Lettre à Madeleine
12 avril 1916
Mon amour,
Tes lettres m'arrivent maintenant régulièrement, mais il est clair que tout le paquet de lettres qui devait me parvenir a été perdu.
Je sors un petit peu, c'est dire que je vais mieux mais il se passera bien quelque temps encore avant que ma plaie soit fermée.
J'ai quitté le Val de Grâce pr l'H. du gouv. Italien où l'on est beaucoup mieux, nous n'y sommes au demeurant qu'en petit nombre. L'infirmier est mon ami Serge Jastrebzoff qui est un coeur d'élite et nous sommes soignés par l'embassadrice Mme Tittoni qui est une dame charmante dans le genre de ta maman. Je ne t'ai pas écrit que j'avais été à Reims. J'ai été blessé au Bois-des-Buttes à l'ouest du Choléra et de Berry-au-Bac.
Tes lettres sont exquises ma chérie.
Je crois que tu m'as parlé de parents à toi qui étaient en Bretagne à Quimper, je crois. Mon ami Max Jacob qui est de Quimper m'en a parlé aussi.
Envoie-moi les vers pour le volume qui paraîtra je crois au Mercure.
Je t'écrirai plus longtemps demain parce que je suis fatigué.
Je t'aime
Gui
19 avril 1916
Pas entreprendre voyage maintenant.
Gui
26 avril 1916
Envoie poèmes recopiés ne t'inquiète pas mais je ne dois pas écrire encore. Je ferai écrire demain. Je t'aime.
Gui
1er mai 1916
Mon amour chéri,
Je ne dois pas écrire en ce mpment ni sortir, j'allais bien ma plaie est presque cicatrisée. J'adore tes lettres exquises mais ne faut pas t'alarmer. On m'a interdit de sortir parce que j'ai eu qielques accidents comme évanouissements et troubles du côté gauche, la main gauche surtout. Mais on pense que ce ne sera rien. Aussi ne t'inquiète pas. Je tâcherai me procurer cartes postales pr t'écrire un mot chaque jour mais n'ai personne sous la main.
L'ambassadrice d'Italie qui me soigne est une bonne dame exquise mais je n'ose lui demander d'écrire pr moi.
Je suis fatigué aussi ne m'envoie des télégrammes qui m'émeuvent trop.
Je t'embrasse.
Gui
Reçu poèmes. Lettres suivent.
Gui
7 mai 1916
Ma chère petite Madeleine,
Je suis fatigué et il y a si peut d'amitiés pour moi en ce moment à Paris que j'en suis navré.
L'égoïsme est partout. Je vais beaucoup mieux mais avec de grands étourdissements encore et une impotence fonctionnelle du bras gauche.
Je ne suis plus ce que j'étais à aucun point de vue et si je m'écoutais je me ferais prêtre ou religieux. Je suis si éloigné de mon livre qui vient de paraître que je ne sais même si je te l'ai fait envoyer. Sinon avertis-m'en. Je te le ferai envoyer aussitôt.
Je t'embrasse mille fois.
Gui
11 mai 1916 Paris
Opération effectuée excellentes conditions vais aussi bien que possible.
Gui
Mai 1916
Puisque je t'aime.
11 juillet 1916
Mon amour,
Je sors promener mais dois écrire peu sans quoi trop de fatigue.
Gui
26 août 1916
Ma chère Madeleine,
Ne viens pas surtout, ça me donnerait trop d'émotion.
Ne m'écris pas de lettres tristes surtout non plus ça me terrifie.
Je vais t'écrire toutes les semaines. Ecris-moi aussi ainsi parce que l'arrivée de toute lettre m'effraie. Je ne peux voir personne que je connaisse. Je n'écris ni à mon frère, ni à maman et je n'ai pas vu maman depuis le 15 avril. Ele est désolée mais je ne peux pas. Je suis devenu très émotionnable et ça ne s'apaise que lentement.
Envoie-moi mes notes, mon livre d'artillerie, car il est probable qu'on me fera repartir dans l'artillerie, ma nague cachet en or que je peux remettre et la bague avec le bouton boche ronde.
Je vais faire des rangements pr passer le temps et donner si je puis les mettre au point ou si non tels quels les vers du Mercure pr un volume.
Je suis dégoûté de Paris, on s'y occupe si mal de la guerre, je suis désespéré de ça.
Ca durera encore au moins trois ans à mon idée. Très, très embêtant.
Ne m'envoie personne car les visites des gens que je ne connais pas me font peur. M. Gui est sans doute très gentil mais ça me fait trop d'émotion quand je ne connais pas.
Mais je crois que je peux travailler un peu. Vais essayer. Mais tout me paraît compromis dans ce désastre si long.toutes les places sont prises par les embusqués pas grand chose à faire pr ceux qui ont fait la guerre.
Je t'embrasse mille fois.
Gui
16 septembre 1916
Mon petit Madelon,
J'ai été plutôt mal ces derniers temps à cause de la venue de l'automne. J'ai beaucoup beaucoup d'étourdissements et je suis devenu très irritable. J'ai reçu le paquet dont je te remercie. Il ne contient pas les notes en question ; ce ne sont pas des notes d'Artillerie mais prises tandis que j'étais artilleur. Ce sont des propos de canonniers que j'avais notés et dont je voudrais me servir. Je voudrais aussi ma carte et les lettres de Dupont que je voudrais montrer à sa famille qui les recueille car il a été tué de 17 éclats d'obus à Douaumont. Je voudrais aussi les 2 aquarelles de M. L. que je veux renvoyer car des gens revenus d'Espagne lui attribuent des sentiments que je ne puis admettre et je préfère renvoyer cela. Je voudrais aussi le 2è exemplaire de Case d'Armons que tu as et dont je voudrais faire hommage à Mme Tittoni plus des livres que tu as à moi notamment un ouvrage sur le folklore de la Marne, et un annuaire de la Marne et de l'Aisne dont j'ai besoin pr faire des articles. Mon régiment a été à la peine et à l'honneur. Je crois qu'il n'en reste plus guère. Mais le drapeau a été décoré. Mes compagnons de guerre sont presque tous morts. Je n'ose même pas écrire au colonel pr lui demander des détails. Il a été blessé lui-même m'a-t-on dit.
Le frère de mon ami Berthier a été tué quelques jours après avoir été nommé sous-lieutenant.Tout cela est assez macabre et devant une aussi horrible évocation je ne sais qu'ajouter.
Je t'embrasse.
Gui
Cachet postal du 9 - 10 - 16
Je suis très fatigué parce que j'ai fait un effort pr écrire une préface à un catalogue de peinture. Il fait temps gris et mauvais. Bien reçu tout. Il manquait le livre de Soffici. Mais j'avais peut-être oublié d'en parler dans ma lettre.
Mille baisers. J'écrirai dans 2 ou 3 jours.
Gui
( note de l'éditeur Gallimard : catalogue de l'exposition Derain c/o P Guillaume )