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Treize à la douzaine
Personnages :
Le Major Richard Dumbarton
Mrs. Carewe
Mrs. Paly-Paget
Pont d'un paquebot qui fait route vers l'Orient.
Le Major Dumbarton occupe un transat. A côté deux transats, le premier à son côté porte le nom de Mrs. Carewe. Cette dernière entre côté cour, et prend place sur son transat. Le major l'ignore puis :
Le Major se retourne soudain : - Emily ! Après toutes ces années. C'est le destin !
Emily - Le destin ! Balivernes ; ce n'est que moi. Vous, les hommes, pensez toujours à la fatalité. J'ai retardé mon départ de trois semaines pour me retrouver sur le même bateau que vous. J'ai soudoyé le steward pour qu'il mette nos transats côte à côte dans un endroit tranquille, je me suis enfin donné toutes les peines du monde pour être particulièrement plaisante ce matin. Et là-dessus vous arrivez et déclarez : " C'est le destin. " Au fait je suis particulièrement plaisante, n'est-ce pas ?
Le Major. - Plus que jamais. Le temps n'a fait que mûrir vos charmes.
Emily. - Je savais que vous alliez dire cela. En somme le vocabulaire amoureux est extrêmement limité, vous ne trouvez pas ? Mais après tout, ce qui compte, c'est qu'on vous fasse la cour,.. Vous êtes bien en train de me faire la cour, n'est-ce pas ?
Le Major. - Très chère Emily j'ai commencé mes avances bien avant que vous ne veniez vous asseoir ici. J'ai moi aussi soudoyé le steward afin qu'il installe nos transats dans ce coin retiré. " Ce sera fait comme vous le désirez, monsieur. " Ceci juste après le petit déjeuner.
Emily. - Vous avez pris d'abord votre petit déjeuner ! C'est bien d'un homme ! Moi, sitôt quitté ma cabine, j'ai organisé cette rencontre.
Le Major. - Soyez sérieuse ! Ce n'est qu'à ce moment-là que j'ai appris votre présence à bord.
J'ai alors passé tout ce temps à faire une cour insipide à une jeune écervelée pour vous rendre jalouse. Sans doute est-elle maintenant dans sa cabine me décrivant avec force détails dans une lettre à sa meilleure amie.
Emily. - Il était inutile de vous donner tout ce mal pour me rendre jalouse, Dickie. Je l'ai été il y a des années, lorsque vous avez épousé une autre femme.
Le Major; - Que pouvais-je faire ? Vous étiez partie et avez épousé un autre homme. Et un veuf, en plus !
Emily. - Et qu'avez-vous contre les veufs ? Ce n'est pas blâmable, et d'ailleurs si j'en rencontre un agréable, je recommencerai.
Le Major. - Ecoutez Emily, vous n'êtes décidément pas juste Vous avez toujours une longueur d'avance sur moi. Aujourd'hui c'est moi qui vous demande en mariage. Et vous n'aurez qu'à répondre " Oui ! " N'est-ce pas simple ?
Emily. - Vous l'avez dit pratiquement, alors ne nous attardons pas là-dessus.
Le Major. - Ah bon. Très bien.
( Ils s'observent passionnément et tombent dans les bras l'un de l'autre ).
Le Major. - Cette fois-ci nous sommes ex-aequo. ( Puis il se reprend ) Oh mon Dieu ! J'avais oublié les enfants !
Emily. - Les enfants ?
Le Major. - Oui les enfants. J'aurais dû vous poser d'abord la question : êtes-vous hostile aux enfants ?
Emily. - Non, s'ils ne sont pas nombreux. Combien en avez-vous donc ?
Le Major. -( Après réflexion ) Cinq !
Emily. - Cinq !
Le Major. - ( Alarmé ) C'est trop ?
Emily. - C'est un joli nombre déjà. D'autant que j'en ai aussi.
Le Major. - Quel nombre ?
Emily. - Huit !
Le Major. - Huit en six ans ! Vraiment, Emily ! manuele-lenoir.com
Emily. - Quatre de moi seulement. Les quatre autres sont à mon mari, d'un premier mariage. Cela fait toujours au total, huit.
Le Major. - ( Il compte rapidement ) Huit et cinq, treize. Impossible. Nous ne pouvons commencer notre nouvelle vie avec treize marmots. C'est pas possible. C'est un mauvais chiffre. ( il bouge, agité ). Il faut trouver une solution. Douze serait possible.
Emily. - Ne pourrait-on se défaire d'un ou deux ? Les Français ne manquent-ils pas d'enfants?
Je crois avoir lu des articles sur le sujet dans le Figaro.
Le Major. - Mais ils veulent sans doute des enfants français ou tout au moins qui parlent français. Les miens n'en connaissent pas un mot.
Emily. - Peut-être un ou deux d'entre eux sont-ils débauchés, dénaturés, et dans ce cas pourrez-vous les renier. Cela arrive dans les meilleures familles. Il parait que cela se produit.
Le Major; - Voyons, un peu de bon sens ! Il faut d'abord l'éduquer. Un enfant ne devient pas pervers avant d'avoir fréquenté une bonne école.
Emily. - Et s'il était naturellement dépravé. Beaucoup d'enfants naissent ainsi.
Le Major. - Seulement si cela vient des parents. Vous n'imaginez pas quelque dépravation innée chez moi, par hasard ?
Emily. - Cela saute parfois une génération, dit-on. Vous ne voyez personne dans vos aïeux...
Le Major. - J'avais bien une tante dont on ne parlait jamais.
Emily. - Vous voyez !
Le Major. - Non, nous la connaissons peu. C'était à l'époque victorienne, quantités de secrets étaient tus, dont on parlerait aujourd'hui. Peut-être avait-elle simplement épousé un membre de la secte Unitarienne, ou bien chassait-elle le renard à califourchon sur son cheval. Cela suffisait à l'époque. De plus, on ne peut attendre qu'un enfant commence à ressembler à une grand-tante peut-être pervertie. Il faut trouver une autre solution.
Emily. - Et l'adoption ? Il y a des gens prêts à prendre en charge et élever des enfants d'une autre famille, il me semble.
Le Major. - Des couples sans enfants, peut-être...
Emily. - Chut ! Quelqu'un approche. Qui est-ce ?
Le Major. - Mrs. Paly- Paget.
Emily. - Juste la personne qu'il nous faut.
Le Major. - Pour adopter ? Elle n'a pas d'enfant ?
Emily. - Seulement une malheureuse fillette.
Le Major. - Eh bien, nous allons l'approcher à ce sujet.
( Mrs Paly-Paget arrive du côté cour ). canstockphoto.fr
Bonjour Mrs. Paly-Paget. Je me demandais, pendant le petit déjeuner, où nous nous étions vus la dernière fois....
Mrs. Paly-Paget. - Mais, au Critérion, il me semble. ( Elle s'installe dans le 3è transat )
Le Major; - Mais bien sûr, au Critérion !
Mrs Paly-Paget. - Je dînais avec Lord et Lady Slugford. Des gens tout à fait charmants, mais tellement avares ! Après dîner ils nous ont emmenés au Vélodrome. Nous avons assisté à un genre de ballet très déshabillé sur une musique de Mendelsshon. Nous étions tous serrés dans une toute petite loge. Il faisait une chaleur tout là-haut. On se serait cru au bain turc, et naturellement on ne voyait rien.
Le Major. - Dans les bains turcs on voit plein de choses.
Mrs Paly-Paget. - Voyons, Major !
Emily. - Nous parlions de vous, avant que vous n'arriviez.
Mrs Paly-Paget. - Vraiment ! Pas de remarques trop cruelles j'espère.
Emily. - Non, pas du tout. La traversée ne fait que commencer. Nous nous désolions à votre sujet.
Mrs. Paly-Paget. - Pourquoi donc ?
Le Major. - Votre foyer sans enfant, enfin ce genre de choses. Pas de petits qui trottinent autour de vous.
Mrs. Paly-Paget. - Mais pas du tout, Major. J'ai ma petite fille, j'imagine que vous le savez. Et elle sait aussi bien trottiner avec ses petits pieds que les autres enfants.
Le Major. - Mais ça ne fait qu'une seule paire !
Mrs. Paly-Paget. - Evidemment, mon enfant n'est pas une mille-pattes. Et comme nos déplacements dans la jungle d'un poste à un autre sont assez déplaisants, je dirais plutôt que j'ai un enfant sans foyer qu'un foyer sans enfant. Je vous remercie cependant pour vos sentiments, je suppose qu'ils étaient bien intentionnés, ce qui est parfois le cas pour les propos déplacés.
Emily. - Chère Mrs. Paly-Paget, nous nous désolions seulement pour votre charmante petite fille qui n'aura pas de petite soeur ou de petit frère pour jouer avec elle.
Mrs. Paly-Paget. - Mrs. Carew, je trouve cette conversation parfaitement incorrecte. Je ne suis mariée que depuis deux ans et demi seulement. Il est bien normal que ma famille soit encore peu nombreuse.
Le Major. - Un seul tendron femelle unique dans une famille, ne forme pas une famille. Il en faut un certain nombre.
Mrs. Paly-Paget. - Vous avez, Major, une façon curieuse de vous exprimer. Je n'ai évidemment pour le moment qu'un seul tendron comme vous dites... femelle...
Le Major. - Et qui ne deviendra pas un garçon plus tard, vous pouvez nous croire. Nous avons beaucoup plus d'expérience que vous dans ce domaine. Naître du sexe féminin, c'est pour la vie. La nature n'est pas infaillible, mais même lorsqu'elle fait une erreur, elle n'en démord pas.
Mrs. Paly-Paget. - ( Elle se lève ) Major Dumbarton, ces paquebots sont assez petits, néanmoins j'espère que nous arriverons à nous éviter au cours de cette traversée. Ceci s'adresse également à vous, Mrs. Carew.
( Elle s'éloigne, sort côté jardin ) mapage.noos.fr
Le Major; -( Le Major s'enfonce dans son transat ) N'est- elle pas une mère dénaturée ?
Mrs/ Carew. - Je ne confierais pas un enfant à une pareille mère. Oh, Dickie, pourquoi fallait-il que vous ayez une famille aussi nombreuse ? Vous m'aviez toujours dit que vous ne vouliez pas que je sois la mère de vos enfants.
Le Major. - ( Il s'assied ) Je ne pouvais pourtant pas attendre que de votre côté vous fondiez des dynasties, élevées avec en plus les enfants adoptés. Pourquoi ne pas vous en être tenue à vos propres enfants, au lieu de les collectionner comme des timbres-poste ? A quoi pensiez-vous en épousant un homme père déjà de quatre enfants ?
Emily. - Vous me demandez bien d'en épouser un qui en a cinq.
Le Major. - ( Il bondit hors de son transat ) Cinq ? J'ai dit cinq ?
Emily. - Parfaitement, vous avez dit cinq.
Le Major. - Mais, Emily, je me suis trompé. Comptons ensemble. D'abord Richard, à cause de moi, évidemment.
Emily. - Cela fait un.
Le Major. - Albert-Victor... Ce devait être l'anniversaire du Couronnement.
Emily.. - Deux.
Le Major. - Maud, à cause de....
Emily. - Passons, trois.
Le Major. - Et Gerald.
Emily. - Quatre !
Le Major. - C'est tout.
Emily. - Vous en êtes sûr ?
Le Major. - Absolument. J'ai sans doute compté Albert-Victor pour deux.
Emily. - Richard !
Le Major. - Emily !
( Ils s'enlacent )
Saki