Journal
9 février 1660
A peine debout, j'écrivis des lettres pour la campagne, que j'envoyai par porteur dans la journée. Avant de me lever, j'entendis que les soldats s' agitaient dès le matin : ils préparaient leurs chevaux à la taverne d'Hilton, mais j'ignorais alors le pourquoi de ces préparatifs.
Après avoir écrit mes lettres, j'allai à Westminster ; j'y arpentai les couloirs ; je fis quelques pas en compagnie de Mr Swan et lui parlai de l'affaire de Mr Downing. Me rendis avec lui au domicile de Mr Phelps, où il avait un litige à régler ; nous y rencontrâmes Mr Roger mon voisin, qui était contre lui dans ce litige et qui le prit violemment à partie, proclamant que même si on lui donnait 1 000 livres il refuserait d'être associé à une affaire menée par Swan. Swan se fâcha très fort , mais je crois qu'il n'avait pas les mains blanches. À Westminster, j'ai appris que Monck est entré dans Londres ce matin avec son armée ; j'ai rencontré Mr Fage, qui m'a confié qu'il croit que Monck est allé s' assurer du soutien de certains membres du conseil municipal de la Cité, qui étaient très remontés hier et qui avaient voté une motion comme quoi ils refuseraient de payer des impôts tant que la Chambre ne serait pas au complet. Je montai ensuite au bureau où j'écrivis à milord après être passé au tribunal, où sir Robert Pye, détenu à la tour de Londres, est venu ce matin demander sa libération ; mais on l'a lui a refusée. Après quoi j'allai rendre visite à Mrs Jemima, à qui j'avais promis de l'accompagner chez sa tante Wright ; mais elle était sortie. Je repartis donc et, après avoir bu un verre de xéres, je retournai vers Westminster ; je rencontrai Mr Pearse, le chirurgien, qui insista pour m'emmener chez lui où il avait à dîner Mr Lucy, Mr Burrell et d'autres. Après dîner je repassai à la maison puis à Westminster : je recontrai Swan et allai avec lui par le fleuve jusqu'au Temple voir notre avocat ; nous lui payâmes des honoraires pour qu' il prenne la défense de Mr Downing demain à l'Échiquier ; et de là au tribunal où j'entendis une cause très bien plaidée : l'affaire opposait milord Dorset et d'autres nobles personnes; son épouse et d'autres dames de qualité étaient présentes ; il s'agissait de 330 livres par an qui devaient être payées à un pauvre hospice ; cette somme avait été donnée par plusieurs de ses ancêtres, et avait été donnée de son côté. De là Swan et moi nous rendîmes dans une taverne près de la barrière du Temple : tandis qu' il écrivait, je jouai du flageolet en attendant qu' on nous servît un plat d'œufs pochés ; après avoir mangé, nous rentrâmes en fiacre. Je m'arrêtai chez Mr Harper qui me rapporta que Monck avait mis aujourd'hui sous les verrous une bonne partie du conseil municipal de Londres, que le Parlement avait voté qu'il devrait démolir leurs portes et leurs herses, leurs poteaux avec leurs chaînes ( ce qu'il a l'intention de faire ) et qu' il campe dans la Cité cette nuit. Je rentrai à la maison et j'appliquai de la poudre d'alun dans ma bouche car j'ai un bouton qui commence ; je mis également un emplatre sur le furoncle que j'ai sous le menton.
10 février 1660
Ce matin, j'allai voir Mr Swan, qui m'emmena à la cour des tutelles ; j'y vis les trois commissaires traiter d'une cause dans laquelle Mr Scobell est impliqué : milord Fountaine le reprit très rudement à propos d'une déclaration qu'il a faite. Après cela, nous allâmes à l'Echiquier, où les juges tenaient audience : j'y déclarai par écrit et sous serment que Mr Downing était allé en Hollande sur ordre du Conseil d'Etat et je remis cette déposition écrite à Mr Stevens, notre homme de loi. De là, au bureau, où je demandai à Mr Hawley de l'argent pour payer l'homme de loi ; Mr Leonard, l'un des secrétaires dh Conseil privé, était là et je l'emmenai au Cygne où je lui offris sa bière du matin.
Puis, à la maison pour dîner, et après cela à l'Echiquier, où, tout l'après-midi, notre affaire fut appelée et Squibb apporta le preuve incontestable, par lettres patentes, que les maisons et le bureau étaient bien désormais sa propriété. Notre avocat opposa quelques arguments à ses prétentions, mais en vain ; le jugement fut donc prononcé contre nous et le président du jury proposa 10 livres de dommages et intérêts ; mais tous les membres du tribunal crièrent au scandale et il demanda donc 12 pence. Je revins ensuite à la maison, ennuyé de toute cette affaire : j'y trouvai Mr Moore et repartis avec lui en direction de Londres pour consulter Mr Fage sur le bouton que j'ai dans la bouche, qui commence à m'inquiéter ; il me donna quelque chose pour le soigner, et me raconta aussi ce que Monck avait fait dans la Cité. Comment il avait fait démolir le plus grand nombre de portes et de chaînes qu'il était possible de détruire ; et qu'il était maintenant revenu à Whitehall. La ville de Londres est fort abattue et ne sait quoi faire, car le Parlement a aujourd'hui donné l'ordre que le conseil municipal ne siège plus, et que de nouveaux conseillers soient choisis selon des critères que le Parlement doit lui-même établir. De là, je suis allé prendre un verre avec Mr Moore au Pain de sucre près de la barrière du Temple, où j'étais hier soir avec Swan, puis nous nous sommes quittés. A la maison je trouvai Mr Hunt qui resta un moment bavarder avec moi ; puis au lit.
11 février
Ce matin, je restai tard au lit ; puis, au bureau où je lus tout le matin mon livre espagnol sur Rome. A midi je me rendis à pied à Westminster où j'entendis parler d'une lettre de Monck, qui était à nouveau entré dans Londres, bien décidé à y rester jusqu'à ce que la Chambre des communes soit au complet ; c'était étrange de constater comment, en une demi-heure de temps, le visage des hommes qui se trouvaient à Westminster était transfiguré par la joie. Je me rendis dans les couloirs de la Chambre et je pus apercevoir le président qui lisait la lettre ; après cette lecture, sir Arthur Hesilrige sortit, très en colère et, comme Billing se trouvait à la porte, ce dernier le prit par le bras et cria :
- Toi mon gaillard, ta bête refuse de te porter, n'est-ce pas ? Alors, tu dois tomber.
Peu après, la Chambre leva la séance et décida de se réunir à nouveau à 3 heures. Je descendis alors dans la Grande Salle où je rencontrai Mr Chetwind, qui n'avait pas davantage dîné que moi-même ; nous nous dirigeâmes donc vers Londres nous arrêtant en chemin dans deux ou trois boutiques, mais impossible de dîner ; enfin dans le quartier du Temple nous trouvâmes un poulet tout rôti et nous pûmes dîner. Après cela, Chetwind se rendit à son bureau dans Chancery Lane ; il s'arrêta à la Chambre des rôles et j'assistai aux plaidoiries des avocats ; puis à son bureau où je restai à chanter dans son cabinet particulier en l'attendant, cependant qu'il réglait une affaire avec son domestique ( le fils de Mr Powell ). Nous prîmes ensuite un fiacre pour nous rendre dans la Cité, à l'Hôtel de Ville, qui était rempli de gens qui attendaient l'arrivée de Monck et du lord-maire et qui étaient tous très joyeux. Nous y restâmes un grand moment ; finalement nous rencontrâmes un de ses amis et nous allâmes à la taverne des Trois Tonnes boire une demi-pinte de vin ; comme le vin ne nous plaisait pas, nous allâmes dans une taverne à bière où nous retrouvâmes des amis de ce troisième homme et où nous bûmes une ou deux chopes ; puis, je retournai seul à l'Hôtel de Ville voir si Monck était déjà arrivé ou non, et je le vis sortir de la salle où il avait discuté avec le lord-maire et les échevins ; de toute ma vie je n'ai jamais entendu un cri comme celui qui l'accueillit :
- Dieu bénisse votre Excellence !
Je rencontrai Mr Lock et je l'emmenai dans une taverne où je le laissai pour partir à la recherche de Chetwind ; quand je le retrouvai Lock nous révéla la substance de la lettre que Monck avait adressée au Parlement. Dans cette lettre, après s'être plaint du fait que lui-même et ses officiers étaient chargés auprès de la Cité de besognes qu'ils ne pouvaient exécuter de bon gré ou sans déshonneur, il disait que de nombreux députés de la Chambre actuelle ont appartenu à l'ancien Comité de sécurité qui avait été tyrannique, que Lambert et Vane sont actuellement en ville, contrairement à ce que le Parlement a voté ; que de nombreux députés des Communes font pression pour que l'on impose de nouveaux serments, alors qu'il y a plutôt lieu de se désoler des nombreux serments que nous avons déjà prêtés et que nous n'avons pas respectés, que la dernière pétition des fanatiques présentée par Barbone, visant à obliger toutes sortes de gens à prêter serment, avait été reçue favorablement par la Chambre ; qu'en conséquence, il désire que toutes les injonctions de procéder à des élections, afin de remplir les sièges vacants à la Chambre soient envoyées d'ici vendredi prochain, et
qu'entre-temps se retirerait dans la Cité et laisserait seulement des gardes pour assurer la sécurité de la Chambre et du Conseil. L'occasion de cette lettre était l'ordre qu'il avait reçu la nuit dernière d'entrer dans la Cité, d'en désarmer les habitants et de leur retirer leur charte de privilèges ; par cet ordre lui et ses officiers avaient compris que le Parlement avaient l'intention de leur faire faire des choses qui les rendraient odieux, de manière à pouvoir ensuite faire d'eux ce que bon lui semblerait. Il nous dit que le Parlement avait envoyé Scott et Robinson parler à Monck cet après-midi mais qu'il avait refusé de les recevoir. Et que le lord-maire et les échevins lui avaient offert leurs propres demeures pour lui-même et ses officiers, et que ses soldats ne manqueraient de rien. Et en vérité j'ai vu nombre de gens donner de l'argent et à boire aux soldats et crier tout au long des rues :
- Que Dieu les bénisse !
Et autres paroles très bienveillantes. De là nous nous rendîmes tous trois chez un marchand qui tenait boutique près de là ; Lock rédigea une note et nous quitta ; je rencontrai sir Nicolas Crisp ; nous allâmes à la taverne de l'Etoile ( Monck se trouvait alors chez Benson ), nous y bûmes et j'écrivis une lettre pour milord. A Cheapside il y avait partout des feux de joie et comme nous revenions les cloches de St Mary-le-Bow et toutes les cloches de toutes les églises sonnèrent à la volée. Nous prîmes le chemin du retour vers 10 heures. Quelle liesse générale on pouvait voir de tous côtés ! Que de feux de joie ! Il y en avait 14 entre St Dunstan et la barrière du Temple. Et au pont du Strand, d'un seul regard je pouvais compter 31 feux Dans King Street, sept ou huit et sur toute la longueur de la rue on brûlait, on rôtissait et on buvait à la chûte des croupions ( on pouvait voir des croupions attachés à des bâtons et promenés d'une extrémité de la rue ). Au mât de cocagne du Strand les bouchers firent carillonner leurs couteaux avant de procéder au sacrifice du croupion. Sur la colline de Ludgate un homme faisait tourner une broche sur laquelle était empalé un croupion qu'un autre arrosait de sa graisse. En vérité cela dépassait l'imagination, qu'il s'agît de l'ampleur ou de la soudaineté de tout cela. A un bout de la rue on aurait dit qu'il y avait une allée de feu, et il faisait si chaud qu'on avait envie de rester à l'autre bout, rien qu'à cause de la chaleur. Nous arrivâmes à l'Echiquier, à Charing Cross ; Chetwind y écrivit une lettre et moi je lui rapportai ce que j'avais consigné par écrit pour qu'il l'écrivît. De là à la maison d'où je fis porter ma lettre à la poste de Londres puis ( après que Mr Hunt que j'avais trouvé chez moi à m'attendre fut parti ), je ressortis avec ma femme pour lui montrer les feux ; nous marchâmes jusqu'à la Bourse, puis nous rentrâmes, et au lit.