à la fois auquel elles ressortissaient. J'avais cependant trouvé le moyen de l'en débarrasser sans qu'il en coûtât à son honneur. Mon ami Louis Lumet, inspecteur des Beaux-Arts à qui j'avais raconté la chose avait pensé s'associer à cette bonne oeuvre en en faisant une amusante prouesse journalistique simulée. On aurait proposé au Matin de montrer au public que les trésors du Louvre étaient mal gardés en volant une statue d'abord - grand fracas - puis une autre - autre grand fracas. L'affaire ainsi ne pouvait avoir de conséquence. Mais Picasso voulait garder ses stature. En 1911, le voleur dont les journaux ont suffisamment dit les aventures pour m'éviter désormais de prononcer son nom, le voleur ou plutôt le héros revint. On parlait beaucoup de L'Hérésiarque et Cie  qui avait eu à la fin de 1910 le plus grand nombre de voix au prix Goncourt et n'échoua - in justement d'ailleurs - au témoignage de Judith Gauthier, Léon Daudet et Elémir Bourges qui avaient voté pour et au témoignage même de Mirbeau, des 2 Rosny et de Paul Margueritte qui ne lurent le livre qu'après le vote, ils l'ont dit souvent à Elémir Bourges qui était le parrain du livre et le seul artiste sans aucun doute de cette Académie. Celui qui eut le prix à ma place a été tué il n'y a pas longtemps : Louis Pergaud avec un livre intitulé De Goupil à Margot, tâchez de lire les deux livre et me dire ce qu'en pensez. C'est là-dessus donc que le héros des statues revint me voir, il arrivait d'Amérique plein d'argent qu'il perdit aux courses et sans le sou revola une statue. C'est alors que pour sauver ce pauvre hère je le recueillis, tâchai de lui faire rendre la statue, mais rien n'y fit je dus le mettre à la porte avec la statue. Quelques jours après on vola la Joconde. Je pensai comme le pensa la police que c'était lui le voleur. Bref, il ne l'était pas mais vendit sa statue à Paris-Journal qui la restitua au Louvre. J'allais voir Picasso pour lui dire combien son geste avait été malheureux et les risques qu'il courait. Voilà un homme affolé qui me dit m'avoir menti, les statues étaient intactes. Je luis dis d'aller les rendre sous le sceau du secret à Paris-Journal ce qu'il fit. Grand scandale ! Le malheureux voleur vient me voir et me supplie de le sauver. Je l'embarque de Lyon avec quelque argent pour compléter le viatique qu'il avait tiré de Paris-Journal. Là-dessus on m'arrête pensant que je savais où était la Joconde puis que j'avais eu un " secrétaire " qui volait des statues au Louvre. Je reconnais avoir eu le " secrétaire " mais refuse de le livrer, on me cuisine, on menace de perquisitionner chez tous les miens. Enfin situation à la fois crevante et terrible. Finalement pour éviter des ennuis à mon amie, à ma mères, à mon frère, je suis obligé de dire non pas le rôle de Picasso mais qu'on l'avait abusé et que les antiquités qu'il avait achetées, il ne savait pas qu'elles venaient du Louvre.
                 Le lendemain confrontation avec mon ami, qui nie savoir rien de cette affaire, je me croyais perdu, mais le juge d'instruction voyant bien que je n'avais rien fait que j'étais simplement victime de la police à qui je n'avais pas voulu livrer le fugitif, m'autorisa à interroger le témoin et me servant de la maïeutique chère à Socrate je forçai vite Picasso à avouer que tout ce que j'avais dit était vrai, j'eus un non-lieu et son nom à lui ne fut même pas prononcé. L'affaire fit à l'époque un bruit énorme, tous les journaux donnèrent mon portrait. Mais je me serais bien passé de cette publicité. Car si je fus passionnément défendu par la plupart des journaux, je fus dans le début attaqué et parfois ignoblement par les antisémites qui ne peuvent se figurer qu'un Polonais ne soit pas juif. Léon Daudet alla jusqu'à nier avoir voté pour moi au prix Goncourt, ce qui révolta le noble père bourges qui alla à ce moment jusqu'à donner 2 interviews en un jour dans les journaux, lui qui obstinément n(avait jamais voulu donner d'interview sur aucun sujet.
                 Voilà donc cette histoire à la fois singulière, incroyable, tragique et plaisante qui fait que j'ai été la seule personne arrêtée en France à propos du vol de la Joconde. Et la police fit d'ailleurs tout ce qu'elle put pour justifier son acte elle cuisina ma concierge les voisins, demandant si je recevais des petite filles, des petits garçons que sais-je encore et si mes moeurs avaient été le moindrement douteuses on ne m'aurait point lâché, l'honneur de la corporation étant en jeu. C'est alors que je connus le mot de celui qui disait que si on l'accusait d'avoir volé les cloches de N-D il s'empresserait de prendre la fuite.
                 * J'ajoute qu'on ne me fit pas d'excuse mais que la plupart des journaux me citèrent comme un exemple d'hospitalité. J'ajoute encore l'épilogue de l'affaire : le Héros fut arrêté au Caire à la fin de 1913 et les tribunaux l'acquittèrent. Ce dont je fus heureux car le pauvre garçon était un fou plutôt qu'un malfaiteur, ils ont pensé comme j'avais pensé moi-même. *
              Voilà l'histoire des six petits poèmes écrits à la Santé et ce sont d'ailleurs là tous les éclaircissements biographique que comporte Alcools.
                Je vous ai dit que " Vendémiaire " était mon poème préféré d'Alcools. J'y songe, le plus nouveau et le plus lyrique, le plus profond ce sont ces " Fiançailles " dédiées à Picasso dont j'admire l'art sublime et qui vous concernent tout à fait, vous, Madeleine, car nulle femme n'a été l'objet de ce poème-là sinon vous-même qui deviez venir et nul doute qu'avec " Le Brasier ", il ne soit mon meilleur poème sinon le plus immédiatement accessible.
                 Pour le demeurant, nous nous aimons tant que vous avez pardonné mes scandales. Ma vie de poète est une des plus singulières sans doute, mais le destin m'a toujours entouré de tant de troubles qui me plaisent infiniment après tout que je suis une des plus grandes joies de l'humanité, j'ai conscience de cela et ce que j'aime le mieux c'est de vous avoir rencontrée, vous que je cherchais, le cerveau sororal du mien, la plus grande beauté, la plus tendre obéissance attentive, ce qui m'a toujours manqué, vous Madeleine, pour m'aimer dans une paix lyrique loin des fausses amours et des rumeurs malsaines loin aussi de cette guerre qui s'éternise et sur laquelle étant soldat je me garderai bien de porter un jugement qui existe cependant en mon for et qui d'ores et déjà est définitif.
                 Lisez donc cette confession écrite à la hâte, mais en en pesant même le désordre de style, puis si vous m'aimez ainsi ( mon image cependant n'est point ici seulement, mais dans tout Alcools , j'écrirai à votre maman.

                 Je ne relis pas ma lettre, elle est trop longue, ma petite fée rétablira les mots sautés, les phrases boiteuses et tout ce qui peut manquer, je baise votre front chéri...

                                                                                                                  Gui

vendredi 17 février 2012

Lettres à Madeleine 10 Apollinaire

      Guillaume Apollinaire - Alcools                                                                                                                                                                    
Alcools couverture Picasso                                                                               30 juillet 1915

                   Ma chère petite fée chérie,

                   Je suis moi-même si bouleversé par vos lettres et par tout ce qui s'est passé qu'il m'a été impossible d'écrire avant ce soir et je le fais avec une passion si joyeuse et si douloureuse à la fois que mes doigts se crispent en vous écrivant.
                    Je réponds avant tout à votre lettre de votre fête où le lendemain vous me buviez en lisant Alcools.
                    J'ai reçu aujourd'hui le vôtre. Intact cette fois et je suis presque heureux que votre fraîcheur se soit la première fois répandue en libation à notre destinée. D'autre part le verre blanc brisé est un très heureux présage et enfin le parfum avait profondément imprégné la boîte et votre fraîcheur se répand encore dans toute ma cellule.
                    Pour ce qui est de ma permission je comptais bien aller la passer, sinon à Oran, du moins à Alger car on a facilement six jours quand on va en Algérie et le jour du débarquement ne comptant pas, si l'on arrive le matin ça fait presque sept jours. Ces dispositions sont relatives à l'Algérie seulement.
                    Notez, Madeleine, que je ne pense pas avoir de permission avant octobre, je dirais plus, janvier ou février. Je suis dans une formation où les permissions sont données de cette façon et il n'y a rien à en dire qu'à s'incliner.
                    Pour ce qui est de mon livre, au début, je préférais que vous ne le lisiez pas avant que je vous l'envoyasse. Mais depuis nos aveux, c'était tout le contraire et je suis bien content qu'au travers de ces pages vous ayez beaucoup lu de ma vie.
                   Je vous ai dit de ne pas être jalouse et comme vous ne l'êtes plus, sachant que vous êtes l'élue à jamais vous pouvez faire toutes les questions avec la liberté que vous jugerez devoir y apporter et j'y répondrai avec la franchise qu'un galant homme doit apporter à ces sortes de confidences, franchise pleine de discrétion, mais franchise sans réticences.
                   Venons(en maintenant au portrait et à la littérature. Le portrait est ressemblant au sens immédiat du mot. Mais cours d'esthétique que je pourrais vous envoyer à ce propos n'est pas de saison. Et il ne reste de cela que votre déception, mon aimée, devant un dessin qui est un chef-d'oeuvre. Déception toute naturelle à qui n'est pas au courant d'un art fort légitime et que l'on goûte aussitôt qu'on en a découvert le sens et la logique.
                  J'ai écrit là-dessus un petit livre intitulé Méditations esthétiques, les peintres cubistes,mais la seconde partie du titre qui aurait dû être un sous-titre a été imprimé en beaucoup plus gros caractères que la première et est devenue ainsi le titre ( Paris, Figuière, 1912 ou 1913 (?) mais je ne l'ai pas plus que mes autres livres. L'éditeur est aux Armées, en outre. Je ne sais si on peut ce procurer ce petit ouvrage.
                  Pour ce qui est des poèmes, vous aimez "Zone " dont je vous ai parlé dans une lettre. Je vous expliquerai la genèse de ce poème de fin d'amour... Et puis je puis vous l'expliquer de suite. En 1907 j'ai eu pour une jeune fille qui était peintre un goût esthétique  qui confinait à l'admiration et participe encore de l'admiration  de ce sentiment. Elle m'aimait ou le croyait et je crus ou plutôt m'efforçai de l'aimer , car je ne l'aimais pas alors. Nous n'étions connus en ce temps-là ni l'un ni l'autre et je commençais mes méditations et écrits esthétiques qui devaient avoir une influence en Europe et même ailleurs. Je puis dire que je fis mon possible pour faire partager mon admiration à l'univers. Elle voulait que nous nous mariions, ce que je ne voulus jamais cela dura jusqu'en 1913 où elle ne m'aima plus. C'était fini, mais tant de temps passé ensemble, tant de souvenirs communs, tout cela s'en allant j'en eus une angoisse que je pris pr de l'amour et je souffris jusqu'au moment de la guerre où je connus une femme charmante, passionnée pour le plaisir, vous la vîtes dans le train lors de mon retour de permission quand je vous rencontrai : c'est une charmante et malheureuse jeune femme à qui la vie réservera toujours des douleurs car elle sera toujours un jouet dans la main des hommes rien de plus. . Ce n'est pas par cynisme que je dis cela. Car j'ai été sur le point de l'aimer mais elle pouvait tout au plus chasser ma douleur d'alors et je lui en garde une grande reconnaissance et une amitié éternelle. Rien de plus. Mais son caractère est exquis autant que sa naissance est élevée. Le badinage est fini mais nous nous écrivons sans fadeur. Elle est au front près de son ami le plus sûr, dans les Vosges, lui-même qui sait ce qui est arrivé, m'écrit et ne m'en veut que d'une chose, c'est que l'oaristys n'ait point continué. Il ne sait pas que Madeleine est une fée plus sérieuse.Néanmoins, j'ai pour ma pauvre petite amie royale de Nice  un attachement dont vous ne devez pas être jalouse, car chez les femmes dans les veines desquelles court le sang de Saint-Louis, fussent-elles débauchées, il y a une noblesse qui leur permet l'amitié après la rupture. Et tout cela n'est que gentillesses sans conséquence mais qui n'existent plus, n'auront plus lieu, puisque Madeleine existe seule. Néanmoins, je garde à cette héroïne de la Fronde, une amitié véritable et complète, car elle digne d'amitié, de pitié, de vénération et d'indulgence, parce qu'elle a beaucoup aimé, beaucoup souffert et je voudrais que sa vie fût très douce.
                   Notez que mon amie de tant longtemps et célèbre aujourd'hui entre toutes les femmes peintres et dans le monde entier, s'est mariée l y a un an et demi à peu près avec un hobereau allemand, elle parisienne, qui imposa en partie la mode de ces deux derniers ans et qui, laide mais charmante était arrivée à imposer son type de femme, à tout Paris et là au monde entier, se trouvait à Arcachon dans une villa qu'y possédait son mari au moment de la mobilisation et du fait de son mariage était devenue allemande. Ils sont parvenus à fuit, je ne sais comment et échappant aux camps de concentration sont à Malaga. Son mari que je ne connais pas n'a pas voulu porter les armes contre la France. Elle, Parisienne tragique et exilée, me fait une grande peine. Elle m'a écrit à Nîmes  et ici même. Et ses lettres où il y a encore l'esprit et la fantaisie confinent cependant à une sorte de folie désespérée. Elle m'écrit avec l'assentiment de son mari, d'ailleurs et je me demande quelles doivent être ses pensées à lui quand il lit les lettres qu'elle m'écrit où malgré elle les souvenirs se pressent en foule sous chaque mot.
                    Me voilà donc comme un autre Marius sur les ruines d'une Carthage que sont mes amours défuntes.
                     Pardonnez-les moi, Madeleine ; voilà pour " Zone " et aussi pour l'ensemble de Case d'Armons si jamais je vous l'envoie ; " Le Pont Mirabeau " est aussi la chanson triste de cette longue liaison brisée avec celle qui ayant inspiré " Zone " dessina pour la traduction de la couverture allemande du poème, mon portrait à cheval et de poème-là, elle saisissait bien toute l'amertume en outre au point d'en sangloter et que si ç'avait été possible si elle avait bien connu mon coeur aurait tout renoué. Et cependant elle aura toujours en moi un ami, un admirateur, un défenseur même. Elle le sait et bien des gens le savent à Paris qui m'en ont écrit, rares gens de coeur qui ne lui ont point jeté la pierre.
                   " Aubade " n'est pas un poème à part mais un intermède intercalé dans " La Chanson du mal-aimé " qui datant de 1903 commémore mon premier amour à vingt ans, une Anglaise rencontrée en Allemagne, ça dura un an, nous dumes retourner chacun chez nous, puis nous ne nous écrivîmes plus. Et bien des expressions de ce poème sont trop sévères et injurieuses pour une fille qui ne comprenait rien à moi et qui m'aima puis fut déconcertée d'aimer un poète, être fantasque ; je l'aimais charnellement mais nos esprits étaient loin l'un de l'autre. Elle était fine et gaie cependant. J'en fus jaloux sans raison et par l'absence vivement ressentie, ma poésie qui peint bien cependant mon état d'âme d'alors, poète inconnu au milieu d'autres poètes inconnus, elle loin et ne pouvant venir à Paris. Je fus la voir deux fois à Londres, mais le mariage était impossible et tout s'arrangea par son départ à l'Amérique, mais j'en souffris beaucoup, témoin ce poème où je me croyais mal-aimé, tandis que c'était moi qui aimais mal et aussi " L'Emigrant de Landor Road " qui commémore le même amour, de même que " Cors de chasse " commémore les mêmes souvenirs déchirant que "Zone", " Le Pont Mirabeau" et " Marie " le plus déchirant de tous je crois................. à suivre







jeudi 16 février 2012

Lettres à Madeleine 9 Apollinaire

                       Lettre à Madeleine
                       ( cette lettre suit celles des 15 - 17 et 18 juillet. Le poète se dit las mais très gai ; s'inquiète de leur différence d'âge, elle a 22ans lui 34, puis se rassure. Professeur de lettres elle semble avoir échoué à un examen. Il console. )

                                                                                                        Le 22 juillet 1915

                       Je vous souhaite une bonne fête, ma petite Madeleine, je suis en retard avec vous. Je n'ai pas eu le temps de vous écrire depuis plusieurs jours. Vous aimez dites-vous ce qui est à vous. C'est un sentiment que j'ai aussi. Je suis à vous et vous êtes à moi n'est-ce pas. Ça s'appelle quasi ne faire qu'un et la paix nous prouvera mon obéissante petite fée charmante que c'est ce que nous voulons. Je sais, oui, je sais, ma Madeleine, et vous n'avez pas à être confuse. Je vous adore. J'espère que votre oeil lésé par le simoun va mieux.
                      Moi aussi ma Madeleine, je suis avec vous. Je pense avec vous et en vous - mon coeur est où vous êtes, si vous êtes où je suis et l'un et l'autre avons ainsi un don charmant d'ubiquité qui vaut mieux que tout - Je vous adore. Certes quand vous serez en France, notre correspondance nous parviendra bien plus vite. Nous serons près l'un de l'autre.
                     Je crains toutefois que les 5 mois dont vous parlez ne fassent pas du tout le compte de Bellone et du dieu Mars qui entendent régner bien plus longtemps.
                     Moi aussi je souris en pensant à ce retour, le grand retour aurait dit Nietzsche. Oui soignez-la bien cette Madeleine adorable. Qu'on la retrouve la petite fée mignonne bien dodue et aux bons endroits comme montrent galamment les chères photos qui sont ma joie. Mais même manche à balai, la sorcière gracieuse de ce manche-là me plaira autant et comme elle sera.
                     C' est drôle que vous regardiez le soleil en face, je l'ai fait aussi souvent étant plus jeune et ma vue a baissé depuis. Faut pas.
                     L'Hirondelle a dit la vérité, mon amie exquisément tendre, je vous aime profondément, je pense à vous terriblement. Ma Poppée mon Hermione, n'ayez pas peur d'être romance. Je vous adore sous toutes vos apparences, une fée ne se métamorphose-t-elle pas comme elle veut. - Je vous verrais ici en artilleur que n'en serais pas étonné, mais vous dirais de vous en aller bien vite, car je ne voudrais pas que vous courriez un danger qu'elle qu'il fût - fût-ce celui de mon  amour et je vous l'ai dit je vous aime terriblement ici. Je suis certainement aussi volcanique que vous. Le petit geyser n'attendrait pas longtemps la réponse de son jumeau. J'aime mieux n'en pas parler et je suis encore plus bête que vous ( , ) allez, mon adorée. Rien que le lacet de soie qui vous a touchée m'affole. Tenez, c'est idiot d'être comme ça. Pardonnez-moi. Et croyez bien que je suis réservé quand faut l'être - comme je voudrais vous voir , vos beaux cheveux sur le dos.
                     Comme amis, j'ai tous mes compagnons d'armes. J'ai commencé un roman, mais je n'écris pas tous les jours.
                     Vous direz à la mer que je l'aime parce qu'elle vous a portée et vous portera encore, au ciel que je l'aime aussi parce que je vous ai vue à Sa lumière et vous direz à la petite voyageuse que je l'aime à en mourir s'il le fallait.
                    Écrivez-moi vite beaucoup beaucoup de bêtises. Mais parlez de vous surtout, de vous, du reste je m'en... parfaitement. Vous savez que je ne pense pas avoir une permission avant 8bre. Il part une personne par batterie tous les 2 ou 3 jours. Voilà ! Les brigadiers ont un tour à part ainsi que les sous-off, et pr chacun d'eux, il faut environ 12 mois pr que tous aient eu leur permission.
                   Maintenant pour finir , je vous aime; j'aime vos cheveux sur le dos, j'aime vos seins que révèle le peignoir, l'aime le front, les yeux, la bouche et tout ce qui est à vous, qui est ma Madeleine.

                                                                                                                     Gui        

mercredi 15 février 2012

Le Testament de l'âne Rutebeuf ( fabliau France )

                     

                                                Le Testament de l'âne
                                                      ( XIIIè sc )

                       Qui veut vivre estimé du monde et suivre l'exemple de ceux qui cherchent à faire fortune va rencontrer bien des ennuis. Les médisants ne manquent pas qui, pour un rien, lui cherchent noise , et il est entouré d'envieux. Si bon, si gracieux qu'il soit, s'il en est dix assis chez lui, il y aura six médisants et d'envieux, on en verra neuf. Ces gens-là derrière son dos, ne le prisent pas plus qu'un oeuf ; mais par devant ils lui font fête , chacun l'approuvant de la tête. Si l'on ne reçoit rien de lui, comment ne pas le jalouser quand ceux qui mangent à sa table ne sont ni loyaux ni sincères ? Il ne peut pas en être autrement et c'est la pure vérité.
                                                           
   
                        Je cite l'exemple d'un prêtre, curé d'une bonne paroisse, qui mettait son talent, son zèle à en tirer des revenus. Il avait de l'argent, des robes ; ses greniers regorgeaient de blé qu'il savait vendre au bon moment, attendant, si besoin était, de Pâques à la Saint-Rémi. Et le meilleur de ses amis ne pouvait rien tirer  de lui sinon par contrainte et par force. Il avait un âne au logis comment on n'en vit jamais de tel, qui le servit vingt ans entiers : rares sont pareils serviteurs ! Après l'avoir bien enrichi, la bête mourut de vieillesse ; mais par respect pour sa dépouille, il ne la fit pas écorcher et l'enterra au cimetière.

                        Passons à un autre sujet. L'évêque du diocèse était à l'opposé de son curé : ni avare, ni convoiteux, mais courtois et fort bien appris. Aurait-il été très malade que, voyant venir un ami, il n'aurait pu rester au lit. La compagnie de bons chrétiens pour lui valait les médecins. Tous les jours sa salle était pleine. On le servait de bonne grâce et quoi qu'il pût leur demander, jamais ses gens ne se plaignaient. Il était riche, mais de dettes, car qui trop dépense s'endette. Cet excellent prudhomme un jour avait nombreuse compagnie. On parla de ces riches clercs, de ces prêtres ladres et riches qui n'honorent pas de leurs dons leur évêque ni leur seigneur. Notre curé fut mis en cause : il était riche, celui-là ! On raconta toute sa vie comme on l'aurait lue dans un livre et on lui prêta, c'est l'usage, trois fois plus qu'il ne possédait. " Encore a-t-il fait une
chose qui pourrait lui coûter cher si quelqu'un la faisait connaître, dit l'un pour se faire valoir. - Et qu'a-t-il fait ? dit le prudhomme. - Il a fait pire qu'un Bédouin : il a mis en terre bénite le corps de son âne Beaudouin. - Si la chose est vraie, dit l'évêque, honnis soient les jours de sa vie et que maudit soit son avoir ! Gantier, faites-le comparaître ; j'entendrai le curé répondre aux accusations de Robert. Et je dis, Dieu me vienne en aide, que si le fait est avéré, il devra m'en payer l'amende. - Sire, je veux bien qu'on me pende, si ce que je dis n'est pas vrai. "                                                                
                                                                                                                                                                                                          
                                                                                                        Honoré Daumier
                                                                                                                                                                                          
                                                                                                                                                                                                 
             Le prêtre, cité, se présente au tribunal de son évêque : il risque d'être suspendu. " Félon, traître, ennemi de Dieu, où donc avez-vous mis votre âne ? dit l'évêque. Vous avez fait grande offense à la Sainte Église, telle que jamais on n'en fit. Vous avez enterré votre âne au cimetière des chrétiens. Par sainte Marie l'Egyptienne, si j'ai des preuves de la chose, si j'ai témoin de bonne foi, je vous ferai mettre en prison. A-t-on jamais vu pareil crime ? " Le prêtre répond : " Très doux sire, toute parole se peut dire. Je demande  un jour de délai, car je voudrais prendre conseil en cette affaire, s'il vous plaît ; non que je désire un procès. - Monseigneur, ce n'est pas croyable. " Là-dessus, l'évêque s'en va, et sans avoir envie de rire. Le prêtre, lui, ne s'émeut pas, car il a une bonne amie, il le sait très bien, c'est sa bourse qui, s'il faut payer une amende, ne lui fera jamais défaut.
                       La nuit passée, le terme arriva. Le prêtre revient chez l'évêque avec vingt livres dans sa bourse : argent comptant, de bon aloi ; il ne craint la soif ni la faim. L'évêque, le voyant venir, s'empresse de l'interroger : " Curé, vous avez pris conseil ; et que nous en rapportez-vous ? - Monseigneur, j'ai bien réfléchi. Conseil peut aller sans querelle. Il ne faut pas vous étonner qu'on doive en conseil s'arranger. Je veux décharger ma conscience ; si j'ai mérité pénitence d'argent, de corps, punissez-moi. " L'évêque s'approche, voulant l'entendre de bouche à oreille, et le prêtre lève la tête : il ne tient plus à ses deniers ! sous sa cape il a son argent, n'osant le montrer à personne. A voix basse il dit son affaire : " Sire, quelques mots suffiront. Mon âne a bien longtemps vécu ; j'avais en lui de bons écus. Il m'a servi sans rechigner loyalement vingt ans entiers. Que Dieu me pardonne mes fautes, chaque année il gagnait vingt sous si bien qu'il épargna vingt livres que, pour échapper à l'enfer, il vous laisse par testament. " Et l'évêque dit : " Que Dieu l'aime ; qu'il lui pardonne ses méfaits et les pêchés qu'il a commis.
                                                             
                      Ainsi, vous l'avez entendu, l'évêque a su tirer profit de l'argent  du riche curé ; il lui apprit en même temps à ne pas se montrer avare.

                                                                                      Rutebeuf ( extrait des oeuvres complètes )
                     

mardi 14 février 2012

Lettres à Madeleine 8 Apollinaire

Lettre à Madeleine
             
                                                                                                               14 juillet ( 1915 )

                        Vous êtes, ma toute chérie, une fille délicieuse et une fée bien attentive, car vous avez deviné ce qui pouvait me faire le plus de plaisir, cette eau de cologne que j'attends comme votre fraîcheur même. Me mettre en colère, maintenant que vous êtes à moi ! Jamais de la vie. Au contraire, je baise votre front et ce pied  et toute votre personne que mentionne votre lettre charmante. Je vous envoie de mon côté un porte-plume et une bague. La mesure est maintenant chez moi à Paris - mais je crois que la bague vous ira. - Le porte-plume est fait avec 2 balles boches. Je ne vous l'envoie que comme un souvenir et une curiosité mais peut-être le trouverez-vous peu pratique. Il suffit qu'il vous amuse un moment et ne réclame rien d'autre.
                         Pensez comme je suis heureux après vos lettres ! Je voudrais pouvoir vous le dire et vous briser de caresses si douces que vous en perdiez tout souvenir de tout autre chose en ce monde. Ma chère petite sorcière jolie, rien de méchant jamais dans mes lettres. Je vous souhaite une bonne fête. Ma lettre arrivera sans doute vers la date. Si elle vient plus tôt tant mieux. Oui - parlez-moi de vous, c'est ce qui m'intéresse le plus - c'est même la seule affaire que j'aie.
                         Vous êtes donc à moi, ma chérie, et moi je suis tout à vous.
                         Vous voudriez bien que je vous obéisse en tout cela, il n'y a que de la tendresse et votre obéissance vis-à-vis de moi doit rester entière. Je veux que la sujétion où vous devez être soit tout amour et toute souffrance, pour que je puisse consoler la petite indomptée que je veux maîtriser. Car si je n'étais point votre maître avec toutes les prérogatives souveraines que peut conférer ce mot, je ne vous aimerais pas tant.
                         Je veux que toujours toutes vos sensations s'éveillent tumultueuses sous mon regard dominateur. Sans quoi seriez-vous femme et moi homme ? - Puisque l'égalité de l'esprit nous met sans doute sur un même rang.
                          Nonobstant quoi, nous sommes si amis, maintenant, ma chérie, que vous pouvez me parler de vous avec toute la liberté que possède votre chère âme.
                          D'autre part, ma chérie, comprenez bien, que s'il s'agit ici de domination, ce n'est point une simple galanterie, mais une réalité profonde et passionnée qui doit toucher l'imagination, l'âme, le corps, jusqu'au bout et jusqu'où peut le vouloir ma volonté.
                          C'est ainsi que je vous veux ma chérie, puisque vous êtes à moi.
                          J e vous ai donné d'autre part, la maîtrise de nos vies de nos coeurs, durant la guerre pour que vous les prépariez à la paix.
                          J'ai encore une réponse à recevoir sur ce sujet.
                          Je termine ma lettre parce que le vaguemestre va partir.
                          Je baise vos jolies mains et votre front que j'adore.

                                                                                                                           Gui

lundi 13 février 2012

Lettres à Madeleine 7 Apollinaire

               Lettre à Madeleine
               ( les lettres des 2 et 10 juillet montrent un soldat poète triste, amère : )

               " ... Je suis très troublé et ne sais plus quoi écrire... C'est la nuit je suis dans le gourbi où j'habite seul 3 mètres sous terre, couvert en rondins de sapin et terre par-dessus, une bonne table, lit de paille Tout cela a été fait par moi. Les canons, les mitrailleuses marchent, c'est un bruit infernal..."

                                                                                                           12 juillet ( 1915 )
                Ma fée bien-aimée,
                Je vous adore ; je veux que vous ne soyez point jalouse de rien jamais. Mais ne parlons plus de cela, car c'est bien entendu. Il faut que vous dirigiez l'accomplissement de notre bonheur si la vie veut bien nous le donner. Mais pour reparler de cela j'attends une réponse à ma dernière lettre.
                Vous ne pouvez imaginer le plaisir que m'a causé la petite photo où ma fée chérie en peignoir se balade entre des massifs d'anthémis et de géraniums.
                Je suis bien aise que votre maman ne voie pas d'un mauvais oeil notre échange de pensées à distance. Je vous le répète, c'est à vous de tout dire la 1è. Si j'étais libre je parlerais bien moi-même. Mais la situation d'un soldat exposé à mourir d'un instant à l'autre est telle qu'il doit laisser s'exprimer ceux qui sont libres de le faire.
                Ainsi êtes-vous, ma chérie.
                Donc surmontez tous vos scrupules et montrez-vous femme forte selon que vous pouvez l'être.
                Pour intelligente et gracieuse, vous l'êtes assez et je me réjouis autant de votre esprit que de votre beauté.
                Et le plaisir que j'aurai à vous aimer sera centuplé par la conscience précise que nous pouvons avoir l'un de l'autre, égale et égal. -
                Je reçois votre premier mot adressé au secteur 138. Vous avez raison, ma chérie, mais il ne faut pas en vouloir à votre poète d'avoir été un peu énervé par l'impatience qu'il avait de vous voir enfin parler avec votre coeur. Et ce mot de vous reçu ce jour-là au bivouac du lieu dit la ferme du Piémont, mot qui était le seul mot, la seule lettre de vous, l'unique billet indifférent ou banal m'avait fait presque de la peine. Mais c'est la dernière fois, qu'on sera ainsi.
                Que je voudrais quitter ce secteur ! on s'y embête à mourir... sous les obus.
                Vous savez, ma chérie, que chaque fois qu'aurez nouvelle photo si vous me l'envoyez me ferez le plus grand plaisir. Je vous regarde, je vous détaille, j'aime votre front, vos yeux, les contours harmonieux de votre corps charmant font ma délectation. Je vous imagine faite à la perfection. Puis votre voix grave sonne encore à mes oreilles qui soudain agiles  me paraissent courir après l'écho qui s'éloigne.
                Vous avez eu bien raison de ne pas livrer votre âme au vulgaire et inhumain. Mais comme vous ne m'aviez pas encore dévoilé cette âme que j'adore, j'ai eu ce jour-là, sous le soleil vulgaire et inhumain de l'été 1915 un sursaut d'angoisse dont vous ne devez pas me vouloir.
                Je ne vous en voulais pas moi, mais j'exprimais de l'amertume de mon coeur. C'est tout.
                Et le mot grotesque ne viendra plus sous nos plumes, mais il nous plaira peut-être qui sait, après la guerre.
                Vous m'avez parlé de Claudel dernièrement. Cet écrivain de talent est l'aboutissement du symbolisme. Il représente de façon absconse et réactionnaire la menue monnaie d'Arthur Rimbaud. Celui-ci était un Louis d'or dont celui-là est le billon. Claudel est un homme de talent qui n'a fait que des choses faciles dans le sublime. A une époque où il n'y a plus de règles littéraires, il est facile d'en imposer. Il n'a pas eu le courage de se dépasser et surtout de dépasser la littérature d'images qui est aujourd'hui facile. On s'est habitué aux images. Il n'en est plus d'inacceptables et tout peut être symbolisé par tout. Une littérature faite d'images enchaînées comme grains de chapelet est bonne tout au plus pr les snobs férus de mysticité. C'est à la portée de tout le monde et je me demande pourquoi lesAnnales ne publient pas du Claudel afin que les cousines se croient désormais aussi Thomistes qu'elles sont bergsonniennes ou Nietzschéennes. Je vous baise les mains et le front et vous défends, Madeleine, de vous froisser désormais de quoi que ce soit qui vienne de moi

                                                                                                                         Votre poète
               

dimanche 12 février 2012

Le Réveillon du jeune Tsar Léon Tolstoï ( nouvelle Russie ) 3 suite et fin

                    Le Réveillon du jeune Tsar
                    ( suite et fin )

                    Le spectacle changea. Le jeune tsar se vit dans le prétoire d'un juge de paix. Celui-ci, gros chauve, une chaîne d'or au cou, lisait le verdict à une femme à moitié endormie...
                    Puis ce fut une bastonnade dans une prison de Sibérie, résultat direct de l'ukase sur le vagabondage...
                    Une famille juive, qu'on chasse de son lieu de séjour, parce qu'elle est pauvre, alors qu'on y laisse une autre famille riche qui vient de donner de l'argent au maître de police...
                    Le jeune tsar assista ensuite à la perception des impôts, à la vente de la vache d'un pauvre paysan,alors que le riche marchand, qui ne paye pas ses taxes, se libère par des pots-de vin au percepteur...
                   ... Puis le tribunal rural, et, comme résultat, les verges à un vieux paysan :
                    - Elie Vassilievitch, ne pourrait-on pas remettre mon châtiment ?
                    - Non.
                    Le vieux paysan pleura.
                    - Le Christ a souffert et nous a ordonné de souffrir...
                   ... Ce fut encore la chasse aux sectaires. Et l'ordonnance pour un voyage du tsar : les paysans demeurant des heures entières, dans la boue, dans la neige, sans manger, pour l'acclamer.
                  ... Et le décret sur les institutions philanthropiques de l'impératrice Marie dont le résultat imprévu fut seulement l'excitation à la débauche et la perversion répandues parmi les jeunes filles...
                  ... Et combien d'autres spectacles vit le jeune tsar : la conscription qui prive les famille de leur soutien ; les femmes des soldats avec leur dépravation ; les soldats avec leur syphilis, les bataillons de discipline où l'on bâtonne jusqu'à la mort, où l'on verse du sel dans les plaies ; les officiers qui volent l'argent des soldats et le perdent aux cartes...
                 ... Le niveau de misère du peuple, des enfants scrofuleux, des tribus entières d'aborigènes disparaissant ; dans l'isba, les animaux pêle-mêle avec les hommes ; le travail continuel, la soumission et l'abattement ! Et voici les ministres, les gouverneurs ; partout, la concussion, l'orgueil, l'envie et le désir d'être craint.
                 - Et où sont les hommes ? demanda le tsar.
                 - Les voilà dans l'exil, solitaires et courroucés ; aux travaux forcés, où l'on bâtonne les femmes ; dans les cellules où elles s'affolent et où l'on abandonne les filles pubères aux soldats.
                 Ils sont ainsi des centaines de mille, et des meilleurs. Les uns, perdus par une fausse éducation, les autres, que l'on a volontairement pervertis, car l'Etat a besoin de pervers. Et c'est ainsi que se perd tout ce qui est jeune, l'espoir du monde. Mais malheur à celui qui  sacrifie  toute cette claire jeunesse ! Et tout cela est sur ta conscience, car, en ton seul nom, on corrompt des millions d'êtres sur lesquels s'étend ton pouvoir.
                 - Que dois-je faire ? s'écria le tsar désolé ! Je ne voudrais pourtant pas torturer, bâtonner, tuer et dépraver les gens. Je veux leur bien. Si j'aspire au bonheur, je ne le désire pas moins pour les autres. Suis-je donc vraiment responsable de tout ce qui se fait en mon nom ? Que faire ? Que faire ? répétait-il. Comment m'affranchir de cette responsabilité ? Si je me sentais, seulement pour un centième responsable de tous ces crimes inhérents à l'autorité qui est dans mes mains, je me tuerais. Mon Dieu, que faire ?
                 A ces mots, il s'éveilla tout en larmes.
                 - Quel bonheur, ce n'était qu'un rêve ! Telle fut sa première pensée.
                 Mais quand il eut souvenir de tout ce qu'il avait vue et l'eut comparé avec la réalité, il vit que la question n'en avait pas moins d'importance. Et, pour la première fois, le sentiment de cette réalité qui pesait sur lui se fit sentir dans toute son horreur.
                 Dans son angoisse, il se leva et pénétra dans la chambre voisine. Il vit un vieux courtisan, ami de son défunt père, qui parlait avec la jeune tsarine. Le souverain s'approcha et dit au vieillard ce qu'avait été son rêve, ainsi que ses doutes.
                - Tout cela est très bien et prouve la grandeur infinie de votre âme. Mais veuillez m'excuser si je vais droit au but : vous êtes trop bon, pour être tsar, et vous exagérez votre responsabilité. D'abord tout n'est pas comme vous vous le représentez : le peuple n'est pas pauvre, mais, au contraire, vit dans l'aisance, et celui qui est pauvre n'a qu'à s'en prendre à lui-même. On punit les coupables et, s'il y a parfois des erreurs, c'est, comme quand tombe la foudre, le hasard ou la volonté de Dieu. Vous ne devez qu'exécuter courageusement votre devoir, en gardant le pouvoir qui vous fut donné. Vous voulez le bien de vos sujets et Dieu, qui le voit, vous guidera et vous pardonnera les fautes involontaires. Et il n'y aura rien à pardonner, car des hommes possédant d'aussi éminentes vertus que vous et votre vénéré père, il n'y en a pas d'autres et il n'y en aura plus jamais. Et c'est pour cela que nous vous demandons une chose : vivez et répondez à notre amour et à notre dévouement sans bornes. Et alors tous - sauf les vauriens indignes de bonheur - seront heureux.
                  - Et toi, qu'en penses-tu ? demanda le tsar à sa femme.
                  La jeune femme, intelligente - et élevée dans un pays libre, - répondit :
                  - Je ne pense pas de même. Je suis heureuse que tu aies eu ce rêve. Car, ainsi que toi, je sens toute l'horreur de ta responsabilité. Et cette idée me fait souffrir cruellement. Il me semble pourtant qu'il y a un moyen, sinon de te délivrer de tout ce poids, mais au moins de ce qui dépasse tes forces. Il faudrait remettre une partie de ton pouvoir au peuple et à ses représentants, tout en gardant cette parcelle de pouvoir qu'exige la direction générale des affaires.
                  A peine eut-elle terminé que le vieux courtisan s'empressait de la contredire, en engageant un discussion correcte, mais acharnée.
                  Le jeune tsar leur prêta d'abord attention. Puis, entendant la seule voix du Compagnon de son rêve qui parlait haut dans son coeur, il ne les écouta plus.
                  - Tu es non seulement tsar, disait cette voix, mais tu es encore un homme, c'est-à-dire un être venu au monde aujourd'hui et qui demain peut disparaître. Outre des devoirs de tsar, dont te parlent ceux-ci, tu as un devoir beaucoup plus direct et irrécusable, non celui d'un tsar devant ses sujets, ce qui est accidentel, mais des devoirs éternels : le devoir devant Dieu et le devoir devant ton âme. Tu dois servir Dieu et contribuer à établir son règne en ce monde. Tu ne peux agir d'après ce qui fut et ce qui sera, mais uniquement d'après la parole de Dieu.

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                     Il s'éveilla alors vraiment et vit sa femme à ses côtés. On nous dira, dans cinquante ans, laquelle des trois voies... avait choisie le jeune tsar.

                                                                                                          1894.

                

Le Réveillon du jeune Tsar Léon Tolstoï ( nouvelle Russie ) suite 2

                      Le Réveillon du jeune Tsar
                      ( suite 2 )

                      - Où sommes-nous ? demanda le tsar.
                      - Sur la frontière de Prusse, répondit l'autre.
                      Brutal, un coup de fusil retentit au loin. Le soldat se dressa et vit deux silhouettes d'hommes courbés en deux qui arrivaient en courant, cherchant à s'effacer. Il fourra vivement sa cigarette dans sa poche et poursuivit les fuyards.
                       - Arrêtez, ou je tire ! cria-t-il.
                       Et, n'obtenant pour réponse qu'une insulte, il s'arrêta, plaça son pied gauche en avant, mit en joue et tira.
                        - C'est de la poudre sans fumée, pensa le tzar, qui n'avait entendu aucun son et regardait maintenant un des fuyards se courber davantage, tomber à quatre pattes, ramper et enfin s'arrêter. Son camarade se pencha sur lui, ramassa quelque chose et reprit sa course.
                        - Qu'est-ce donc ? demanda le souverain.
                        - Ce sont les gardes-frontière qui font respecter la loi sur la contrebande. Cet homme a été tué parce qu'il causait un dommage aux bénéfices de l'Etat.
                        - Est-il mort ?
                        L'Inconnu toucha encore une fois la tête du tsar. Et, lorsqu'il s'éveilla à nouveau, il se vit dans une petite chambre au milieu de laquelle, sur le plancher, gisait le cadavre d'un homme. Son grand nez busqué, sa petite barbiche grisonnante pointaient en l'air. Et ses yeux, très gros, gonflaient les paupières closes. Ses mains croisées, ses pieds aux gros orteils sales, tout cela produisait un effet nouveau pour le tsar. Une blessure béait au côté ; le vêtement déchiré et la chemise bleue étaient couverts de sang coagulé. Une femme, la figure presque entièrement couverte d'un fichu, se tenait le long du mu, fixant de ses yeux immobiles le nez busqué, les orteils sales qui pointaient en l'air et les grosses paupières du cadavre. Une fillette de treize ans, remarquablement belle, ouvrait largement la bouche, et un garçonnet plus jeune se cramponnait à la jupe de la mère, regardant de ses yeux hébétés.
                         Alors, sur le seuil, apparurent quelques hommes. Ce d'abord un fonctionnaire en uniforme, puis un officier, puis un médecin. Après eux marchait un scribe, tenant une liasse de papiers. Et, derrière tout e monde, le jeune soldat qui venait de tuer. Il entra d'un pas délibéré, mais, à la vue du cadavre, il devint tout pâle, baissa la tête et se tut.
                         Quand le fonctionnaire lui eut demandé si c'était bien là l'homme qui avait voulu franchir la frontière, il ne put répondre que par un bredouillement. Ses lèvres tremblaient, et il dit " Oui ", sans ajouter même le sacramentel " Votre Haute Noblesse ".

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                         Et voici les brillants résultats de l'affaire.
                         Dans une chambre luxueuse, mais sans goût, deux hommes étaient assis devant une bouteille : l'un, vieux et gris; l'autre, un jeune juif. Une liasse de billets à la main, le jeune discutait pour avoir à bas prix la marchandise de contrebande.
                        - Ça ne vous a pourtant pas coûté cher, dit-il en souriant.
                        - Vous comptez sans les risques...

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                       - Partons, dit l'Inconnu...
                       Cette fois-ci ce fut une petite chambre, éclairée par une lampe à abat-jour. Une femme, assise devant une table, cousait ; un garçonnet dessinait et un étudiant lisait à haute voix.
                        Le père et la fille entrèrent dans la pièce...
                     ( - Tu viens de signer le décret sur le monopole, dit l'Inconnu... )
                       - Eh bien ? fit la femme.
                       - Je ne crois pas qu'il vive.
                       - Mais pourquoi ?
                       - On l'a saoulé avec de l'eau-de-vie.
                       - C'est impossible, s'écria l'étudiant, il n'a que neuf ans.
                       - Qu'as-tu ordonné ? demanda la femme.
                       - J'ai fait ce que j'ai pu ; j'ai administré un vomitif et j'ai appliqué des compresse de farine de moutarde. Mais il avait tous les symptômes de la plus forte intoxication.
                       - Ils étaient tous ivres dans la maison, dit la fille.
                       - Et ta société de tempérance ? dit l'étudiant.
                       - Que veux-tu faire ? Papa voulait faire fermer le débit, mais la loi, paraît-il, s'y oppose. Mieux que ça, comme je disais à Hermiline qu'il était honteux d'enivrer ainsi le peuple, il me répondit avec fierté, devant tout le monde :  - Et la patente, avec l'Aigle de Sa Majesté. Si l'affaire était mauvaise, il n'y aurait pas d'ukase.
                       - C'est terrible : voilà trois jours que tout le village est ivre. C'est fête ! Et il est effrayant de songer que tout ce qui a un pouvoir, les fonctionnaires, le tsar répandent l'ivrognerie. On boit partout, on porte des toasts.
                       " Jµe bois à la santé du régiment ! "
                       Les popes et les archevêques boivent...
                       ... Et, à nouveau, un oubli...

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                      Une isba. La figure presque violette, les yeux révulsés, un moujik de quarante ans tapait furieusement sur la figure d'un vieillard. Celui-ci se couvrait d'un bras et, se cramponnant à la barbe de l'autre, ne voulait pas la lâcher.
                     - Tu frappes ton père !
                     - Ça m'est égal. J'irai en Sibérie, mais je veux te tuer.
                     Les femmes hurlaient. Les autorités, ivres également, pénétraient dans la pièce pour séparer les combattants.
                     L'un avait la barbe arrachée, l'autre un bras cassé. Dans l'entrée, la fille, ivre aussi, se donnait à un vieux moujik encore plus ivre.
                    - Mais ce sont des bêtes féroces, dit le jeune tsar.
                    - Non, ce sont des enfants.
                                                                                                                                   ( à suivre )
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