Baudelaire peint par Courbet
Baudelaire a écrit deux versions de l'Horloge, l'une en vers l'autre en prose.
Thème différent. Ce dernier présenté ici est l'un des neuf textes parus en
1861 dans La Revue Fantaisiste ( 1er nov )
L'HORLOGE
Les Chinois voient l'heure dans l'oeil des chats.
Un jour un missionnaire, se promenant dans la banlieue de Nankin,
s'aperçut qu'il avait oublié sa montre, et demanda à un petit garçon quelle heure
il était.
Le gamin du céleste Empire hésita d'abord ; puis, se ravisant, il répondit :
" Je vais vous le dire. " Peu d'instants après , il reparut, tenant dans ses bras un fort
gros chat, et le regardant, comme on dit, dans le blanc des yeux, il affirma sans hésiter :
Il n'est pas encore tout à fait midi." Ce qui était vrai.
Pour moi, si je me penche vers la belle Féline, la si bien nommée, qui est à
la fois l'honneur de son sexe, l'orgueil de mon coeur et le parfum de mon esprit, que ce
soit la nuit, que ce soit le jour, dans la pleine lumière ou dans l'ombre opaque, au fond
de ses yeux adorables je vois toujours l'heure distinctement, toujours la même, une
heure vaste, solennelle, grande comme l'espace, sans divisions de minutes ni de
secondes, - une heure immobile qui n'est pas marquée sur les horloges, et cependant
légère comme un soupir, rapide comme un coup d'oeil.
Et, si quelqu'un importun venait me déranger pendant que mon regard
repose sur ce délicieux cadran, si quelque Génie malhonnête et intolérant, quelque
Démon du contretemps venait me dire : " Que regardes-tu là avec tant de soin ? Que
cherchez-tu dans les yeux de cet être ? Y vois-tu l'heure, mortel prodigue et fainéant ? "
je répondrais sans hésiter ; " Oui, je vois l'heure ; il est l'Eternité ! "
N'est-ce pas, madame, que voici un madrigal vraiment méritoire, et aussi
emphatique que vous-même ? En vérité j'ai eu tant de plaisir à broder cette prétentieuse
galanterie que je ne vous demanderai rien en échange.
Charles Baudelaire
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