Philippe - paysan nivernais
Ragotte
à Octave Mirbeau et Lucien Descaves 31 octobre 1907
- Moeurs de Ragotte
Elle est si naturelle que, d'abord, elle a l'air un peu simple. Il faut longtemps la regarder pour la voir.
A l'école
Elle est allée à l'école huit mois, chez ce vieil ours de Darneau.
On payait trente sous par mois et, en hiver chaque élève apportait le matin sa bûche.
Il y avait deux partis en classe : les écriveux et ceux qui n'écrivaient pas. Ses soeurs ont eu le temps d'apprendre. Comme elle était l'aînée, elle a dû tout de suite se mettre au ménage avec sa mère, et elle n'a rien appris.
Elle connaît la lettre P, la lettre J et la lettre L, parce que ces lettres lui ont servi a marqué le linge de ses petits, qui s'appellent Paul, Joseph et Lucienne. Elle reconnaît aussi le chiffre 5, on ne sait pas pourquoi.
Elle ne peut rendre la monnaie que sur dix sous. Par exemple, si on lui achète un sou de lait, elle redoit neuf sous. A partir de de dix sous, elle s'embrouille, et elle aime mieux dire :
- Vous me paierez une autre fois !
Elle se passe bien d'écrire, mais elle regrette encore de ne pas savoir lire. On a beau lui faire lentement la lecture d'une lettre, elle se méfie. Si elle savait, elle pourrait lire la lettre à son aise, la relire toute seule, en cachette, souvent.
" J'ai soixante ans, madame, dit-elle à Gloriette, c'est trop tard ; si j'en avais vingt de moins, je vous ferais une prière, je vous prierai de m'apprendre à lire ! "
Elle observe mademoiselle penchée sur sa table de travail.
- Je viens voir, dit-elle, si vous ne vous trompez pas dans vos écritures !
Et elle ajoute, fine haussant les épaules pour se moquer d'elle-même :
- C'est bien à moi !...
Quand son homme, Philippe, est absorbé par la lecture du
Petit Parisien, elle a envie de lui arracher le journal et de le jeter au feu.
" Qu'est-ce qu'il trouve donc de si curieux là-dessus ? "
Si elle reçoit une lettre à son nom, ce qui ne lui arrive presque jamais, elle l'apporte à Philippe.
- Ah ! mon Dieu ! fait-elle, troublée, dépêche-toi !
- Tu as le temps, peut-être, répond Philippe.
- Écoute, dit Ragotte, tu vas me la lire d'abord une première fois, vite, pour que je sache si c'est une bonne ou une mauvaise nouvelle. Ensuite, tu me la liras une deuxième fois, sans te presser, pour que je comprenne, comme il faut, ce qu'ils me veulent.
Elle ne sait pas encore que le timbre des lettres est à deux sous.
Elle explique ainsi ce que fait un employé de bureau :
" Toute la journée, dit-elle, il écrit dans une chambre. "
Louée
A douze ans, elle était déjà en maître, c'est-à-dire au service des autres, chez une vieille dame ayant les moyens, mais si avare qu'elle ne pouvait pas garder une servante.
A l'arrivée de Ragotte, les voisines se dirent :
" Elle est fraîche, cette petite-là ! Elle n'aura pas longtemps sa bonne mine ! "
La vieille dame taillait elle-même la soupe pour qu'elle fut claire de pain.
" Quand on ne travaille pas beaucoup, disait-elle, on n'a pas besoin de beaucoup manger. "
Jamais on ne veillait. Hiver comme été, il fallait se coucher à la nuit tombante et ne pas user de chandelle.
Dès que la vieille dormait, Ragotte allait prendre le pain dans l'arche et se coupait une tranche mince sur toute la longueur de la miche. Elle mangeait sous ses draps, sans bruit, au risque de s'étouffer, et sans plaisir, parce que, demain, la vieille s'apercevrait sûrement de quelque chose.
La vieille ne s'aperçut de rien, et Ragotte contente de gagner quelques sou, qu'elle devait donner à sa mère, ne se plaignait pas.
Au bout de trois mois, sa mère, la voyant maigrir, la retira à cause des voisines, par fierté.
Elle dit à propos de tout ce qui a précédé sa naissance :
" En ce temps-là, je n'étais pas faite ! "
" Quand mon père se fâchait, il me disait : - Si tu n'es pas contente, passe par où les maçons n'ont pas maçonné. "
- Qu'est-ce qu'il voulait dire ?
- Par la porte !
" De mon temps, les jeunes filles rentraient toutes à la tombée de la nuit. "
Mariée
" Ce n'était pas pour ma beauté, dit Ragotte, ce n'était pas non plus pour ma fortune, mais à l'âge de me marier, j'en avais cinq autour de moi ! Le premier m'a fait la cour trois ans. Las de m'attendre, il s'est marié avec une autre ; puis, une fois veuf, il m'a redemandée. Je ne voulais pas. Quand il était trop près de moi, j'avais de l'ennui. Il me disait :
- Si votre mariage avec Philippe manque, vous me donnerez sa place, et je lui rembourserai tous ses frais.
J'ai mieux aimé Philippe.
- Vous ne regrettez rien ?
- Ma foi non, dit(elle, après avoir un peu hésité parce que Philippe est là
" Quand je pense, dit tout de même Ragotte, que je pouvais choisir entre cinq garçons, et que j'ai choisi le plus laid !
- Quand je pense, dit Philippe, que je connaissais trois filles et que j'ai pris la plus vieille !
- Et ce n'était pas malin de ta part, répond Ragotte ; si j'avais été un homme, je n'aurais jamais voulu d'une femme plus âgée que moi ! Regardez-le dit-elle, il ne voit plus clair ! "
C'est qu'en effet il plisse et ferme presque les yeux à force de rire.
Elle s'est mariée en sabots ; elle avait acheté des souliers neufs, mais par crainte de les salir, elle ne voulait les mettre que pour faire son entrée à l'église. Arrivée sous le porche, elle voit que sa mère, qui devait les porter à la main, ne les a pas.
- Et mes souliers, maman ?
- Ha, ma fille, je les ai oubliés ; ils sont sous l'armoire, mon enfant !
Il fallut bien aller jusqu'au choeur avec les sabots qui tapaient le moins possible sur les dalles.
- Tout s'est passé comme il faut la première nuit ?
- Oh ! oui, dit Ragotte, Philippe avait une chemise bien propre.
Elle était encore si jeune de caractère quelle n'a pas pu, tout de suite, s'empêcher de faire la partie avec les filles du village. Elle ne s'arrêtait que lorsqu'une voisine de ses amies lui criait :
- Attention ! voilà ton homme !
Nouvelle mariée, elle habitait la même maison, c'est-à-dire la même pièce que son beau-père. Cela ne devenait gênant que lorsqu'elle accouchait ; mais le beau-père sortait par discrétion. Et puis Ragotte n'était pas longue. Personne ne mettait moins de temps qu'elle.
" Mon beau-père ne m'adressait pas la parole Philippe croyait qu'il boudait par ma faute et m'en voulait. Il aimait beaucoup son père. Moi aussi, je l'aimais, le pauvre vieux, seulement, je n'étais pas bicheuse, et je ne savais pas le mignoter à sa suffisance. "
Amour
Elle aime Philippe, mais comment oser dire qu'elle l'aime d'amour ?
Quel nom faut-il que je donne au sentiment qui les tient liés ?
Elle l'aime : cela signifie qu'elle le préfère à tous. Elle a perdu sa mère, Philippe lui restait. Elle perd son petit Joseph, Philippe reste. Ses autres enfants peuvent mourir, Philippe vivant, elle ne sera pas inconsolable.
Elle dit : " Pourvu que je l'aie ! " comme elle dirait : " Tant qu'on a du pain, on ne meurt pas de faim!"
Elle se passerait de tout, sauf de Philippe, et, pour cette raison, elle l'appelle, sans se creuser la tête :" Mon principal ! "
Philippe l'appelle bonnement : la vieille demoiselle !
" Aujourd'hui, dit-elle, il aime mieux se faire lécher par son chien que par moi ; mais qu'il ne vienne pas ensuite mettre sa figure contre la mienne, je n'ai pas besoin qu'il me rende les bicheries du chien ! "
" A cause de son nez, je le reconnaîtrais entre cent cochons. "
Philippe a le nez un peu déformé.
En Ménage
" Moi aussi, madame Gloriette, j'étais ambitieuse ! J'ai voulu longtemps mettre des chaussettes à mes petits. Ils possédaient tous trois chacun leur paire. Je la lavais le soir, pour la faire sécher la nuit et j'en coiffais les chenets. Un matin, j'ai retrouvé les chaussettes mangées par les grillons. Je me suis rendu compte, ce jour-là, que mes petits marcheraient aussi bien pieds nus. "
" Quand un petit commence à pouvoir rester assis sur ses fesses, madame, ça prouve qu'il n'a pas le cul trop rond. "
Philippe ne lui donne jamais un sou. Il fait sa vie de son côté, elle fait la sienne du sien. Loin de se plaindre, elle blâme certaines femmes.
le pain du ménage
Il y en a, dit-elle qui gardent le porte monnaie et qui ne remettent de l'argent à leur homme que vingt sous par vingt sous. Moi, je ne pourrai pas."
Toutefois, elle pense qu'à la rigueur la femme peut vivre sur son homme, et même le mari sur sa femme : c'est compagne et compagnon ! Même un père et une mère ne doivent pas rester à la charge de leurs enfants. Dès qu'elle ne pourra plus aidée de son principal ou seule, faire sa vie, elle voudra mourir.
" Dans un ménage, dit-elle, quand il pleut sur l'un, il fait mou sur l'autre. "
Ce qui veut dire que, si l'un gagne des sous, l'autre en profite.
Elle ne dépense pas dix francs par an à son entretien, et dans les vieilles culottes qu'on passe à Philippe et qu'il use, elle trouve encore de bonnes pièces pour se faire des chaussons tout neufs.
Elle n'a pas adopté le pantalon des femmes ; on ne marche à l'aise que si les cuisses se touchent.
Toujours propre, décente et modeste dans sa tenue, il faut qu'il fasse bien chaud pour qu'elle dénoue et relève sur le cou les brides de son bonnet blanc. C'est presque du libertinage.
Ce qui l'a flattée, un jour qu'elle s'achetait un petit manteau pour une noce, c'est que Tapin, le marchand de nouveautés, ait dit, en lui mettant sur le dos la première jaquette venue :
- Vous êtes bien plaisante à habiller !.
Comme Tapin faisait miroiter un caraco de satinette :
- Oh ! non ! non! dit-elle, c'est trop victorieux pour moi !.
Un homme peut rester au lit quand il est malade, une femme pas. Une femme n'a jamais le temps de s'écouter.
Une femme doit manger moins qu'un homme.
Jadis, on mêlait des pommes de terre à la farine du pain. Ragotte a mangé de ce pain-là, et elle fait la grimace au souvenir du morceau pomme de terre froide qu'on sentait tout à coup sous la dent.
Elle a été longue à s'habituer au pain de monsieur, qui est le pain blanc. Elle aime toujours le pain de ménage, et parfois elle fait avec sa cousine, qui cuit encore elle-même, des échanges au goût et au profit de chacune.
Elle est allée ce matin, au marché de la ville, et elle dit :
- Autrefois, il y avait un boucher ; aujourd'hui, il y en a cinq ! Le monde devient carnassier.
" Autrefois, il fallait courir jusqu'à la ville acheter deux sous de sel. On prenait ses précautions le dimanche. Aujourd'hui, pour notre argent, ils nous apportent tout à la maison. "
" Manger ! Est-ce drôle que tout le monde s'enferme dans les maisons, à la même heure, pour faire la même chose : "
Ils mangent, Philippe, Ragotte, le Paul, à une petite table où ne peut tenir que la grande écuelle commune.
- Vous êtes bien là, dit Gloriette, serrés coude à coude.
- Oui, madame, répond Ragotte, on se donne appétit les uns aux autres.
Habile à avaler sa soupe proprement et nettement, elle n'aime pas les tables mal torchées.
- Vous avez déjà fini votre soupe, Ragotte ?
- Oh ! madame, quand on l'attaque à pleine cuiller, ça va vite.
- C'est bien propre, Philippe, une toile cirée comme celle de madame. Il n'en faudrait pas grand sur notre petite table ! si un jour, à la ville, tu en voyais un morceau ?
- Mange donc, lui dit Philippe.
Elle se chauffe mal, si elle ne voit pas le feu ; elle aime les beaux feux de bois dont la braise ardente fait pleurer des larmes cuites ; mais elle trouve que rien ne vaut le gentil feu d'une paire de sabots qu'elle a portés, qu'elle brûle quand ils ne sont plus mettables, et qu'elle regarde flamber, toute songeuse.
Le son du cor de chasse l'émeut au point qu'elle ose dire à Philippe :
- Pourquoi n'as-tu jamais appris à flûter comme ça ?
Il y avait à la cuisine un reste de gâteau.
- Avez-vous mangé ce gâteau ? dit Gloriette.
- Non, madame, je n'ai fait que laver la vaisselle.
Elle dit à Gloriette qui surveille du boeuf à la mode :
- Votre fricot sent si bon que je mangerais bien mon pain sec à côté.
- Avez-vous goûté à votre pot de confitures ?
- Oh ! non, madame !
- Qu'est-ce que vous attendez ?
- Toute seule, j'aurais honte ; il me viendra peut-être de la compagnie !
Quelquefois, la bouchère, dont elle a élevé un des petits, lui fait présent d'un morceau de viande :
- Prenez-le, Ragotte, il ne me sert plus, et si vous n'aviez pas été là, je le jetais au feu.
- Ne faites jamais ça, madame, je le jetterai bien moi-même.
- On souffre, madame, quand on voit les riches jeter quelque chose.
- Oh ! madame, vous pensez donc toujours à moi ?
Elle dit à Gloriette qui compte sa monnaie :
- Vous en avez des jolis sous ! Il n'y a que ça qui débêtit le monde !
Elle croit que nous somme très riches, et si quelqu'un lui disait que nous avons au moins mille francs, ça ne l'étonnerait pas.
Gloriette lui donne tant d'affaires que Ragotte finit par dire :
- Vous m'affriandez, madame, et vous m'avez rendue difficile ; je ne pourrai plus maintenant redevenir malheureuse.
Elle regarde si ses hommes, Philippe et le Paul viennent sur la route.
Son profil semble dessiné par un petit gars de l'école primaire. Le cordon du tablier la divise en deux boules d'égale grosseur.
Lasse d'attendre, elle fait, tout haut, cette réflexion :
- Le goûter est prêt, les goûteux ne viennent pas. Si le goûter n'était pas prêt, les goûteux seraient déjà là.
Elle revient de chercher à la ferme un double de noix qu'elle apporte dans un sac, et le sac est plein de bruit.
- Oui, dit Ragotte, les noix causent dans le sac et ça distrait le mendiant.
Elle dit de sa soeur qui est avare :
- Elle ne donnerait pas l'eau où a cuit l'oeuf !
Elle dit d'un riche orgueilleux, qui vient de se ruiner :
" Il était si fier qu'il ne pouvait pas marcher ! Aujourd'hui, il marche sur ses plumeaux. "
Il faut savoir, pour comprendre, que Ragotte est une habile plumeuse d'oies vivantes, et que les ailes d'une oie ainsi plumée pendent, mal soutenues, et traînent par terre.
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