lundi 5 mars 2012

Ainsi meurt l'amour Léon Tolstoï ( suite et fin )

Matriochkas

Valentin Yudashkin,

Ainsi meurt l'amour
     ( suite )

              On voyait bien que jadis il avait été un beau et bon danseur, mais maintenant il était alourdi et n'avait plus l'agilité nécessaire pour les pas vifs et jolis qu'il cherchait à exécuter. Il fit cependant deux fois le tour de la salle. Quand, soudain arrêté, il se mit sur un genou devant sa fille et quand celle-ci, souriante et faisant la révérence, tourna autour de lui, toute la salle applaudit. Alors, avec un effort visible, il se releva, la prit aux oreilles et lui donna un grand baiser sur le front. Puis il la conduisit vers moi, qu'il croyait être son danseur. Je répondis que je n'étais pas son cavalier.
             - Ça ne fait rien, dansez avec elle, dit-il en souriant, et en reprenant son épée.
             Comme il arrive d'une bouteille de champagne débouchée et dont une goutte est déjà versée, de même tout mon amour pour Varinka s'épandit dans mon âme, lui révélant sa capacité d'affection.Cet amour embrassait l'univers entier. J'aimais l'hôtesse avec son diadème et ses épaules " à l'impératrice Elisabeth ", son mari, les hôtes, même les valets, même l'ingénieur Anisimov qui avait l'air de m'en vouloir sérieusement. Quant au père de mon aimée, avec ses chaussures à bouts carrés, et son sourire qui semblait celui de sa fille, j'éprouvais pour lui une indicible sympathie.
             La danse terminée, on s'en fut souper. Mais le colonel B... s'excusa en disant qu'il lui fallait se lever à l'aube et prit congé. J'eus peur d'abord qu'il n'emmenât Varinka, mais elle resta avec sa mère. Après souper, je dansai avec elle le quadrille promis et mon bonheur grandissait sans cesse. Nous ne parlâmes pas d'amour. Je ne me demandais même pas si elle m'aimait, car il me suffisait de l'aimer. Je craignais seulement que quelque chose ne vint gâter ma joie. Je rentrai chez moi pour me déshabiller et chercher à dormir, mais je sentis que cela me serait absolument impossible.J'avais dans la main le gant qu'elle m'avait donné au moment où je les aidais, sa mère et elle à monter dans la voiture. Je le regardais et je la revoyais elle, quand, à souper elle portait à ses lèvres une coupe de champagne en me regardant ) la dérobée. Mais je la voyais surtout dansant avec son père, fière d'elle-même et de lui, et contemplant les spectateurs qui les admiraient tous deux. Et, malgré moi, je les unissais tous deux dans un même sentiment de tendresse.
             J'habitais alors avec mon frère. Lui n'avait jamais eu de goût pour le monde et ne le fréquentais plus. Il préparait alors un doctorat et menait une vie des plus régulières.Il dormait. M'approchant de son lit, et voyant sa tête à demi cachée par la couverture, je ressentis une indulgente pitié de ce qu'il ne connaissait ni ne partageais pas mon propre bonheur. Notre valet, le serf Petrouchka, avait voulu m'aider à me déshabiller, mais je le renvoyai. Car la vue de son visage ensommeillé et de ses cheveux en broussaille m'attendrissait encore. Sur la pointe des pieds et cherchant à ne pas faire de bruit, j'entrai dans ma chambre et m'assis sur mon lit. Non, j'étais trop heureux pour dormir. D'autant plus que la chambre était surchauffée. Aussi, sans enlever mon uniforme, je passai dans l'antichambre, je pris mon manteau et sortis dans la rue.
             J'avais quitté le bal à cinq heures et, depuis deux heures s'étaient écoulées. Le jour était venu. C'était un véritable temps de carnaval. La neige mouillée fondait sur la chaussée et des ruisseaux tombaient des toits. Ayant passé la rue déserte, j'entrai dans une avenue où je croisai des piétons, des traîneaux chargés de bois. Les chevaux agitaient doucement leur tête sous l'arc des brancards. Les cochers qui marchaient à pieds le long des voitures lourdement chargées, traînant leurs grosses bottes dans la boue, les maisons qui semblaient très hautes dans le brouillard, tout cela m'apparaissait aimable et attendrissant.
            Les B... habitaient alors à l'extrémité de la ville, près d'un grand champ ; à l'un des bouts était une promenade, à l'autre une pension de jeunes filles.
            Quand j'arrivai vers ce champ, voisin de leur maison, je vis, dans la direction de la promenade, quelque chose comme une foule lointaine et j'entendis des sons de fifre et de tambour.
            Dans mon âme, tout chantait et de temps en temps revenait l'air de la mazurka. Mais, là-bas, c'était une autre musique dure et mauvaise.
            - Qu'est-ce donc, me demandai-je en suivant un petit chemin glissant qui traversait le champ.
            Quand j'eus fait quelques pas, je commençai à distinguer dans le brouillard des hommes vêtus de noir, des soldats probablement.
            - Un exercice, sans doute. Et je suivis un forgeron qui marchait devant moi, vêtu d'une courte pelisse graisseuse et d'un tablier de cuir.
            Enfin, j'arrivai et vis deux rangées de soldats, l'une devant l'autre, l'arme au pied. Derrière eux se tenaient les tambours et les fifres qui sans cesse répétaient un air désagréable et aigu.
            - Que font-ils, demandai-je au forgeron qui, comme moi, s'était arrêté.
            - On " chasse " un Tartare puni pour désertion, répondit-il d'une voix colère, les yeux vers l'endroit où les rangs se terminaient.
            - Je regardai et, entre les rangs, je vis quelque chose de terrible qui approchait. C'était un homme , nu jusqu'à la ceinture et les bras attachés aux fusils de deux soldats qui le conduisaient. Près de lui marchait un militaire en manteau dont la silhouette me semblait familière. Agitant convulsivement son corps, traînant les pieds dans la neige fondante, l'homme puni arrivait sur moi sous une grêle de coups qui lui tombaient des deux côtés. Tantôt il se rejetait en arrière, et alors les sous-officiers qui le conduisaient l'attiraient en avant ; tantôt s'il cherchait à tomber sur la face, ils le retenaient en arrière. Le militaire de haute taille marchait toujours de son pas fléchissant : c'était le père de Varinka, avec son visage rose et ses favoris blancs !
            A chaque coup reçu, l'homme, ahuri, tournait vers celui qui l'avait frappé sa figure contractée par la souffrance où les dents blanches étincelaient. Il repartait sans cesse les même paroles. Ce ne fut que lorsqu'il arriva vers moi que je les compris. Il sanglotait plutôt qu'il ne parlait :
            - Frères, ayez pitié ! frères, ayez pitié !
            Mais les frères ne s'apitoyaient pas et quand le cortège fut à ma hauteur, je vis le soldat en face de moi s'avancer d'un pas et faisant siffler sa baguette en l'air, frapper durement sur le dos du Tartare. Celui-ci se jeta en arrière; mais les sous-officiers l'avaient maintenu ; un coup semblable lui tomba de l'autre rang, puis encore d'un côté et puis de l'autre... Le colonel marchait en regardant tantôt ses pieds, tantôt le pauvre diable. Il aspirait l'air fortement, gonflant ses joues, et respirait avec tranquillité.
             Quand le cortège m'eut dépassé,  je vis, à travers les rangs, le dos du malheureux : c'était quelque chose d'indicible, rouge, humide et si peu naturel qu'on ne pouvait croire que ce fût un corps humain.
             - Mon Dieu ! murmura le forgeron près de moi.
             Le cortège s'éloignait.Les coups tombaient toujours sur l'homme chancelant et qui butait à chaque pas. Les tambours battaient et les fifres sifflaient toujours. Le colonel marchait de son pas assuré.Soudain, il s'arrêta et s'approcha vivement d'un soldat.
             - Attends un peu, je t"apprendrai à le frictionner, cria-t-il, d'une voix de colère, et je vis sa forte main gantée tomber sur la figure d'un petit soldat épouvanté et faible, parce qu'il n'avait pas frappé assez fort le dos rouge du Tartare.
             - Distribuez de nouvelles baguettes, cria-t-il en se retournant.
             C'est là qu'il me vit. Alors, feignant de ne pas me connaître, l'air renfrogné il se détourna vivement. Ma confusion était si grande que je ne savais plus quelle contenance garder. Comme un accusé; je baissais les yeux. Je repris le chemin de la maison.
             Le roulement des tambours et l'abjecte sifflement des fifres emplissaient encore mes oreilles. J'entendais tantôt la voix du Tartare : " Frères, ayez pitié ! " tantôt la voix furieuse du colonel : " Je t'apprendrai à le frictionner ! " Une angoisse pour ainsi physique me serrait le coeur et me donnait presque la nausée. Je m'arrêtais à chaque instant , de crainte que la terreur qui m'avait pénétré ne me rendit réellement malade.
             Je ne sais comment j'arrivai jusqu'à mon domicile et comment je me couchai. Mais je ne pus m'endormir, je sursautais à chaque instant.
            - Il doit connaître quelque chose que j'ignore, pensais-je en songeant au colonel. Si je le savais, je comprendrais peut-être ce que j'ai vu et cela ne me torturerait plus.
             Mais j'eus beau réfléchir, je ne pus trouver. Et je m'endormis seulement vers le soir ; et encore après m'être préalablement enivrer avec un camarade.
              En avais-je conclu que le supplice était inique ? Pas le moins du monde : si cela se faisait avec une telle assurance et était considéré comme nécessaire, c'est qu'une raison qui m'était inconnue justifiait l'acte. Et je cherchais à percer le mystère, mais en vain.
              Aussi, dans cet état de doute, je renonçai à entrer dans l'armée comme je l'avais longtemps désiré. Je ne servis donc nulle part et, comme vous le voyez, je n'ai pas été bon à grand'chose.
              - Nous dirons, au contraire, qu'il y a bien des gens qui ne vous valent pas.
              - Ça, ce n'est qu'un sottise certaine,s'écria Ivan Vassilievitch avec une colère très sincère.
              - Et l'amour ? dit l'un de nous.
              - L'amour ?... Depuis ce jour-là, il partit à la dérive... Quand, suivant son habitude, souriante et rêveuse, elle me regardait, je voyais aussitôt le colonel sur le champ de torture et je ressentais une gêne extrême. Nos entrevues devinrent de plus en plus rares et l'amour descendit à zéro... Et voilà comment vont les choses, voilà comment se détermine une vie... Et vous dites?... termina-t-il.


                                                                                                                             1903




            


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire