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Le Piéton de Paris ( 3 )
Cafés des Champs-Élysées
Il y a des cafés qui éclatent d'atmosphère, même quand ils sont vides. Des cafés qui sont, par eux-mêmes, de bons rabicoins, et qui se satisfont d'une confortable célébrité de statue ou de paysage. Tel est encore le café Lipp, tout chaud d'âme et d'intimité. Tels furent jadis le Clairon de Sidi-Brahim de la Place du Tertre, ou le Chat Noir, du temps de Narcisse Lebeau rimait :
Dans la passage Vivienne,
Elle me dit ; " Je suis de la Vienne .
Et elle ajouta :
J'habite chez mon oncle,
C'est le frère à papa.
Je lui soigne un furoncle,
C'est un sort plein d'appas.
Je devais r'trouver la donzelle
Passage Bonne-Nouvelle.
Mais en vain je l'attendis
Passage Brady...
Les voilà bien, les amours de passage !...
Comme on le voit, les Parisiens, à cette époque, ne connaissaient pas l'angoisse, et ce genre de petits poèmes faisaient fureur. Les cafés ont changé d'aspect, mais les amours de passage demeurent... C'est même un peu à une femme que je dois d'avoir connu les cafés des Champs-Élysées, si différents des autres, et qui ne supporteraient pas sans mourir l'absence des clients. Mon excellent confrère François Fosca a écrit que les cafés parisiens étaient trop nombreux, et qu'il faudrait certainement des années pour les visiter et pénétrer leurs secrets. Ceci est exact, si l'on considère la multitude des établissements, leur variété et leur tournure. Pourtant, il ne faut pas plus d'une journée pour se livrer à une enquête approfondie dans un quartier précis.
C'est à une femme, je le répète, que je dois d'avoir pris contact avec les grandes verrières des
Champs-Élysées. Et quand je dis à une femme, c'est, comme on le verra, façon de parler.
Rien ne désignait spécialement les Champs-Élysées au rôle de Foire aux Cafés qu'ils sont devenus en peu d'années. Foire aux Cafés qui va même parfois, jusqu'à la foire d'empoigne. C'est là, en effet, que se jouent à peu près toutes les parties du commerce parisien. Pourtant, la denrée en vogue, du Rond-Point à l'Étoile, est d'abord le cinéma. Sont-ce les cafés des Champs-Élysées qui ont donné naissance au marché cinématographique ? Est-ce le cinéma qui a fait sortir du bitume tant de terrasses ? Telle est la double question que je me posais, un matin, au Sélect, en attendant devant un quart Vichy, disons-le, une admiratrice. Celle-ci, que je ne connaissais que par son écriture, m'avait écrit de province pour me donner rendez-vous avenue des Champs-Élysées, au Sélect précisément. Elle désirait avoir mon avis sur un certain nombre de problèmes, dont le premier mettait en relief la nécessité où elle se trouvait de faire du cinéma pour être heureuse. Pourquoi s'adressait-elle à moi ? Je veux bien croire, puisqu'elle le spécifiai, que c'est parce que nos grand-mères s'étaient autrefois connues dans le Berry, et qu'elle-même avait composé quelques poèmes en prose avant d'être visitée par le Démon de l'Ecran. Bref, averti que, la photo aidant, on me reconnaîtrait facilement, j'attendais devant mon quart Vichy, en remuant dans ma tête les conseils de prudence que je pouvais donner à une jeune provinciale. parisinfo.com
Le Sélect commençait de vivre. Dans la salle du fond plus obscure et comme secrète, des oisifs s'engageaient déjà dans des parties de cartes qui dureraient jusqu'au déjeuner. Non pas des joueurs de cartes comme ceux de Toulon ou des bars de Ménilmontant, tous chômeurs joyeux, rentiers corrects ou bricoleurs sincères, mais des personnages singulièrement sérieux, préoccupés, noceurs sans argent, anarchistes du snobisme ou resquilleurs de la belle vie, qui subsistaient grâce à de savants dosages de cafés-crème. Ils jouaient dans un silence de complot, avec une application de bureaucrates. Peu à peu, la grande salle s'emplit de gigolos qui fuyaient le lycée, un bouquin dans la poche, de journalistes sans journaux, et de ces fils à papa besogneux qui attendent du ciel parisien que les situations leur tombent toutes rôties dans la bouche. On commandait les premiers cocktails. J'avais le sentiment de me trouver dans le salon d'attente de quelque professeur d'aventure, ou dans une gare cosmopolite où chacun espérait un train merveilleux à destination de la fortune. Impression que l'arrivée de Paris-Midi, sur lequel on se jetait comme sur un communiqué officie, renforçait encore. Quant à ma provinciale, d'elle pas la moindre trace. Il y avait bien des femmes, cousues aux tables comme des ornements, et toutes assurément rêvaient au film qui les sauverait de la médiocrité, mais aucune ne portait le signe provincial, aucune n'était venue à un rendez-vous...
L'heure de l'apéritif marqua le départ de quelques joueurs de bridge, et l'entrée en groupe d'un haut personnel cinématographique, discrètement salué par les disponibles de toutes sortes. Le haut personnel cinématographique, qui venait, selon toute vraisemblance, de s'éveiller, semblait de mauvaise humeur. Les ordres furent transmis aux garçons dans un français dont les hésitations ou l'accent trahissaient tantôt le russe, tantôt l'anglais, tantôt l'allemand, tantôt le hongrois et tantôt un idiome inconnu. Le café-crème l'emportait nettement sur les vermouths, picons, vins sucrés ou alcools. C'était dans ce lieu une véritable nourriture. De fortes épouses, aux bijoux voyants et grisâtres comme des autos d'avant-guerre, vinrent bientôt retrouver les membres de l'état-major du film. On parlait millions, centaines de mille francs, pellicules, histoire de France, studios. Et pourtant, il était plus que certain que le plus important de ces personnages n'avait ni bureaux, ni employés, ni domicile. La grande affaire était de monter une société. On commence par engager en principe des acteurs, on téléphone à des distributeurs, on fait miroiter de gros bénéfices possibles devant les directeurs de salles, et l'on se procure ainsi une dizaine de mille francs, qui servent à régler des notes d'hôtels ou des taxis qui attendent. Puis, on cherche ce qui s'appelle un scénario, on écrit aux artistes, on décommande les distributeurs : on entre tout vivant dans un cauchemar de cafés-crème, d'annuaires téléphoniques, de projets, on croit à ce qu'on dit, on ne dit pas ce qu'on croit, on se satisfait de mots, de promesses, on re-commande des cafés-crème, on câble à des êtres imaginaires, qui acquièrent de ce fait une espèce d'existence, on attend des réponses, on caresse des esquisses de films propres à bouleverser Paris, et l'on s'aperçoit finalement qu'il est quatre heures de l'après-midi. Alors, on décampe, on va installer un camp de conversation dans un autre café, et l'on recommence à divaguer avec une abondance telle que le souci du lendemain n'ose jamais se lever dans l'âme...
* Il est, au Sélect comme ailleurs, une clientèle de Parisiens sensés qui ont juste le temps d'avaler un apéro avant de déjeuner dans le quartier, des Parisiens qui travaillent sans espérer à faux et lesquels, cependant, ces rêveries, ce culot monotone et cette blaguologie, " comme on dit au village ", font impression. Des demoiselles qui n'ont pas encore mal tourné n'en finissent pas de dévisager ce bataillon de Russes, de Bavarois, de Viennois, de Polonais, d'Américains pour bals champêtres, d'où s'élèvent des fumées prometteuses. Voici bientôt cinq ans que ces faux banquiers, ces faux producteurs parlent et reparlent des mêmes choses sans bouger de place, et il se trouve encore des consommateurs pour envier leur sort. Pas un qui ait mis un film debout, si l'on peut dire, et, pourtant, le courage de continuer à cafécrémer au Sélect ne l'abandonne pas. Mon voisin de gauche caresse de sa main ganglionnée de bagues un paquet sur lequel je lis l'adresse de quelque personnage californien. Le paquet s'en ira dans l'inconnu et, des mois durant, l'expéditeur vivra de revenus d'espérance. Peu d'escrocs, assurément, dans cette clientèle des Champs-Élysées. Des fous. Les escrocs sont occupés. Ils tournent réellement. Ceux qui demeurent assis sont des intoxiqués à leur manière. Le cinéma a remplacé pour eux les mystiques agonisantes de leur pays...
Je me proposais de révéler toutes ces choses à ma provinciale. Mais celle-ci ne se montrait pas. Déjà, les gens sérieux du quartier, entrés là par habitude, reprenaient le chemin de leurs occupations. Les autobus remontaient, vers les ateliers ou les bureaux, les Parisiens de la couture ou de l'automobile. Seuls restaient à leur table les grands malades du cinéma. Un frisson d'inquiétude traversait parfois l'établissement. L'obligation de payer certaines notes se lisait sur des visages de faiseurs de films. Admirablement insensibles à ces espérances ou à ces angoisses, les garçons passaient, polis et mécaniques, entre les tables. sortiraparis.com
Vexé comme celui qui aurait attendu en vain une jolie femme sous les yeux de la foule, je pris brusquement la résolution de sortir et d'aller déjeuner. Quand on sort d'un immeuble quelconque des Champs Élysées, on a la sensation du large. Je me promenai longuement, comme sur un pont de paquebot, avant d'entrer au Fouquet's, capitale indiscutée de l'endroit. Si le Sélect absorbe comme une administration ce que le quartier a de plus douteux, de plus éphémère, le Fouquet's ne donne asile qu'à ce que Paris compte de moins contestable. On va au Sélect, on a l'air d'être reçu chez Fouquet. Le haut personnel cinématographique, qui, de temps à autre, a besoin de changer d'air, quand il vient au Fouquet's choisit de préférence le soir et se confine dans les coins. Par coquetterie, dit-il, il tient la terrasse jusqu'aux premiers froids un peu vifs. A la vérité, il est profondément humilié par la clientèle heureuse de vivre du Fouquet's, dans laquelle il reconnaît ceux qui font pour de bon d'authentiques films et qui passent dans les salles. Il voit Tourneur, au nom prédestiné, Raimu, qui ne passe pas inaperçu, Murat, Pierre Benoit, qui fit des dialogues, tous gens qui ne rêvent pas. D'autres encore, mêlés au monde de la Bourse ou à celui des Courses, et pour qui le Fouquet's à la cuisine excellente est une antichambre délicieuse.
Fouquet's est un de ces endroits qui ne peuvent passer de mode qu'à la suite, il faut bien le dire, d'un bombardement. Et encore ! D'autres cafés, d'autres restaurants périclitent, perdent leur clientèle, ferment leurs portes et font faillite. Le Fouquet's persiste, comme un organe indispensable au bon fonctionnement de la santé parisienne. C'est là qu'en des temps de rentrées les hommes vont se conter leurs bonnes fortunes de l'été. C'est là qu'ils se mendient des tuyaux de Bourse ou de Courses dont la plupart n'ont pas besoin, car le Fouquet's peut se vanter de donner asile aux grosses fortunes, mais, comme dit l'autre, il faut bien vivre comme on vit à Paris. Quel Paul Bourget nous donnera le roman de l'homme-avion, de l'homme- cocktail, à la fois sportif et mondain, affecté et cultivé, insupportable et charmant, des années 1930-1938 ? S'il existe et qu'il manque de documentation, qu'il aille au Fouquet's, Bibliothèque Nationale du parisianisme élégant.
A qui souvient-il encore de l'époque où, sur le plan des cafés, les Champs Élysées ne brillaient que par le Fouquet's ? Ils étaient nobles et nus. Soudain, des cafés ont surgi comme une équipe de coureurs ! Le Berry, devenu le Triomphe, le Colisée, le Marignan, le Longchamp, le Normandy, le Florian, flanqués des escadrilles George V, de Champs Élysées, de Marly. Une vraie flotte. Il semble qu'il y ait eu dans le passé une nuit pendant laquelle les Parisiens auraient pris d'assaut ces établissements nouveaux, étincelants, immenses ou minuscules, qui surgirent l'un après l'autre du vieux trottoir... D'où vient cette clientèle, qui s'étale comme un auditoire électoral, les soirs d'été, jusqu'au passage des taxis ? Entre ces expositions d'apéritifs et ces cascades de café-crème, les cinémas éclatent comme des feux d'artifice, les carrossiers font des merveilles d'incendie. L'avenue devient une des plus éclairées, des plus fréquentées de l'Europe. La clientèle est venue de toutes les capitales à la fois pour goûter à nos huîtres, pour se mêler à nos mannequins, à nos directeurs de maisons de couture, clientèle pourrie malheureusement en son centre, comme une prune par un ver, par le peloton de cinéastes errants qui vont depuis vingt ans du Sélect au Fouquet's, du Fouquet's au Triomphe et du Triomphe au Sélect, dans l'espoir de trouver non pas les cent mille francs qui manquent encore pour donner le premier tour de manivelle, non pas la star qui fera frémir d'aise les provinces, mais le hasard qui les dégoûtera du cinéma...
En quittant ce jour-là le Fouquet's, je ne me décidai pas à abandonner le quartier sans avoir jeté un coup d'oeil, par acquit de conscience, dans les cafés. La crainte de savoir que ma provinciale avait pu être happée au passage par monstre cinéma me tourmentait autant que l'espoir, très humain, de faire sa connaissance. Pouvais-je faire mieux que de m'offrir à la vue des clients des cafés ? Personne, hélas, ne se leva pour me reconnaître. Lorsque je m'éloignai enfin de l'avenue, je la vis brusquement, ce soir d'automne, comme une immense plage formée par la réunion de tous les cafés où les Parisiens viennent prendre un brin de fraîcheur et de lune, après dîner. Et l'on sent très bien, le Fouquet's mis à part, que tous ces établissements où personne ne se connaît, où l'on manque parfois ses rendez-vous, où l'on se tasse comme pour une cérémonie, sont placés " sous le signe " éphémère des plages. Il suffirait que la clientèle se portât en masse vers un autre endroit de Paris pour qu'ils se volatilisent. Le Fouquet's, seul, émergerait vivant du brouillard, et, plus bas, le Francis, d'une part, le Rond-Point de l'autre, que font vivre et durer les théâtres, les couturiers et les journalistes. Aujourd'hui, les Champs Élysées sont aux cafés. D'autres, d'ici quelques mois, naîtront sans doute sur ce trajet unique au monde. Mais, demain ?
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Léon-Paul Fargue
( in Le Piéton de Paris )
( à suivre.................)
Passy Auteuil