mardi 6 mars 2012

Lettres à Madeleine 15 Apollinaire

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                                                       Lettre à Madeleine

                                  ( dans une courte lettre du 16 août le poète admet que le nom de Madeleine apparaît dans ' Case d'armons  ' et lui appartient )
                                                                                                           
                                                                                                                    18 août 1915

                Madeleine chérie, on peut refermer ses lettres. Quel bonheur ! je n'ai pu écrire hier. Mais oui ai eu la jolie photo sur la terrasse. Vous en ai parlé. C'est la plus charmante, là où ma fée est la plus fine et peut-être la plus délicieuse. Je la regarde tous les jours. Vous adore.
              Je suis maçon et bûcheron. Beaucoup d'araignées charmantes dans le joli bois. couleuvres mouches araignées la curieuse ménagerie, ici ni couleuvres ni mouches mais des milliers d'araignées. Ma chérie je suis content que vous ayez compris combien Case d'Armons vous appartient. Mais quel rare livre, qu'importe votre nom, il n'est pas galvaudé à cette place. 25 exemplaires, un à moi, un à vous, reste 23 à travers l'univers. C'est peu allez et plus tard quand on sera marié, ça ne vous fera rien que ça reparaisse dans un livre comme Alcools. Nos souvenirs nous charmeront, nous les aimerons.
                 Je vous écris sur l'herbe très pressé de continuer à construire ma cagnat en gazon.
              Car je couche sur le sol humide depuis deux nuits et comme je me porte bien inutile de risquer des rhumatismes nouveaux.
              Ce bois est délicieux. Quel changement ! vous ne pouvez vous figurer et on ne peut expliquer !!! Mais je vous aime ma chérie à l'infini. Ces cheveux noirs quand j'y pense, me sont un paradis inouï, quelque chose d'inexplicable tellement c'est rare et troublant, mais pas immatériel du tout par exemple, ah mais non ! J'écris couché sur l'herbe, en toute hâte. Pas de lettre aujourd'hui de vous. Pr ma permission, je dis octobre ou fin septembre bien qu'en réalité, je ne sache rien à ce sujet et moins que tout autre, puisque c'est moi qui vais au rapport et que je ne peux pas demander pour moi.
               Je suppose, mais peut-être sera-ce plus tôt en ce cas, Nice, peut-être plus tard, et votre chère maman ? A-t-elle reçu ma lettre.
              Je vous adore petite fée aux cheveux noirs. Avez-vous votre frère avec vous en ce moment ?
              Baisers sur la charmante bouche si gentiment donnée.

                                                                                                                                Gui

             Je rajoute ceci, ma chérie, nous nous aimons trop pour nous faire la moindre peine, même grâce à une plaisanterie tirée de mes oeuvres. Nous avons en nous une confiance complète. Donc faut pas même par hâte à écrire, me faire de la peine à moi qui suis si loin de toi. Moi qui ne songe qu'à câliner Madeleine et à la voir heureuse. Car tu ne peux imaginer à quel point je t'aime, mais non, tu ne l'imagines point encore et il faut l'imaginer, ce clair, ce pur bonheur que je veux pour nous sans aucun nuage, sans bassesse, sans équivoque aucune. tu es la seule femme de ce bonheur-là. Je veux que tu le veuilles autant que moi. De manière à ce qu'il se réalise et qu'un couple modèle inaugure le grand bonheur humain. Nous y avons droit, il est réalisable, il suffit qu'on le veuille et nous le voulons l'un et l'autre. Mais faut pas plaisanter d'une chose aussi charmante, aussi exquise, et possible. Veux-tu cela, ma Madeleine, laisse la coquetterie, laisse les trucs et toute ruse de côté - volontairement. Et sois à moi en toute ton âme, comme je le suis sans restriction, sans regret, avec la joie la plus grande, car je t'adore ma Madeleine de toutes mes forces, si tu savais. Nous sommes dignes l'un de l'autre, soyons-le. Moi je te promets que jamais en rien, je ne serai indigne de toi. Je t'adore.

                                                                                                                           Gui

lundi 5 mars 2012

Ainsi meurt l'amour Léon Tolstoï ( suite et fin )

Matriochkas

Valentin Yudashkin,

Ainsi meurt l'amour
     ( suite )

              On voyait bien que jadis il avait été un beau et bon danseur, mais maintenant il était alourdi et n'avait plus l'agilité nécessaire pour les pas vifs et jolis qu'il cherchait à exécuter. Il fit cependant deux fois le tour de la salle. Quand, soudain arrêté, il se mit sur un genou devant sa fille et quand celle-ci, souriante et faisant la révérence, tourna autour de lui, toute la salle applaudit. Alors, avec un effort visible, il se releva, la prit aux oreilles et lui donna un grand baiser sur le front. Puis il la conduisit vers moi, qu'il croyait être son danseur. Je répondis que je n'étais pas son cavalier.
             - Ça ne fait rien, dansez avec elle, dit-il en souriant, et en reprenant son épée.
             Comme il arrive d'une bouteille de champagne débouchée et dont une goutte est déjà versée, de même tout mon amour pour Varinka s'épandit dans mon âme, lui révélant sa capacité d'affection.Cet amour embrassait l'univers entier. J'aimais l'hôtesse avec son diadème et ses épaules " à l'impératrice Elisabeth ", son mari, les hôtes, même les valets, même l'ingénieur Anisimov qui avait l'air de m'en vouloir sérieusement. Quant au père de mon aimée, avec ses chaussures à bouts carrés, et son sourire qui semblait celui de sa fille, j'éprouvais pour lui une indicible sympathie.
             La danse terminée, on s'en fut souper. Mais le colonel B... s'excusa en disant qu'il lui fallait se lever à l'aube et prit congé. J'eus peur d'abord qu'il n'emmenât Varinka, mais elle resta avec sa mère. Après souper, je dansai avec elle le quadrille promis et mon bonheur grandissait sans cesse. Nous ne parlâmes pas d'amour. Je ne me demandais même pas si elle m'aimait, car il me suffisait de l'aimer. Je craignais seulement que quelque chose ne vint gâter ma joie. Je rentrai chez moi pour me déshabiller et chercher à dormir, mais je sentis que cela me serait absolument impossible.J'avais dans la main le gant qu'elle m'avait donné au moment où je les aidais, sa mère et elle à monter dans la voiture. Je le regardais et je la revoyais elle, quand, à souper elle portait à ses lèvres une coupe de champagne en me regardant ) la dérobée. Mais je la voyais surtout dansant avec son père, fière d'elle-même et de lui, et contemplant les spectateurs qui les admiraient tous deux. Et, malgré moi, je les unissais tous deux dans un même sentiment de tendresse.
             J'habitais alors avec mon frère. Lui n'avait jamais eu de goût pour le monde et ne le fréquentais plus. Il préparait alors un doctorat et menait une vie des plus régulières.Il dormait. M'approchant de son lit, et voyant sa tête à demi cachée par la couverture, je ressentis une indulgente pitié de ce qu'il ne connaissait ni ne partageais pas mon propre bonheur. Notre valet, le serf Petrouchka, avait voulu m'aider à me déshabiller, mais je le renvoyai. Car la vue de son visage ensommeillé et de ses cheveux en broussaille m'attendrissait encore. Sur la pointe des pieds et cherchant à ne pas faire de bruit, j'entrai dans ma chambre et m'assis sur mon lit. Non, j'étais trop heureux pour dormir. D'autant plus que la chambre était surchauffée. Aussi, sans enlever mon uniforme, je passai dans l'antichambre, je pris mon manteau et sortis dans la rue.
             J'avais quitté le bal à cinq heures et, depuis deux heures s'étaient écoulées. Le jour était venu. C'était un véritable temps de carnaval. La neige mouillée fondait sur la chaussée et des ruisseaux tombaient des toits. Ayant passé la rue déserte, j'entrai dans une avenue où je croisai des piétons, des traîneaux chargés de bois. Les chevaux agitaient doucement leur tête sous l'arc des brancards. Les cochers qui marchaient à pieds le long des voitures lourdement chargées, traînant leurs grosses bottes dans la boue, les maisons qui semblaient très hautes dans le brouillard, tout cela m'apparaissait aimable et attendrissant.
            Les B... habitaient alors à l'extrémité de la ville, près d'un grand champ ; à l'un des bouts était une promenade, à l'autre une pension de jeunes filles.
            Quand j'arrivai vers ce champ, voisin de leur maison, je vis, dans la direction de la promenade, quelque chose comme une foule lointaine et j'entendis des sons de fifre et de tambour.
            Dans mon âme, tout chantait et de temps en temps revenait l'air de la mazurka. Mais, là-bas, c'était une autre musique dure et mauvaise.
            - Qu'est-ce donc, me demandai-je en suivant un petit chemin glissant qui traversait le champ.
            Quand j'eus fait quelques pas, je commençai à distinguer dans le brouillard des hommes vêtus de noir, des soldats probablement.
            - Un exercice, sans doute. Et je suivis un forgeron qui marchait devant moi, vêtu d'une courte pelisse graisseuse et d'un tablier de cuir.
            Enfin, j'arrivai et vis deux rangées de soldats, l'une devant l'autre, l'arme au pied. Derrière eux se tenaient les tambours et les fifres qui sans cesse répétaient un air désagréable et aigu.
            - Que font-ils, demandai-je au forgeron qui, comme moi, s'était arrêté.
            - On " chasse " un Tartare puni pour désertion, répondit-il d'une voix colère, les yeux vers l'endroit où les rangs se terminaient.
            - Je regardai et, entre les rangs, je vis quelque chose de terrible qui approchait. C'était un homme , nu jusqu'à la ceinture et les bras attachés aux fusils de deux soldats qui le conduisaient. Près de lui marchait un militaire en manteau dont la silhouette me semblait familière. Agitant convulsivement son corps, traînant les pieds dans la neige fondante, l'homme puni arrivait sur moi sous une grêle de coups qui lui tombaient des deux côtés. Tantôt il se rejetait en arrière, et alors les sous-officiers qui le conduisaient l'attiraient en avant ; tantôt s'il cherchait à tomber sur la face, ils le retenaient en arrière. Le militaire de haute taille marchait toujours de son pas fléchissant : c'était le père de Varinka, avec son visage rose et ses favoris blancs !
            A chaque coup reçu, l'homme, ahuri, tournait vers celui qui l'avait frappé sa figure contractée par la souffrance où les dents blanches étincelaient. Il repartait sans cesse les même paroles. Ce ne fut que lorsqu'il arriva vers moi que je les compris. Il sanglotait plutôt qu'il ne parlait :
            - Frères, ayez pitié ! frères, ayez pitié !
            Mais les frères ne s'apitoyaient pas et quand le cortège fut à ma hauteur, je vis le soldat en face de moi s'avancer d'un pas et faisant siffler sa baguette en l'air, frapper durement sur le dos du Tartare. Celui-ci se jeta en arrière; mais les sous-officiers l'avaient maintenu ; un coup semblable lui tomba de l'autre rang, puis encore d'un côté et puis de l'autre... Le colonel marchait en regardant tantôt ses pieds, tantôt le pauvre diable. Il aspirait l'air fortement, gonflant ses joues, et respirait avec tranquillité.
             Quand le cortège m'eut dépassé,  je vis, à travers les rangs, le dos du malheureux : c'était quelque chose d'indicible, rouge, humide et si peu naturel qu'on ne pouvait croire que ce fût un corps humain.
             - Mon Dieu ! murmura le forgeron près de moi.
             Le cortège s'éloignait.Les coups tombaient toujours sur l'homme chancelant et qui butait à chaque pas. Les tambours battaient et les fifres sifflaient toujours. Le colonel marchait de son pas assuré.Soudain, il s'arrêta et s'approcha vivement d'un soldat.
             - Attends un peu, je t"apprendrai à le frictionner, cria-t-il, d'une voix de colère, et je vis sa forte main gantée tomber sur la figure d'un petit soldat épouvanté et faible, parce qu'il n'avait pas frappé assez fort le dos rouge du Tartare.
             - Distribuez de nouvelles baguettes, cria-t-il en se retournant.
             C'est là qu'il me vit. Alors, feignant de ne pas me connaître, l'air renfrogné il se détourna vivement. Ma confusion était si grande que je ne savais plus quelle contenance garder. Comme un accusé; je baissais les yeux. Je repris le chemin de la maison.
             Le roulement des tambours et l'abjecte sifflement des fifres emplissaient encore mes oreilles. J'entendais tantôt la voix du Tartare : " Frères, ayez pitié ! " tantôt la voix furieuse du colonel : " Je t'apprendrai à le frictionner ! " Une angoisse pour ainsi physique me serrait le coeur et me donnait presque la nausée. Je m'arrêtais à chaque instant , de crainte que la terreur qui m'avait pénétré ne me rendit réellement malade.
             Je ne sais comment j'arrivai jusqu'à mon domicile et comment je me couchai. Mais je ne pus m'endormir, je sursautais à chaque instant.
            - Il doit connaître quelque chose que j'ignore, pensais-je en songeant au colonel. Si je le savais, je comprendrais peut-être ce que j'ai vu et cela ne me torturerait plus.
             Mais j'eus beau réfléchir, je ne pus trouver. Et je m'endormis seulement vers le soir ; et encore après m'être préalablement enivrer avec un camarade.
              En avais-je conclu que le supplice était inique ? Pas le moins du monde : si cela se faisait avec une telle assurance et était considéré comme nécessaire, c'est qu'une raison qui m'était inconnue justifiait l'acte. Et je cherchais à percer le mystère, mais en vain.
              Aussi, dans cet état de doute, je renonçai à entrer dans l'armée comme je l'avais longtemps désiré. Je ne servis donc nulle part et, comme vous le voyez, je n'ai pas été bon à grand'chose.
              - Nous dirons, au contraire, qu'il y a bien des gens qui ne vous valent pas.
              - Ça, ce n'est qu'un sottise certaine,s'écria Ivan Vassilievitch avec une colère très sincère.
              - Et l'amour ? dit l'un de nous.
              - L'amour ?... Depuis ce jour-là, il partit à la dérive... Quand, suivant son habitude, souriante et rêveuse, elle me regardait, je voyais aussitôt le colonel sur le champ de torture et je ressentais une gêne extrême. Nos entrevues devinrent de plus en plus rares et l'amour descendit à zéro... Et voilà comment vont les choses, voilà comment se détermine une vie... Et vous dites?... termina-t-il.


                                                                                                                             1903




            


dimanche 4 mars 2012

Ainsi meurt l'amour Léon Tolstoï ( nouvelle russe )

Matriochkas
Robe Antonio Marras


Ainsi meurt l'amour


                 Donc, selon vous, l'homme serait incapable de discerner le bien du mal. Vous allez même jusqu'à prétendre que l'être dépend du milieu où il vit, milieu qui finit par l'absorber totalement. Or, moi je pense qu'ici-bas tout n'est qu'effet de hasard et, pour vous le prouver, laissez-mi vous conter une aventure de ma vie.
                 Telles furent les paroles que prononça Ivan Vassilievitch, dans une conversation entre amis. Cette conclusion était amenée par nos affirmations sur l'impossibilité de changer l'individu sans transformer le milieu dans lequel il évolue.
                 En réalité, nul de nous n'avait dit que l'homme ne pouvait distinguer le bien du mal, ais c'était une habitude chez IvanVassilievitch de répondre aux pensées que lui suggérait la conversation. Ainsi il oubliait fréquemment la cause de son intervention et, avec d'infinies digressions, il nous contait un des épisodes de sa propre existence. Et c'étaient toujours de beaux récits, vivants, sincères et colorés.
                - Je vais donc encore une fois vous parler de moi, dit-il ce soir-là, et vous verrez que ma vie s'est trouvée lancée dans une voie nouvelle, non par l'influence du milieu, mais par quelque chose de totalement différent.
                - Et par quoi donc ? demanda l'un de nous.
                - C'est une histoire bien longue et, pour la comprendre, il vous faudrait l'écouter d'un bout à l'autre
                - Contez-nous donc cette histoire, cher ami.
                Ivan Vassilievitch sembla se plonger dans ses pensées, puis hochant la tête :
                - Parfaitement, dit-il enfin, ma vie entière fut changée en une nuit ou plutôt en une matinée.
                - Que vous était-il donc arrivé ?
                - Une chose bien simple. J'étais très amoureux. Je l'avais été souvent dans ma vie, mais cette fois-là c'était plus sérieux que jamais. Aujourd'hui que cette affaire est bien terminée et que l'objet de mon amour passé est mère de deux filles à marier, je puis bien vous la nommer : c'était Varinka B... Vous la connaissez tous et vous savez qu'à cinquante ans elle est très belle encore : mais ses dix-huit ans étaient délicieux. Grande, mince, imposante et gracieuse à la fois. Elle se tenait droite, portait la tête droite, toute l'allure d'une reine, encore qu'elle fût, pour dire vrai, un peu maigre. Devant son air majestueux, on eut pu la croire inaccessible ; mais son sourire toujours gai et cordial, ainsi qu'une lueur de douceur juvénile dans ses yeux, attiraient irrésistiblement.
                - Vous savez faire de belles peintures, Ivan Vassilievitch !
                - J'aurais beau essayer de la décrire, jamais vous ne parviendrez à savoir combien elle était belle. Mais l'affaire n'est pas là. Ce que je veux vous conter se passait vers 1840. J'étais à cette époque étudiant dans une université de province. Je ne sais si cela était mieux ou plus mal, mais de notre temps il n'y avait dans nos hautes écoles, ni cercles clandestins, ni théories politiques. On était simplement jeunes et on vivait avec les joies naturelles à la jeunesse. L'étude et le plaisir nous suffisaient.
                J'étais alors un garçon très gai, très avenant et au surplus riche. Je possédais un beau cheval qui trottait l'amble, je menais les jeunes filles sur les montagnes russes ( les patins n'étaient pas encore à la mode ) ; je faisais la noce avec les camarades ( en ce temps-là nous ne buvions que du champagne ; si l'on n'avait pas d'argent, on ne buvait pas, mais jamais de vodka comme aujourd'hui ).
               Mon amusement favori c'étaient les bals et les soirées. Je dansais bien et n'étais pas trop laid.
               - Allons, ne faites pas le modeste, interrompit une dame. Nous avons vu votre portrait et nous savons que vous étiez un fort joli garçon.
               - Joli garçon ou non, l'affaire n'est pas là. Mais, voici : au moment où mon amour arriva au point culminant, j'assistai avec Varinka à un bal chez le maréchal de la noblesse, un vieillard for bon, accueillant, riche et chambellan de l'empereur. Nous étions au dernier jour du carnaval. Notre hôtesse, la maréchale, aussi bonne que son mari, recevait largement. C'était une belle femme, déjà âgée. Sa robe de velours couleur puce découvrait de magnifiques épaules blanches et rondes et une superbe gorge comme on en voit sur les portraits d'Elisabeth Petrovna ; un diadème de brillants ornait son front.
               Le bal était splendide. Une salle immense. Sur la galerie, un orchestre célèbre composé de serfs d'un propriétaire terrien très amateur de musique. Un riche buffet et une véritable mer de champagne. Bien que j'aime le champagne, je n'en buvais pas ce soir-là, car j'étais ivre d'amour. Mais, en revanche, je dansais jusqu'à tomber, des valses, des polkas et, bien entendu presque toujours avec Varinka. Elle portait une robe blanche avec une ceinture rose. Ses longs gants blancs arrivaient jusqu'à ses coudes un peu maigres et des petits souliers de satin la chaussaient.
               Comme j'étais arrivé un peu tard, ayant dû aller acheter des gants chez le coiffeur, le maudit ingénieur Anisimov m'avait volé la mazurka.
               Et, jusqu'à présent, je ne lui ai pas pardonné. Aussi, l'avais-je dansée avec ma petite Allemande à laquelle je faisais quelque peu la cour. Mais je crains bien de n'avoir guère été galant ce soir-là avec elle, car je ne lui parlais pas, je ne la regardais pas et tout mon être allait vers la belle apparition en robe blanche et ceinture rose, au visage excité par la danse, vers ses fossettes charmantes et ses beaux yeux tendres.
               Et je n'étais pas seul à la contempler, car tous, hommes et femmes, l'admiraient sans jalousie, bien qu'elle éclipsât tout le monde. D'ailleurs, était-il possible de ne pas l'admirer !
               Selon les convenances, dira-t-on, je n'eusse pas dû danser sans cesse avec elle. En réalité, je ne fis que cela toute la soirée. Dans les figures où la dame choisit son danseur, sans se gêner, elle traversait la salle pour venir près de moi. Je me levais en attendant et elle, d'un sourire, me remerciait de ma perspicacité. Quand une figure se terminait par une valse, je dansais longuement avec elle, et, tout essoufflée, elle murmurait : encore. Et je ne sentais plus mon corps.
               - Allons, ne dites pas ça. Non seulement vous sentiez le vôtre, mais encore le sien, dit un des convives.
               Ivan Vassilievitch s'empourpra et s'écria presque en colère.
               - Voilà où vous en êtes, vous, la jeunesse d'aujourd'hui. Vous ne voyez rien d'autre que le corps. Jadis, nous n'étions pas ainsi. Plus j'aimais, plus elles devenait pour moi immatérielle. Maintenant vous voyez des pieds, des chevilles et vous déshabillez par la pensée les femmes que vous aimez. Pour moi, comme le disait Alphose Karr, un excellent écrivain celui-là, l'objet de mon amour avait des vêtements de bronze. Nous autre, comme les bons fils de Noé, nous couvions la nudité. Mais vous ne comprenez rien à tout cela.
              - Ne l'écoutez pas et continuez, dit un de nous.
              - Pendant que nous dansions, le temps passait sans qu'on s'en fût aperçu. Avec une énergie farouche les musiciens raclaient le même air. En attendant le souper, les papas et les mamans abandonnaient les tables de jeu. Il était trois heures du matin. Il fallait jouir des derniers moments.
               - Alors, après le souper, c'est mon quadrille, dis-je en la reconduisant.
               - Bien sûr, si on ne m'enlève pas, dit-elle en souriant.
               - Je ne le permettrai jamais.
               - Donnez-moi donc mon éventail.
               Je le lui rendis avec regret. Elle en arracha une plume et me la tendit.
               - Un souvenir, dit-elle.
               Je pris la plume et ne pus exprimer ma gratitude et mon enchantement autrement que par un regard
J'étais non seulement gai et content, mais j'étais heureux, j'étais bon, je n'étais plus moi-même, mais un être supraterrestre, uniquement capable de bien. Je cachai la plume dans mon gant n'ayant même plus la force de quitter Varinka.
                - Regardez, on demande à papa d'aller danser, dit-elle en montrant son père, le colonel qui, en grand uniforme, se tenait devant la porte en compagnie de quelques dames.
                - Varinka, venez ici, dit l'hôtesse.
                Mon amie se leva et je la suivis.
                - Ma chère,demandez à votre père de danser avec vous. Allons Pierre Vassilievitch, je vous en prie, dit-elle en s'adressant au colonel.
               Le père de Varinka était un beau vieillard, grand, frais et d'une stature majestueuse. Sa figure était rose, avec des moustaches blanches, à la Nicolas 1er, des favoris blancs les rejoignant et des accroche-coeur aux tempes. On retrouvait en lui le même sourire joyeux, des yeux et de la bouche, qu'on aimait en sa fille. Il était d'une très belle prestance, large d'épaules, la poitrine bombée, ornée de rares décorations. Type du vieux soldat de Nicolas 1er, il servait en qualité de simple colonel de recrutement.
               Quand nous approchâmes de la porte, le colonel refusait en disant qu'il avait désappris la danse. Mais, malgré cela, souriant, il retira son épée et la tendit à un jeune homme serviable. Puis il mit un gant blanc tout en disant : " Il faut tout faire selon l'ordonnance ", et, tendant la main à sa fille, il se plaça en attendant le signal.
              Aux premières mesures, il frappa gaiement le parquet d'un pied, lança la jambe, et son grand corps pesant s'ébranla, tantôt lentement et majestueusement, et tantôt avec fougue dans un bruit de talons, en tournant autour de la salle. La gracieuse figure de Varinka semblait planer auprès de lui, allongeant ou raccourcissant irrésistiblement les pas de ses petits pieds chaussés de satin. La salle entière suivait les mouvements du couple. Non seulement je les admirais, mais je les contemplais avec des transports de tendresse. Ce qui me frappa encore, ce furent les chaussures du père, de bonnes chaussures de chevreau, certes pas à la mode, de forme carrée, à talons plats et qu'on devinait confectionnées par le cordonnier régimentaire. Pour habiller et sortir sa fille bien-aimée, il ne peut s'offrir des chaussures à la mode, songeai-je, et les bouts carrés m'attendrissaient.

                                                                     ....................................... ( à suivre )


















samedi 3 mars 2012

Lettres à Madeleine 14 Apollinaire



Lettre à Madeleine

            La pianiste                                                                                    14 août 1915
    Marie Laurencin 1916   

                  Madeleine, maintenant vous avez sans doute Case d'Armons et nous étant compris comme nous nous comprenons je n'en crains plus la lecture que vous en ferez. Certes vous devez être bien belle, vos yeux et vos lèvres l'attestent à votre mère. Parlez-moi beaucoup, beaucoup de votre beauté.Je ne veux point chez vous d'humilité sur ce point et il faut que vous ayez à coeur de m'en imposer sans cesse à ce sujet très important.
                  J'ai compris ce qu'était la 3è naissance et suis heureux de l'avoir déterminée, mais à ce propos on attendra la puberté pour que cela soit complet et que nous puissions jubiler à la limite du possible. Nous nous comprenons de loin, mais vous ne pouvez encore comprendre à quel point je vous désire ni tout ce que j'imagine de vos beautés et de votre amour. vous n'en serez pas choquée d'ailleurs si vous le saviez. Et ce douloureux frisson je l'ai souvent aussi et il suffit que je songe à vos yeux si lourds et à votre voix. Vos yeux sont lourds quand ils ne regardent pas, mais dès qu'ils regardent ils deviennent doux et légers : je me souviens très bien de cette double impression dans le train. Donc nous sommes d'accord sur la question de ceux qui doivent continuer notre vie en attestant notre amour - s'il se peut toutefois, car avec bon sens vous mettez la question au point. Songez cependant que rien de plus prolifique que le sang polonais, le vôtre d'après ce que vous m'en avez dit n'est point stérile non plus et il y a bien 70% chances que nous ne restions point tout seuls.
                Je dors peu, mais je dors bien, jamais d'insomnie.Mais j'aime bien rester au lit sans dormir ou y lire, je me lève très facilement aussi et il faudra me faire lever, me faire me hâter, ne jamais laisser à l'indolence, à l'insouciance slaves ou à la timidité poétique le droit d'empiéter sur le temps de l'homme point paresseux que je suis. Je vous juge très sérieuse, très imbue du sentiment du devoir, de votre rôle, vous êtes la femme que j'ai rêvée, ma chérie, et qui permet l'espoir de faire de grandes choses.
             Je n'aime pas me coucher tard et si je veille ici, c'est que je n'ai pas le temps d'écrire le jour, mais je me couche de bonne heure chaque fois que je peux, tandis que j'aime beaucoup me lever de bon matin. Ici je suis servi 4h1/2. Je me couche vers 2h. Mais je vous dis je n'ai pas besoin de sommeil. Quand j'allais au Lycée je me levais à 3h du matin pour faire mes devoirs, de cette façon j'avais ma soirée libre, mais je me couchais à 9h. -
             Il ne serait pas mal d'être orgeat ou guimauve. Ce qui est mal c'est d'être faux orgeat et fausse guimauve et la peur de vivre est une imitation à rebours de la joie de vivre de ce tout de même très grand Zola.
             Banville est charmant, son influence est encore visible sur l'art poétique mais pas comme il l'aurait cru - d'une façon très différente.       
            Pour ce qui est de R.R. je le défends aussi dans ce que j'en ai dit et je sais bien qu'il y a quelque chose d'Européen en lui et même dans son attitude. Mais ici il est trop long d'épiloguer et en comparant mes deux lettres ( d'aujourd'hui et l'autre) vous arriverez à voir juste. Je ne suis pas un fou et sais faire la part des choses. Il avait été question dans nos lettres de ce que vous appeliez justement " la noce ignoble des L... ",. D'autres renseignements montrent que tout va très bien et que sauf quelques divergences officielles les particuliers sont plus que bien traités. Tout se relève, le commerce va. C'est inou¨même et dans les principales villes les mariages mixtes sont courants. J'ai à cet égard des précisions extraordinaires. Donc il faut regarder froidement les choses et l'attitude de R.R. vue du point de vue de Sirius est peut-être sans importance. Il se peut même qu'il ait raison, mais la raison serait ici la déraison même, parce que quand quelqu'un vous donne une gifle et qu'il est votre ennemi, on serait bien fou d'aller voir s'il a raison ou tort..
On se bat avec lui et on tâche de le rosser. Voilà le point de vue humain pour ce qui concerne les nations. Aux particuliers chrétiens le Christ a enseigné une autre méthode mais elle s'applique évidemment à des personnages uniques à moins que dans le socialisme on ne veuille voir de la charité chrétienne ordonnée à des foules et non plus seulement aux simples particuliers.
              Moi aussi j'ai appris le piano pendant 10 ou 12 ans et je ne sais pas du tout jouer quoique j'aime bien m'amuser sur un piano ou un harmonium mais de la façon la plus puérile et rarement -
              Je vous adore, ma Madeleine chérie, nous n'aurons pas besoin d'exubérance nous exulterons et c'est bien plus beau.
              La guerre s'embourgeoise, m'a écrit quelqu'un, c'est presque vrai. C'est curieux, ces permissions. La tranquillité de tout. Mais la guerre est là tout de même, les obus s'envolent toujours.
              Je vais terminer mon poème à l'Italie qui m'a été demandé par La Voce.
              Ma Madeleine je vous prends toute. Je crois, à vous lire,que non seulement nous nous aimerons, mais que nous nous entendrons bien et serons aussi en plus de tout une paire d'amis.

                                                                                                                      Gui
                                                                                                              
              Mon amie je n'avais pas fini d'écrire la lettre que la guerre semble recommencer.
                
             
                                        

vendredi 2 mars 2012

Anne Sinclair - femme de tête dame de coeur - Alain Hertoghe Marc Tronchot

Anne Sinclair : femme de tête, dame de coeur             Anne Sinclair
                            Femme de tête et Dame de coeur, femme du XXè sc, élevée dans un XVIè bourgeois mais née à New York. Revenus en France ses parents inscrivent leur fille unique au cours Hattemer - Prignet. Institution laïque où les mères peuvent assister aux leçons, ce que fit sa mère, par ailleurs aussi froide que son père se montrait chaleureux, écrivent les auteurs dans cette biographie autorisée. Jeune femme belle et cultivée, petite fille du galeriste Paul Rosenberg, son père travaille chez Revlon, elle évolue dans un milieu où ses amis se nomment Christine Ockrent ( au cours déjà ) les frères Attali, Laurent Fabius. Petites déceptions amoureuses, peu importe elle ne rêve, ses diplômes en poche, que d'Europe 1, comme la majorité des auditeurs de la station, à cette époque. Entrée avec peine et plus tard adoubée par un Jean Gorini mysogine, elle traque les politiques, peu intéressée par le grand reportage. Toujours à Europe elle rencontre Yvan Levaï qu'elle épouse. Passion Politique, passion Journaliste, son passage à la télévision, les longues années 7/7 et la séparation violente avec la maison Bouygues puis l'interview de Dominique Strauss-Kahn, devenu son second mari elle s'éloigne de son métier, l'accompagne à Washington et de nouveaux épisodes violents dans sa vie privée la propulse au-devant du public. Ses deux fils, les enfants de DSK, certains de ses amis fidèles entourent la femme de gauche, bourgeoise, au comportement naturel de  mère juive, demeure cependant un mystère. Femme active, quelles questions, quelles réponses dans un prochain livre.

jeudi 1 mars 2012

Lettres à Madeleine 13 Apollinaire

                    Lettre à Madeleine

                                                                                                          13 août 1915

                   Madeleine,
             
                   2 adorables lettres de vous, du 6 et du 7 - En effet j'attendais de vos nouvelles. Les confessions vous avaient un peu frappée. Vous êtes en effet toujours harmonieuse. Et des Photos ! J'espère que le coeur est maintenant à sa place. Mais il est possible qu'il faille le mettre à l'abri car l'aluminium est un métal très tendre. Vous avez raison , nous cacherons notre amour, il ne sera qu'à nous seuls. vous serez toujours d'avantage à moi. - Mais quelle est la 3è naissance ? Je n'ai pas bien compris. Mais oui, enfant chérie, je vous pressentais. Et les goûts dont vous devez me parler et aussi me parler de votre cher vous que j'adore. Vous ne me parlez plus que de moi. Mais vous m'avez donné votre bouche. Je la savoure, je la dévore et toute vous jusqu'au plus secret de vous, que je suis content que vous alliez mieux. Je vois à peu près où vous habitez. µIl est possible que nous nous voyions fin septembre. Maintenant ma chérie que nous sommes bien l'un à l'autre nous pouvons écrire librement et que dire de l'immense désir que j'ai de votre jeune chair. Je suis comme un ogre à qui on présente un petit enfant à manger. Je prends vos lèvres follement comme un fruit exquis et mes mains voudraient tout ce que le poème vous faisait ressentir. Madeleine, ma chérie adorée, écrivez-moi une longue lettre. Il pleut à verse. Je crains que la paix ne vous rende qu'un promis podagre, perclus de douleurs et dont vous ne voudrez plus. Ah ! que d'amour il faudra pour sécher cette indélébile humidité.


                                                                                                                   Gui















mardi 28 février 2012

Le Rossignol et la Rose Oscar Wilde ( 3 suite et fin )

                   Le Rossignol et la Rose

                   Quand il eut fini son chant, l'Etudiant se leva et tira un carnet et un crayon de sa poche.
" Il a de la technique ", se dit-il en traversant le bosquet, " on ne peut le lui dénier ; mais a-t-il du sentiment ? Je crains bien que non. En réalité, il est comme la plupart des artistes ; il est tout style et sans sincérité. Il ne sacrifierait pas pour les autres. Il ne pense qu'à la musique, et chacun sait que les arts sont égoïstes. Et pourtant il faut admettre qu'il a quelques belles notes dans la voix. Quel dommage qu'elles ne signifient rien ou ne servent pas à quelque chose ! " Et il rentra dans sa chambre, s'étendit sur son grabat, et se mit à songer à son amour ; et, après un certain temps, il s'endormit.
                   Et quand la lune brilla dans le ciel, le Rossignol vola vers le Rosier et mit sa gorge contre l'épine. Toute la nuit, il chanta, avec sa gorge contre l'épine, et la froide lune de cristal se pencha pour écouter. Toute la nuit il chanta, et l'épine entra de plus en plus profondément dans sa gorge, et le sang de sa vie s'en alla de son corps.  
                   Il chanta d'abord la naissance de l'amour dans le coeur d'un jeune homme et d'une jeune fille. Et sur la plus haute branche du Rosier fleurit une rose merveilleuse, pétale après pétale, comme chant après chant. D'abord elle fut pâle comme les vapeurs suspendues au-dessus de la rivière, pâle comme les pieds du matin, et argentées comme les ailes de l'aube. Comme l'ombre d'une rose dans un miroir d'argent, comme l'ombre d'une rose dans un étang, ainsi était la rose qui fleurit sur la plus haute branche du Rosier.
                   Mais le Rosier cria au Rossignol de se presser plus fort contre l'épine. " Presse-toi plus fort, petit Rossignol ", cria le Rosier, " sinon le Jour viendra avant que la rose soit finie.
                    Et le Rossignol se pressa plus fort contre l'épine, et son chant s'éleva de plus en plus, car il chantait la naissance de la Passion dans l'âme d'un homme et d'une femme.
                    Et une délicate rougeur apparut sur les pétales de la rose, comme la rougeur sur le visage de l'époux quand il baise les lèvres de l'épousée. Mais l'épine n'avait pas encore atteint son coeur, de sorte que le coeur de la rose demeurait blanc, car seul le sang du coeur d'un Rossignol peut empourprer le coeur d'une rose.
                    Et le Rosier cria au Rossignol de se presser plus fort contre l'épine, et l'épine toucha son coeur, et une douleur cruelle le transperça. Plus cruelle était la douleur et plus farouche devint son chant, car il chanta l'Amour qui est parachevé par la Mort, l'Amour qui ne meurt point dans le tombeau.
                   Et la rose merveilleuse devint pourpre, comme la rose du ciel d'Orient. Pourpre était le cercle des pétales, et pourpre comme un rubis était le coeur.
                   Mais la voix du Rossignol s'affaiblit de plus en plus, et ses petites ailes se mirent à battre, et un voile descendit sur ses yeux. Son chant s'affaiblit de plus en plus et il se sentit étouffer.
                   Puis son chant jaillit pour la dernière fois. La Lune l'entendit, elle en oublia l'aube et s'attarda dans le ciel. La rose rouge l'entendit, et elle trembla toute d'extase, et ouvrit ses pétales à l'air frais du matin. L'écho le porta jusqu'à sa caverne violette, sur la colline, et éveilla de leurs rêves les bergers endormis. Il flotta à travers les roseaux de la rivière, qui portèrent son message jusqu'à la mer.
                   " Regarde, regarde ! " s'écria le Rosier, " la rose est finie, maintenant " ; mais le Rossignol ne répondit pas, car il était mort et couché dans l'herbe haute, avec l'épine dans son coeur.
                   Et à midi, l'Etudiant ouvrit sa fenêtre et regarda dehors.
                   " Quoi, quelle chance merveilleuse ! " s'écria-t-il ; " voici une rose rouge ! Je n'ai jamais vu de ma vie une rose pareille. Elle est si belle qu'elle doit avoir, j'en suis sûr, un nom latin très long " ; et il se pencha et la cueillit.
                  Puis il mit son chapeau et courut à la maison du Professeur, avec la rose dans sa main.
                  La fille du Professeur était assise sur le seuil, enroulant de la soie bleue sur un dévidoir, et son petit chien était couché à ses pieds.
                  " Vous avez promis de danser avec moi si je vous apportais une rose rouge ", s'écria l'Etudiant.  "  Voici  la rose la plus rouge du monde. Vous la porterez ce soir près de votre coeur, et, tandis que nous danserons ensemble, elle vous dira combien je vous aime."
                  Mais la jeune fille fronça le sourcil.
                  " Je crains qu'elle n'aille pas avec ma robe ", répondit-elle ; " et, de plus, le neveu du Chambellan m'a envoyé quelques vrais joyaux, et tout le monde sait que les joyaux coûtent beaucoup plus que les fleurs. "
                 " Eh bien! sur ma parole, vous êtes une ingrate ", dit l'Etudiant avec colère ; et il jeta la rose dans la rue, où elle tomba dans le ruisseau et fut écrasée par une voiture.
                 " Ingrate ! " dit la jeune fille. " Je vous dis, moi, que vous êtes bien impoli ; et, après tout, qu'êtes-vous donc ? Vous n'êtes qu'un étudiant. Vraiment, je ne crois même pas que vous ayez à vos souliers des boucles d'argent, comme en a le neveu du Chambellan. " Et elle se leva de sa chaise et rentra dans la maison.
                " Quelle chose absurde que l'Amour ", dit l'Etudiant en s'en allant. " Il n'est pas à demi aussi utile que la Logique, car il ne prouve rien, et il raconte toujours des choses qui n'arrivent jamais, et il vous force à croire des choses qui ne sont pas vraies. En fait, ce n'est rien de pratique, et comme à cette époque être pratique est l'essentiel, je retournerai à la Philosophie et j'étudierai la Métaphysique. "
                 Et il revint dans sa chambre, tira un gros livre poussiéreux et se mit à lire.


                                                                   
                                                                         Fin


                                                                                                               Oscar Wilde




dimanche 26 février 2012

Le Rossignol et la Rose Oscar Wilde ( suite 2 )


                                 
 Le Rossignol et la Rose 
               suite 2


...

                " Mes roses sont blanches ", répondit-il, " aussi blanches que l'écume de la mer et plus blanches que la neige des montagnes. Mais va voir mon frère qui croît autour du vieux cadran solaire, peut-être te donnera-t-il ce que tu désires. "
                Et le Rossignol vola vers le Rosier qui croissait autour du vieux cadran solaire. 
                " Donne-moi une rose rouge ", s'écria-t-il, " et je te chanterai ma plus jolie chanson. " 
                Mais le Rosier secoua la tête.
                " Mes roses sont jaunes ", répondit-il, " aussi jaunes que les cheveux de la sirène  assise sur un tronc d'ambre, et plus jaunes que le narcisse qui fleurit dans le pré avant que le faucheur ne vienne avec sa faux. Mais va voir mon frère qui croît sous la fenêtre de l'Etudiant, peut-être te donnera-t-il ce que tu désires.                Et le Rossignol vola vers le Rosier qui croissait sous la fenêtre de l'Etudiant.
               " Donne-moi une rose rouge ", s'écria-t-il, " et je te chanterai ma plus jolie chanson. "
               Mais le Rosier secoua la tête.
               " Mes roses sont rouges ", répondit-il, " aussi rouges que les pattes de la colombe, et plus rouges que les grands éventails de corail qui s'agitent sans cesse dans la caverne de l'océan. Mais l'hiver a glacé mes veines et le froid a détruit mes bourgeons, et l'orage a brisé mes branches, et je n'aurai pas de roses cette année. "
               " C'est une rose rouge que je désire ", s'écria le Rossignol, " rien qu'une rose rouge ! N'y a-t-il aucun moyen de l'obtenir ? "
               " Il y a bien un moyen", répondit le Rosier, " mais il est si terrible que je n'ose te le dire. "
               " Dis-le moi ", pria le Rossignol, " je n'ai pas peur. "
               " Si tu veux une rose rouge ", dit le Rosier, " il faut que tu la crées avec de la musique, au clair de lune, et que tu la teintes du propre sang de ton coeur. Il faut que tu chantes pour moi avec ta gorge contre une épine. Toute la nuit, il faut que tu chantes pour moi et que l'épine perce ton coeur, et le sang de ta vie doit couler dans mes veines et devenir mien. "
               " La Mort est un grand prix à payer pour une rose rouge ", s'écria le Rossignol, " et la Vie est très chère à tous. Il est agréable de s'asseoir dans le bois vert et de contempler le Soleil dans son char d'or, et la Lune dans son char de perles. Doux est le parfum de l'aubépine, et jolies sont les campanules qui se cachent dans la vallée, et la bruyère qui fleurit sur la colline. Mais l'Amour vaut mieux que la Vie, et qu'est-ce que le coeur d'un oiseau comparé au coeur d'un  homme ? 
                Et il étendit ses ailes brunes et prit son vol. Il parcourut le jardin comme une ombre, et comme une ombre il vogua vers le bosquet.

               Le jeune Étudiant était encore couché sur l'herbe, là où il l'avait laissé, et il y avait encore des larmes dans ses beaux yeux.
               " Sois heureux ", s'écria le Rossignol, " sois heureux ; tu auras ta rose rouge. Je la créerai avec de la musique au clair de lune, et la teinterai du propre sang de mon sang de mon coeur. Tout ce que je te demande en retour, c'est que tu sois un amant véritable ; l'Amour est plus sage que la Philosophie, bien qu'elle soit sage, et plus puissant que le Pouvoir, bien qu'il soit puissant. Ses ailes sont couleur de flamme, et couleur de flamme est son corps. Ses lèvres sont douces comme miel et son haleine est comme l'encens."               L'Etudiant leva les yeux et écouta mais il ne pouvait comprendre ce que lui disait le Rossignol, car il ne savait que les choses qui sont écrites dans les livres.
              Mais le Chêne Vert comprit, et il s'attrista, car il aimait chèrement le petit Rossignol qui avait fait son nid dans ses branches.
             " Chante-moi une dernière chanson ", murmura-t-il, " et je serai bien seul quand tu seras parti. "
             Et le Rossignol chanta pour le Chêne Vert, et sa voix était comme de l'eau qui coule en murmurant d'un vase d'argent.
                                     ...                          
                                                                                              ( à suivre )

                 
                                                                            


samedi 25 février 2012

Le rossignol et la Rose Oscar Wilde

Le Rossignol et la Rose


                       " Elle a promis de danser avec moi si je lui apportais des roses rouges ", s'écria le jeune Étudiant ; " mais il n'y a pas une rose rouge dans tout le jardin. "
                      De son nid dans le Chêne Vert, le Rossignol l'entendit ; il regarda à travers le feuillage et s'étonna.
                      " Pas une rose rouge dans tout le jardin ! " s'écria l'Etudiant, et ses beaux yeux s'emplirent de larmes. " Ah ! de quelles petites choses dépend le bonheur ! J'ai lu tout ce qu'ont écrit les sages, et tous les secrets de la philosophie sont miens, et cependant, faute d'une rose rouge, ma vie devient infortunée. "E
                     " Voilà au moins un véritable amant ", dit le Rossignol. " nuit après nuit, je l'ai chanté sans le connaître ; nuit après nuit, j'ai dit son histoire aux étoiles, et voici que je l'aperçois. Ses cheveux sont aussi sombres que la fleur de jacinthe et ses lèvres aussi rouges que la rose de son désir ; mais la passion lui a fait
un visage de pâle ivoire et la douleur lui a mis son sceau sur le front. "
                    " Le Prince donne un bal demain soir ", murmura le jeune Étudiant, " et ma bien-aimée sera de la fête. Si je lui apporte une rose rouge, elle dansera avec moi jusqu'à l'aube. Si je lui apporte une rose rouge, je la tiendrai dans mes bras, et elle penchera sa tête sur mon épaule, et ma main pressera la sienne.. Mais il n'y a pas de rose rouge dans mon jardin, et je resterai assis et délaissé, et elle m'ignorera. Elle n'aura de moi nul souci, et mon coeur se brisera. "
                 " Voilà, en vérité, un véritable amant ", dit le Rossignol. " Ce qui fait mon chant fait sa souffrance ; ce qui est joie pour moi est peine pour lui. Vraiment, l'Amour est une chose merveilleuse. Il est plus précieux que l'émeraude et plus rare que la fine opale. Les perles et les grenades ne le peuvent acheter, on ne le trouve pas non plus au marché. On ne peut l'acquérir chez les marchands, ni le peser dans la balance contre de l'or. "
                 " Les musiciens seront assis dans la galerie ", dit le jeune Étudiant, " ils joueront de leurs instruments à cordes, et ma bien-aimée dansera au son de la harpe et du violon. Elle dansera si légèrement que ses pieds ne toucheront pas le sol, et les courtisans dans leurs gais atours s'assembleront autour d'elle. Mais elle ne dansera pas avec moi, car je n'ai pas de rose rouge à lui donner. " et il se laissa tomber sur l'herbe, enfouit dans ses mains son visage et pleura.
                 " Pourquoi pleure-t-il ? " demanda un petit Lézard Gris en filant près de lui, la queue dressée.
                 ' Pourquoi, en vérité ? " murmura une Pâquerette à sa voisine, d'une voix basse et douce.
                 " Il pleure pour une rose rouge ", dit le Rossignol.
                 ' Pour une rose rouge ? " s'écrièrent-ils ; " comme c'est ridicule ! " et le petit Lézard, qui était quelque peu cynique, se mit à rire à gorge déployée.
                 Mais le Rossignol comprenait le secret du chagrin de l'Etudiant ; il restait silencieux dans le Chêne  et songeait au mystère de l'Amour.
                 Il étendit soudain ses ailes brunes et prit son vol. Il traversa le bosquet comme une ombre, et comme une ombre il vogua par le jardin.
                 Au centre de la pelouse, il y avait un beau rosier et, quand il le vit, il vola vers lui et se posa sur une branche.
                 " Donne-moi une rose rouge ",  s'écria-t-il, " et je te chanterai ma plus jolie chanson. "
                 Mais le Rosier secoua la tête.

                                                                                                           ( à suivre )

Lettres à Madeleine 12 Apollinaire

                      Lettres à Madeleine

                                                                                                          12 août 1915

                     Ma petite fiancée,

                     Je n'ai pas eu de lettre de vous aujourd'hui. Je suis désolé. Qu'y a-t-il que peut-il y avoir. Songez que je ne vis pas quand je n'ai pas de vos nouvelles. Je vous adore uniquement. Je suis très triste de n'avoir rien de vous aujourd'hui.
                                                        
                  C'est une nuit d'orage
                  Le tonnerre fait rage
                  La mitraillette aussi
                  Mais je suis bien ici
                  Je pense à vous ma fée
                  De raisins noirs coiffée.

                     Aurai-je moins de lettres et de moins longues de Nice que de votre ancienne résidence ?
                     J'attends impatiemment de vos nouvelles et de très tendres.
                     Ici, les mouches recommencent les orages aidant à tenter de nous rendre la vie insupportable. Elles n'y réussissent d'ailleurs que les jours où je n'ai pas de lettre de vous. Je baise vos cheveux et vos yeux.

                                                                                                                    
                                                                                                                 Gui
                                      








Parce que de la viande Stéphane Mallarmé

Texte lu à des amis en 1862. Le poème est retrouvé beaucoup plus tard dans une lettre manuscrite ne sera publié qu'en 1945 dans ses Oeuvres complètes. Certains contestèrent parfois la paternité de ces lignes à Mallarmé.

                                    
                                   Parce que de la viande

                        Parce que de la viande était à point rôtie,
                        Parce que le journal détaillait un viol,
                        Parce que sur sa gorge ignoble et mal bâtie
                        La servante oublia de boutonner son col,

                        Parce que d'un lit, grand comme une sacristie,
                        Il voit, sur la pendule, un couple antique et fol,
                        Ou qu'il n'a pas sommeil, et que, sans modestie,
                        Sa jambe sous les draps frôle une jambe au vol,

                        Un niais met sous lui sa femme froide et sèche,
                        Contre ce bonnet blanc frotte son casque-à-mèche
                        Et travaille en soufflant inexorablement :
                       
                        Et de ce qu'une nuit, sans rage et sans tempête,
                        Ces deux êtres se sont accouplés en dormant,
                        O Shakspeare et toi, Dante, il peut naître un poète !


                                                                                                  Stéphane Mallarmé

vendredi 24 février 2012

Les Fenêtres Stéphane Mallarmé

Mai 1863 à Londres où il se trouve Mallarmé ne goûte guère la vie.et poursuit son Idéal de Beauté qui ne peut se trouver que dans le Rêve non dans l'Action, apparît le futur athéiste.  Il publie ce poème paru trois ans plus tard en 1866 au début de dix autres textes dans Le Parnasse Contemporain.


                               Les Fenêtres

                Las du triste Hôpital, et de l'encens fétide
                Qui monte en la blancheur banale des rideaux
                Vers le grand crucifix ennuyé du mur vide,
                Le moribond sournois y redresse un vieux dos,

                Se traîne et va moins, pour chauffer sa pourriture
                Que pour voir du soleil sur les pierres, coller
                 Les poils blancs et les os de la maigre figure
                Aux fenêtres qu'un beau rayon clair veut hâler,

                 Et la bouche, fiévreuse et d'azur bleu vorace,
                 Telle, jeune, elle alla respirer son trésor,
                 Une peau virginale et de jadis ! encrasse
                  D'un long baiser amer les tièdes carreaux d'or.

                  Ivre, il vit, oubliant l'horreur des saintes huiles,
                  Les tisanes, l'horloge et le lit infligé,
                  La toux ; et quand le soir saigne parmi les tuiles,
                  Son oeil, à l'horizon de lumière gorgé,

                  Voit des galères d'or, belles comme des cygnes,
                  Sur un fleuve de pourpre et de parfums dormir
                  En berçant l'éclair fauve et riche de leurs lignes
                  Dans un grand nonchaloir de souvenirs !

                  Ainsi, pris du dégoût de l'homme à l'âme dure
                  Vautré dans le bonheur, où ses seuls appétits
                   Mangent, et qui s'entête à chercher cette ordure
                   Pour l'offrir à la femme allaitant ses petits

                   Je fuis et je m'accroche à toutes les croisées
                   D'où l'on tourne l'épaule à la vie, et, béni,
                   Dans leur verre, lavé d'éternelles rosées,
                   Que dore le matin chaste de l'Infini

                   Je me mire et me vois ange ! et je meurs, et j'aime
                   - Que la vitre soit l'art, soit la mysticité -
                   A renaître, portant mon rêve en diadème
                   Au ciel antérieur où fleurit la beauté !

                   Mais, hélas ! Ici-bas est maître : sa hantise
                   Vient m'écoeurer parfois jusqu'en cet abri sûr,
                   Et le vomissement impur de la Bêtise
                   Me force à me boucher le nez devant l'azur.

                   Est-il moyen, ô Moi qui connais l'amertume,
                   D'enfoncer le cristal par le monstre insulté
                   Et de m'enfuir, avec mes deux ailes sans plume
                   - Au risque de tomber pendant l'éternité ?

                                                                                                           Stéphane Mallarmé