dimanche 12 février 2012

Le Réveillon du jeune Tsar Léon Tolstoï ( nouvelle Russie ) 3 suite et fin

                    Le Réveillon du jeune Tsar
                    ( suite et fin )

                    Le spectacle changea. Le jeune tsar se vit dans le prétoire d'un juge de paix. Celui-ci, gros chauve, une chaîne d'or au cou, lisait le verdict à une femme à moitié endormie...
                    Puis ce fut une bastonnade dans une prison de Sibérie, résultat direct de l'ukase sur le vagabondage...
                    Une famille juive, qu'on chasse de son lieu de séjour, parce qu'elle est pauvre, alors qu'on y laisse une autre famille riche qui vient de donner de l'argent au maître de police...
                    Le jeune tsar assista ensuite à la perception des impôts, à la vente de la vache d'un pauvre paysan,alors que le riche marchand, qui ne paye pas ses taxes, se libère par des pots-de vin au percepteur...
                   ... Puis le tribunal rural, et, comme résultat, les verges à un vieux paysan :
                    - Elie Vassilievitch, ne pourrait-on pas remettre mon châtiment ?
                    - Non.
                    Le vieux paysan pleura.
                    - Le Christ a souffert et nous a ordonné de souffrir...
                   ... Ce fut encore la chasse aux sectaires. Et l'ordonnance pour un voyage du tsar : les paysans demeurant des heures entières, dans la boue, dans la neige, sans manger, pour l'acclamer.
                  ... Et le décret sur les institutions philanthropiques de l'impératrice Marie dont le résultat imprévu fut seulement l'excitation à la débauche et la perversion répandues parmi les jeunes filles...
                  ... Et combien d'autres spectacles vit le jeune tsar : la conscription qui prive les famille de leur soutien ; les femmes des soldats avec leur dépravation ; les soldats avec leur syphilis, les bataillons de discipline où l'on bâtonne jusqu'à la mort, où l'on verse du sel dans les plaies ; les officiers qui volent l'argent des soldats et le perdent aux cartes...
                 ... Le niveau de misère du peuple, des enfants scrofuleux, des tribus entières d'aborigènes disparaissant ; dans l'isba, les animaux pêle-mêle avec les hommes ; le travail continuel, la soumission et l'abattement ! Et voici les ministres, les gouverneurs ; partout, la concussion, l'orgueil, l'envie et le désir d'être craint.
                 - Et où sont les hommes ? demanda le tsar.
                 - Les voilà dans l'exil, solitaires et courroucés ; aux travaux forcés, où l'on bâtonne les femmes ; dans les cellules où elles s'affolent et où l'on abandonne les filles pubères aux soldats.
                 Ils sont ainsi des centaines de mille, et des meilleurs. Les uns, perdus par une fausse éducation, les autres, que l'on a volontairement pervertis, car l'Etat a besoin de pervers. Et c'est ainsi que se perd tout ce qui est jeune, l'espoir du monde. Mais malheur à celui qui  sacrifie  toute cette claire jeunesse ! Et tout cela est sur ta conscience, car, en ton seul nom, on corrompt des millions d'êtres sur lesquels s'étend ton pouvoir.
                 - Que dois-je faire ? s'écria le tsar désolé ! Je ne voudrais pourtant pas torturer, bâtonner, tuer et dépraver les gens. Je veux leur bien. Si j'aspire au bonheur, je ne le désire pas moins pour les autres. Suis-je donc vraiment responsable de tout ce qui se fait en mon nom ? Que faire ? Que faire ? répétait-il. Comment m'affranchir de cette responsabilité ? Si je me sentais, seulement pour un centième responsable de tous ces crimes inhérents à l'autorité qui est dans mes mains, je me tuerais. Mon Dieu, que faire ?
                 A ces mots, il s'éveilla tout en larmes.
                 - Quel bonheur, ce n'était qu'un rêve ! Telle fut sa première pensée.
                 Mais quand il eut souvenir de tout ce qu'il avait vue et l'eut comparé avec la réalité, il vit que la question n'en avait pas moins d'importance. Et, pour la première fois, le sentiment de cette réalité qui pesait sur lui se fit sentir dans toute son horreur.
                 Dans son angoisse, il se leva et pénétra dans la chambre voisine. Il vit un vieux courtisan, ami de son défunt père, qui parlait avec la jeune tsarine. Le souverain s'approcha et dit au vieillard ce qu'avait été son rêve, ainsi que ses doutes.
                - Tout cela est très bien et prouve la grandeur infinie de votre âme. Mais veuillez m'excuser si je vais droit au but : vous êtes trop bon, pour être tsar, et vous exagérez votre responsabilité. D'abord tout n'est pas comme vous vous le représentez : le peuple n'est pas pauvre, mais, au contraire, vit dans l'aisance, et celui qui est pauvre n'a qu'à s'en prendre à lui-même. On punit les coupables et, s'il y a parfois des erreurs, c'est, comme quand tombe la foudre, le hasard ou la volonté de Dieu. Vous ne devez qu'exécuter courageusement votre devoir, en gardant le pouvoir qui vous fut donné. Vous voulez le bien de vos sujets et Dieu, qui le voit, vous guidera et vous pardonnera les fautes involontaires. Et il n'y aura rien à pardonner, car des hommes possédant d'aussi éminentes vertus que vous et votre vénéré père, il n'y en a pas d'autres et il n'y en aura plus jamais. Et c'est pour cela que nous vous demandons une chose : vivez et répondez à notre amour et à notre dévouement sans bornes. Et alors tous - sauf les vauriens indignes de bonheur - seront heureux.
                  - Et toi, qu'en penses-tu ? demanda le tsar à sa femme.
                  La jeune femme, intelligente - et élevée dans un pays libre, - répondit :
                  - Je ne pense pas de même. Je suis heureuse que tu aies eu ce rêve. Car, ainsi que toi, je sens toute l'horreur de ta responsabilité. Et cette idée me fait souffrir cruellement. Il me semble pourtant qu'il y a un moyen, sinon de te délivrer de tout ce poids, mais au moins de ce qui dépasse tes forces. Il faudrait remettre une partie de ton pouvoir au peuple et à ses représentants, tout en gardant cette parcelle de pouvoir qu'exige la direction générale des affaires.
                  A peine eut-elle terminé que le vieux courtisan s'empressait de la contredire, en engageant un discussion correcte, mais acharnée.
                  Le jeune tsar leur prêta d'abord attention. Puis, entendant la seule voix du Compagnon de son rêve qui parlait haut dans son coeur, il ne les écouta plus.
                  - Tu es non seulement tsar, disait cette voix, mais tu es encore un homme, c'est-à-dire un être venu au monde aujourd'hui et qui demain peut disparaître. Outre des devoirs de tsar, dont te parlent ceux-ci, tu as un devoir beaucoup plus direct et irrécusable, non celui d'un tsar devant ses sujets, ce qui est accidentel, mais des devoirs éternels : le devoir devant Dieu et le devoir devant ton âme. Tu dois servir Dieu et contribuer à établir son règne en ce monde. Tu ne peux agir d'après ce qui fut et ce qui sera, mais uniquement d'après la parole de Dieu.

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                     Il s'éveilla alors vraiment et vit sa femme à ses côtés. On nous dira, dans cinquante ans, laquelle des trois voies... avait choisie le jeune tsar.

                                                                                                          1894.

                

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