vendredi 18 novembre 2022

Blumfeld, un célibataire plus très jeune Franz Kafka 3/4 ( Nouvelle Allemagne )

 pinterest.fr








                                            Blumfeld

                                                             un célibataire plus très jeune

            " - Alfred, Alfred ! " appelle-t-il.
            Le garçon hésite longuement.
            " - Mais viens donc, s'écrie Blumfeld, je vais te donner quelque chose. 
            Les deux fillettes du concierge sont sorties de la porte d'en face et, pleines de curiosité, se placent de part et d'autre de Blumfeld. Elles ont l'esprit beaucoup plus vif que le garçon et elles ne comprennent pas pourquoi il ne vient pas aussitôt. Elles lui font signe, mais sans quitter Blumfeld des yeux, mais elles n'arrivent pas à deviner quel genre de cadeau attend Alfred. La curiosité les tenaille et elles sautillent d'un pied sur l'autre.
            Blumfeld rit, autant d'elles que du garçon. Celui-ci semble avoir enfin compris de quoi il retourne : raide et pataud, il remonte l'escalier. Même sa démarche est celle de sa mère qui, du reste, apparaît en bas à la porte de la cave. Blumfeld crie, très fort, pour que son employée le comprenne aussi et, au besoin, veille à l'exécution de sa consigne.
            " - J'ai là-haut, dit Blumfeld, dans ma chambre, deux jolies balles. Est-ce que tu les veux ? "
            Le garçon se contente de tordre la bouche, ne sait comment se comporter, se tourne vers sa mère et l'interroge du regard. Les filles, elles, se mettent aussitôt à gambader autour de Blumfeld en lui demandant les balles.
            " - Vous aurez aussi le droit de jouer avec, " leur dit Blumfeld, mais il attend la réponse du garçon. Il pourrait tout de même donne les balles aux filles, mais elles lui semblent trop tête en l'air, et maintenant le garçon lui inspire davantage confiance. Entre-temps ce dernier a pris conseil auprès de sa mère, sans qu'ils aient échangé une parole et, lorsque Blumfeld repose sa question, le garçon fait oui de la tête. 
            " - Alors écoute bien, " dit Blumfeld, passant volontiers sur le fait que le cadeau ne lui vaudra aucun remerciement, " c'est ta mère qui a la clef de mon appartement, il faut que tu la lui empruntes. Et voici la clef de mon armoire à vêtements, c'est dans cette armoire que se trouvent les balles. Referme soigneusement à clef l'armoire et la chambre. De ces balles tu peux faire ce que tu veux et tu n'auras pas à les rapporter. Tu m'as compris ? "
            Or, malheureusement, le garçon n'a pas compris. Blumfeld voulait tout expliquer de façon particulièrement claire à cet être d'une stupidité sans fond, mais c'est précisément cette bonne intention qui lui a fait tout répéter trop souvent, l'a fait parler trop de fois de clefs, de chambre et d'armoire, si bien que le garçon le regarde fixement, non comme un bienfaiteur mais comme un subordonné. Les filles, en revanche, ont tout de suite tout compris, elles assaillent Blumfeld et tendent les mains vers la clef.
            " - Attendez donc ", dit Blumfeld que tout le monde commence à énerver et puis le temps passe, il ne peut s'attarder davantage. Si seulement son employée pouvait enfin dire qu'elle l'a compris, elle, et qu'elle fera tout comme il faut à la place du garçon ! Au lieu de cela elle est toujours en bas debout à sa porte, avec le sourire forcé d'une sourde qui en a honte, s'imaginant peut-être que Blumfeld, là-haut, est soudain tombé en adoration devant son garçon, et lui fait réciter sa table de multiplication. Mais Blumfeld ne peut quand même pas descendre l'escalier de la cave pour crier à son employée qu'il faut, pour l'amour du ciel, que son garçon le débarrasse de ses balles. Il a déjà suffisamment pris sur lui en acceptant de confier la clef de son armoire à cette famille pour toute une journée. Ce n'est pas pour se ménager qu'il tend la clef au garçon, au lieu de le conduire là-haut pour lui remettre les balles. Mais c'est qu'il ne peut pas lui en faire cadeau là-haut pour les lui reprendre aussitôt, comme ce sera probablement le cas en les entraînant derrière lui comme une escorte.
            " - Donc, tu ne me comprends pas ? " demande Blumfeld presque mélancolique, après avoir amorcé une nouvelle explication, mais avoir aussitôt renoncé devant le regard vide du garçon. Ce genre de regard vide vous laisse désarmé. Il pourrait vous entraîner à en dire plus qu'on ne voudrait, juste pour combler ce vide avec du bon sens.
            " - On va aller chercher les balles pour lui", s'écrient les filles. Elles sont futées, elles ont compris qu'elles peuvent avoir les balles par quelque entremise du garçon, mais qu'il faut, de surcroît, qu'elles organisent cette entremise.                                                                             pinterest.fr
           Dans la loge du concierge une horloge sonne qui rappelle à Blumfeld de se hâter. ?
            " - La clef de la chambre, allez la demander en bas à cette femme, dit encore Blumfeld, et quand vous reviendrez avec les balles, il faudra lui redonner les deux clefs.
              - Oui, oui, ", crient les deux filles en dévalant l'escalier. Elles savent tout, absolument tout, et comme si Blumfeld était contaminé par la stupidité du garçon, voilà qu'il ne comprend plus lui-même comment elles ont si vite pu tout comprendre à ses explications.
            Voilà déjà qu'en bas elles se suspendent aux jupes de son employée, mais Blumfeld ne peut, si tentant que ce soit, s'attarder plus longtemps pour voir comment elles s'acquitteront de leur mission et ce, non seulement parce qu'il est déjà tard, mais aussi parce qu'il ne veut pas être présent lorsque les balles seront libérées. Il entend même être déjà à quelques rues de là lorsque les filles n'en seront qu'à ouvrir la porte de sa chambre. Il ne sait quelles précautions prendre encore contre ces balles ! ll sort dont à l'air libre pour la deuxième fois de la matinée. Il a encore vu son employée se débattre littéralement contre les filles, et le garçon se hâter sur ses jambes torses d'aller secourir sa mère. Blumfeld ne comprend pas pourquoi des êtres comme cette femme prospèrent en ce monde et se reproduisent.
            Sur le chemin de la fabrique de lingerie où Blumfeld est employé, les pensées concernant le travail supplantent tout autre sujet. Il presse le pas et, en dépit du retard dû au garçon, il est le premier dans son bureau. C'est une petite pièce vitrée, elle contient un bureau pour Blumfeld et deux pupîtres hauts pour les stagiaires qui sont sous ses ordres. Ces pupîtres ont beau être aussi petits et étroits que s'ils étaient destinés à des écoliers, on est néanmoins très à l'étroit dans ce bureau et les stagiaires ne peuvent pas s'asseoir, parce que alors il n'y aurait plus de place pour le fauteuil de Blumfeld. Ils sont donc toute la journée debout, serrés contre leurs pupitres. C'est certes très inconfortable pour eux, mais cela rend aussi difficile de les surveiller pour Blumfeld. Ils s'appuient, parfois, tant qu'ils peuvent à leurs pupitres, mais pas du tout pour travailler : pour se parler à l'oreille voire, pour somnoler. Blumfeld a bien du tracas avec eux, ils sont loin de l'assister suffisamment dans le travail gigantesque dont il est chargé. Ce travail consiste à gérer la totalité des marchandises et des sommes d'argent concernant les ouvrières à domicile qu'emploie la fabrique pour la production de certaines fines.
             Pour pouvoir juger de l'ampleur de ce travail, il faut avoir une vision précise de l'ensemble des éléments qui le conditionnent. Or cette vision précise, depuis qu'est mort voilà quelques années le supérieur de Blumfeld, personne ne l'a plus, c'est d'ailleurs pourquoi Blumfeld ne reconnaît à personne le droit de juger son travail. Le propriétaire, M. Ottomar, par exemple, sous-estime le travail de Blumfeld. Il reconnaît naturellement les mérites que Blumfeld s'est acquis dans l'entreprise au cours de ces vingt années, et il les reconnaît non seulement parce qu'il ne peut faire autrement, mais aussi parce qu'il considère Blumfeld comme un homme loyal et digne de confiance. Il sous-estime néanmoins son travail. En effet, il croit qu'il pourrait être organisé de façon plus simple et donc en tout point plus rentable que Blumfeld ne le fait. On dit, et ce n'est pas invraisemblable, que si Ottomar se montre si rarement dans le service de Blumfeld, c'est uniquement pour s'épargner l'irritation que provoque chez lui le spectacle des méthodes de travail de Blumfeld. Etre ainsi méconnu est certes triste pour Blumfeld, mais on y peut rien, car il ne peut tout de même pas contraindre Ottomar à passer, disons un mois de suite, dans le service de Blumfeld, à étudier les multiples sortes de tâches qui sont à accomplir, à mettre en pratique ses propres méthodes qu'il prétend meilleures et, face à l'effondrement du service qui en résulterait nécessairement, à se laisser convaincre par Blumfeld. Ainsi Blumfeld accomplit-il son travail , comme avant, sans s'émouvoir. Quand Ottomar surgit au bout d'un certain temps, par un sens du devoir propre au subordonné, une timide tentative pour expliquer à Ottomar tel ou tel dispositif, sur quoi celui-ci hoche la tête en silence et reprend son chemin les yeux baissés et, du reste, il souffre ainsi moins d'être méconnu qu'à l'idée que, le jour où il faudra bien qu'il cède son poste, la conséquence immédiate sera une pagaille inextricable, car il ne connaît personne dans l'usine qui puisse le remplacer et occuper son poste de manière à éviter, des mois durant, ne serait-ce que les plus graves blocages dans l'entreprise. Sur quoi celui-ci hoche la tête en silence et reprend son chemin les yeux baissés et, du reste, il souffre ainsi moins d'être méconnu qu'à l'idée que, le jour où il faudra bien qu'il cède son poste, la conséquence immédiate sera une pagaille inextricable, car il ne connaît personne dans l'usine qui puisse le remplacer et occuper son poste de manière à éviter, des mois durant, ne serait-ce que les plus graves blocages dans l'entreprise. sur quoi celui-ci hoche la tête en silence et reprend son chemin les yeux baissés et, du reste, il souffre ainsi moins d'être méconnu qu'à l'idée que, le jour où il faudra bien qu'il cède son poste, la conséquence immédiate sera une pagaille inextricable, car il ne connaît personne dans l'usine qui puisse le remplacer et occuper son poste de manière à éviter, des mois durant, ne serait-ce que les plus graves blocages dans l'entreprise. 
            Quand le patron mésestime quelqu'un, naturellement les employés cherchent à surenchérir sur lui, tant qu'ils peuvent. Du coup tout le monde mésestime le travail de Blumfeld. Personne ne juge nécessaire de travailler un temps dans son service pour se former et, quand on engage de nouveaux employés, personne n'est affecté spontanément chez lui. Par conséquent il n'y a pas de relève pour le service de Blumfeld.
            Ce furent des semaines du combat le plus dur lorsque Blumfeld qui, jusque-là, avait tout fait seul dans le service avec juste un manutentionnaire, avait revendiqué qu'on lui adjoigne un stagiaire. Blumfeld s'était présenté presque chaque jour dans le bureau d'Ottomar pour lui exposer calmement et en détail pourquoi un stagiaire était nécessaire dans son service. Il disait que cette nécessité ne tenait nullement, par exemple, au désir qu'aurait eu Blumfeld de se ménager. Il ne l'avait pas, il travaillait plus que son dû et ne songeait pas à s'arrêter. Mais il fallait que M. Ottomar voulut bien considérer simplement comment l'entreprise s'était développée au fil du temps. Tous les services avaient été agrandis en conséquence, seul celui de Blumfeld était oublié. Et comme le travail s'était accru, justement là ! 
            Lorsque Blumfeld était arrivé, M. Ottomar n'avait sûrement plus le souvenir de cette époque. On travaillait avec une dizaine de couturières aujourd'hui leur nombre était entre cinquante et soixante. Pareil travail exige des forces. Blumfeld pouvait garantir qu'il s'adonnait totalement à ce travail, mais il ne pouvait plus garantir qu'il s'en acquitterait totalement dorénavant. Or jamais M. Ottomar ne repoussait carrément la requête de Blumfeld, il ne pouvait pas face à un vieil employé. Mais sa façon d'écouter à peine, de parler avec d'autres gens par-dessus la tête du requérant, de concéder des choses à moitié, d'avoir tout oublié au bout de quelques jours, cette façon était fort offensante. Pas pour Blumfeld, en fait, qui n'a rien d'un rêveur. Si bien que ce soit d'être honoré et reconnu, Bumfeld peut s'en passer. En dépit de tout il restera sur sa position aussi longtemps que ce sera encore possible. En tout cas il est dans son droit, et le droit doit nécessairement, même si ça prend quelquefois longtemps, finir par assurer une reconnaissance. Blumfeld a fini par obtenir deux stagiaires, quels stagiaires, à vrai dire ! On aurait pu croire qu'Ottomar s'était rendu compte qu'il pouvait manifester le peu de cas qu'il faisait du service de Blumfeld encore plus clairement qu'en lui refusant des stagiaires : en lui accordant ces stagiaires-là. Il est même possible qu'Ottomar ait fait lanterner Blumfeld aussi longtemps parce qu'il cherchait deux stagiaires de ce genre et que longtemps il n'en avait pas trouvé, ce qui se comprenait.
           Et désormais Blumfeld ne pouvait pas se plaindre, la réponse eût été prévisible : n'avait-il pas obtenu deux stagiaires, alors qu'il n'en avait demanfé qu'un ? Ottomar avait combiné habilement toute l'affaire. Naturellement Blumfeld se plaignit quand même, mais uniquement parce que sa situation d'urgence l'imposait, non qu'il espérât qu'il y fût encore porté remède.


                                                            A suivre...........
                                                                                      4 fin

            Il ne se..........

            

    


































            






















jeudi 17 novembre 2022

Passager pour Francfort Agatha Christie ( Roman Angleterre )

             amazon.fr






                              



                                                                Passager pour Francfort



            Exit Miss Marple et Mr Poirot dans cet opus, dans la longue liste des ouvrages d'Agatha Christie " Passager pour Francfort " parut en 1970, année du 80è anniversaire de l'auteure et son 80è livre. Rare sujet pour la très anglaise Agatha, l'espionnage. Une rencontre imprévue, le fut-elle vraiment ? dans un aéroport, Francfort, pour cause de brouillard. Retour à Londres, tout cela dans la haute société, diplomates et diplomatie, dîners mondains, et avançons vers le nœud de l'intrigue. Sir Stafford Nye, l'un des personnages de l'histoire retrouve sa comtesse, appelée aussi Mary-Anne, qui lui murmurera le nom de Siegfried. Garçon de bonne famille, revenu de Manille, agent diplomatique et aussi neveu d'une sympathique tante Mathilda aux relations aussi variées qu'anciennes, toujours diplomates ou financières, ou amie d'enfance qu'elle redécouvre, l'avouant à demi-mot, sous les traits excessifs, ils sont tous très appuyés, de l'effroyable Charlotte, richissime, recluse dans un château en Bavière, discrète habituellement elle avoue l'immense complot qu'elle et ses amis super riches espèrent et souhaitent voir aboutir : une nouvelle race pure. Réfugiés en Argentine d'anciens chefs de l'armée allemande et d'ailleurs accompagnent le projet. En 1970 les problèmes internationaux sont moins connus du grand public qu'en 2022, année de réédition de ce Passager pour Francfort, pourtant le réflexe est toujours, ce que nous vivons aujourd'hui, semble la répétition d'hier. Enrôler la jeunesse, la pousser vers la violence, l'anarchie, etc. Complotisme, force de l'immense pouvoir financier d'un petit nombre de complotistes très convaincus, et de Charlotte entre autres. Agatha Christie appartient à un monde noir et blanc, aussi quelqu'un, dans ce court roman pas du tout suranné, quelqu'un, un grand scientifique, détient un " Projet B ", B pour Bienveillant. Projet B deviendra inopérant, recherché par les complotistes et les gouvernements officiels, pour des raisons différentes, évidemment. " Dans quel monde vivons-nous, songea sir Stafford. Tout est fait pour créer l'émotion. La discipline ? La contrainte ? Plus rien de tout cela n'existait. - Ressentir - était devenu le fin mot de tour. Quel espèce de monde, s'était demandé sir Stafford Nye, cela pourra-t-il donner ? "  La grande Dame anglaise, dans une diatribe virulente contre la politique, les discours sans fin, apparaît digne de l'esprit de nos caricaturistes. C'est enlevé, des longueurs aussi parfois, mais actuel. Chacun trouvera des raisons ou le contraire dans ce roman. Bonne lecture, lue dans un rétroviseur.
























































lundi 14 novembre 2022

Blumfeld, un célibataire plus très jeune Franz Kafka 2/4 ( Nouvelle Allemagne )

 lepetitballon.com








                                          Blumfeld,

                                                             un célibataire plus très jeune

            Au-dessus de la table, à portée de main, une étagère est fixée sur laquelle se trouve la bouteille de kirsch entourée de petits verres. A côté une pile de numéros de la revue française est posée. Mais, au lieu de prendre en haut tout ce dont il a besoin, Blumfeld se tient coi, le regard fixé sur sa pipe toujours pas allumée. Il est aux aguets. Soudain son immobilité disparaît de façon très inattendue et il pivote d'un seul coup avec son fauteuil. Mais les balles aussi ont la vigilance nécessaire ou se plient machinalement à la loi qui les régit : en même temps que Blumfeld se tourne, elles changent aussi de place et se cachent derrière son dos. Alors Blumfeld tourne le dos à la table, sa pipe froide à la main. Les balles bondissent à présent sous la table, et comme il y a là un tapis, on les entend peu. C'est un gros avantage, cela donne des bruits très faibles et assourdis. Il faut être très attentif pour que l'oreille les perçoive encore.
            Toutefois, Blumfeld est très attentif et les entend très bien. Mais ce n'est le cas que maintenant, dans un petit moment il ne les entendra vraisemblablement plus. Qu'elles se fassent si peu entendre sur les tapis, Blumfeld trouve que c'est de leur part une grande faiblesse. Il suffit de les faire passer sur un tapis ou, mieux encore, sur deux tapis, pour qu'elles n'aient presque plus de pouvoir, et puis leur simple existence signifie déjà un certain pouvoir.
            Là, Blumfeld aurait bien l'emploi d'un chien, un de ces jeunes animaux tout fous ne tarderait pas à venir à bout de ces balles. Il imagine comment ce chien les attraperait d'un coup de patte, comment il les chasserait de leur poste, comme il leur ferait la chasse de tous côtés dans la pièce et, pour finir, les tiendrait entre ses dents. Il se pourrait bien que Blumfeld prenne un chien d'ici peu.
            Mais, pour le moment, les balles n'ont à craindre que Blumfeld et là, il n'a pas envie de les détruire, peut-être aussi manque-t-il de la résolution nécessaire. Quand il rentre le soir de son travail il est fatigué et là, alors qu'il a tellement besoin de repos, on lui réserve cette surprise.
            Il sent seulement maintenant à quel point il est fatigué. Ces balles, il va certainement les détruire, et dans très peu de temps, mais pas pour l'instant, vraisemblablement demain. Du reste, quand on considère toute cette affaire sans partie pris, les balles se manifestent avec passablement de discrétion. Elles pourraient, par exemple, faire de temps à autre, un bond en avant, se montrer et retourner à leur place, ou bien elles pourraient sauter plus haut pour taper contre le plateau de la table et se dédommager de la sourdine que leur impose le tapis. Mais elles ne le font pas, elles ne veulent pas irriter Blumfeld sans nécessité, elles se limitent manifestement à ce qui est absolument nécessaire.
            A vrai dire, même ce nécessaire suffit à gâcher à Blumfeld son séjour près de la table. Il n'est assis là que depuis quelques minutes et il songe déjà à aller dormir. L'une des raisons est, il ne peut pas fumer là, car il a laissé les allumettes sur la table de chevet. Il lui faudrait donc aller les chercher, mais une fois près de la table de chevet, le mieux serait d'y rester et de se coucher. Il a, de surcroit, une idée derrière la tête : il est persuadé que les balles, avec leur manie aveugle de se tenir toujours derrière lui, sauteront sur le lit et qu'en se couchant il les écrasera, qu'il le veuille ou non. 
            L'objectif consistant à envisager que même les débris des balles seraient capables de sauter, il l'écarte. Même l'insolite doit avoir des limites. Des balles entières bondissent aussi ailleurs, encore qu'elles ne le fassent pas sans arrêt. En revanche, des fragments de balle ne bondissent jamais, et ne le feront pas ici non plus.
            " Debout ! " s'écrie-t-il. Cette réflexion l'avait rendu presque enjoué, et il s'en va à pas lourds vers son lit, les balles à nouveau sur ses talons. Ce qu'il espérait semble se confirmer : comme il se tient à dessein tout près du lit, la balle y saute aussitôt. En revanche, il ne s'attendait pas à ce que l'autre balle aille sous le lit. La possibilité que les balles puissent aussi bondir une fois sous le lit, Blumfeld n'y a pas songé. Cette balle l'exaspère, encore qu'il sente que c'est injuste car, en bondissant sous le lit peut-être qu'elle remplit sa mission encore mieux que la balle sur le lit.
            Tout dépend à présent de l'endroit pour lequel les balles se décident car, qu'elles puissent longtemps travailler séparément, Blumfeld ne le croit pas et, effectivement, l'instant d'après, la balle d'en-dessous saute à son tour sur le lit. 
            " Maintenant, je les ai ", pense Blumfeld tout échauffé de joie, et il se défait vite de sa robe de chambre pour se jeter dans le lit.                                                                 amazon.fr
            Horriblement déçu, Blumfeld s'effondre littéralement. La balle s'est vraisemblablement contentée de jeter un coup d'œil en haut, et ça ne lui a pas plu. Et maintenant l'autre lui tient compagnie et reste naturellement en bas aussi, car en bas c'est mieux.
            " A présent je vais avoir ces tambourineuses là toute la nuit ", pense Blumfeld, se mordant les lèvres et hochant la tête.
            Il est triste sans  trop savoir comment les balles pourraient lui portaient tort pendant la nuit. Il a un excellent sommeil, il passera facilement sur ce petit bruit. Pour en être tout à fait sûr, et fort de l'expérience acquise, il glisse sous les balles deux tapis. C'est comme s'il avait un petit chien et voulait lui faire une couche moelleuse. Et comme si les balles étaient aussi fatiguées et avaient sommeil. Leurs bonds sont aussi, à présent, moins hauts et plus lents qu'auparavant. Blumfeld s'agenouille devant le lit et éclaire dessous avec sa lampe de chevet. Par moment il croit que les balles vont se poser définitivement sur les tapis tant elles retombent faiblement et roulent lentement sur une petite distance.
            A vrai dire, voilà qu'elles se relèvent et font leur devoir, mais il est fort possible que Blumfeld, quand il regardera de bon matin sous le lit, trouve deux balles d'enfant, inoffensives et immobiles. Mais elles ne paraissent pas capables de continuer à bondir jusqu'au matin car, dès que Blumfeld est couché il ne les entend plus. Il fait tous ses efforts pour entendre quelque chose, il tend l'oreille, se penchant hors du lit : pas un bruit. Les tapis ne sauraient être à ce point efficaces, la seule explication est que les balles ne sautent plus, ou ne peuvent prendre suffisamment appui sur ces tapis moelleux et ont, pour cette raison, provisoirement renoncé à leurs sauts. Ou alors, et c'est plus vraisemblable, elles ne sauteront plus jamais. Blumfeld pourrait se lever pour aller vérifier ce qu'il en est, mais il est tellement satisfait d'avoir enfin la paix qu'il préfère rester couché. A présent, il ne veut même pas toucher ces balles tranquilles en leur portant des regards. Il renonce même à fumer, il se tourne sur le côté et s'endort.
            Pourtant les dérangements ne lui sont pas épargnés. Comme toujours il dort sans faire de rêves, mais de façon très peu tranquille. D'innombrables fois au cours de la nuit, il 'est brusquement réveillé par l'impression qu'on frappe à la porte. Il sait très bien qu'il n'y a personne : qui voudrait-on qui vienne frapper à la porte en pleine nuit, et à sa porte de célibataire solitaire ? Quoiqu'il le sache très bien, à chaque fois il se redresse d'un coup et reste un moment tendu, le regard fixant la porte, la bouche ouverte, les yeux écarquillés et les mèches en bataille sur son front moite.
            Il tente de compter le nombre de fois qu'il est ainsi réveillé mais, effaré par les chiffres énormes obtenus, il retombe dans le sommeil
            Il croit savoir d'où vient le bruit. Ce n'est pas à la porte qu'on frappe, c'est tout à fait ailleurs, mais engourdi de sommeil, il ne se rappelle pas sur quoi se fondent ses suppositions, il sait juste qu'il faut que s'accumulent quantité de petits coups déplaisants avant qu'ils ne produisent le grand choc retentissant. Mais il supporterait volontiers tout le désagrément des petits coups s'il pouvait éviter le grand. Mais, pour Dieu sait quelle raison, c'est trop tard, il ne peut pas intervenir, l'occasion est passée, il ne trouve même pas ses mots, sa bouche s'ouvre seulement pour bâiller, sans rien dire et de fureur il flanque son visage dans les oreillers. Ainsi passe la nuit.
            Au matin, c'est son employée qui le réveille en frappant à la porte et c'est avec un soupir de soulagement qu'il accueille cette façon de frapper doucement, dont il se plaignait toujours qu'on ne l'entendît pas. Il est sur le point de lancer " Entrez ! " lorsqu'il entend encore autre chose qui frappe avec vivacité, faiblement mais d'une manière littéralement guerrière. Ce sont les balles sous le lit. Se sont-elles réveillées, ont-elles, contrairement à lui, repris des forces neuves pendant la nuit ?
            " Un instant ! " crie Blumfeld à l'employée. Il saute hors du lit mais, par prudence en ayant soin d'avoir les balles toujours derrière son dos, qu'il leur présente tout en se jetant à terre pour les regarder en se tordant le cou. Et voilà que pour un peu il lâcherait un juron, comme des enfants qui, en dormant, repousse les couvertures qui les gênent, les balles, vraisemblablement à force de tressautements tout au long de la nuit, ont repoussé les tapis suffisamment à côté du lit, pour se retrouver maintenant directement sur le parquet et pouvoir faire du bruit.
            " On retourne sur les tapis ! " dit Blumfeld d'un air mauvais. Il attend pour dire à l'employée d'entrer, que les balles, grâce aux tapis, soient à nouveau silencieuses.
            Tandis que cette grosse femme bornée, marchant toujours bien droite, dispose le petit déjeuner sur la droite, et fait ce qu'elle a à faire, Blumfeld, en robe de chambre, reste debout, immobile, près de son lit, pour que les balles restent dessous. Il suit l'employée des yeux pour savoir si elle remarque quelque chose. Vu sa surdité c'est très improbable, et c'est parce qu'il est nerveux après une mauvaise nuit, se dit-il, qu'il croit voir de temps à autre cette femme marquer un temps d'arrêt, se tenir à un        meuble et tendre l'oreille en fronçant les sourcils. Il serait heureux s'il pouvait l'amener à accélérer un peu son travail, mais elle est presque plus lente que d'habitude. Minutieusement elle se charge des vêtements et chaussures de Blumfeld et les emporte dans le couloir, reste là longtemps. On entend résonner, monotones et bien distincts, les coups de brosse qu'elle réserve à leur entretien.
            Et pendant tout ce temps Blumfeld doit patienter sur le lit, ne doit pas se déplacer s'il ne veut pas entraîner les balles derrière lui, laisser refroidir le café qu'il aime boire aussi chaud que possible, et ne peut rien faire d'autre que regarder fixement le rideau encore baissé devant la fenêtre et le jour triste qu'on devine poindre.
            Enfin l'employée a fini, souhaite une bonne matinée et s'apprête à partir. Mais avant de disparaître définitivement, elle s'arrête encore près de la porte, remue un peu les lèvres et fixe longuement Blumfeld. Il veut lui demander de s'expliquer, mais elle sort enfin.
             Pour un peu, Blumfeld rouvrirait brutalement la porte pour lui crier qu'elle n'est qu'une vieille sotte. Mais en réfléchissant à ce qu'il a en fait à lui reprocher, il ne trouve que cette contradiction : n'avoir certainement rien remarqué et faire néanmoins semblant d'avoir remarqué quelque chose.
            Comme il a les idées confuses ! Et tout ça pour une nuit où il a mal dormi ! A ce mauvais sommeil il trouve une petite explication, le fait qu'il a manqué à ses habitudes la veille au soir, qu'il n'a pas fumé ni bu d'alcool. " Dès qu'il m'arrive, conclut-il ses réflexions, de ne pas fumer et de ne pas boire d'alcool, je dors mal. " Dorénavant il prendra davantage soin de lui, et pour commencer il prend dans la petite armoire à pharmacie accrochée au-dessus de sa table de chevet, de la ouate dont il fait deux petites boules qu'il se fourre dans les oreilles. Puis il se lève et fait quelques pas d'essai. Les balles le suivent, certes, mais c'est à peine s'il les entend. Un supplément de ouate les rend tout à fait inaudibles. Blumfeld fait encore quelques pas : cela fonctionne, sans désagrément particulier.
            Chacun est de son côté, Blumfeld comme les balles, ils sont certes liés les uns aux autres, mais ne se dérangent pas mutuellement. Une fois seulement, alors que Blumfeld se retourne plus brusquement et qu'une balle ne peut pas exécuter la parade assez vite, où Blumfeld la heurte du genou. C'est l'unique incident, sinon Blumfeld prend tranquillement son café, il a faim comme si cette nuit il n'avait pas dormi mais fait un long trajet, il se lave à l'eau froide qui le rafraîchit énormément et il s'habille. Il n'a pas jusque-là remonté le rideau préférant, par prudence, rester dans la pénombre. Avec ces balles il n'a que faire de regards extérieurs. Mais maintenant qu'il est prêt à partir, il faut, pour le cas où les balles oseraient, il n'en croit rien, le suivre aussi jusque dans la rue, qu'il trouve une manière de les ranger.
            Il a pour cela une bonne idée. Il ouvre la grande armoire à vêtements et se place le dos tourné vers elle. Comme si les balles devinaient son intention, elles se tiennent devant l'intérieur de l'armoire, exploitent tous les petits endroits libres entre Blumfeld et le meuble, quand elles ne peuvent faire autrement, elles sautent un instant dans l'armoire mais elles fuient aussitôt l'obscurité. Pas moyen de les faire aller plus loin que le bord, elles préfèrent manquer à leur devoir et se tenir presque à côté de Blumfeld.    larmoireauxjeux.com  
            Mais leurs petites ruses ne leur serviront à rien, car maintenant, Blumfeld pénètre lui-même à reculons dans l'armoire et elles sont bien forcées de le suivre. Seulement, du coup, leur compte est bon, car au fond de l'armoire sont posés divers petits objets comme des chaussures, de boîtes en carton, de petites mallettes. Certes, tout cela bien rangé, Blumfeld le déplore sur le moment, mais gênant tout de même beaucoup les balles, et lorsque Blumfeld ayant entre temps presque fermé la porte de l'armoire en tirant dessus, sort de celle-ci, d'un grand bond, comme il n'en a pas fait depuis des années, plaque la porte derrière lui et tourne la clef, les balles sont enfermées.
            " C'est donc réussi ", pense Blumfeld qui essuie la sueur sur son visage. Quel vacarme font les balles dans l'armoire ! Ca donne l'impression qu'elles sont désespérées. Blumfeld, en revanche, est très satisfait. Il quitte la chambre, et déjà le morne corridor lui procure une sensation de bien-être. Il débarrasse ses oreilles de la ouate, et les multiples bruits de l'immeuble qui s'éveille le ravissent. On ne voit pas grand monde, il est encore très tôt. 
            En bas, dans l'entrée, debout devant la porte basse par laquelle on accède au sous-sol où loge son employée, il voit son petit garçon de dix ans. C'est tout le portrait de sa mère, aucune des laideurs de la vieille n'a été oubliée dans ce visage d'enfant. Il est là, planté sur ses jambes arquées, les mains dans les poches, la respiration sifflante parce qu'il a déjà un goître qui l'étrangle. Mais alors que d'habitude Blumfeld, quand il croise ce garçon presse le pas pour s'épargner ce spectacle, aujourd'hui il aurait presque envie de s'arrêter. Même si ce garçon a été mis au monde par cette femme et porte tous les stigmates de son origine, pour le moment c'est pourtant un enfant, cette tête difforme contient tout de même des pensées d'enfant, si on lui parle gentiment et qu'on lui pose une question, il répondra vraisemblablement d'une voix claire, avec innocence et respect et, en se forçant un peu, on arrivera à même caresser ses joues.
            Voilà ce que pense Blumfeld qui, néanmoins, passe son chemin. Une fois dans la rue il s'aperçoit que le temps est plus agréable qu'il ne le pensait dans sa chambre. Les brumes matinales se dissipent et les taches de bleu apparaissent dans le ciel balayé par un grand vent. Blumfeld doit aux balles d'être sorti de chez lui beaucoup plus tôt qu'à l'accoutumée, il a même oublié son journal sur la table sans même le lire. En tout cas il a ainsi gagné beaucoup de temps et peut à présent marcher lentement.
            Il est remarquable que les balles lui causent aussi peu de souci depuis qu'il s'est séparé d'elles. Tant qu'elles le suivaient sans cesse, on pouvait les considérer comme faisant partie de lui, comme une chose à prendre plus ou moins en compte pour juger de sa personne, alors que maintenant elles n'étaient plus qu'un jouet, chez lui, dans l'armoire. Et soudain Blumfeld songe alors que la meilleure manière de rendre les balles inoffensives seraient peut-être de leur faire retrouver leur destination première.
            Le garçon est encore dans l'entrée, là-bas, Blumfeld va lui donner les balles, et non seulement les lui prêter, mais lui en faire expressément cadeau, ce qui équivaudra sûrement à donner l'ordre de les détruire. Et même si d'aventure elles devaient rester intactes entre les mains du garçon, elles auront encore moins d'importance que dans l'armoire. Tout l'immeuble verra le garçon jouer avec, d'autres enfants se joindront à lui. l'opinion générale qu'il s'agit de jouets et non d'on ne sait quels compagnons de Blumfeld deviendra inébranlable et irrésistible..
            Blumfeld retourne vite dans l'immeuble. Le garçon vient de descendre l'escalier de la cave et s'apprête à ouvrir la porte, en bas. Blumfeld doit donc l'appeler et prononcer son nom qui est ridicule comme tout ce qui est en rapport avec ce garçon. Il le fait.


                                                    A suivre..........
                                                                           3/4

            - Alfred,.........








































 




vendredi 11 novembre 2022

Blumfeld, un célibataire plus très jeune Franz Kafka 1/4 ( Nouvelle Allemagne )




fr.shein.com



             









                                          Blumfeld

                                                                  un célibataire, plus très jeune
    
            Blumfeld, un célibataire plus très jeune, regagnait un soir son logement, ce qui était une tâche éprouvante, car il habitait un sixième étage. Pendant cette ascension il pensait, comme souvent ces derniers temps, que cette existence totalement solitaire était bien ennuyeuse, qu'il était là, littéralement réduit à gravir ses six étages à l'insu de tous, pour arriver en haut, dans sa chambre déserte, pour à nouveau littéralement à l'insu de tous, passer sa robe de chambre, allumer sa pipe, lire un peu une revue française à laquelle il était abonné depuis des années, tout en sirotant un kirsch qu'il faisait lui-même et, finalement, au bout d'une demi-heure, se mettre au lit, non sans avoir dû d'abord le refaire entièrement, la femme de ménage le bâclant toujours, à sa guise et n'importe comment en dépit de ses instructions;
            Pour ces activités, n'importe quel compagnon, n'import quel spectateur eût été le bienvenu. Blumfeld s'était déjà demandé s'il ne devait pas prendre un petit chien. Ce genre d'animal est amusant, et surtout reconnaissant et fidèle. Un collègue de Blumfeld a un chien comme ça, il ne suit personne hormis son maître et, dès qu'il ne l'a pas vu quelques instants, il l'accueille avec force aboiements, voulant visiblement lui manifester sa joie d'avoir retrouvé son maître, cet extraordinaire bienfaiteur. 
            A vrai dire, un chien a aussi des inconvénients. Si bien dressé qu'il soit à la propreté, il salit la pièce. C'est inévitable, on ne peut pas chaque fois qu'on le fait rentrer, le baigner dans l'eau chaude, sa santé ne le supporterait pas. Or, Blumfeld ne tolère pas la malpropreté dans sa chambre. La propreté de sa chambre lui est indispensable. Sur ce point il a, plusieurs fois par semaine, des démêlés avec sa femme de ménage qui n'est, hélas, pas très méticuleuse. Comme elle est dure d'oreille, il la tire par le bras jusqu'aux endroits où la propreté laisse à désirer. Par cette sévérité, il est arrivé à ce que règne dans sa pièce un ordre correspondant approximativement à ce qu'il souhaite. Mais, s'il faisait entrer un chien,ce serait introduire délibérément dans cette pièce la saleté jusque-là si soigneusement combattue. Des puces, ces compagnes permanentes des chiens, feraient leur apparition. Une fois qu'elles seraient dans la place, le moment ne serait pas loin où Blumfeld abandonnerait au chien sa confortable chambre et en chercherait une autre. Or, la malpropreté n'est que l'un des inconvénients des chiens. Les chiens tombent aussi malades, et les maladies des chiens, personne, en fait, n'y entend rien. Alors cet animal est tapi dans un coin, ou boitille de-ci, de-là, il a mal et gémit, tousse, crache, on l'enveloppe d'une couverture, on siffle pour qu'il réagisse, on lui présente un peu de lait bref, on le soigne dans l'espoir, et c'est possible, qu'il s'agisse d'un mal passager.Toutefois ce peut être une maladie grave, répugnante et contagieuse. Et même si le chien reste en bonne santé, il n'empêche qu'un jour il sera vieux, on n'aura pas su, en temps voulu, se défaire du fidèle animal et le moment vient alors où, dans le regard de ses yeux chassieux, c'est notre propre vieillesse qui nous fait face. Mais alors on est forcé de s'infliger l'animal à moitié aveugle, poitrinaire, presque paralysé par sa graisse, et de payer ainsi très cher les joies que nous donna le chien autrefois. Mais alors on est forcé de s'infliger l'animal à moitié aveugle, poitrinaire, presque paralysé par sa graisse, et de payer ainsi très cher les joies que nous donna le chien autrefois. Mais alors on est forcé de s'infliger l'animal à moitié aveugle, poitrinaire, presque paralysé par sa graisse, et de payer ainsi très cher les joies que nous donna le chien autrefois. 
            Blumfeld a beau avoir très envie d'un chien il préfère, néanmoins grimper seul ses escaliers pendant encore trente ans, au lieu de s'embarrasser plus tard d'un vieux chien comme ça, qui se hisse de marche en marche en gémissant encore plus fort que son maître.
            Ainsi Blumfeld restera donc bien seul. Il n'éprouve pas les envies d'une vieille fille désireuse d'avoir près d'elle quelque être vivant, inférieur, qu'elle puisse protéger, avec lequel elle puisse se montrer tendre et aux petits soins. Pour ça, un chat, un canari ou même des poissons rouges suffisent. Et si ça ne peut pas se faire, elle se contentera même de fleurs à sa fenêtre.
            En revanche, Blumfeld veut uniquement un compagnon, un animal dont il n'ait pas à s'occuper beaucoup, auquel, à l'occasion même, un coup de pied ne fasse pas de mal, qui puisse passer la nuit dans la rue, mais qui, en revanche, quand Blumfeld en a envie, soit là pour aboyer, gambader et lui lécher la main.                                                                                                 flashventes.com
            Voilà le genre de choses que veut Blomfeld mais, comme il se rend compte que ça ne peut s'obtenir qu'au prix d'inconvénients excessifs, il renonce, non sans que son caractère tatillon ne l'incite de temps à autre, par exemple ce soir, à envisager derechef le même problème.
            Lorsque devant la porte de sa chambre il tire la clef de sa poche, il note un bruit émanant de l'intérieur. Un tapotement bizarre, mais très vif, très régulier. Comme, à l'instant, Blumfeld pensait à des chiens, cela lui évoque le bruit que font les pattes quand elles heurtent tour à tour le sol. Mais des pattes ne font pas ce bruit, ce ne sont pas des pattes.
            Il ouvre vite la porte et allume l'électricité. Il n'était pas préparé à ce qu'il voit. A croire que c'est de la magie : deux petites balles en celluloïd, blanches, rayées de bleu, rebondissent l'une à côté de l'autre sur le parquet. Quand l'une touche le sol, l'autre est en l'air, et elles continuent leur jeu inlassablement.
            Une fois, au lycée, lors d'une expérience d'électricité bien connue, Blumfeld a vu de petites billes sauter de la sorte, mais là, ce sont des balles relativement grosses. Elles bondissent librement dans la pièce, et il ne s'agit pas d'une expérience d'électricité. Blumfeld se penche vers elles pour les regarder de plus près. Il n'y a pas de doute, ce sont des balles ordinaires. Elles contiennent vraisemblablement des balles plus petites qui s'entrechoquent à l'intérieur et produisent ce bruit. 
            Blumfeld tâte l'air de la main pour s'assurer qu'elles ne sont pas suspendues à quelque fil. Non, elles se meuvent de façon tout à fait autonome. Dommage que Blumfeld ne soit pas un petit enfant, deux balles comme celles-ci auraient été un réjouissant spectacle, alors que cela lui fait une impression désagréable. Ce n'était pas si insignifiant de vivre ainsi, caché en célibataire n'attirant pas l'attention;
            Voilà qu'on ne sait qui, peu importe, a percé ce secret et a introduit chez lui ces deux drôles de balles. Il veut en attraper une, mais elles se dérobent et le poussent à s'avancer dans la pièce à leur poursuite. 
            " C'est trop bête, songe-t-il, de courir comme ça derrière ces balles. "
            Il s'arrête, les regarde arrêtées aussi sur place puisque la poursuite est abandonnée. " Mais je vais tout de même bien essayer de les attraper ", pense-t-il à nouveau en se précipitant vers elles.
             Aussitôt elles fuient, mais Blumfeld les coince, jambes écartées, dans un coin de la pièce, devant la valise posée là il réussit à s'emparer de l'une d'elles. C'est une petite balle froide qui pivote dans sa main, manifestement désireuse de s'échapper. Quant à l'autre balle, comme si elle voyait que sa camarade était en détresse, elle bondit plus haut qu'auparavant et allonge ses sauts jusqu'à toucher la main de Blumfeld. Elle tape sur cette main, tape en faisant des bonds de plus en plus rapides, varie les points d'attaque et, ne pouvant rien obtenir de la main qui enserre complètement l'autre balle, saute ensuite encore plus haut et veut, vraisemblablement, atteindre le visage de Blumfeld. Celui-ci pourrait attraper l'autre balle et les enfermer toutes les deux quelque part mas, sur le moment, il lui paraît trop dégradant de prendre de telles mesures contre deux petites balles. C'est tout de même amusant de posséder deux balles comme ça, même si elles ne tarderont pas à se fatiguer, à rouler sous une armoire et à se tenir tranquilles.
            En dépit de ce qu'il pense, Blumfeld, dans une espèce de colère, jette violemment la balle par terre. C'est miracle s'il ne brise pas ainsi la mince enveloppe de celluloïd presque transparente.
            Immédiatement les deux balles se mettent à sauter, comme avant, par petits bonds coordonnés.
            Blumfeld se déshabille tranquillement, range ses vêtements dans son armoire. Il vérifie toujours précisément si son employée a tout laissé en ordre. Une ou deux fois il regarde par-dessus son épaule les deux balles qui, n'étant plus poursuivies, semblent à présent le poursuivre. Elles l'ont suivi et bondissent à présent juste derrière lui.
            Blumfeld passe sa robe de chambre et s'apprête à aller jusqu'au mur d'en face pou prendre l'une des pipes accrochées dans un présentoir. Sans le vouloir il donne un coup de pied en arrière avant de se retourner. Mais les balles savent l'esquiver et il ne les atteint pas. Tandis qu'il va maintenant chercher sa pipe, les balles sont aussitôt sur ses talons. Il traîne les pieds dans ses pantoufles, fait des pas irréguliers. Néanmoins chaque pied posé est accompagné d'une balle qui touche le sol, elles lui emboîtent le pas. 
  les-pinatas.com 
      Blumfeld se retourne inopinément pour voir comment elles s'y prennent. Mais à peine a-t-il fait demi-tour que les balles ont déjà décrit un demi-cercle et se trouve à nouveau derrière lui, et cela se reproduit chaque fois qu'il se tourne. Telle une escorte de subordonnés, elles cherchent à éviter de se trouver devant lui. Jusque-là, apparemment, elles ne s'y étaient risquées que pour se présenter devant lui, mais désormais elles ont déjà pris leur service.
             Jusqu'à ce jour, dans tous les cas exceptionnels où son énergie ne suffisait pas à ce qu'il maîtrisât la situation, Blumfeld choisissait de s'en tirer en semblant ne s'apercevoir de rien. Cela marchait et améliorait généralement la situation. C'est ainsi qu'il se comporte maintenant également. Il se tient devant le présentoir à pipes, en choisit une en faisant la moue, la bourre particulièrement bien en puisant dans la blague disposée à cet effet, et laisse les balles, sans s'en préoccuper bondir derrière son dos. Il hésite seulement à aller jusqu'à la table, entendre leurs bonds se régler sur ses pas lui est presque douloureux. Aussi reste-t-il immobile, met un temps infini à bourrer la pipe et mesure la distance qui le sépare de la table. Mais finalement surmonte sa faiblesse et avance d'un pas tellement lourd qu'il n'entend pas du tout les balles. Une fois qu'il est assis, elles recommencent, à vrai dire, à sauter, en faisant le même bruit qu'auparavant.


                                                                         A suivre........
                                                                                                2/4

            Au-dessus de la table...........

                 
            










vendredi 4 novembre 2022

Le chêne et le roseau Jean de La Fontaine ( Poème-Fable France )

 pinterest.fr
















                                   Le Chêne et la Roseau

            Le chêne un jour dit au roseau :
            " - Vous avez bien sujet d'accuser la Nature ;
                 Un roitelet pour vous est un pesant fardeau.
                 Le moindre vent, qui d'éventure
                 Fait rider la face de l'eau,
                 Vous oblige à baisser la tête :
                  Cependant que mon front, au Caucase pareil,
                  Non content d'arrêter les rayons du soleil,
                  Brave l'effort de la tempête.
                  Tout vous est Aquilon, tout me semble Zéphyr
                   Encor si vous naissiez à l'abri du feuillage
                   Dont je couvre le voisinage,
                   Vous n'auriez pas tant à souffrir.
                   Je vous défendrais de l'orage ;
                   Mais vous naissez le plus souvent
                   Sur les humides bords des Royaumes du Vent.
                   La Nature envers vous me semble bien injuste. 
                 - Votre compassion, lui répondit l'Arbuste,
                    Part d'un bon naturel ; mais quittez ce souci.
                    Les vents me sont moins qu'à vous redoutables.
                    Je plie, et ne romps pas. Vous avez jusqu'ici
                    Contre leurs coups épouvantables
                     Résisté sans courber le dos ;                                                        francetvinfo.fr
                     Mais attendons la fin. " Comme il disait ces mots,
                     Du bout de l'horizon accourt avec furie
                     Le plus terrible des enfants
                     Que le Nord eût portés jusque-là dans ses flancs.
                      L'arbre tient bon ; le roseau plie.
                      Le vent redouble ses efforts,
                      Et fait si bien qu'il déracine
                      Celui de qui la tête au Ciel était voisine
                      Et dont les pieds touchaient à l'Empire des Morts. 


                                           Jean de La Fontaine  



















mardi 1 novembre 2022

Quelques lettres à des petites filles de Lewis Carroll 13-14 ( Dodgson ) ( Lettres Angleterre )







pinterest.fr













                                               Lettre
                                                            à
                                                                 Jessie Sinclair

                                                                                                        Oxford, le 22 janvier 1878

            Ma chère Jessie,
            Votre lettre m'a fait plaisir, plus que tout ce que j'ai reçu ces temps derniers. Peut-être dois-je vous signaler quelques-unes des choses qui me font plaisir, de sorte que, chaque fois que vous voudrez m'offrir un présent d'anniversaire ( mon anniversaire revient une fois tous les sept ans, le cinquième mardi d'avril ), vous saurez quoi me donner. 
            Voici ce qui me fait plaisir, vraiment grand plaisir : c'est un peu de moutarde sous laquelle on a eu soin d'étaler une mince tranche de bœuf ; ce qui me fait plaisir aussi, c'est la cassonade, à condition qu'on y mélange de la tourte aux pommes pour qu'elle ne soit pas trop sucrée. Mais ce qui me fait le plus grand plaisir, c'est peut-être le sel, sur quoi on a versé une assiette de soupe ( l'utilité de la soupe, c'est qu'elle empêche le sel d'être trop sec, et qu'elle permet de le faire fondre ). 
            Il y a encore d'autres choses qui me font plaisir, par exemple : les épingles, à condition qu'elles aient toujours autour d'elles un coussin pour les tenir au chaud. Ou encore, deux ou trois poignées de cheveux, pourvu qu'elles aient toujours sous elles une tête de petite fille où elles puissent pousser, sans quoi, chaque fois que vous ouvrirez la porte, le courant d'air les éparpillera à travers la pièce et alors elles seront, voyez- vous, perdues à tout jamais.                                                    pinterest.fr
            Dîtes à Sally que c'est fort bien que de savoir faire le problème des deux voleurs et des cinq pommes, mais sait-elle faire celui du renard, de l'oie et du sac de blé ? Un homme les rapportait du marché, et il lui fallait leur faire passer la rivière, et son bateau était si petit qu'il ne pouvait prendre qu'une seule des choses transportées à la fois, et il ne pouvait laisser ensemble le renard et l'oie, car alors le renard aurait dévoré l'oie. S'il laissait ensemble l'oie et le blé, l'oie eut mangé le blé. De sorte qu'il ne pouvait laisser ensemble que le renard et le blé, car on n'a jamais vu de renard manger du blé, et l'on a rarement vu du blé manger un renard. Demandez-lui si elle sait résoudre ce problème-là.
            Je pense revenir vous voir, disons, une fois tous les deux ans. et je suis persuadé que nous serons devenus bons amis d'ici environ dix ans. Qu'en pensez-vous ?    
            Je serai très heureux de recevoir de vos nouvelles chaque fois que vous aurez envie de m'écrire. Je le serai également de recevoir des nouvelles de Sally chaque fois qu'il lui plaira de mettre la main à la plume. Si elle ne peut écrire en y mettant la main, qu'elle essaie d'y mettre le pied. Un péduscrit tracé d'une écriture ferme est une excellente chose. Transmettez-lui mes pensées affectueuses ainsi qu'à Kate et Harry, mais n'omettez pas d'en garder quelques-unes pour vous.
            Votre ami affectionné

                                                                             Lewis Carroll

            Remerciez votre maman de sa lettre, que je viens de recevoir.


********************************
pinterest.fr










                                         Lettre
                                                     à
                                                          Sallie

                                                                                                      Oxford, le 9 février 1878

         Ma chère Sallie,
         Dîtes, je vous en prie, à Jessie que je n'ai voulu que plaisanter : j'espère qu'elle ne va pas me donner une pelote à épingles, car j'en ai déjà trois. J'ai oublié ce que je lui disais dans la lettre que je lui ai adressée, mais elle, elle la sait tout entière par cœur. En fait voilà ce qui s'est passé : cette lettre m'est sortie de l'esprit et elle est entrée dans son esprit à elle. Tout à fait comme une personne qui s'installe dans une nouvelle maison. Je me demande si elle aura trouvé l'esprit de Jessie chaud et agréable, et si elle s'y sera plu autant que dans son ancienne maison ? Je pense que lorsqu'elle y sera entrée elle aura promené son regard autour d'elle en disant : 
            " Oh là là, oh là là ! Jamais je ne serai à l'aise dans ce nouvel esprit ! Tiens, voici un grand sofa bien encombrant, où une douzaine de personnes tiendraient aisément ! Et le mot BONTE est écrit dessus. Ma parole, je ne serai pas capable de l'utiliser tout entier pour moi toute seule. Dans mon ancienne maison, bien au contraire, il n'y avait en tout et pour tout qu'un seul fauteuil, un joli fauteuil bien moelleux où il n'y avait place que pour moi ; il portait sur son dossier le mot EGOÏSME. Les autres personnes ne pouvaient venir m'y importuner, puisqu'il n'y avait pas de siège pour elles. Quel stupide petit escabeau il y a là-bas, près du feu et portant le mot HUMILITE ! Ah, si vous aviez vu le haut et beau tabouret qui se trouvait dans mon ancienne maison ! Ma parole, lorsqu'on était assis dessus, on manquait se cogner le crâne contre le plafond ! Et il portait, bien entendu, le mot FATUITE.
C'est un mot beaucoup plus joli qu'HUMILITE.                                                   pinterest.fr
            Voyons maintenant ce qu'il y a dans le buffet. Dans mon ancienne maison il n'y avait qu'une seule grosse bouteille de vinaigre, portant sur son étiquette HUMEUR AIGRIE. Mais ce buffet-ci est bourré de bocaux ! Voyons un peu les noms qu'ils portent. Oh là là, oh là là ! Ils sont tous pleins de sucreries et on lit sur les étiquettes : AMOUR DE SALLIE, AMOUR DE KATE, AMOUR DE HARRY ! Oh, je ne veux pas de toute cette camelote ! Je vais jeter tout ça par la fenêtre ! "
            Je me demande ce que dira cette lettre-ci lorsqu'elle sera entrée dans votre esprit, à vous ! Et qu'y trouvera-t-elle, à votre avis ? 
            J'envoie mes tendresses à Jessie, à Kate, à Harry et à vous-même, en même temps que quatre baisers : cela en fait exactement un pour chacun. J'espère qu'ils ne se trouveront pas brisés en cours de route.
            Affectueusement vôtre
      

                                                                                             Lewis Carroll

.