dimanche 15 juillet 2018

Tel est pris... Arthur Conan Doyle ( Nouvelle Angleterre )

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                                                           Tel est pris...

                                                       Conte de pirate

            Au temps de la flibuste, les navires pirates se distinguent par leur carène impeccable. Une fois l'an, si ce n'est plus, ces bateaux étaient l'objet d'un carénage méticuleux. Ainsi, en débarrassant leurs oeuvres vives des algues et des coquillages qui, dans les mers tropicales, prolifèrent sur toutes les coques, les forbans gagnaient le surcroît de vitesse qui leur permettait d'arraisonner n'importe quel navire marchand, ou de fuir devant un bâtiment de guerre supérieurement armé. Pour caréner le capitaine allégeait son bateau de tous ses canons et de ses réserves d'eau afin de pouvoir échouer au fond d'une crique étroite où, à marée basse, il se trouvait comme en cale sèche, puis, à l'aide de puissants palans tendus entre ses mâts et la terre, il couchait le navire sur le flanc. Cet abattage en carène prenait quelques semaines durant lesquelles le bateau était à la merci de n'importe quel agresseur, cependant celui-ci ne pouvait s'approcher qu'après s'être lui-même délesté, et encore aurait-il fallu qu'il connaisse le lieu du carénage, un secret de polichinelle gardé.
            Les capitaines se sentaient tellement en sécurité dans ces criques, qu'il n'hésitaient pas à laisser leur navire aux soins des caréneurs et repartaient avec la chaloupe du bord, soit pour une expédition de chasse ou de pêche, soit pour s'offrir une orgie dans un port voisin, où ils tourneraient la tête des femmes à force de galanteries et d'extravagances, comme ouvrir une pipe de vin sur la place du marché et, sous la menace du pistolet, obliger les passants à s'enivrer. Parfois, ils faisaient une apparition dans de grandes villes, Charleston par exemple, où ils déambulaient en exhibant leurs armes, au grand scandale de la colonie si respectueuse des lois.
            De telles excursions pouvaient présenter quelque risque. C'est ainsi aque le capitaine Maynard captura le redoutable Barbe-Noire, dont la tête se retrouva fichée à l'extrémité du beaupré d'un bâtiment de guerre. Pour l'exemple. Mais, le plus souvent, les pirates se livraient, sans être inquiétés, à leurs débauches, brutalités et horreurs, jusqu'à ce que l'heure sonnât pour eux de regagner le bord.
Image associée            Il était cependant un pirate qui, jamais, ne franchissait les   *
   frontières de la civilisation : c'était le sinistre Sharkey, capitaine du Happy Delivery. Peut-être y était-il enclin par son tempérament morose et ses habitudes de vieux solitaire ? En réalité, il savait que sa réputation avait atteint un degré dangereux. S'il était reconnu sur la côte, Sharkey déclancherait une émeute d'où il n'avait aucune chance de sortir vivant. Il ne se montrait donc jamais dans une colonie. Lorsque son navire carénait il le confiait à son second, Ned Galloway né en Nouvelle-Angleterre, sous sa surveillance, et il partait en croisière sur un canot. Il en profitait, disait-on, pour enterrer ses parts de butin dans des caches. A moins qu'il n'organise une chasse au boeuf sauvage sur Hispaniola. Une fois leur viande marinée et rôtie, ces animaux lui fournissaient un fonds de vivres pour le prochain voyage. Alors son bateau venait le reprendre dans un mouillage convenu à l'avance. et l'équipage chargeait à bord le gibier qu'il avait tué.
            Dans les îles, on savait que la seule chance de mettre Sharkey hors d'état de nuire était de la capturer lors d'une de ces expéditions. Or, un jour, parvint à Kingstone une information qui semblait justifier une opération décisive. Elle provenait d'un bûcheron qui, en abattant du bois de campêche, était tombé aux mains du pirate. L'homme avait bénéficié d'une bienveillance d'ivrogne, pour le moins imprévue, puisqu'il s'en était tiré moyennant un nez fendu et une volée de coups de bâton. Les renseignements étaient récents et précis : le Happy Delivery avait abattu en carène à Torbec, au sud-ouest d'Hispaniola, et Sharkey, avec quatre de ses hommes, boucanait sur l'île de la Vache. Alors, le sang de cent équipages assassinés appela à la vengeance, et il apparut enfin que, cette fois, ce cri ne serait pas poussé en vain.
            Sir Edward Compton, gouverneur au nez altier et au visage sanguin, tint un conclave solennel avec le commandant de la place et les membres les plus éminents du Conseil. La question était : comment profiter de l'occasion. En effet, le plus proche bâtiment de guerre se trouvait à Jamestown, et c'était un vieux navire lourd, pas plus capable d'arraisonner le pirate en haute mer que de l'atteindre dans l'anse où il se cachait.
            Certes, Kingstonet et Port-Royal étaient bien garnis de forts et d'artillerie, seuls faisaient défaut les soldats expérimentés qui auraient pu former une compagnie de débarquement pour attaquer Torbec.
            Il restait, bien sûr, la solution d'organiser une expédition corsaire. Le pays ne manquait en effet pas d'hommes qui avaient des comptes à régler avec Sharkey. Mais quelle chance cette entreprise aurait-elle contre des pirates nombreux prêts à tout ? En revanche, la capture de Sharkey et de ses quatre compagnons serait aisée, à condition de parvenir jusqu'à eux sur l'île de la Vache. A condition de pouvoir les trouver sur cette terre couverte de jungles impénétrables et hérissée de reliefs escarpés. Une récompense fut promise à quiconque trouverait une solution.
            C'est ainsi que se fit connaître l'auteur d'un projet peu banal, qui s'affirmait disposé à le mener à bien jusqu'au bout, en personne.
Résultat de recherche d'images pour "pirate"   **         Stephen Craddock était un puritain qui avait mal tourné. Comme il était issu d'une famille  quconvenable de Salem, on peut supposer que sa mauvaise conduite était une réaction à l'austérité religieuse qui avait baigné son éducation. Le fait est qu'il mettait au service du vice toute l'intelligence et la force physique qu'il avait héritées de ses ancêtres. Il était ingénieux et rien ne lui faisait peur. Son entêtement, dès lors qu'il s'était fixé un but, n'avait pas de limites. C'était ce même Craddock qui, en Virginie, avait failli être condamné à mort pour le meurtre d'un chef Séminole. Tout le monde savait bien qu'il s'en était tiré en achetant les témoins et en soudoyant le juge. On se souvenait aussi de l'abominable réputation de négrier et de pirate qu'il s'était construite dans la golfe du Bénin. Stephen Craddock était en définitive revenu à la Jamaïque avec une grosse fortune en poche et s'était acheté une réputation irréprochable.
                Tel était l'homme austère et dangereux qui attendait d'être reçu par le gouverneur pour lui présenter le plan infaillible qui mettrait Sharkey hors d'atteinte de nuire..
            Sir Edward l'accueillit avec un enthousiasme mitigé, car il estimait que, malgré ses apparences de bourgeois rangé, l'homme restait comparable à un mouton enragé, capable de contaminer tout son troupeau. Craddock perçut à travers le voile mince d'une courtoisie réservée, la méfiance dont il restait l'objet.
            - Vous n'avez rien à craindre de moi, monsieur, lui dit-il. Je ne suis plus l'homme que vous avez connu. Depuis peu, certes, mais j'ai revu la lumière après m'être égaré loin d'elle pendant de sinistres années. C'est grâce au ministère du révérend John Simons que je l'ai retrouvée. Monsieur, si votre propre flamme connaît un jour le besoin d'être ranimée, sachez que sa conversation vous fera le plus grand bien !y,Le gouverneur redressa son nez épiscopal.
            - Vous êtes venu ici pour me parler de Sharkey, monsieur Craddock.
            - Ce Sharkey est un monstre d'iniquités, soupira Craddock. Sa corne de méchanceté se dresse depuis trop longtemps, aussi m'est-il venu à l'idée que, si je la lui coupais une fois pour toute, si je détruisais cet être abject, je ferais là une action louable qui, peut-être, compenserait quelques-unes de mes erreurs du passé. Une idée s'est imposée à mon esprit. Grâce à elle, je pourrai consommer la perte du maudit.
            Le gouverneur était vivement intéressé car, sur le visage vérolé de son interlocuteur il lisait la volonté de nuire et la certitude de tenir un bon plan. L'homme ne plaisantait pas. Après tout ce Craddock était un marin et un chasseur. S'il s'avérait exact qu'il tenait absolument à racheter son passé, personne ne serait plus apte que lui à bien conduire l'affaire.
            - Ce sera une entreprise dangereuse, monsieur Craddock !
           - Si j'y laisse la vie ma mort réparera une existence mal conduite. J'ai beaucoup à me faire pardonner.
                Le gouverneur ne voyait pas pourquoi le contredire.
                - Quel est votre plan ? demanda-t-il.
               - Savez-vous que le bateau de Sharkey, le Happy Delivery a été lancé ici-même, dans ce port de Kingstone ?
            - Il appartenait à M. Codrington et Sharkey s'en est emparé après avoir sabordé son propre sloop, parce qu'il le trouvait plus rapide.
            - Très bien, mais vous ignorez peut-être que M. Codrington possède un deuxième bateau, un sistership du Happy Delivery. Il se trouve en ce moment au mouillage dans le port. C'est le rose blanche, et, sans la bande peinte en blanc qui orne sa coque, personne ne saurait les distinguer.
            - Ah ! Et alors ? demanda le gouverneur du ton de celui qui commence seulement à comprendre.
            - Avec le White Rose Sharkey tombera entre nos mains.
            - Et comment cela ?                                                                    flickr.com
Image associée            - Je vais effacer la bande blanche du White Rose que je rendrai tout à fait semblable au Happy Delivery. Après quoi j'appareillerai pour l'île de la Vache où Sharkey, nous dit-on, massacre des boeufs sauvages. Quand il verra le rose blanche il le prendra forcément pour son propre bateau venu le chercher. Alors il viendra lui-même se livrer à bord.
            Le plan était simple, le gouverneur estima qu'il pouvait être efficace. Il autorisa sans hésiter Craddock à l'éxécuter et à prendre toutes les mesures qu'il jugerait utiles Sir Edward se refusait à céder à l'optimisme parce que de nombreuses tentatives manquées pour capturer Sharkey avait prouvé que l'homme était aussi rusé qu'impitoyable. Mais, de son côté, ce puritain amaigri de Craddock avait jadis démontré qu'il ne l'était pas moins. La rivalité entre eux excitait l'esprit sportif du gouverneur. Aussi, bien qu'il demeurât convaincu au fond de lui-même que les chances n'étaient pas égales, il soutint son homme avec la même loyauté qu'il aurait soutenu un cheval de course ou un coq de combat. Il fallait surtout se hâter ! Car, d'un jour à l'autre, le carénage pour s'achever et les pirates reprendre la mer. Mais il n'y avait pas grand chose à faire pour armer le rose blanche, tandis que de toutes parts se manifestaient les bonnes volontés. Quand, le surlendemain le Happy Delivery appareilla, tous les marins du port étaient formels : nul n'aurait pu relever la plus légère dissemblance entre les deux navires. La bande blanche avait été effacée, et les mâts, comme les vergues noircis de fumée afin de lui donner l'allure d'un bourlingueur qui avait navigué par tous les temps. Sur la foi d'un témoignage, on avait même cousu un grand renfort en forme de losange sur son hunier de misaine. L'équipage se composait de volontaires qui, pour la plupart, avaient auparavant navigué sous les ordres de Stephen Craddock. Le second capitaine de l'expédition, ce vieux négrier de Josuha Hird, avait déjà été son complice lors de nombreux voyages. Sans hésiter il avait répondu à l'appel de son ancien patron.
            Toutes les voiles dessus, le navire vengeur filait sur la mer des Caraïbes et, à la vue de sonp pavillon les petites embarcations de pêcheurs se déroutaient du plus vite qu'elles pouvaient, comme des truites épouvantées dans un vivier. Le quatrième soir, le cap Abacou fut relevé à cinq milles sur leur nord-est. Le cinquième soir Craddock et ses hommes mouillèrent en baie des Tortues sur l'île de la Vache où Sharkey et ses quatre compagnons avaient été vus chasser. C'était un endroit très boisé. Les palmiers et les broussailles descendaient jusqu'au mince croissant de sable argenté qui ourlait le rivage. Ils avaient hissé au grand mât le pavillon rouge, mais à terre rien ne bougea. Craddock regardait de tous ses yeux avec l'espoir que d'un instant à l'autre il verrait se détacher un canot à bord duquel il reconnaîtrait Sharkey. Mais la nuit passa, puis toute une journée, puis une autre nuit encore, sans jamais lui apporter le moindre signe des hommes qu'il cherchait à piéger. C'était à croire qu'ils étaient repartis.
            Le deuxième matin, Craddock descendit à terre en quête d'indices. Ce qu'il découvrit le rassura pleinement. Près du rivage il y avait un boucan de bois vert comme ceux qu'on utilise pour fumer la viande, ainsi qu'une grosse provision de filets de boeuf marinés et rôtis, pendus à des cordes. Si le navire pirate n'avait pas emporté ses vivres, c'est que les chasseurs se trouvaient encore sur l'île.
            Mais, dans ce cas, pourquoi ne s'étaient-ils pas montrés ? Etait-ce parce qu'ils avaient deviné que ce n'était pas le Happy Delivery qui se tenait au mouillage ? Ou parce qu'ils chassaient à l'intérieur de l'île et ne songeaient pas encore à rembarquer ? Craddock hésitait entre ses deux hypothèses quand un Indien Caraïbe sortit de la forêt. Les pirates étaient dans l'île, affirma-t-il, et leur campement était à une journée de marche de la mer. Ils lui avaient volé sa femme et les marques de coups de fouet qu'il avait reçus étaient encore toutes rouges sur son dos bronzé. Les ennemis de ses ennemis étant ses amis, il les conduirait dans leur repaire.
            Craddock ne demandait pas mieux. Aussi, de bonne heure le lendemain matin, il partit sous la conduite du Caraïbe avec un petit détachement armé jusqu'aux dents. Ils se battirent tout le jour pour se frayer un chemin à travers la brousse. Ils escaladèrent des rochers et se retrouvèrent enfin au coeur de l'île de la Vache. En chemin ils avaient décelé des indices encourageants comme les ossements d'un boeuf tué et des traces de pas imprimés dans une fondrière. Vers le soir ils crurent même entendre une fusillade lointaine. Ils passèrent la nuit sous les arbres et dès les premières lueurs de l'aube reprirent leur marche. Vers midi ils arrivèrent à des huttes d'écorce qui, selon le Caraïbe, servaient de campement aux chasseurs. Elles étaient vides. Les occupants étaient, sans aucun doute, à la chasse et rentreraient dans la soirée. Craddock disposa ses hommes en embuscade dans les fourrés, encerclant les huttes. Mais, de toute la nuit, personne ne vint. Il n'y avait rien de plus à tenter. Craddock pensa qu'après deux jours d'absence, mieux valait regagner le navire.
            Le voyage de retour fut moins pénible puisqu'ils avaient déjà ouvert une trace. Avant le soir ils se retrouvèrent dans la baie des Tortues et aperçurent leur navire ancré là où ils l'avaient laissé. Leur canot et ses avirons avaient été tirés parmi les buissons. Ils le poussèrent à l'eau et ramèrent avec vigueur vers le White Rose.
Image associée   ***         - Mauvaise pioche ? cria Josuha Hird, le second, qui les regardait depuis la dunette, le visage blême.
            - Son campement est vide, mais il peut encore descendre par ici, dit Craddock en posant une main sur l'échelle.
            Quelqu'un sur le pont se mit à rire.
            - Je crois, dit le second, que ces hommes feraient mieux de rester dans le canot.
            - Pourquoi ?
           - Si vous passez à bord, monsieur, vous comprendrez.
            Il avait parlé d'une voix hésitante, bizarre. Le sang afflua sur la figure osseuse de Craddock.
            - Que veut dire ceci, Hird ? s'écria-t-il en enjambant la lisse. Allez-vous donner des ordres à l'équipage de mon navire maintenant ? 
            Il avait un pied sur le pont et un genou sur la lisse lorsqu'un marin à barbe rousse qu'il n'avait jamais remarqué à bord le délesta soudainement de son pistolet. Craddock attrapa le poignet de l'homme, mais au même moment un second lui retira son sabre d'abordage.
            - Quelle canaillerie est-ce là ? cria Craddock jetant aurour de lui des regards furieux.
            Mais l'équipage demeurait en petits groupes sur le pont. Les matelots riaient et chuchotaient entre eux sans manifester le moindre désir de le secourir. Dans un rapide coup d'oeil Craddock observa qu'ils étaient bizarrement accoutrés : des capes de cavaliers, des robes de velours, des rubans de velours roulés autour de leurs genoux, évoquaient davantage des élégants que des marins.
            Il se frappa le front de ses poings pour être sûr de ne pas rêver. Le pont semblait plus sale que lorsqu'il l'avait quitté. Autour de lui il ne voyait que des visages brunis par le soleil. Il n'en reconnaissait aucun, sauf Josuha Hird. 
            Le bateau avait-il été capturé en son absence ?
            Etait-il entouré par les hommes de Sharkey ?
            A cette pensée il donna un violent coup d'épaule pour se libérer et essaya de dégringoler l'échelle pour revenir dans le canot, mais il fut empoigné par une douzaine de mains et poussé dans sa cabine.                                                                                                     amazon.fr   
Résultat de recherche d'images pour "pirate"            Tout était différent dans cette cabine quittée trois jours plus tôt. 
             Le plancher était différent, le plafond était différent, le mobilier était différent ! Lui possédait des meubles simples, presque austères. Ceux-ci étaient à la fois somptueux et malpropres. Les rideaux coupés dans un beau velours étaient marqués de tâches de vin. Les panneaux en bois rare étaient criblés de traces de balles. Une carte de la mer des Caraïbes était étalée sur la table. Et là, compas à pointes sèches en main, était assis un homme tout rasé, pâle, coiffé d'un bonnet de fourrure et revêtu d'un habit de soie damassée.                                                            
            Craddock devint blanc comme un linge quand il découvrit un long nez maigre aux narrines retroussées et des yeux injectés de sang qui se fixèrent sur lui, comme le regard ironique du champion d'échecs qui fait mat son adversaire.
            - Sharkey ? s'écria Craddock.
            Les lèvres minces du pirate s'entrouvrirent dans un petit rire.
            - Idiot ! s'exclama-t-il se penchant vers Craddock, lui transperçant l'épaule avec la pointe de son compas. Pauvre idiot ! Tu voulais te mesurer avec moi ?
            Ce ne fut pas sous l'effet de la douleur, mais parce qu'il ne pouvait pas tolérer le ton méprisant de Sharkey que Craddock fut pris de folie furieuse. Avec un hurlement de rage il se jeta sur le pirate, le frappa des poings et des pieds, se démena comme un démon, il écumait. Pas moins de six hommes furent nécessaires pour le mettre à terre parmi les débris de la table. Encore ces six hommes reçurent-ils chacun un souvenir plus ou moins cuisant de la vigueur de leur prisonnier. Mais Sharkey continuait à le surveiller avec le même regard dédaigneux. De l'extérieur parvinrent un fracas de bois brisé et des cris d'étonnement.
            - Qu'est-ce que c'est ? interrogea Sharkey.
            - On vient de défoncer leur canot. Les hommes sont à l'eau...
           - Qu'ils y restent ! Maintenant Craddock tu sais où tu es. Tu te trouves sur mon navire, le Happy Delivery, et je te tiens à ma merci. Je te connaissais comme bon marin et vrai forban avant que tu ne retournes ta veste ! Tes mains ne sont pas plus propres que les miennes. Veux-tu signer un engagement avec moi, comme l'a fait ton second, et te joindre à nous ? Ou bien tu préfères que je te jette par-dessus bord pour que tu rejoignes tes copains ?
            - Où est mon navire ?
            - Coulé dans la baie.
            - Et l'équipage ?
            - Au fond de la baie aussi.
            - Alors je préfère la baie !
            - Empoignez-le et jettez-le à la mer ! ordonna Sharkey.
            Des mains fermes s'emparèrent de Craddock et le tirèrent sur le pont. Galloway, le quartier-maître, avait déjà saisi son crochet pour lui briser les membres, quand Sharkey se précipita hors de la cabine.
            - Nous pouvons faire mieux avec ce chien ! s'écria-t-il. Ma parole, j'ai une idée de génie. Flanquez-le dans la voilerie, passez-lui les fers, et toi, quartier-maître, viens ici que je te dise mon idée !
            Meurtri et blessé, physiquement et moralement, Craddock fut enfermé dans la voilerie obscure, les fers tellement serrés qu'il ne pouvait bouger ni une main, ni une jambe, mais il avait le tempérament d'un homme du Nord, et son esprit farouche était uniquement préoccupé par la nécessité pour lui d'achever sa vie sur un geste qui rachèterait une partie de son fâcheux passé. Toute la nuit il demeura étendu au fond de la cale. Entendant le chuintement de l'eau contre le bordé et les craquements de la charpente, il sut que le bateau avait repris la mer et filait à belle allure. Très tôt le matin quelqu'un rampa vers lui par-dessus les tas de voiles de rechange.
            - Voici du rhum et des biscuits, murmura la voix de son ex-second. C'est à mes risques et périls, monsieur Craddock, que je vous les apporte.
            - C'est toi qui m'as tendu un piège et poussé dedans ! cria Craddock. Comment cela ?
            - Ce que j'ai fait, je l'ai fait avec la pointe d'un couteau entre mes côtes.
            - Que Dieu pardonne ta lâcheté, Josuha Hird ! Mais comment es-tu tombé entre leurs mains ?
            - Eh bien ! monsieur Craddock, le bateau pirate est revenu de son carénage juste le jour où vous nous avez quittés. Ils nous ont attaqués et, comme nous n'avions pas beaucoup de monde puisque que les meilleurs étaient avec vous, nous n'avons pu leur opposer qu'une faible résistance. Ceux qui ont eu le plus de chance ont été tués à l'abordage, les autres ont ensuite été massacrés. Et moi, j'ai sauvé ma vie en signant un engagement chez eux.
            - Et ils ont sabordé mon bateau ?
            - Ils l'on sabordé. Après quoi Sharkey et ses hommes sont montés à bord. Ils nous avaient d'abord guettés dans les buissons. Comme au cours de leur dernier voyage son grand mât avait été abîmé, quand il a vu le nôtre en bon état donc, il s'était méfié. Quand il a compris, c'est alors qu'il a eu l'idée de vous tendre le même piège que celui que vous lui aviez tendu.
            Craddock gémit;       croisiere-voyage.ca
            - J'aurais dû penser à ce mât ! murmura-t-il. Mais où allons-nous ?
            - Nous nous dirigeons nord et ouest.
            - Nord et ouest ? Alors nous retournons vers la Jamaïque.
            - Et nous filons nos huit noeuds.
            - Sais-tu ce qu'ils ont l'intention de faire de moi ?
            - Non. Mais si vous vouliez contracter l'engagement...
            - Assez, Josuha Hird ! J'ai trop souvent risqué mon âme !
           - Comme vous voudrez ! J'ai fait ce que j'ai pu. Adieu !
           Cette nuit-là et tout le lendemain le Happy Delivery se laissa porter par les alizés, et Stephen Craddock demeura dans l'obscurité de la voilerie. Il s'attaqua patiemment aux fers qui cerclaient ses poignets, mettant à mal quelques-unes de ses articulations. Il parvint à libérer une de ses mains, mais il lui fut impossible de dégager l'autre. Quant à ses chevilles, elles étaient solidement entravées.
            Le bruissement continu de la mer contre la carène lui disait que le navire ne tarderait pas à se trouver en vue de la Jamaïque. 
            Quel plan avait donc mijoté Sharkey, et quel rôle lui avait-il réservé ? Craddock serra les dents. Il se fit le serrement de ne commettre aucune traîtrise sous la contrainte, quelles qu'eussent été celles qu'il avait jadis commises de plein gré.
            Le deuxième matin Craddock sentit que la voilure avait été réduite et que le bateau avançait maintenant à faible vitesse, avec une brise légère par le travers. Ensuite, le gîte du navire, l'absence de tangage et les bruits sur le pont lui apprirent que le Happy Delivery entamait un louvoyage non loin de la côte. Il avait donc atteint la Jamaïque. Mais que venait-il donc y faire ? 
            Et tout à coup des vivats lui parvinrent du pont, un coup de canon tonna au-dessus de sa tête, auquel répondirent d'autres coups de canon, mais très haut au-dessus de l'eau. Craddock se redressa et tendit l'oreille. Le pirate avait-il engagé le combat ? Il n'avait, pourtant, engagé qu'un seul boulet. Plus étrange, alors que beaucoup d'autres coups de canon lui avaient fait écho, aucun ne semblait avoir pris pour cible le Happy Delivery. Mais alors, si le premier coup de canon n'avait pas donné le signal d'une attaque, c'est qu'il avait été tiré pour un salut.
            Mais qui saluerait donc Sharkey le pirate ?
            Un autre pirate, assurément. Alors Craddock s'allongea de nouveau en poussant un soupir désespéré, et il se remit à attaquer la menotte qui cerclait le poignet droit.
            Soudain il entendit des pas approcher, il eut à peine le temps de replacer sa main dans les fers défaits. La porte s'ouvrit et deux pirates entrèrent.
            - Tu as ton marteau, charpentier ? demanda l'un des bandits, et Craddock reconnut le gros quartier-maître.
            - Desserre ses entraves et retire-les-lui. Mais ne touche pas aux bracelets, il sera plus sage si tu les lui laisses.
            Au marteau et au ciseau à froid le charpentier relâcha les entraves, puis l'en débarrassa.
            - Qu'allez-vous faire de moi ? interrogea Craddock.
            - Monte sur le pont, tu verras bien !
            Le marin le prit par le bras et le tira sans ménagement jusqu'au pied de la pente. Au-dessus de sa tête se détachait un carré de ciel bleu traversé par la corne de misaine, à son pic flottaient les couleurs. La vue de ces couleurs coupa le souffle à Craddock. Car il y avait deux étamines : le drapeau anglais était déployé au-dessus du pavillon noir. Les couleurs loyales flottaient au-dessus de celles du pirate !
            Craddock demeura quelques instants stupéfait mais, derrière, une brutale poussée des pirates l'obligea à gravir l'échelle. Quand il mit le pied sur le pont il regarda le grand mât : là aussi les couleurs anglaises flottaient au-dessus du pavillon maudit. Les haubans et les agrès étaient enguirlandés de flammes et de banderoles. Le navire aurait-il été capturé ? Mais non, c'était impossible ! D'ailleurs, les pirates disséminés le long de la lisse bâbord agitaient joyeusement leurs chapeaux. Le plus excité était le second qui avait trahi Craddock. Il se tenait au bout du gaillard d'avant et gesticulait comme un fou. Craddock regarda du côté vers lequel tous se tournaient et, en un éclair, il comprit.
            Par le travers du bossoir et à un mille de distance s'alignaient les maisons blanches et le fort de Port-Royal entièrement pavoisé. Tout droit en face s'ouvrait le bief qui donnait accès à la ville de Kingstone. A moins d'un quart de mille un petit sloop manoeuvrait contre le vent léger. Le drapeau anglais flottait à la pomme de son mât et son gréement était décoré.Sur le pont, une véritable foule poussait des hourras, agitant bras et chapeaux, des taches écarlates révélaient la présence d'officiers de la garnison.                                                                                                  lapausejardin.fr
Image associée            En homme d'action qui comprend tout très vite, Craddock saisit soudain le jeu de Sharkey. Le pirate dont la ruse et l'audace étaient les qualités maîtresses au service de son tempérament diabolique, tenait le rôle que Craddock aurait joué lui-même s'il était rentré victorieux ! C'est en son honneur que les canons avaient tiré une salve de salut et que les drapeaux flottaient.
            C'est pour l'accueillir qu'approchait le bateau du gouverneur, du commandant de la place et des autorités de l'île. Dans moins de dix minutes il se trouverait sous le feu des canons du Happy Delivery et Sharkey aurait gagné la plus étourdissante partie qu'un pirate avait jamais jouée.
            - Faites-le avancer ! cria Sharkey quand Craddock apparut encadré par le charpentier et le quartier-maître. Gardez les sabords fermés mais dégagez les canons de bâbord. Préparez-vous à tirer une bordée ! Encore deux encablures et ils sont à nous !
            - Ils s'écartent ! constata le maître d'équipage. J'ai l'impression qu'ils nous reniflent.
           - Tout va s'arranger ! répondit Sharkey en tournant ses yeux chassieux vers Craddock. Mets-toi là, toi ! Oui, là ! Pour qu'ils puissent te reconnaître. Pose ta main sur le gui et agite ton chapeau. Vite, ou ta cervelle va se répandre sur ton habit. Enfonce un pouce de ton couteau dans ses côtes, Ned ! Maintenant fais des signes avec ton chapeau ! Un pouce de plus, Ned !.. Hé tirez dessus ! Arrêtez-le !
            Trop tard ! Se fiant aux menottes le quartier-maître avait, pendant un bref instant, retiré ses mains des bras du prisonnier. Craddock en profita pour bousculer le charpentier et, sous une grêle de balles, enjamba la lisse et se jeta à l'eau.
            Maintenant il nageait pour sauver sa vie et celle des autres. Il fut touché plusieurs fois, mais il faut de nombreuses balles de pistolet pour tuer un homme robuste et résolu qui veut absolument faire quelque chose avant de mourir. Bon nageur, malgré le sillon rouge qu'il laissait derrière lui, il s'éloignait du pirate.
            - Donnez-moi un mousquet, rugit Sharkey.
            Le pirate tirait bien et ses nerfs d'acier ne l'abandonnaient jamais dans les situations difficiles. La tête brune apparut sur la crête d'une vague, redescendit dans le creux suivant, remonta... Craddock était parvenu à mi-distance du sloop. Sharkey visa longtemps avant de tirer. Quand le fusil claqua, le nageur se hissa au-dessus de l'eau, agita ses bras en signe d'avertissement, et hurla quelques mots d'une voix qui retentit dans toute la baie. Puis, tandis que le sloop virait de bord et que le corsaire lui expédiait une bordée, mais sans résulta, un sourire farouche éclaira l'agonie de Stephen Craddock qui sombra enfin dans le cercueil doré qui miroitait sous lui, infiniment. 


     
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**         /piratesdeloire.com/
***       guadeloupensites.com


                                                       Arthur Conan Doyle








jeudi 12 juillet 2018

Tout seul Domenech Raymond ( récit autobiographie France )




            De défaites cuisantes en espoirs vains, les fans de foot ont vibré, vécu les affres d'attente désespérée de buts. Pour conduire à la victoire une équipe de onze, vingt-deux ou trente joueurs il faut un sélectionneur. De 2004 à 2010 ce fut Raymond Domenech. Sélection, présélection, malaise et entorses, colère et jalousie, le coach a le devoir d'être psychologue, un peu sorcier pour déjouer d'éventuels jeteurs de sorts " ... La superstition m'a fait hésiter à saluer... qui venait me dire bonjour... il m'a glissé quelques mots sur la chance... Je suis allé me laver les mains ensuite, réaction grave, je l'admets, mais j'avais quasiment senti chez lui la volonté de me prendre quelque chose. On devient fou dans ce métier !... " D'autres anecdotes nous rappellent qu'approcher et taper le ballon rond, joueur ou spectateur, excite l'homme, l'enfant, la mère pour toutes sortes de raisons. Dans ce livre passionnant qui a largement trouvé ses lecteurs, l'intrigue est le comportement d'hommes adulés, "... immatures... " dit-on, capables de mettre en cause la réussite d'un match pour un numéro sur le maillot, le 10 bien connu. Raymond Domenech tient un journal et d'après ses notes nous raconte les contentieux provoqués par des joueurs capricieux entourés des leurs, qui, avocat, un autre de son agent lors de la préparation des Coupes d'Europe, du Monde. L'histoire est d'autant plus excitante à lire que tous les spectateurs ont vécu en direct la déchéance de l'équipe de France en Afrique du Sud et l'usure du poste, manager autant que protecteur, habile et provocant. Sali par trop d'accusations, une ou des taupes au sein d'une équipe qui connut les affres de l'épopée Zahia, fournisseurs d'informations internes à une presse avide de papiers, Domenech joueur lui-même à Lyon où il est né, et dans différents clubs, selon un cursus classique, aime aussi le théâtre, il joua au petit théâtre de la Croix-Rousse dans sa ville natale après avoir été élève du Lycée Ampère,  et termine son livre par une tirade de Cyrano " Ha ! ha ! les Compromis,
                                                                  Les Préjugés, les Lâchetés !   Que je pactise ?
                                                                 Jamais, Jamais..............   
Un reproche pourtant à ce livre pour les femmes, les hommes, toutes générations, il manque un ballon sur la photo.           

lundi 9 juillet 2018

La Parisienne in Le Piéton de Paris Léon-Paul Fargue ( Nouvelle France )


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catalogue.gazette-drouot.com


                                                La Parisienne

            Il est bien difficile de dire ce que c'est qu'une Parisienne. En revanche, on voit très bien ce que c'est qu'une femme qui n'est pas parisienne. Becque, dans sa pièce froide et que son premier acte rendit fameuse, fait de la Parisienne une femme qui couche un peu avec tout le monde et n'hésite pas à revenir à ses premiers amants. Pour lui, comme pour les Allemands, les Russes et les Indigènes des Îles Fidji, la Parisienne est l'élément féminin du ménage à trois.
            Ne nous formalisons pas de ces jugements sommaires et ne piquons pas de crise de patriotisme, puisque les Parisiennes peuvent être café-crème, comme Joséphine Baker, ou juives comme Sarah Bernhardt. Voici un premier point : la Parisienne peut hardiment venir de Moscou, de Sucre ou de Castelsarrasin.
            Il y a toutes sortes de Parisiennes. En 1907, deux dames, qui furent respectivement qualifiées de " dévoyées de l'Aristocratie impériale et d'excentriques de la littérature ", et qui n'étaient autres que la marquise de Belbeuf, née Morny, et notre admirable Colette Willy, se montrèrent sur la scène d'un music-hall, exactement le Moulin-Rouge, dans une tenue qui effaroucha et fit hurler les mauvais bourgeois. Le préfet de police dut interdire les représentations. La nièce de Napoléon III et l'auteur de La Retraite sentimentale sont restées des Parisiennes, malgré l'averse. Par contre, Mme Steinheil n'a pas droit au titre. Comme on le voit, il ne suffit pas de faire parler de soi. Il n'y a plus guère de Parisiennes.                                                                                                             mieux-se-connaitre.com
Image associée            Ce qu'on rencontre de nos jours dans les salons, chez les ministres, chez Maxim's, dans les coulisses des petits théâtres, ce sont des femmes du monde de gauche, occupées de la France, de l'Epargne ou de l'Honneur, des boutiquières de province qui ont donné un coup de main, ou plutôt un coup de reins à la carrière de leur mari, des femmes, des femmes de chambre que le coup de grisou cinématographique a placées au premier rang de l'actualité, et qu'on invite, et qu'on admire et qu'on gâte ! Non, il n'y a plus beaucoup de Parisiennes à notre époque de parvenus, d'hypocrites, d'opportunistes ou de sectaires. Elles ont eu peur.
            La Parisienne, si elle était légère, voire facile, exigeait au moins des hommes qui obtenaient ses faveurs, ou qui simplement la comblaient de cadeaux, pour avoir le droit de bavarder avec elle, et qu'ils fussent bien nés, qu'ils eussent une allure présentable et un coeur sans boue. Elles s'appelaient...
....... Virginie Déjazet, Hortense Schneider........ la comtesse Waleska....... la Barucci aux belles cuisses, comme l'appelaient les maîtres d'hôtel. Italienne splendide, lancée en plein Paris par un grand bourgeois au nom prédestiné, M. de Dame, avant de montrer ses charmes, et quels charmes ! à Edouard VII, qui l'attendait dans un salon privé du Café Anglais. Elles s'appelèrent encore Lucie Claryn, Emilienne d'Alençon, qui fut élève du Conservatoire, Otéro ou Mme Liane de Pougy. Ces dames et ces demoiselles, ces actrices et ces princesses, ces étrangères et ces danseuses furent parisiennes, et non pas seulement parce qu'elles faisaient parler Paris, ce qui est la condition primordiale, mais Londres, Biarritz, Rome, Aix-les-Bains, Carlsbad et Saint-Pétersbourg. Elles étaient parisiennes parce qu'elles considéraient que la vie devait être exclusivement consacrée au plaisir, à la frivolité, au snobisme, à l'ivresse et au tapage. Dans l'exercice de ces jeux elles montraient une facilité, une aisance, un charme et un entrain qui constituent les bases même de l'attitude.
            Il ne s'agissait pas de rester dans un coin et de sourire à quelque comte bien vain de se ruiner pour vous...........mais bien de prononcer des mots que reprenaient les gazettes.......... Il fallait faire courber la tête aux princes, ruiner des financiers, acculer au suicide des calicots ou des bouillonneux célèbres........ Une vraie Parisienne de 1900 ne devait pas hésiter à donner son avis en trois mots aussitôt fameux, sur une pièce, une guerre............ En un mot comme en mille, les Parisiennes étaient des Pythies.    pinterest.fr
Image associée            Mais à côté de ces sorcières délicieuses, de ces " biches " qui firent couler des larmes et du sang, de ces marquises de cabinets particuliers, toutes unies par un sens inné de la grandeur, une distinction naturelle, et un esprit qui empruntait l'exhibitionnisme quand il n'arrivait pas à se manifester par la conversation, à côté des déesses de la galanterie, et galantes surtout parce qu'elles étaient parisiennes, il en est d'autres plus sages, plus réservées et plus pures...............Épouses de magistrats, de ministres, connues pour leur salon, leur pouvoir mondain, leur situation bancaire ou officielle, il y eut des Parisiennes qui brillèrent surtout par l'esprit ou l'influence.
           C'est l'avenue après le boulevard. Celles qui tenaient salon furent aussi connues que celles qui fréquentaient les restaurants, aussi courtisées. Enfin il y eut encore des Parisiennes effacées qu'aucun diamant ne signale à l'histoire et que seuls pouvaient distinguer du tout venant les aubergistes de province ou les douaniers des frontières. Un détail de toilette, un accent, une vibration, un rien dans l'à-propos poussaient inévitablement ces traiteurs et ces fonctionnaires à s'écrier :
            " - Parbleu, c'est une Parisienne ! "                                                  antiquesandthearts.com
Résultat de recherche d'images pour "touchagues peintre"            On n'en fait plus guère non plus de celles-là............ J'entrevois ici une des causes de la disparition de ce joli monstre. Les hommes aujourd'hui font trop de politique pour perdre du temps avec des femmes et ils n'ont plus assez d'argent pour s'occuper à la fois de sociétés anonymes et de Société tout court. Ils ont laissé la femme se débrouiller. Et mon Dieu, depuis qu'elle se débrouille, la Parisienne a choisi son mari ou son amant non plus nécessairement selon la mode, mais surtout selon ses goûts, qui se confondent souvent avec ses intérêts.
            Le développement de l'égalité sexuelle par les vagues de sport, la mise à nu des femmes dans les music-halls, la vulgarisation de la poudre de riz, des massages et du bas de soie ont tué le mystère indispensable à la primauté féminine et à l'éclat du " Parisianisme ".
            Les grands restaurants s'effacent devant les banques, les théâtres se transforment en cinémas, les maisons de couture ne cachent pas qu'elles ne donnent plus le ton au monde civilisé. Ainsi l'atmosphère elle-même est-elle hostile à une renaissance des belles de nuit de Paris et aux exquises tyrannies féminines. Quelques années encore et la Parisienne disparaîtra de la capitale et de la légende, comme jadis plésiosaures, xiphodons et dinornis, pour céder la place aux " femmes de Paris ", ce qui n'est pas tout à fait la même chose.
saamaya.blogspot.com
Image associée            " - Je vais vous faire connaître la dernière, me confia un jour un grand disparu d'hier, dont je tairai le nom pour ne rien retrancher de sa mémoire."
             Il avait été l'un des jeunes et illustres piliers des thés de Mme de Loynes et de Mme Strauss, et il aimait la compagnie, presque la complicité des femmes. Invité à passer quelques heures chez une étrangère qui s'était fixée à l'hôtel, il m'avait prié de l'accompagner pour faire un brin de causette avec une fille chez laquelle, disait-il, des ministres assouvis et tremblants avaient oublié des documents...
            " - J'ai retrouvé un projet de discours, destiné à être lu à la Chambre, dans le cabinet de toilette de la dame en question, me disait-il en souriant, tandis qu'on nous annonçait chez la merveille. "
            Nous entrâmes bientôt dans une sorte de serre où les fleurs les plus chères et les plus rares, disposées avec grâce, nous dissimulaient les meubles de la pièce, pourtant assez vaste. Et bientôt apparut, dans ce jardin,  la dernière Parisienne. C'était assurément une femme d'une grande beauté et d'un charme incontestable. Les bijoux qu'elle portait, les boîtes de chocolat qui traînaient sur les guéridons, les poupées de boîtes de nuit installées comme des enfants sur un canapé, un poste de T.S.F. aux ornements recherchés, des rubans, des toilettes jetées sur le lit dans un désordre artistique, des flacons précieux et des éditions de luxe aux interminables dédicaces, disaient suffisamment que les livreurs se succédaient chez la dame et qu'une fraction de Paris était à ses pieds.
            Sa conversation nous enchanta. Comme ces mondaines célèbres qui ébranlèrent des trônes et dont j'avais entendu parler alors que j'étais en cagne, elle savait tout, connaissait tout le monde, et téléphonait aux hommes politiques pour arranger la situation de quelque femme de chambre. Une seconde je fus éberlué. Avions-nous affaire à une véritable descendante de la Païva  et des Parisiennes de la légende ? Quelque princesse d'amour de Porto-Riche ? Quelque fille spirituelle du malicieux et tendre théâtre de Maurice Donnay ?                                        kahn-dumousset.com
Résultat de recherche d'images pour "touchagues peintre"            On nous servit des cocktails étranges et des sandwichs qui tenaient du bibelot, et qui arrivaient tout droit de la rue Rivoli. La dernière Parisienne, qui s'appelait, je crois, Sarah, circulait entre les pétales et les porcelaines de son petit musée d'hôtel. Elle régnait. Je me pensais revenu au temps où, selon un oncle à moi, les rois se glissaient, déguisés, mal rasés et mal chaussés, dans les alcôves où les cocottes de 1900 les réduisaient à l'état de jouets. Sarah était à peu près nue sous un déshabillé qui découvrait parfois des cuisses galbées et blanches, ma foi, à vous faire perdre le souffle. Mon vieil ami trépignait. Le brave homme ! Il croyait prendre la succession des Morny, des Roger de Beauvoir et des Castellane. Je le laissai avec son enchantement qui, je l'ai su depuis, lui soutira deux cent mille francs et quelques recommandations importantes pour des " affaires ". Huit jours plus tard, nous dînions tous trois au Café de Paris, où Sarah avait tenu à nous offrir un de ces menus sensationnels que seul savait préparer Louis Barraya, vieux Parisien authentique, celui-là, et traiteur de haute lignée. Mon ami était toujours sous le charme. Il nous racontait l'histoire de Paris en nous rappelant le souvenir de Maupassant, de Paul Bonnetain, de Hugues Le Roux, professionnels jolis garçons d'une époque que nous ne pleurerons jamais assez.
            Vers minuit, Sarah fut appelée au téléphone et nous quitta fort mystérieusement. Nous ne devions plus la revoir.
            " - Elle nous abandoncommene pour quelque prince, murmura mon ami. "
            Elle partait en réalité pour l'Amérique, livrer à des industriels le fruit de son pillage à Paris, car, sous couleur d'élégance innombrable, elle copiait nos robes et accumulait les modèles. Bien entendu, je gardai ces renseignements pour moi et ne révélai jamais à son adorateur d'un jour, qu'il n'y a, hélas ! plus guère de vraies Parisiennes.
ogerblanchet.fr
Résultat de recherche d'images pour "touchagues peintre"            De nombreuses dames, Parisiennes d'hier et jeunes filles d'aujourd'hui, avaient bien voulu m'écrire, à la suite de je ne sais plus quel article où je parlais de la disparition progressive des grandes dames et des nobles filles d'autrefois.
            Quelques-une prétendaient que " l'écran " serait à même de créer de nos jours des types aussi célèbres et ravissants que ceux qui firent notre admiration, quand les dessous des femmes bruissaient dans nos imaginations de collégiens. On me laissera d'abord répondre que le cinéma crée avant tout des " stars de réputation mondiale " et d'une beauté nouvelle, et qui si elles remplacent, pour les jeunes générations, les Parisiennes d'avant la guerre, ne les font pas toutefois oublier à ceux qui les ont connues et aimées.
            Pour expliquer le charme particulier qui se dégageait de ces Parisiennes et dont elles semblaient se pénétrer, Emile Goudeau avait inventé sa fameuse Fleur de Bitume, qui ne pouvait s'épanouir qu'à Paris. Cette fleur unique au monde, Roqueplan l'appelait autrefois la Parisienne. Or, cette espèce s'est perdue dans le tumulte des banques, salles d'actualités et défilés politiques...............
            Une petite affaire de bijoux, un colloque de boudoir prenaient bien plus de place, dans les cervelles, que les guerres possibles ou les révolutions latentes. On avait encore du coeur et de l'esprit.

            .................  Le propre des Parisiennes était d'être célèbres. C'était un titre, ou plutôt un emploi auquel on était nommé par l'opinion publique, et qu'on illustrait par ses qualités particulières. Elles étaient Parisiennes comme on est aujourd'hui des deux cents famqueilles........... Elles régnaient ensemble sur toutes les classes de la Capitale, maniant le ministre ou le " mec " avec la même aisance ou la même suprématie, qu'elles fussent de l'avenue de l'Opéra ou de Montmartre, du monde du flirt ou du monde du fric. Quelque chose reliait ainsi les dames des cabinets particuliers aux dames des bouges..............

                                                                   ¤
antiquesandthearts.com
In one of the most memorable portraits in the exhibition, French artist Robert Delaunay depicted his colleague, "Jean Metzinger or The Man with the Tulip,†1906, in brilliant hues as a dandified member of the Paris art world. Private collection.             Plus tard je devais m'apercevoir que les Parisiennes, en dépit de leur vie étalée et de leurs liaisons tapageuses, demeurent des créatures mystérieuses et sans coeur, car elles ont beaucoup trop à faire pour sacrifier à la tendresse, des apparitions plutôt que des femmes, et dont le contact est souvent mortel pour l'âme de l'homme, même quand il a cru simplement s'amuser. Du moins, protecteur ou amant, cet homme pouvait toujours se dire, pour se consoler, comme on disait alors, qu'il avait connu des Parisiennes, que leurs mères " avaient conçues en avalant une perle... "

                                                                    ¤¤

            Je croyais, et je l'ai dit ici-même, avoir rencontré ici-même, en compagnie d'un ami, la
" dernière des dernières ", qui d'ailleurs n'en était pas une. Depuis, j'en ai vu une vraie dernière, qui m'a reçu dans un petit hôtel du dix-septième qu'elle doit à une nuit d'amour prudente et opportune. C'est une dame d'âge, encore belle et dont je tairai le nom. Nous avons évoqué des souvenirs ensemble et touché des objets étonnant, derniers vestiges d'un temps à jamais disparu, par exemple.....
............ le corset Stella n° 52 de Mme Bellanger, très long autour du bas, très droit devant, dégageant l'estomac et laissant la poitrine basse, pièce de musée en beau coutil broché qui valait 22 fr 90 !

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            Heureux temps ! L'orfèvrerie " en location " pour demi-mondaines......... on s'arrachait
Le fauteuil hanté de Gaston Leroux ; le roi Manuel se dérangeait pour venir à l'exposition de Sem ; le téléphone public, qu'on venait d'installer, s'appelait " innovation américaine "

                                                                  ¤¤¤¤
anundis.com
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            Puis, nous lûmes des billets à la plume de Rose Pompon, la plus stupide des grandes Parisiennes, qui confondait l'eau de Botot et l'eau de Vichy, qui tutoya des rois pour mourir sur la paille d'un couvent.........
            Je touchai des mèches de cheveux qui avaient appartenu à celles qui bouleversèrent des cabinets particuliers, tandis que mon aimable et digne interlocutrice murmurait :
            " - Autrefois, le plaisir a été quelque chose de divin et de suprêmement élégant, c'était l'art par excellence, alors qu'aujourd'hui, on aime vite et sérieusement... "



                                                                           Léon-Paul Fargue
                                                                                           in
                                                                            Le Piéton de Paris
                                                  à suivre..........

samedi 7 juillet 2018

Saint-Germain-des-Prés Le Parisien in Le Piéton de Paris ( extraits ) 9 Léon-Paul Fargue ( Nouvelles France )


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                                                          Saint-Germain-des-Prés
                                                                ( extraits )    in
                                                              Le Piéton de Paris

            Quand il y ait eu dans la journée un Conseil de Cabinet, un match de boxe........ un coup de flanc littéraire........ les habitués des cafés de la place Saint-Germain-des-Prés sont parmi les premiers touchés des résultats de ces conciles ou de ces compétitions......... " Sensationnelles ", vides ou graves, les nouvelles apportées des ministères ou des rings n'émeuvent pourtant pas les buveurs ou les passants de ce quartier, qui n'en continuent pas moins de surveiller, d'un oeil sceptique et doux, la montée vers le ciel de ce vieux meuble couleur d'orage, pièce d'armure romane et martienne, qu'est le clocher d'une des plus vieilles églises de Paris.
            La place Saint-Germain-des-Prés .......... un des endroits de la Capitale où l'on se sent le plus à la page, le plus près de l'actualité vraie, des hommes qui connaissent les dessous du pays, du monde et de l'Art. Et ceci même le dimanche, grâce à ce kiosque à journaux qui fait l'angle de la place et du boulevard, une bonne maison bien fournie en feuilles de toutes couleurs.
            Hantés,, on ne sait trop pourquoi......... les chapeliers ou marchands d'articles de bureau des environs ont à coeur de venir prendre un bain intellectuel, à l'heure de l'apéritif, le long des librairies qui se mettent en boule ou des terrasses qui gazouillent comme un four à frites.
            La place en effet vit, respire, palpite et dort par la vertu de trois cafés aussi célèbres aujourd'hui que des institutions d'Etat : les Deux-Magots, le Café de Flore et la brasserie Lipp, qui ont chacun leurs hauts fonctionnaires, leurs chefs de service et leurs gratte-papier, lesquels peuvent être des romanciers traduits en vingt-six langues, des peintres sans atelier, des critiques sans rubrique ou des ministres sans portefeuille. L'art et la politique s'y donnent la main, l'arriviste et l'arrivé s'y coudoient, le maître et le disciple s'y livrent à des assauts de politesse pour savoir qui payera.
            C'est à la terrasse des Deux-Magots, celle où l'on peut méditer sur les cendres de Childebert ou de Descartes qui furent déposées dans l'Abbaye, qu'un comitard assez mal décapé me fit un jour une courte esquisse de la vie parlementaire :
Image associée  *          " - Un député est un électeur qui gagne à la loterie
                 Un ministre est un député qui améliore sa situation. "
                 Formule élastique, et qui peut aussi bien s'appliquer à la vie de tous les jours.
            Le café des Deux-Magots, devenu des " deux mégots ", pour les initiés depuis que l'on a cessé de demandez au patron des nouvelles de son associé, est un établissement assez prétentieux et solennel ou chaque consommateur représente pour son voisin un littérateur......... Par sa large terrasse si agréable à la marée montante des matins ou à la descente du crépuscule d'été........le café Deux-Magots est fort recherché des snobs.......... qui veut assister à l'apéritif des écrivains modernes. Quelques dessinateurs, Oberlé par exemple, lancent un rire par échardes. Quelques vieux de la vieille contemplent ce pesage d'un oeil de coin, le docteur Lascouts, Derain, Jean Cassou....... moi-même. Chaque matin, et la chose a déjà passé la terrasse, Giraudoux y prenait son café au lait et y recevait les quelques amis qui ne pourraient plus le saisir de la journée.
            A une heure du matin, les garçons commencent à pousser les tables dans le ventre des clients nocturnes, qui ne sont plus que de braves bourgeois du sixième arrondissement...... les Deux-Magots ferment comme une trappe, sourds au murmure suppliant de deux ou trois Allemands qui stationnent devant la boutique, attirés par les quarante ans de vie littéraire et de boissons politiques du lieu.
            Quelques minutes plus tard, le Café de Flore, autre écluse du carrefour, l'oeil dejà miteux, se recroqueville à son tour...
            Le Café de Flore est connu des Parisiens parce qu'ils le considèrent à juste titre comme un des berceaux de l'Action Française et des Soirées de Paris d'Apollinaire............ Aujourd'hui le Café de Flore a été abandonné par les chefs du mouvement............ La maison se recommande par ses bridgeurs et son peloton de littérateurs, purs ou bohèmes, composé de Billy, de Fleuret, et parfois de Benoit, que caressent du regard quelques transfuges de chez Lipp, commerçants lettrés que le manque de terrasse de la brasserie fait émigrer.
            Lipp reste pour moi l'établissement public n°1 du carrefour.......... Il y a presque trente ans, je suis entré pour la première fois chez Lipp, brasserie peu connue encore et que mon oncle et mon père, ingénieurs spécialisés, venaient de décorer de céramiques et de mosaïques. A cette époque, tous les céramistes faisaient à peu près la même chose. Style manufacture de Sèvres, Deck ou Sarreguemines. On ne se distinguait entre artisans que par la fabrication, les procédés d'émaillage ou de cuisson, la glaçure plus ou moins parfaite. Aujourd'hui, quand je m'assieds devant ces panneaux que je considère chaque fois avec tendresse et mélancolie, je me pense revenu à ces jours anciens où je ne connaissais personne à la brasserie...........                                          lesinrocks.com
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            Mais qu'est-ce ? Les soucoupes tremblent sur la table........ Saint-Exupéry, qui saute à pieds joints de ses beaux avions dans ses beaux livres......... et tant d'autres qui ont goûté à la choucroute de cette académiepopulaire.
            Mon vieil ami Albert Thibaudet, qui débarquait à la brasserie à peine descendu du train de Genève, avait bien raison de dire que Lipp devait beaucoup à la Nouvelle Revue Française, à  Grasset, à Rieder, au Divan, à l'ancienne Revue critique, au Théâtre du Vieux Colombier, à Voilà et à Marianne........ aux libraires, aux bouquinistes et aux hôteliers intellectuels de ce quartier unique...
            Depuis ce temps, et pour toutes ces raisons, j'ai pris l'habitude d'aller chez Lipp. " Je n'en suis pas ", comme tant d'autres, je suis encore dans le dixième, mais j'y vais, comme un Anglais à son club, sûr d'y retrouver chaque soir un vrai camarade en compagnie de qui il est doux d'entamer, par le temps qui court, un lendemain chargé d'un imprévu qui pèse...
            Tantôt c'est ....... Léon Bérard, qui est un seigneur et le plus " attique " de nos ministres........ Quelque autre jour, c'est la comtesse de Toulouse-Lautrec, dont les entrées sont " sensationnelles " ; c'est Derain et sa garde, composé de dessinateurs et de modèles ; c'est lady Abdy ou le bon Vergnolle, architecte à tous crins, socialiste D.P.L.G., qui accompagne, avec Emmanuel Arago, disert et souriant, la belle marquise de Crussol. Et parfois André Gide est là, qui dîne seul.
            Au surplus on y voit, jamais assez loin, quelques raseurs et quelques cancres essentiels,plus ou moins rageurs de ce que vous êtes, et qui espèrent de se blanchir en vous tapant sur le ventre ou en vous insultant. Il ne sera pas très difficile de s'en défaire, si la coterie veut bien s'y mettre, et un peu fort...
            Lipp comporte une discipline assez rigoureuse. Ainsi, certains plats nécessitent une nappe, d'autres pas. Mystère. Impossible d'y manger avec joie quelque chose de simple, d'un peu gras, d'un peu fruité, avec un bon pot, sur le bois ou sur le marbre d'une table, comme on le faisait autrefois au vieux petit Pousset, si cossu, si noir, si excellent, au carrefour Le Peletier. Et s'il fait chaud et que l'on soit à la terrasse, et que l'on se sente gagné de fringale, il faut rentrer dans l'établissement... Néanmoins, on ne saurait écrire trente lignes dans un journal à Paris, peindre une toile ou afficher des opinions un peu précises sur le plan politique sans consacrer au moins un soir par semaine à cette brasserie, qui est aujourd'hui aussi indispensable au décor parisien et au bon fonctionnement du pittoresque social  que........ la Foire du Trône...... Lipp est à coup sûr un des endroits, le seul peut-être, où l'on puisse avoir pour un demi le résumé fidèle et complet d'une journée politique ou intellectuelle française.............. 
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Image associée            Lipp est encore une brasserie de groupes, de sociétés, de prolonges ; ateliers de l'Ecole des Beau-Arts, qui se manifestent en descentes bruyantes, et rincent à coups de bocks les glaces murales de la maison ; cellules de gauche, compartiments de droite, franc-maçonneries diverses, jeunesses qui vont du patriotisme le plus étroit à l'internationalisme le plus large, et réciproquement. Sorte de mer intérieure où se jettent tous les ruisseaux, tous les fleuves politiques de ce singulier XXè siècle. Aussi ne faut-il pas s'étonner que des tempêtes parfois s'y élèvent et assombrissent le sixième arrondissement parisien.....................
   


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                                                            Le Parisien

            Parlant, il y a pas mal d'années, du fameux Chat Noir de la rue Victor Massé, Jules Lemaître écrivait :
            " Ce chat, qui sut faire vivre ensemble la Légende Dorée et le Caveau, ce chat socialiste et napoléonien, mystique et grivois, macabre et enclin à la romance, fut " un chat très parisien " et presque national. Il exprima à sa façon l'aimable désordre de nos esprits. Il nous donna des soirées vraiment drôles. "
            Mais qu'entend-on par une personne ou une chose " très parisienne " ?...........
            Il n'est pas nécessaire d'avoir vu le jour à Paris  pour être parisien.
            " - Cela vaudrait mieux, disait Jarry, ce serait plus sûr. ".........
            Le regretté, le cher Alfred Valette souleva pour moi un coin du voile en me faisant un jour remarquer qu'un Parisien, c'est un Français...........
            Il avait raison............. C'est une sorte de teinte, cela correspond à la qualité d'un tissu...............
            Etre Parisien confère une sorte de primauté à l'heureux tenant de ce titre. En revanche, des quantités d'originaires de la plaine Monceau ou de la place d'Italie ne seront jamais parisiens de leur vie : ils n'ont pas attrapé la manière................
            Une des premières notations du Parisien pourrait être celle-ci : ce n'est ni un Borgia, ni un lord Anglais......... Le Parisien est un monsieur qui va au Maxim's, sait dire deux ou trois phrases bien senties à sa marchande de nnaît les restaurants dignes de porter ce nom, ne fait pas trop de dettes, sinon pas du tout, et laisstabac, et se montre généralement très gentil avec les femmes. Il aime les livres, goûte la peinture, coe des histoires de femmes à arranger à ses fils.                      pinterest.fr
Image associée            Je suis en train d'interroger la postérité d'une foule de Parisiens disparus : Sarcey,Forain, Schwob, Edouard VII, Lemaître, Donnay, Capus, Allais, Lucien Guitry, Grosclaude, Boni de Castellane. Que m'excusent les mânes de ceux que   j'oublie. Cette postérité se plaint. Tant d'hommes délicieux n'ont pas été remplacés !............
            A ces Parisiens succèdent aujourd'hui des " Modernes ", et je donne à ce mot tout son sens péjoratif. Les modernes sont des êtres perpétuellement affolés, pour lesquels une crise ministérielle est une source de catastrophes, la chute d'une pièce de théâtre un présage de fin du monde. Tonnerre ! N'en avons-nous pas vu, des crises ministérielles, et autrement gratinées... L'esprit parisien comportait précisément cette légèreté qui permettait à quelques centaines de milliers d'êtres humains de ne rien prendre au tragique et de constater que tout allais assez bien...........
            Le Parisien était un homme que l'on aimait à rencontrer, qui savait tout, qui vous souriait, même fatigué, même agacé par votre présence, et qui vous disait toujours :
            " - Comme je suis content de vous voir ! "
           Au bout d'une demi-heure, il l'était réellement !... Il y a, chez certains hommes, des trésors de bonne grâce, d'esprit, de gentillesse, le tout assaisonné de rosseries délicieuses et de malice ; des trésors de patience et de rouerie, des mélanges de politesse et de resquillage qui les rendent indispensables, et non pas seulement aux salons de Paris, mais à certaines boutiques de libraires, à certaines galeries de tableaux, et à la plupart des répétitions générales. Je dis la plupart pour une raison bien simple : c'est qu'il n'y a plus de pièces parisiennes. Il y a des états d'âme, des cauchemars avec cour et jardin, des démangeaisons comiques, et des lots de roustissures dues à une poignée de galopins dépourvus de la moindre brindille de culture, de la plus petite épingle de grammaire, et qui font du roman, et on les édite, et qui font du théâtre, disait Jules Renard, comme ils font des chèques. Ils écrivent et on les joue............
Résultat de recherche d'images pour "sem dessinateur"*            Trop de gens aujourd'hui ont " voulu " Paris, le cinéma s'y est mis.............. Ils sont d'un Paris
aussi factice que les images cinématographiques. Ce sont des fantômes.
            On a un peu trop écrit que le Parisien était surtout un homme de théâtre, de salle de rédaction, de golf. Il y a de très sérieux, de très authentiques Parisiens dans l'industrie, l'ingéniorat ou le commerce, dans les chemins de fer ou la parfumerie.
            On a aussi un peut trop dit que le Parisien était un homme plutôt aisé, sinon secrètement très riche, un capitaliste égoïste possédant bibliothèque, miniatures, tabatières, vases, coupé, laquais, cave, château et maîtresse. Il y a de ravissants Parisiens dans toutes les couches de la société. Je suis de ceux qui croient que Ménilmuche et la Chapouelle pour prononcer comme il sied, constituent quelque chose comme l'avenue du Bois des Boulevards extérieurs. Et la poule au gibier, la belote dure, le gueuleton, le Tour de France, sont assurément le Jockey Club, les Drags, les Petits Lits Blancs et Toscanini de ces messieurs-dames dans galette. J'ai vu autant de sensations dans certains beuglants qu'à l'Opéra.
            Cette société, réguliers, camelots, harengs, mecs, " titis, gandins ", broches, sous-broches, midinettes, mijaurées, gonzesses, boutiquières, les bombes, costauds chenilles, tourneuses d'obus, vitrioleuses, qui sont baths ou marles, non seulement on n'en trouve pas l'équivalent à l'étranger, mais encore en province.
            C'est bien une peuplade de Paris, avec ses coutumes et son vocabulaire/ Tous ces êtres que Villon célébra........ puis Carco, sont des Parisiens. Ils exercent une sorte de suprématie auprès des espèces moins promptes à la réplique, moins insouciantes et moins aimables.
            Ces classes, parfois, se mêlent de la plus heureuse façon, et là sans doute gît le secret de Montmartre.......... Et il y a une rue où le charme est irrésistible, où la présence des Parisiens cent pour cent est manifeste : c'est la rue Lepic. Je m'y suis promené avec de grands snobs que je ne daigne pas nommer au milieu des marchandes des quatre -saisons et des nobles charcutiers, la cigarette aux lèvres, le mot pour rire dans l'oeil. Une sympathie égale et vraie nous maintenait tous dans un état de satisfaction et d'énergie. Et quand les Parisiens seizième vont aux Halles, quand ils s'élancent à la recherche des petits restaurants, ils vont en réalité voir d'autres Parisiens.
             Quoiqu'il en soit, tout cela se perd, et même la manière de s'en servir, ainsi qu'il est dit dans un petit poème anonyme. Paris file à toute allure vers un avenir plus sec et certainement moins nuancé............. On n'y entend plus parler que de pactes, de plans ( avez-vous remarqué, tout le monde a le sien ), de records ; on explique la sexualité par la biologie, la biologie par la sauce mayonnaise... De ravissantes jeunes femmes ne sentent remuer en elles le coeur et le reste que dans la mesure où le parti politique auquel appartient le monsieur qui les a sorties est " intéressant ". Quant tout ce monde s'amuse, c'est à la façon des panthères des ménageries..............                catsittingparis.fr/     
Résultat de recherche d'images pour "chat parisien"            - La modernité, disait un délicieux vieillard à son coiffeur, sorte de moteur Bugatti vivant, qui parlait ciné d'abondance, vantait les grill-rooms et l'aquaplane... la modernité ? Elle nous a déjà valu une guerre, des catastrophes journalières, du bruit. Et elle vous prépare des surprises autrement soignées, et combien scientifiques !
            - Le progrès ? dit avec raison Mac Orlan. On vous balade dans une usine pendant une heure : turbines, courroies, dynamos, etc. C'est pour tailler un crayon...


*     villabrowna.blogspot.com


                                                                 Léon-Paul Fargue
                                                                                  in
                                                                Le Piéton de Paris
                                             à suivre..............         

           
               
 











jeudi 5 juillet 2018

Histoire d'un génie Arthur Schnitzler ( Nouvelle Autriche )


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                                           Histoire d'un génie

            " - Me voici donc au monde ! " dit le papillon qui contemplait le paysage en se balançant doucement au-dessus d'une branche brune.
            Le soleil de mars luisait, pâle au-dessus du parc. On voyait encore au loin un peu de neige sur les pentes des montagnes et, scintillante d'humidité, la route s'étirait en direction de la vallée. Traversant alors la grille, entre deux barreaux, le papillon prit le large.
            " - Voici donc l'univers ", se dit-il et, l'ayant trouvé dans l'ensemble digne d'attention, il se mit en route.
            Il avait un peu froid mais, comme il volait aussi vite qu'il le pouvait et que le soleil montait toujours plus haut dans le ciel, il se réchauffa peu à peu.
            Il ne rencontra au début âme qui vive. Plus tard deux petites filles vinrent au-devant de lui et, dans leur surprise, battirent des mains en l'apercevant.
            " - Ah ! pensa le papillon, on m'applaudit ! C'est sans doute que j'ai belle apparence ! "
            Il croisa ensuite des cavaliers, des compagnons maçons, des ramoneurs, un troupeau de moutons, des écoliers, des flâneurs, des chiens, des bonnes d'enfant, des officiers et de jeunes dames, tandis que toutes sortes d'oiseaux tournoyaient au-dessus de lui dans les airs.
            " - Je soupçonnais bien, pensa le papillon, que mes pareils étaient peu nombreux, mais être le seul de mon espèce, voilà qui dépasse vraiment mon attente ! "
            Poursuivant son vol, il ressentit quelque fatigue. L'appétit lui vint et il se laissa tomber au sol. Mais il ne trouva nulle part de nourriture.                                                 
Image associée            " - Oui, c'est vrai " pensa-t-il, le destin du génie est de souffrir du froid et des privations, mais, patience,  je me tirerai d'affaire ! "
            Cependant, le soleil continuait son ascension, le papillon se réchauffait et reprit bientôt son vol avec de nouvelles forces.
            Une ville se dressa devant lui. Il en franchit la porte et voltigea au-dessus de places et de rues pleines de promeneurs, et tous ceux qui l'apercevaient s'étonnaient et, se regardant d'un air joyeux, disaient :
            - Le printemps n'est vraiment pas loin !
            Le papillon se posa sur le chapeau d'une jeune fille dont la rose de velours l'avait attiré, mais les étamines de soie ne furent pas du tout à son goût.
            " - Que d'autres s'en contentent, se dit-il, je préfère pour ma part continuer d'avoir faim jusqu'à ce que je trouve un mets digne de mon palais ! "
            Il quitta le calice où il s'était introduit et, par une fenêtre ouverte, il entra dans une pièce où trois enfants étaient assis autour d'une table avec leurs parents.
            Les enfants se levèrent d'un bond lorsque le papillon vint voleter au-dessus de la soupière et le plus grand, d'un geste rapide, réussit à l'attraper par les ailes.
            " - Il va falloir que j'apprenne aussi à mes dépens, pensa le papillon non sans quelque amère fierté, que le génie est exposé aux persécutions.
            Il n'ignorait pas plus ce fait que tous les autres car, en sa qualité de génie, il connaissait le monde par anticipation.
            Le garçon à qui son père avait donné une tape sur la main lâcha le papillon, et celui-ci s'envola le plus vite qu'il put vers le large, se promettant de récompenser royalement  son sauveur, dès que l'occasion se présenterait.
            Ayant franchi en sens inverse la porte de la ville, il s'éloigna en voltigeant sur la grand-route.
            " - En voilà sans doute assez pour aujourd'hui, pensa-t-il. Après une jeunesse si riche en événements, il faut que je songe à dicter mes mémoires. "
            Là-bas, très loin, les arbres de son jardin natal lui faisaient signe. Le papillon sentait croître toujours davantage son désir de pollen et d'une petite place chaude au soleil. Il aperçut tout à coup quelque chose qui venait à sa rencontre en voletant, et présentait exactement le même aspect que lui. Il fut un instant déconcerté, mais reprit rapidement ses esprits et dit :
Image associée   *         " - Un autre ne se serait sans doute pas préoccupé de cette rencontre extrêmement curieuse, mais, pour moi, elle est l'occasion d'une découverte, à savoir que dans certains états d'excitation provoquée par le froid et la faim on voit sa propre image reflétée dans l'air comme dans un miroir. "
            Un gamin qui passait par là en courant captura le nouveau papillon. Le premier alors pensa, souriant :
            " - Que les hommes sont bêtes ! Celui-ci s'imagine maintenant m'avoir attrapé, alors qu'il ne tient dans sa main que mon reflet ! "
            Cependant, pris d'éblouissements, il se sentit devenir de plus en plus faible. Lorsqu'il lui fut impossible de voler plus loin, il se posa au bord du chemin pour faire un somme. La fraîcheur vint, puis le soir, et le papillon s'endormit. La nuit s'étendit au-dessus de lui, la gelée l'enveloppa.
            Au premier rayon du soleil, il s'éveilla encore une fois. Il vit alors, venant du jardin natal, voltiger vers lui, une... deux... trois créatures ailées... puis d'autres en toujours plus grand nombre, qui lui ressemblaient toutes et qui passèrent au-dessus de lui sans lui prêter la moindre attention. Fatigué, le papillon leva les yeux vers elles, puis sombra dans une profonde méditation.
            " - Je suis assez grand, finit-il par se dire, pour m'apercevoir de mon erreur. Eh bien, soit, il y a dans l'univers des êtres qui me ressemblent, du moins extérieurement. "
            Les papillons se posèrent sur la prairie couverte de fleurs aux calices accueillants, où ils prirent un délicieux repas, puis repartirent en voletant.
            Le vieux papillon restait sur le sol. Il sentit monter en lui une certaine amertume.
            " - Vous avez la besogne facile, pensa-t-il. Il n'est pas besoin d'être grand clerc pour voler jusqu'à la ville, maintenant que je vous ai ouvert la voie et que mon odeur vous précède sur la route.  Mais qu'importe ! Si je n'ai pas été unique, je n'en fus pas moins le premier. Et demain, vous serez couchés au bord de la route, comme moi. "                                                    leblogdecole.canalblog.com
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            Une brise passa au-dessus de lui et ses pauvres ailes battirent encore une fois, doucement.
            " - Oh ! je commence à me rétablir, se dit-il, réjoui. Attendez seulement demain et je volerai au-dessus de vos têtes, comme vous l'avez fait aujourd'hui au-dessus de la mienne ! "
            C'est alors qu'il vit s'avancer vers lui, toujours plus près, une énorme masse sombre.
            " - Qu'est-ce que cela ? se demanda-t-il avec effroi. Oh, je le pressens. C'est ainsi que ma destinée va s'accomplir. Un monstrueux destin s'apprête à me broyer ! "
            Et, tandis que la roue d'un haquet de brasseurs lui passait sur le corps, il pensa, exhalant son âme dans un dernier soupir :
            " - Où donc m'érigeront-ils un monument ? "


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                                                                       Arthur Schintzler

                                                      ( 1è parution 1907 )
         
 
         


dimanche 1 juillet 2018

Demain Demain ! Tourgueniev ( Poème en prose Russie )

  


                                                      Demain Demain !

                               Oh comme chaque jour qui passe est vide, morne et fastidieux ! Comme il laisse peu
                              de traces ! Et que la course des heures est stupide !

                               Pourtant, l'homme est avide de vivre ; il y tient ; il a foi en lui-même, dans son existence,
                               dans son avenir... O, combien d'espoirs il fonde sur demain !

                               Mais pourquoi s'imagine-t-il donc que le jour qui s'annonce ne ressemblera pas à celui
                               qu'il vient de vivre ?

                               Il n'y songe même pas. D'ailleurs il n'aime pas réfléchir - et il fait bien.

                            " Demain; demain ! " se console-t-il jusqu'à ce que ce demain le jette dans la tombe.

                               Et, une fois qu'on y est, l'on ne réfléchit plus - qu'on le veuille ou non.


                                               Ivan Sergueïevitch Tourgueniev

                                     Mai 1879




samedi 30 juin 2018

Le Corbeau Edgar Allan Poe ( Poème EtatsUnis )


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                                             Le Corbeau

       Une fois, par un minuit lugubre, tandis que je m'appesantissais, faible         
       et fatigué, sur maint curieux et bizarre volume de savoir oublié, tandis
       que je dodelinais la tête, somnolant presque, soudain se fit un heurt,
       comme de quelqu'un frappant doucement, frappant à la porte de ma
       chambre, cela seul et rien de plus.
   
       Ah ! distinctement je me souviens que c'état en le glacial décembre :
       et chaque tison, mourant isolé, ouvrageait son spectre sur le sol.
       Ardemment je souhaitais le jour ; vainement j'avais cherché d'emprun-
       ter à mes livres un sursis au chagrin - au chagrin de la Lénore perdue -
       de la rare et rayonnante jeune fille que les anges nomment Lénore -
       de nom ! pour elle ici, non, jamais plus !

       Et de la soie l'incertain et triste bruissement en chaque rideau purpural
       me traversait, m'emplissait de fantastiques terreurs pas senties
       encore : si bien que, pour calmer le battement de mon coeur, je
       demeurais maintenant à répéter : " C'est quelque visiteur qui sollicite
       l'entrée, à la porte de ma chambre ; quelque visiteur qui sollicite l'entrée,
       à la porte de ma chambre ; c'est cela et rien de plus.
                                                                                                                  simpsonentreamis.wordpress.com
Image associée       Mon âme se fit subitement plus forte et, n'hésitant davantage :             
       " Monsieur, dis-je, ou Madame, j'implore véritablement votre parton ;
       mais le fait est que je somnolais, et vous vîntes si doucement frapper,
       et si faiblement vous vîntes heurter, heurter à la porte de ma chambre,
       que j'étais à peine sûr de vous avoir entendu. " Ici j'ouvris grande
       la porte : les ténèbres et rien de

       Loin dans l'ombre regardant, je me tins longtemps à douter, m'étonner
       et craindre, à rêver des rêves qu'aucun mortel n'avais osé rêver encore ;
       mais le silence ne se rompit point et la quiétude ne donna de signe ;
       et le seul mot qui se dit, fut le mot chuchoté " Lénore ! "  Je le
       chuchotai et un écho murmura de retour le mot " Lénore ! "purement
       cela et rien de plus.

       Rentrant dans la chambre, toute l'âme en feu, j'entendis bientôt un
       heurt en quelque sorte plus fort qu'auparavant. " Sûrement, dis-je,
       sûrement c'est quelque chose à la persienne de ma fenêtre. Voyons donc
       ce qu'il y a et explorons ce mystère ; que mon coeur se calme un moment
       et explore ce mystère ; c'est le vent et rien de plus. "

       Au large je poussai le volet, quand, avec maints enjouement et agitation
       d'ailes, entra un majestueux corbeau de saints jours de jadis. Il ne
       fit pas la moindre révérence, il ne s'arrêta ni n'hésita un instant : mais,
       avec une mine de lord ou de lady, se percha au-dessus de la porte de
       ma chambre ; se percha sur un buste de Pallas, juste au-dessus de la
       porte de ma chambre ; se percha, siégea et rien de plus.

       Alors cet oiseau d'ébène induisant ma triste imagination au sourire,
       par le grave et sévère décorum de la contenance qu'il eut : " Quoique
       ta crête soit chenue et rase, non! dis-je, tu n'es pas, pour sûr, un
       poltron, spectral, lugubre et ancien Corbeau, errant loin du rivage de
       Nuit. " Le Corbeau dit : " Jamais plus. "

       Je m'émerveillai fort d'entendre ce disgracieux volatile s'énoncer aussi
      clairement, quoique sa réponse n'eût que peu de sens et peu d'à-propos ;         pinterest.fr
Image associée      car on ne peut s'empêcher de convenir que nul homme vivant n'eut
      encore l'heur de voir un oiseau au-dessus de la porte de sa chambre
      - un oiseau ou toute autre bête sur le buste sculpté au-dessus de la
      porte de sa chambre -, avec un nom tel que : " Jamais plus. "


       Mais le Corbeau perché solitairement sur ce buste placide, parla ce
      seul mot comme si son âme, en ce seul mot, il la répandait. Je ne proférai
      donc rien de plus ; il n'agita donc pas de plume, jusqu'à ce que je
      fis à peine davantage que marmotter : " D'autres amis déjà ont pris
      leur vol, demain il me laissera comme mes espérances déjà ont pris
      leur vol. " Alors l'oiseau dit : " Jamais plus. "

       Tressaillant au calme rompu par une réplique si bien parlée : " Sans

       doute, dis-je, ce qu'il profère est tout son fonds et son bagage, pris à
       quelque malheureux maître que l'impitoyable Désastre suivit de près 
       et de très près suivit jusqu'à ce que ses chansons comportassent un
       unique refrain ; jusqu'à ce que les chants funèbres de son Espérance
       comportassent le mélancolique refrain de " Jamais - jamais plus. "

       Le Corbeau induisant toute ma triste âme encore au sourire, je roulai
       soudain un siège à coussins en face de l'oiseau, et du buste, et de la
       porte ; et m'enfonçant dans le velours, je me pris à enchaîner songerie
       à songerie, pensant à ce que cet augural oiseau de jadis
       signifiait en croassant : " Jamais plus. "

       Cela, je m'assis occupé à le conjecturer, mais n'adressant pas une syllabe
       à l'oiseau dont les yeux de feu brûlaient, maintenant, au fond de mon
       sein ; cela et plus encore, je m'assis pour le deviner, ma tête reposant
       à l'aise sur la housse de velours des coussins que dévorait la lumière
       de la lampe, housse violette de velours qu'Elle ne pressera plus, ah !
       jamais plus.
                                                                                                                   carnivorousplants.org
Résultat de recherche d'images pour "nepenthes"       L'air, me sembla-t-il, devint alors plus dense, parfumé selon un
       encensoir invisible balancé par les Séraphins dont le pied, dans sa chute,
       tintait sur l'étoffe du parquet. " Misérable ! m'écriai-je, ton Dieu t'a
       prêté ; il t'a envoyé par ces anges le répit, le répit et le népenthès dans
       ta mémoire de Lénore ! Bois ! oh ! bois ce bon népenthès et oublie cette
       Lénore perdue ! " Le Corbeau dit : " Jamais plus ! "                             

       " Prophète, dis-je, être de malheur ! prophète, oui, oiseau ou démon !
       Que si le Tentateur t'envoya ou la tempête t'échoua vers ces bords,
        désolé et encore tout indompté, vers cette déserte terre enchantée, vers
        ce logis par l'horreur hanté : dis-moi véritablement, je t'implore ! y a-t-il
       du baume en Judée ? Dis-moi, je t'implore. " Le Corbeau dit :
       " Jamais plus ! "

       " Prophète, dis-je, être de malheur ! prophète, oui, oiseau ou démon !
       Par les cieux sur nous épars, et le Dieu que nous adorons tous deux,
       dis à cette âme de chagrin chargée si, dans le distant Eden, elle doit
       embrasser une jeune fille sanctifiée que les anges nomment Lénore
       - embrasser une rare et rayonnante jeune fille que les anges nomme
       Lénore. " Le Corbeau dit : " Jamais plus !

       " Que ce mot soit le signal de notre séparation, oiseau ou malin
       esprit " hurlai-je en me dressant. " Recule en la tempête et le rivage
       plutonien de Nuit ! Ne laisse pas une plume noire ici comme un gage
       du mensonge qu'a proféré ton âme. Laisse inviolé mon abandon ! quitte
       le buste au-dessus de ma porte ! ôte ton bec de mon coeur et jette ta
       forme loin de ma porte ! " Le Corbeau dit : " Jamais plus ! "

       Et le Corbeau, sans voleter, siège encore sur le buste pallide
       de Pallas, juste au-dessus de la porte de ma chambre, et ses yeux ont
       toute la semblance des yeux d'un démon qui rêve, et la lumière de la
       lampe, ruisselant sur lui, projette son ombre à terre : et mon âme
       de cette ombre qui gît flottante à terre ne s'élèvera - jamais plus.        artsper.com
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                                            Edgar Allan Poe

                                                 traduction Stéphane Mallarmé

                        1è parution aux EtatsUnis : 1845 et grand succès pour l'auteur.

Puis en France traduction en: 1875 par, pour ce texte entre autres, Mallarmé.