lundi 24 décembre 2018

Une vengeance Anton Tchekhov ( nouvelle Russie )



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                                                         Une vengeance

            Lev Savvitch Tourmanov, homme des plus ordinaires, doté d'un petit capital, d'une jeune femme et d'une grande calvitie, jouait un jour au wint chez un de ses amis dont c'était la fête. Après un minus considérable, au cours duquel il avait transpiré, il se rappela soudain qu'il y avait longtemps qu'il n'avait bu de vodka. S'étant levé et se balançant de manière imposante sur la pointe des pieds, il se fraya un chemin entre les tables, traversa le salon où dansaient les jeunes gens ( ici il sourit avec indulgence et tapota paternellement l'épaule d'un jeune et fluet pharmacien ), puis fila par une petite porte qui menait à l'office. Là, sur une table ronde, se dressaient des bouteilles, des carafes de vodka... A côté des zakouski, tout verdoyant d'oignon et de persil, reposait sur une assiette un hareng déjà à moitié consommé. Lev se versa un petit verre, agita les mains en l'air comme s'il se préparait à faire un discours, but, prit une expression tragique, piqua sa fourchette dans un morceau de hareng et...
            Mais à ce moment des voix se firent entendre de l'autre côté de la cloison.
            - Pourquoi pas, pourquoi pas ? disait une voix de femme excitée. Mais quand cela arrivera-t-il ?
            " C'est ma femme, constata Lev. Avec qui est-elle donc ? "            blissinthecity.fr
            - Quand tu voudras, ma chère, répondit derrière la cloison une voix basse, épaisse et juteuse. Aujourd'hui, ce n'est pas trop pratique, demain je suis pris toute la journée...
            - C'est Diogtiarev ! ( Tourmanov avait reconnu la voix de basse de l'un de ses amis ).  Toi aussi, Brutus, tu vas y passer ! Vraiment, elle l'aurait déjà racolé, comme les autres ? Quelle bonne femme insatiable, infatigable ! Elle ne peut pas vivre une journée sans aventure !
            - Oui, demain je suis pris, continuait la basse. Si tu veux, écris-moi un mot demain... Je serai ravi, enchanté... Mais nous devrions organiser un peu notre correspondance. Il faut trouver un truc. Recourir à la poste, ce n'est pas trop pratique. Si je t'écris, ton dindon serait capable d'intercepter la lettre auprès du facteur ; si tu m'écris, ma moitié la recevra sans moi et la décachettera sûrement.
            - Alors, comment faire ?
            - Il faut inventer un truc quelconque. On ne peut pas non plus utiliser les domestiques comme courriers, parce que ton Sobakévitch mène sûrement votre femme de chambre et votre valet à la baguette... Tiens, est-ce qu'il joue aux cartes ?
            - Oui. Et il ne cesse de perdre, l'imbécile !
            - Donc, il a de la chance en amour ! dit Diogtiarev. Voici, ma petite fille, quel tour j'ai inventé... Demain, à six heures du soir précises, en revenant du bureau, je traverserai le jardin public dont je dois voir le gardien. Alors toi, ma poulette, tu vas essayer de mettre un billet pour six heures, en aucun cas plus tard, dans le vase de marbre qui se trouve, tu sais bien, à gauche de la tonnelle recouverte de vigne...
            - Je connais, je connais...
            - Ce sera, poétique, mystérieux et nouveau... Ni ton poussah, ni ma légitime n'en sauront rien.   pleclerc.free.fr                         Tu as compris ?
            Lev but un petit verre de plus et retourna à la table de jeu. La découverte qu'il venait de faire ne l'avait ni pétrifié, ni surpris, ni indigné. Le temps où il s'indignait, faisait des scènes, criait et allait jusqu'à cogner était passé depuis longtemps. Il s'était résigné et fermait les yeux sur les aventures de sa volage épouse.
            Néanmoins, ce n'était pas agréable. Des expressions telles que dindon, Sobakévitch, poussah, etc., offensaient son amour-propre.
            " Quelle canaille tout de même que ce Diogtiarev : pensait-il en notant les minus. Quand je le rencontre dans la rue il joue les amis chers, il sourit de toutes ses dents, il me caresse l'estomac, et maintenant le voilà qui me traite de noms d'oiseaux ! En face, il m'appelle son ami, et derrière mon dos il m'appelle dindon et poussah... "
            Plus il se plongeait dans ses affreux minus, plus l'offense lui était pénible à supporter...
            " Blanc-bec... pensait-il en cassant rageusement la craie. Gamin... Je n'ai pas envie de me colleter avec toi, sinon je t'aurais montré ce que sait faire Sobakévitch ! "
            A souper, il ne put observer de sang-froid le visage de Diogtarev qui, comme un fait exprès, le persécutait de questions : avait-il gagné ? pourquoi était-il si triste ? et ainsi de suite. Il eut même l'impertinence, en sa qualité d'ami intime, de gronder vertement l'épouse de cet ami parce qu'elle prenait mal soin de la santé de son mari. L'épouse, comme si de rien n'était, regardait son mari de ses petits yeux huileux, riait gaiement et bavardait avec innocence, si bien que le diable lui-même ne l'aurait pas soupçonnée d'infidélité.
            De retour à la maison, Lev se sentait furieux et insatisfait, comme si, à souper, au lieu de veau il avait mangé une vieille galoche. Peut-être serait-il arrivé à se maîtriser , mais le bavardage et les sourires de son épouse lui rappelaient à chaque instant le dindon, l'âne bâté, le poussah...
            " Le gredin mériterait d'être giflé aller-retour, pensait-il. Il faudrait le moucher publiquement.
            Et il se dit qu'il serait bon de rosser Diogtiarev, de l'abattre en duel comme un moineau... de lui faire perdre sa place ou de mettre dans le vase de marbre quelque chose d'indécent, de puant, par exemple un rat crevé... Ce ne serait pas mal de voler au préalable la lettre de sa femme et de mettre à la place quelques petits vers grivois signés : " Ta Goton ", ou quelque chose de ce genre.
            Tourmanov fit longtemps les cent pas dans la chambre à coucher en se flattant de rêveries. Soudain il s'arrêta et se frappa le front.
            - J'ai trouvé, bravo ! s'écria-t-il, et la joie ajouta un air rayonnant à son visage. Ça ce sera excellent !
            Ex-cel-lent !                                                                                    lookbooks.fr
            Lorsque son épouse fut endormie, il s'assit à son bureau et, après de longues méditations, écrivit ce qui suit en modifiant son écriture et en ajoutant des fautes d'orthographe :
            " A M. Doutlinov, négociant. Monsieur, si vous ne dépausez pas deux cents roubles aujourdui 12 septambre avant six heures dans le vase marbre qui se trouve dans le jardain publique à goche de la tonnelle couverte de vigne, vous serez asasiné et votre mercerie explosera. "
            Ayant rédigé cet épître, Lev bondit d'enthousiasme.
            - Pas mal inventé, hein ? marmonnait-il en se frottant les mains. Ça a du chic ! Satan lui-même n'inventerait pas meilleure vengeance. Naturellement, le mercanti prendra peur et préviendra immédiatement la police. La police s'embusquera avant six heures dans les buissons et, quand le pauvre chéri voudra récupérer la lettre... par ici, mon mignon !... La peur qu'il aura ! Avant que son affaire ne soit tirée au clair, il aura le temps de souffrir et de languir, la crapule !... Bravo !
            Lev colla un timbre à la lettre et la porta lui-même à la boîte. Il s'endormit avec un sourire de béatitude et dormit plus voluptueusement qu'il n'avait dormi de longtemps.
            Le matin, au réveil, il se souvint de son stratagème et se mit à ronronner de plaisir. Il chatouilla même le menton de son infidèle de femme. Partant pour le travail et, plus tard, assis dans son bureau, il ne cessait de sourire en imaginant la terreur de Diogtiarev quand il tomberait dans l'embuscade...
            Avant six heures il n'y tint plus et courut au jardin public pour profiter de visu de la situation désespérée de son ennemi.
            " Aha ! " pensa-t-il en croisant un sergent de ville.
            Ayant gagné la tonnelle, il s'assit sous un buisson et, ses regards avides fixés sur le vase, attendit. Son impatience était sans limites.
            A six heures précises parut Diogtiarev. Le jeune homme paraissait d'excellente humeur. Son haut-de-forme était gaillardement posé sur sa nuque, et, le pardessus et le gilet ouverts, il semblait avoir le coeur sur la main. Il sifflotait en fumant un cigare...
            " Et maintenant tu vas avoir des nouvelles du dindon et de Sobakévitch ! jubilait Tourmanov.  gifs-animes.net                                       Attends un peu ! "
            Diogtiarev s'approcha du vase et y fourra paresseusement la main... Lev se souleva, ne le quitta plus des yeux... Le jeune homme tira du vase un petit pli, le regarda de tous les côtés, haussa les épaules, puis d'un air indécis, le décacheta, haussa à nouveau les épaules... et une extrême stupéfaction se peignit sur ses traits ; le billet contenait deux billets de cent roubles !
            Diogtiarev prit son temps pour examiner ces billets. A la fin sans cesser de hausser les épaules, il les fourra dans sa poche et prononça :
            - Merci !
            L'infortuné Lev entendit ce " merci ". Il passa toute la soirée en face de la boutique de Doulinov, menaçant son enseigne du poing et marmottant dans son indignation :
            - Polltrron ! Mercanti ! Méprisable Ki Kitytch ! Capon ! Gros plein de soupe !


                                                                          Anton Tchekhov

                                                                               ( in Nouvelles )

mercredi 19 décembre 2018

Mauvaise humeur Anton Tchekhov ( Nouvelle Russie )


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                             Mauvaise humeur

            Le commandant de police Sémione Pratchkine marchait de long en large dans sa chambre et essayait d'étouffer une sensation fort déplaisante. La veille, une affaire de service l'avait appelé chez le commandant de la place. Le hasard avait voulu qu'il se mit à jouer aux cartes et il avait perdu huit roubles. La somme était insignifiante, négligeable, mais le démon de l'avarice et de la cupidité lui reprochait à l'oreille sa dissipation.
            " Huit roubles... Quelle affaire !... pensait Pratchkine pour imposer silence au démon. Il y a des gens qui perdent bien davantage, et ils ne se frappent pas. L'argent ça va, ça vient. Il n'y a qu'à passer à l'usine, ou chez Rylov, l' cabaretier, et voilà les huit roubles retrouvés... huit roubles et le pouce... " 
            " C'est l'hiver... le paysan solennellement... " Dans la pièce voisine, Vania, le fils du commissaire, ânonne d'une voix monotone : " Le paysan solennellement retrace sa route... "
            " Sans compter que je peux prendre ma revanche... qu'est-ce que c'est que ce - solennellement - ? "
            " Le paysan, solennellement, retrace sa route... retrace... "
            " Solennellement, pense Pratchkine, songeur. Si on lui avait administré une dizaine de coups de verges, il n'aurait pas l'air si solennel. Au lieu de prendre des airs si solennels, il ferait mieux de payer régulièrement ses impôts... Huit roubles, ce n'est pas une affaire ! Ce n'est tout de même pas huit mille, on peut toujours les regagner... " Son vieux cheval, humant la neige, s'en va, cahin-caha, trottant... " Il aurait fait beau voir qu'il parte au galop ! Le beau coursier, voyez-moi ça ! Une rosse reste toujours une rosse. Et ça les amuse, ces abrutis de paysans, ces sacs à vin, de fouetter leur cheval, et là-dessus qu'il dégringole dans un trou de glace ou dans un ravin, à toi toute la peine... Avise-toi seulement de le mettre au galop, ton cheval, et je te prescris une de ces ordonnances, que de cinq ans tu ne pourras l'oublier !...                                                             apprendre-en-ligne.net
Résultat de recherche d'images pour "chateau de cartes"            Et pourquoi ai-je entamé d'une faible ? J'aurais dû entamer de l'as de trèfle, je n'aurais pas fait deux de chute... " Hardi ! le traîneau s'élance... Creusant son sillon duveteux... Creusant son sillon duveteux... " Creusant... Creusant.son sillon... son sillon... Ils écrivent de ces machins ! Dieu me damne, on leur permet d'écrire de ces choses ! Et tout ça c'est la faute de dix ! Nom de Dieu ! Fallait que je tombe dessus à ce moment-là ! "
            " Il court, le petit gars des champs... son chien sur sa luge... son chien... "
            " Faut croire qu'il a le ventre plein s'il court et fait le singe... Et ses parents ne pensent même pas à mettre ce galopin au travail. Au lieu de promener son chien, il ferait mieux de couper du bois ou de lire les Évangiles. Et tous ces chiens qu'ils élèvent... Plus moyen de circuler, ni à pied ni en voiture ! Je n'aurais pas dû jouer après le dîner... m'en aller tout de suite après le dîner... "
            " Il a mal, mais il rit, sa mère le menace... le menace du doigt par la fenêtre... "
            " Menace... Menace... Tu as le flemme de sortir et de le corriger... Tu devrais lui retrousser la pelisse et pan ! pan! pan ! Ça vaudrait mieux que de le menacer du doigt... Sans quoi, prends garde d'en faire un ivrogne... " 
            - C'est de qui ce machin-là, demande Pratchkine à haute voix ? "
            - De Poutchkine, Papa.
            - Poutchkine ? Hum ! Ça doit être un type. Pour ce qui est d'écrire, ils écrivent, mais ce qu'ils écrivent ils ne le comprennent pas eux-mêmes. L'essentiel, c'est d'écrire !
             - Papa, un paysan qui apporte de la farine, cria Vania.
            -  Prends-la !                                                                         laterredufutur.com
Image associée            Même la pensée de la farine n'arriva pas à dérider Pratchkine. Plus il essayait de se consoler, plus sa perte lui pesait. Il regrettait ses huit roubles si amèrement qu'on aurait vraiment cru qu'il en avait perdu huit mille.
            Quand Vania eut appris sa leçon et se fut tu, Pratchkine se mit à la fenêtre et, l'âme lourde, il fixa les congères d'un oeil triste... Mais ce spectacle ne fit qu'irriter sa blessure. Il lui rappelait sa visite de la veille au commandant de la place. Sa bile s'échauffa, lui monta au coeur... Le besoin de se délester de son chagrin atteignit un degré qui ne souffrait plus d'ajournement.
            Il n'y tint plus...
            - Vania ! cria-t-il, arrive ici que je te fouette pour le carreau que tu as cassé hier au soir !



                                                          Anton Tchekhov

                                                                  ( 1884 )

lundi 17 décembre 2018

La Marionnette Alex Berg ( Roman policier Allemagne )

La Marionnette (Actes noirs)
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                                   La Marionnettet

            En ce mois de mai Katja Rittmer, soldate émérite allemande revient à son poste après des heures de déminage, dans la région de Kunduz en Afghanistan. Son compagnon et elle sont attaqués par des talibans, des insoumis. A l'hôpital Eric Mayer; agent secret qui connaît bien la soldate lui révèle que les balles récupérées dans son bras sont allemandes. Des hommes de son groupe sont morts ce jour-là tués par des armes de leur pays. Katja déjà profondément traumatisée par les guerres précédentes auxquelles elle a participé rapatriée à Hambourg, prend la décision de venger ses frères d'armes. Elle ne sera pas seule à chasser sur des terres dangereuses, celui des ventes d'armes à des chefs de tribus pour prix d'une paix relative parfois. A Hambourg le très gros fabricant d'armes subit les retombées de ce qui s'avère être l'erreur de trop dans les accords occultes entre dirigeants allemands et politicien américain. Katja, grande femme blonde dont on apprend les péripéties de sa naissance d'où peut-être son engagement dans la vie militaire où elle se montre aussi habile que les hommes, est conseillée par l'avocate Valérie Weymann, suivie, surveillée par Eric Mayer et Martinez homme de la CIA. Les militaires dans ce livre consacré au conflit sans fin afghan. " Les soldats de la Bundeswehr sont de plus en plus nombreux à revenir de leur période d'engagement en Afghanistan affectés de lourds traumatismes....... " Les protagonistes circulent beaucoup des petites rues de Kaboul à Berlin, de Hambourg siège de Larenz principal fabricant de munitions, à Baden-Baden. des chefs de tribus usent de ruse sur les deux continents sans compter les morts. Katja très habile hacker ne circule jamais sans son laptop. Passionnant roman d'espionnage d'Alex Berg pseudo de Stéphanie Baumm.

Polina Bastien Vives ( Bande Dessinée France )


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                                         Polina

            Polina, jeune danseuse russe, se présente aux concours qui lui permettront d'intégrer la troupe du théâtre. Sans conviction ni désir particuliers de réussite, elle travaille avec application. Elle est une bonne élève attentive et polie. Arrivée en 4è année deux écoles se disputent la force de leur enseignement. L'une académique, classique, l'autre
incompréhensible à Polina, mais sans doute plus actuelle. Le dessin de Bastien Vives suit au plus près l'art chorégraphique, ainsi qu'il l'a fait pour Le goût du chlore, mais là le dessin est nettement plus simple, à l'exception du nez de Polina, sans signification particulière cependant. A l'exception d'une déception amoureuse, légère, qui conduira Polina à Berlin, l'histoire raconte surtout le travail de la danseuse sur le port de tête, le dos le plus large possible, la souplesse "..... Si vous n'êtes pas souple à 6 ans vous le serez encore moins à 16 ans. La souplesse et la grâce ne s'apprennent pas, c'est un don....... " Une bonne BD, carrée d'environ 200 pages, sur papier épais en noir et blanc, qui fera sûrement plaisir, à tous.

mardi 11 décembre 2018

Deux mètres dix Jean Hatzfeld ( Roman France )

Deux mètres dix
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                                              Deux mètres dix

             " Depuis un moment les merles ne chantaient plus, ils babillaient à peine..... " Ces mots ne sont pas le début d'une histoire douce, mais celle rude de quatre champions olympiques, deux sauteuses en hauteur et deux haltérophiles. Sue ( Susan Baxter ) vit en Arizona, à Phoenix, l'heureuse vie d'une adolescente lorsqu'elle est repérée par des prospecteurs de l'Université. Le seul attrait pour Sue, une entrée rapide à l'Université sans frais si elle passe 1m 84. La première étape passée elle améliore ses performances, visionne celles des championnes des pays étrangers, la Russe Tatiana Izvitkaya notamment. Elles se croisent aux Jeux Olympiques d'Helsinki en 1982. Tatiana est Kirghize, et en 1982 les athlètes des diverses républiques annexées, Kirghistan, Géorgie etc. concourent au nom de la Russie où elles sont entraînées après avoir été repérées, comme Sue l'américaine, très tôt. Durant ces Olympiades, la guerre froide est très présente dans les coulisses, entre les EtatsUnis et l'URSS. Chacun des deux pays boycottera l'un les Jeux de Moscou, l'autre les Jeux de Los Angeles. Mais en cette année 1982, un champion, immense, moustache de Kirghize et force reconnue, sur une photo il porte son cheval sur ses épaules, grimpe sur le ring et dépose près de lui un petit personnage en feutre gris au chapeau blanc, don de la chamane avant son départ du village. Poids à soulever plus d'1/4 de tonne, son nom, Chabdan. Un Américain est présent bien décidé à gagner, Randy Wayne, l'équipe entière très remontée contre les communistes, les Reds.
Le livre a de multiples centres d'intérêt, d'abord les mouvements, la torsion des torses au moment de l'envol du saut, la caresse de la main du champion sur la barre qu'il commence par invectiver, la pose du pied pour l'un comme pour l'autre sport, très décryptés ces mouvements pour les non sportifs comme pour les pratiquants, et la vie dans les hautes montagnes, les kolkhozes où ont vécu et travaillé les parents et grands-parents de Chabdan, de Tatiana et les habitants de Bichteck amenés de Corée. Les hommes furent envoyés au-devant de la Wermacht en 1941. Mais on se promène dans les parcs et l'on mange des glaces comme souvent dans les contes russes. Tatiana invite Sue dans son village et l'on saura d'où proviennent les douleurs intolérables de la championne. Les petites pilules, le KGB mais la vie des montagnes du Kirghistan, les béliers noirs, les brebis pansues. En 1968,
"....... Dick Fosbury, Jeux de Mexico ! - Elle compte les foulées, l'observe au bout de l'élan se présenter à l'envers, dos face à la barre après une virevolte à 180° de tout son corps...... "
            

vendredi 7 décembre 2018

Le Renard et le Singe La Richesse n'est pas bonne Phèdre ( Poème France )

Prêle du japon, queue de renard, écouvillon


                                   Le Renard et le Singe

                       ( L'avare ne donne pas volontiers même son superflu )

            Un singe priait un renard qu'il lui donne un bout de queue
          Pour pouvoir couvrir décemment ses fesses nues.
          Mais l'autre, égoïstement : " Serait-elle encore plus longue,
          J'aimerais mieux la traîner dans la boue et dans les ronces
          Plutôt que de t'en donner la moindre parcelle. "


                                                     Phèdre
                                                          ( env. 7 avt J.C. - env. 50 ap. J.C. )


                                      Vulpes et Simius
                          ( Avarum etiam quod sibi superest non libenter dare )                            


               Vulpem rogabat partem caudae simius,
            contegere honeste posset ut nudas nates.
            Cui sic maligna : " Longior fiat licet,
            tamen illam citius per lutum et spinas traham
            quam tibi particulam quamvis parvam impertiar. "


                                                            
                                                      Phaedrus
                                   ( trad. voir La Femme en travail ) 



                               La Richesse n'est pas bonne

                                     ( Hercule et Plutus )                                               musees-occitanie.fr
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            Les gens de cœur ont raison de haïr l'argent
            Car un coffre bien rempli fait obstacle au vrai mérite.
            Hercule, reçu au ciel pour son grand courage
            Et congratulé par tous les dieux à la file,
            A l'arrivée de Plutus, le fils de Fortune,
            Détourna les yeux. Son père s'en étonna.
            - Je les hais, lui dit Hercule ; il est l'ami des méchants       
            Et il corrompt toute chose par l'appât du gain. "


                                                    Phèdre
                                                          ( env. 7 avt J.C. - env. 50 ap. J.C. )


                                       Malas esse divitias

                                       ( Hercules et Plutus )                                                                 euw.merch.riotgames.com
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            Opes invisae merito sunt forti viro,
          quid dives arca veram laudem intercipit.
          Caelo receptus propter virtutem Hercules
          cum gratulantes persalutasset deos,
          veniente Pluto, qui Fortunae est filius,
          avertit oculos. Causam quia malis amicus est 
          " Odi, inquit illum, quia malis amicus est
          simulque objecto cuncta corrumpit lucro. "


                                                       Phaedrus
                                   ( trad. voir La Femme en travail )           
 

            

dimanche 2 décembre 2018

A Moscou, sur la place Troubnaïa Anton Tchekhov ( Nouvelles Russie )

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                                     A Moscou, sur la place Troubnaïa


            Une petite place qui se trouve à côté du couvent de la Nativité et qu'on appelle place Troubnaïa ou simplement la Trouba.
            Tous les dimanches s'y tient un marché. Des centaines de touloupes en peau de mouton, de pelisses, de casquettes en fourrure et de hauts-de-forme y grouillent comme des écrevisses dans un panier. On entend le chant d'une multitude d'oiseaux qui vous rappellent le printemps. Quand le soleil brille et que le ciel est pur, le chant des oiseaux et l'odeur du foin se font plus forts, et cette évocation printanière emporte vos pensées au loin, très loin.
            Une file de chariots est alignée à un bout de la placette. Ils ne sont chargés ni de foin, ni de choux, ni de fèves, mais de chardonnerets, de serins, d'alouettes, de merles et de grives, de mésanges et de bouvreuils.
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          Tout ce petit monde sautille dans des cages grossièrement confectionnées, gazouille et regarde avec envie les moineaux en liberté. Les chardonnerets sont vendus cinq kopeks pièce, les serins plus cher, le prix du reste est des plus vagues.                                                 
           - Combien l'alouette ?                                                                                                    
            Le marchand lui-même ne sait pas ce qu'elle vaut. Il se gratte la tête et avance un chiffre au gré de son inspiration ; un rouble ou trois kopeks à la tête du client.
            Il y a aussi des oiseaux de prix. Un très vieux merle au plumage délavé, à la queue déplumée, est posé sur un perchoir couvert de saletés. Il est sérieux, digne, immobile comme un général en retraite. Il y a longtemps qu'il a dit adieu à la liberté et qu'il regarde le ciel bleu d'un air indifférent. C'est probablement cette indifférence qui le fait passer pour un oiseau intelligent. Impossible d'en demander moins de quarante kopeks.                                                                   Autour des oiseaux se bousculent des lycéens pataugeant dans la boue, des artisans, des jeunes gens vêtus à la dernière mode et des amateurs en bonnets usés au-delà du possible, dont les pantalons retroussés, en loques, semblent avoir été rongés par des souris. On écoule aux gamins et aux ouvriers des femelles à la place de mâles, des vieux pour des jeunes. Ils n'y connaissent rien. En revanche, un amateur, il n(est pas question de la tromper, il sait reconnaître de loin la valeur d'un oi               - Il ne m'inspire guère confiance, dit-il en examinant le bec d'un serin et en comptant les plumes de sa queue. Pour l'instant il chante, il n'y a pas à dire, mais ça ne prouve rien. Moi aussi je chante en compagnie. Non, mon vieux, ce qu'il faut c'est savoir chanter tout seul, chante voir si tu peux... Donne-mi plutôt l'autre là-bas, celui qui ne dit rien et fait la sainte-nitouche. Les plus malins se taisent toujours.
            Parmi les voitures chargées d'oiseaux, il y en a quelques-unes qui portent d'autres animaux. Vous voyez des lièvres, des lapins, des hérissons, des cochons-d'Inde, des putois. Un lièvre grignote de la paille pour oublier son chagrin. Les cochons d'Inde tremblent de froid et les hérissons curieux sortent leur tête de sous leurs piquants pour regarder la foule.                   plus.google.com
Image associée            - J'ai lu quelque par, dit sans s'adresser à personne un employé des postes vêtu d'un pardessus déteint tout en regardant tendrement un lièvre, j'ai lu qu'un savant avait un chat, une souris, un faucon et un moineau qui mangeaient dans la même écuelle.
            - C'est fort possible, monsieur, On avait battu le chat et plumé la queue du faucon. La science n'a rien à voir là-dedans. Le chat d'un de mes amis mangeait des concombres, ne vous en déplaise. Mon ami l'avait fouetté pendant deux semaines pour le dresser. Si on bat un lièvre il vous fera craquer des allumettes. Qu'est-ce qui vous étonne ? C'est très simple : il prend une allumette dans la bouche, crac et voilà ! L'animal c'est pareil que l'homme. Les coups lui donnent de l'esprit, les animaux pareil.
            Des coqs et des canards sous le bras, des paysans se faufilent dans la foule. La volaille est maigre, mal nourrie. Les poussins sortent des cages leurs vilaines têtes déplumées et picorent ce qu'ils trouvent dans la boue. Des gamins vendeurs de pigeons vous dévisagent, essayant de deviner en vous un colombophile.
            - Oui, monsieur, vous n'avez rien à dire ! crie une voix hargneuse. Regardez, vous parlerez après ! Ça, un pigeon ? C'est un aigle !
            Un grand type maigre, avec des favoris frisés et la moustache rasée, l'air d'un valet de chambre malade et ivre, vient vendre un bichon blanc comme neige. Le vieux bichon pleure.
            - La vieille m'a donné ordre de vendre cette horreur, dit-il avec un sourire méprisant. Elle a fait faillite sur ses vieux jours, alors elle vend ses chiens et ses chats. Elle pleure, elle embrasse leurs sales museaux, mais la misère oblige à les vendre. C'est comme je vous le dis ! Laissez-vous tenter, messieurs. L'argent nous servira à acheter du café.
            Mais personne ne rit. Un gamin reste planté à côté de lui et, clignant d'un oeil, le regarde d'un air grave et compatissant.  pinterest.fr                                                                          poissonpecheur.com
Image associéeRésultat de recherche d'images pour "carassin"            Le plus intéressant c'est le marché aux poissons. Une dizaine de paysans sont accroupis l'un près de l'autre. Devant chacun d'eux un seau qui est un enfer miniature. Des carassins. des loches, des alevins, des escargots, des grenouilles, des tritons grouillent dans une eau glauque et trouble. De gros scarabées aquatiques aux pattes brisées sillonnent la faible surface, grimpent sur des carassins et sautent par-dessus les grenouilles. Les grenouilles bousculent les scarabées, les tritons se vengent sur les grenouilles. Infatigables bestioles ! En raison de leur prix, les tanches vert foncé bénéficient d'un privilège : elles ont un bocal pour elles toutes seules, trop petit pour y nager, mais où l'on est, tout de même, moins à l'étroit...
            - Un fameux poisson le carassin ! C'est résistant, Votre Honneur, que le Diable l'emporte ! Ça fait huit jours que je les ai pêchés, ces poissons de malheur. Dans la Pérerva, que je les ai pris, et je suis venu à pied. Je les vends deux kopeks pièce, les loches trois kopeks et l'alevin dix kopeks les dix, que le diable les emporte ! En voici pour cinq kopeks. Vous n'avez pas besoin de vers ?
            Le marchand plonge sa grosse main rugueuse dans le seau et en sort un tendre alevin ou un carassin gros comme l'ongle. Autour des seaux, des lignes, des hameçons, des lignes à brochet, des vers de vase qui brillent au soleil d'un feu pourpre.
            Un vieil amateur ou, comme on l'appelle sur le marché, un " type ", fait le tour des seaux de poisson et des chariots aux oiseaux. Il porte un bonnet de fourrure, des lunettes à monture de fer et des caoutchoucs qui ressemblent à des cuirassés. Il n'a pas un kopek en poche, mais malgré cela, il marchande, s'énerve et abreuve les acheteurs de ses conseils. En une heure il a examiné tous les lièvres, les pigeons, les poissons, il en a déterminé l'espèce, l'âge et la valeur dans les moindres détails. Il s'intéresse comme un enfant aux chardonnerets, aux carassins, aux alevins.Si vous lui parlez de merles, cet original vous racontera des choses que jamais vous ne retrouverez dans aucun livre. Il vous parlera avec enthousiasme et passion et, par-dessus le marché, vous reprochera votre ignorance. Écarquillant les yeux et gesticulant, il fait des discours intarissables sur les chardonnerets et les bouvreuils. Il ne fréquente le marché que durant l'hiver, en été il est aux environs de Moscou occupé à prendre les cailles à la pipée et à pêcher à la ligne.
            Voici encore un autre " type " : c'est un homme très grand et très maigre qui porte des lunettes noires et une casquette à cocarde. Il a le visage entièrement rasé et ressemble à un clerc des temps jadis. C'est un vrai connaisseur. Tous les habitués de la Trouba savent que c'est quelqu'un, qu'il est professeur dans un lycée, le traitent avec respect, le saluent et l'appellent " Votre Préposition ". Au marché aux Puces de Soukharevka il farfouille dans les livres et, à la Trouba, il recherche les beaux pigeons.                                                                                                        ccsti973.fr                   
Image associée           - Monsieur, l'apostrophent les marchands de pigeons,  Votre Préposition ! Regardes les beaix tumblers , Votre Préposition !
            - Votre Préposition ! lui crie-t-on de tous côtés.
            - Votre Préposition ! répète un gamin, quelque part, sur le boulevard.
            Habitué depuis longtemps à ce titre, sérieux, sévère, le professeur soulève le pigeon au-dessus de sa tête, l'examine, devient de plus en plus grave, comme un conspirateur.
            La Trouba, ce petit coin de Moscou où l'on aime si tendrement les bêtes et où on les fait tant souffrir, vit de sa petite vie bruyante et agitée, tandis que les passants affairés et dévots se demandent ce que fait cette foule, ce mélange bigarré de bonnets, de casquettes et de hauts-de-forme, de quoi parlent ces gens, de quoi ils font commerce.



                                                   Anton Tchekhov

                                                             ( 1883 )                                                       


            

mercredi 28 novembre 2018

Le parapluie Guy de Maupassant ( nouvelles France )

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                                             Le parapluie
                                                                               à Camille Oudinot

            Madame Oreille était énorme. Elle savait la valeur d'un soir et possédait un arsenal de principes sévères sur la multiplication de l'argent. Sa bonne, assurément, avait grand mal à faire danser l'anse du panier, et Monsieur Oreille n'obtenait sa monnaie de poche qu'avec une extrême difficulté. Ils étaient à leur aise, pourtant, et sans enfants ; mais Mme Oreille éprouvait une vraie douleur à voir les pièces blanches sortir de chez elle. C'était comme une déchirure pour son coeur ; et chaque fois qu'il lui avait fallu faire une dépense de quelque importance, bien qu'indispensable, elle dormait fort mal la nuit suivante.
            Oreille répétait sans cesse à sa femme :
            - Tu devrais avoir la main plus large, puisque nous ne mangeons jamais nos revenus.
            Elle répondait :
            - On ne sait jamais ce qui peut arriver. Il vaut mieux avoir plus que moins.
            C'était une petite femme de quarante ans, vive, ridée, propre et souvent irritée.
            Son mari, à tout moment, se plaignait des privations qu'elle lui faisait endurer. Il en était certains qui lui devenaient particulièrement pénibles, parce qu'elles atteignaient sa vanité.
            Il était commis principal au Ministère de la guerre, demeuré là uniquement pour obéir à sa femme, pour augmenter les rentes inutilisées de la maison.
            Or, pendant deux ans, il vint au bureau avec le même parapluie rapiécé qui donnait à rire à ses collègues. Las enfin de leurs quolibets, il exigea que Mme Oreille lui achetât un nouveau parapluie. Elle en prit un de huit francs cinquante, article de réclame d'un grand magasin. Les employés en apercevant cet objet jeté dans Paris par milliers, recommencèrent leurs plaisanteries, et Oreille en souffrit horriblement. Le parapluie ne valait rien. En trois mois il fut hors de service, et la gaieté devint générale dans le Ministère. On fit même une chanson qu'on entendait du matin au soir, du haut en bas de l'immense bâtiment.
            Oreille exaspéré ordonna à sa femme de lui choisir un nouveau riflard, en soie fine, de vingt francs, et d'apporter une facture justificative.
            Elle en acheta un de dix-huit francs, et déclara, rouge d'irritation, en le remettant à son époux :
            - Tu en as là pour cinq ans au moins.
            Lorsqu'il rentra le soir, sa femme jetant un regard inquiet sur le parapluie, lui dit :            - Tu ne devrais pas le laisser serré avec l'élastique, c'est le moyen de couper la soie. C'est à toi d'y veiller, parce que je ne t'en achèterai pas un de sitôt.
            Elle le prit, dégrafa l'anneau et secoua les plis. Mais elle demeura saisie d'émotion. Un trou rond, grand comme un centime, lui apparut au milieu du parapluie. C'était une brûlure de cigare !
            Elle balbutia :
            - Qu'est-ce qu'il a ?
            Son mari répondit tranquillement, sans regarder :
            - Qui, quoi ? Que veux-tu dire ? Tu...
            La colère l'étranglait maintenant ; elle ne pouvait plus parler :
            u... tu... tu as brûlé... ton... ton... parapluie. Mais tu... tu... tu es donc fou !... Tu veux nous ruiner !
            Il se retourna, se sentant pâlir :...
            - Tu dis ?
            - Je dis que tu as brûlé ton parapluie. Tiens !..
            Et, s'élançant vers lui comme pour le battre, elle lui mit violemment sous le nez la petite brûlure circulaire.
            Il restait éperdu devant cette plaie, bredouillant :
            - Ça, ça... qu'est-ce que c'est ? Je ne sais pas, moi ! Je n'ai rien fait, rien, je te le jure, je ne sais pas ce qu'il a, moi, ce parapluie !
            Elle criait maintenant :
            - Je parie que tu as fait des farces avec lui dans ton bureau, que tu as fait le saltimbanque, que tu l'as ouvert pour le montrer.
            Il répondit :
            - Je l'ai ouvert une seule fois pour montrer comme il était beau. Voilà tout, je te le jure.
            Mais elle trépignait de fureur, et elle lui fit une de ces scènes conjugales plus redoutable pour un homme pacifique qu'un champ de bataille ou pleuvent les balles.
Image associée  **       Elle ajusta une pièce avec un morceau de soie coupé sur l'ancien parapluie, qui était de couleur différente ; et, le lendemain, Oreille partit, d'un air humble, avec l'instrument raccommodé. Il le posa dans son armoire et n'y pensa plus que comme on pense à un mauvais souvenir.
            Mais à peine fut-il rentré, le soir, sa femme lui saisit son parapluie dans les mains, l'ouvrit pour constater son état, et demeura suffoquée devant un désastre irréparable. Il était criblé de petits trous provenant évidemment de brûlures, comme si on eût vidé dessus la cendre d'une pipe allumée. Il était perdu, perdu sans remède.
            Elle contemplait cela sans dire un mot, trop indignée pour qu'un son pût sortir de sa gorge. Lui aussi, il constatait le dégât et il restait stupide, épouvanté, consterné.
            Puis ils se regardèrent ; puis il baissa les yeux ; puis il reçut par la figure l'objet crevé qu'elle lui jetait ; puis elle cria, retrouvant sa voix dans un emportement de fureur :
            - Ah ! Canaille ! Canaille ! Tu as fait exprès ! Mais tu me le paieras ! Tu n'en auras plus...
            Et la scène recommença. Après une heure de tempête, il put enfin s'expliquer. Il jura qu'il n'y comprenait rien ; que cela ne pouvait provenir que de malveillance ou de vengeance.
            Un coup de sonnette le délivra. C'était un ami qui devait dîner chez eux.
            Mme Oreille lui soumit le cas. Quant à acheter un nouveau parapluie, c'était fini, son mari n'en aurait plus.
            L'ami argumenta avec raison :
            - Alors, madame, il perdra ses habits, qui valent certes davantage.
            La petite femme, toujours furieuse, répondit :
            - Alors il prendra un parapluie de cuisine, je ne lui en donnerai pas un autre en soie.
            A cette pensée, Oreille se révolta.
            - Alors, je donnerai ma démission, moi ! Mais je n'irai pas au Ministère avec un parapluie de cuisine.
            L'ami reprit :
            - Faites recouvrir celui-là, ça ne coûte pas très cher.
            Mme Oreille, exaspérée, balbutiait :
            - Il faut au moins huit francs pour le faire recouvrir. Huit francs et dix-huit, cela fait vingt-six !  Vingt-six francs pour un parapluie, mais c'est de la folie ! C'est de la démence !
            L'ami, bourgeois pauvre, eut une inspiration :
            - Faites-le payer par votre Assurance. Les compagnies paient les objets brûlés, pourvu que le dégât ait eu lieu dans votre domicile.
            A ce conseil la petite femme se calma net ; puis, après une minute de réflexion, elle dit à son mari :
            - Demain, avant de te rendre à ton Ministère, tu iras dans les bureaux de " la Maternelle " faire constater l'état de ton parapluie et réclamer le paiement.
            M. Oreille eut un soubresaut.
            - Jamais de la vie je n'oserai ! C'est dix-huit francs de perdus, voilà tout. Nous n'en mourrons pas.
            Et il sortit le lendemain avec une canne. Il faisait beau, heureusement.
            Restée seule à la maison, Mme Oreille ne pouvait se consoler de la perte de ses dix-huit francs. Elle avait le parapluie sur la table de la salle à manger, et elle tournait autour sans parvenir à prendre une résolution.                                                                                          etsy.com
            La pensée de l'Assurance lui revenait à tout instant, mais elle n'osait pas non plus affronter les regards railleurs des messieurs qui la recevraient, car elle était timide devant le monde, rougissant pour un rien, embarrassée dès qu'il lui fallait parler à des inconnus.        
            Cependant le regret des dix-huit francs la faisait souffrir comme une blessure. Elle n'y voulait plus songer, et sans cesse le souvenir de cette perte la martelait douloureusement. Que faire cependant ? Les heures passaient ; elle ne se décidait à rien. Puis tout à coup, comme les poltrons qui deviennent crânes, elle prit sa résolution.
            - J'irai, et nous verrons bien !
            Mais il lui fallait d'abord préparer le parapluie pour que le désastre fut complet et la cause facile à soutenir. Elle prit une allumette sur la cheminée et fit, entre les baleines, une grande brûlure, large comme la main, puis elle roula délicatement ce qui restait de la soie, le fixa avec le cordelet élastique, mit son châle et son chapeau et descendit d'un pied pressé vers la rue de Rivoli où se trouvait l'Assurance.
            Mais, à mesure qu'elle approchait, elle ralentissait le pas. Qu'allait-elle dire ? Qu'allait-on lui répondre ?
            Elle regardait les numéros des maisons. Elle en avait encore vingt-huit. Très bien ! Elle pouvait réfléchir. Elle allait de moins en moins vite. Soudain elle tressaillit. Voici la porte sur laquelle brille en lettres d'or : " La Maternelle, compagnie d'assurances contre l'incendie ". Déjà ! Elle s'arrêta une seconde, anxieuse, honteuse, puis passa, puis revint, puis passa de nouveau, puis revint encore.
            Mais, en pénétrant dans la maison elle s'aperçut que son coeur battait.
            Elle entra dans une vaste pièce avec des guichets tout autour, et, par chaque guichet on apercevait une tête d'homme dont le corps était masqué par un treillage.
            Un monsieur parut, portant des papiers. Elle s'arrêta et, d'une petite voix timide :
            - Je viens... je viens... pour... pour un sinistre.
            Le monsieur, poli, montra un siège.
            - Donnez-vous la peine de vous asseoir, je suis à vous dans une minute.
            Et, retournant vers les deux autres, il reprit la conversation.
            - La Compagnie, messieurs, ne se croit pas engagée envers vous pour plus de quatre cents mille francs. Nous ne pouvons admettre vos revendications pour les cent mille francs que vous prétendez nous faire payer en plus. L'estimation d'ailleurs...
            Un des deux autres l'interrompit :
            - Cela suffit, monsieur, les tribunaux décideront. Nous n'avons plus qu'à nous retirer.
            Et ils sortirent après plusieurs saluts cérémonieux.
            Oh ! Si elle avait osé partir avec eux, elle l'aurait fait : elle aurait fui, abandonnant tout ! Mais le pouvait-elle ? Le monsieur revint et, s'inclinant :
            - Qu'y a-t-il pour votre service, madame ?
            Elle articula péniblement :
            - Je viens pour... pour ceci.
            Le directeur baissa les yeux, avec un étonnement naïf, vers l'objet qu'elle lui tendait.
            Elle essayait, d'une main tremblante, de détacher l'élastique. Elle y parvint après quelques efforts, et ouvrit brusquement le squelette loqueteux du parapluie.
            L'homme prononça d'un ton compatissant :
            - Il me paraît bien malade.
            Elle déclara avec hésitation :                                                        letempsdesgrenouilles.com     
Résultat de recherche d'images pour "parapluie homme peinture"            - Il m'a coûté vingt francs.                                                     
            Il s'étonna :
            - Vraiment ! Tant que ça.
            - Oui, il était excellent. Je voulais vous faire constater son état.
            - Fort bien ; je vois. Fort bien. Mais je ne vois pas en quoi cela peut me concerner.
            Une inquiétude la saisit. Peut-être cette compagnie-là ne payait pas les menus objets, et elle dit :
            - Mais... il est brûlé.
            Le monsieur ne nia pas :
            - Je le vois bien.
            Elle restait bouche béante, ne sachant plus que dire ; puis, soudain, comprenant son oubli, elle prononça avec précipitation :
            - Je suis Mme Oreille. Nous sommes assurés à la Maternelle, et je viens vous réclamer le prix de ce dégât.
            Elle se hâta d'ajouter dans la crainte d'un refus positif :
            - Je demande seulement que vous le fassiez recouvrir.
            Le directeur, embarrassé, déclara :
            - Mais... madame... nous ne sommes pas marchands de parapluie. Nous ne pouvons nous charger de ces genres de réparations.
            La petite femme sentait l'aplomb lui revenir. Il fallait lutter. Elle lutterait donc ! Elle n'avait plus peur ; elle dit  :
            - Je demande seulement le prix de la réparation. Je la ferai bien faire moi-même.
            Le monsieur semblait confus.
             - Vraiment, madame, c'est bien peu. On ne nous demande jamais d'indemnité pour des accidents d'une si minime importance. Nous ne pouvons rembourser, convenez-en, les mouchoirs, les gants, les balais, les savates, tous les petits objets qui sont exposés chaque jour à subir des avaries par la flamme.
            Elle devint rouge sentant la colère l'envahir :
            - Mais, monsieur, nous avons eu, au mois de décembre dernier, un feu de cheminée qui nous a causé au moins pour cinq cents francs de dégâts ; Mr Oreille n'a rien réclamé à la compagnie ; aussi il est bien juste aujourd'hui qu'elle me paye mon parapluie !
            Le directeur, devinant le mensonge, dit en souriant :
            - Vous avouerez, madame, qu'il est bien étonnant que M. Oreille, n'ayant rien demandé pour un dégât de cinq cents francs, vienne réclamer une réparation de cinq ou six francs pour un parapluie.
            Elle ne se troubla point et répliqua :
            - Pardon, monsieur, le dégât de cinq cents francs concernait la bourse de M. Oreille, tandis que le dégât de dix-huit francs concerne la bourse de Mme Oreille, ce qui n'est pas la même chose.
            Il vit qu'il ne s'en débarrasserait pas et qu'il allait perdre sa journée, et il demanda avec résignation :
            - Veuillez me dire alors comment l'accident est arrivé.
            Elle sentit la victoire et se mit à raconter :
            - Voilà, monsieur : j'ai dans mon vestibule une espèce de chose en bronze où l'on pose les parapluies et les cannes. L'autre jour, donc, en rentrant, je plaçai dedans celui-là. Il faut vous dire qu'il y a juste au-dessus une planchette pour mettre les bougies et les allumettes. J'allonge le bras et je prends quatre allumettes. J'en frotte une ; elle rate. J'en frotte une autre ; elle s'allume et s'éteint aussitôt. J'en frotte une troisième ; elle en fait autant.
            Le directeur l'interrompit pour placer un mot d'esprit :
            - C'était donc des allumettes du gouvernement ?
            Elle ne comprit pas et continua :

    - Ça se peut bien. Toujours est-il que la quatrième prit feu et j'allumai ma bougie ; puis je rentrai dans ma chambre pour me coucher. Mais au bout d'un quart d'heure, il me sembla qu'on sentait le brûlé. Moi j'ai toujours peur du feu. Oh ! si nous avons jamais un sinistre, ce ne sera pas ma faute !
Surtout depuis le feu de cheminée dont je vous ai parlé, je ne vis pas. Je me relève donc, je sors, je cherche, je sens partout comme un chien de chasse, et je m'aperçois enfin que mon parapluie brûle. C'est probablement une allumette qui était tombée dedans. Vous voyez dans quel état ça l'a mis...
           Le directeur en avait pris son parti ; il demanda :
           - A combien estimez-vous le dégât ?
           Elle demeura sans parole, n'osant pas fixer un chiffre. Puis elle dit, voulant être large :
            - Faites-le réparer vous-même, je m'en rapporte à vous.
            Il refusa :
            - Non, madame, je ne peux pas. Dites-moi combien vous demandez.
            - Mais... il me semble... que... Tenez, monsieur, je ne veux pas gagner sur vous, moi... nous allons faire une chose. Je porterai mon parapluie chez un fabricant qui le recouvrira en bonne soie, en soie durable, et je vous apporterai la facture. Ça vous va-t-il ?
            - Parfaitement, madame ; c'est entendu. Voici un mot pour la caisse, qui vous remboursera votre dépense.
            Et il tendit une carte à Mme Oreille, qui la saisit, puis se leva et sortit en remerciant, ayant hâte d'être dehors, de crainte qu'il ne changeât d'avis.
   
            Elle allait maintenant d'un pas gai par la rue, cherchant un marchand de parapluies qui lui parut élégant. Quand elle eut trouvé une boutique d'allure riche, elle entra et dit, d'une voix assurée :
            - Voici un parapluie à recouvrir en soie, en très bonne soie. Mettez-y ce que vous avez de meilleur. Je ne regarde pas au prix.


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                                                                                       Guy de Maupassant

                                                                   ( 1è publication in Le Gaulois le 10 - O2 - 1884
                                                                                                            signé Maufrigneuse )