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Blumfeld,
un célibataire plus très jeune
Au-dessus de la table, à portée de main, une étagère est fixée sur laquelle se trouve la bouteille de kirsch entourée de petits verres. A côté une pile de numéros de la revue française est posée. Mais, au lieu de prendre en haut tout ce dont il a besoin, Blumfeld se tient coi, le regard fixé sur sa pipe toujours pas allumée. Il est aux aguets. Soudain son immobilité disparaît de façon très inattendue et il pivote d'un seul coup avec son fauteuil. Mais les balles aussi ont la vigilance nécessaire ou se plient machinalement à la loi qui les régit : en même temps que Blumfeld se tourne, elles changent aussi de place et se cachent derrière son dos. Alors Blumfeld tourne le dos à la table, sa pipe froide à la main. Les balles bondissent à présent sous la table, et comme il y a là un tapis, on les entend peu. C'est un gros avantage, cela donne des bruits très faibles et assourdis. Il faut être très attentif pour que l'oreille les perçoive encore.
Toutefois, Blumfeld est très attentif et les entend très bien. Mais ce n'est le cas que maintenant, dans un petit moment il ne les entendra vraisemblablement plus. Qu'elles se fassent si peu entendre sur les tapis, Blumfeld trouve que c'est de leur part une grande faiblesse. Il suffit de les faire passer sur un tapis ou, mieux encore, sur deux tapis, pour qu'elles n'aient presque plus de pouvoir, et puis leur simple existence signifie déjà un certain pouvoir.
Là, Blumfeld aurait bien l'emploi d'un chien, un de ces jeunes animaux tout fous ne tarderait pas à venir à bout de ces balles. Il imagine comment ce chien les attraperait d'un coup de patte, comment il les chasserait de leur poste, comme il leur ferait la chasse de tous côtés dans la pièce et, pour finir, les tiendrait entre ses dents. Il se pourrait bien que Blumfeld prenne un chien d'ici peu.
Mais, pour le moment, les balles n'ont à craindre que Blumfeld et là, il n'a pas envie de les détruire, peut-être aussi manque-t-il de la résolution nécessaire. Quand il rentre le soir de son travail il est fatigué et là, alors qu'il a tellement besoin de repos, on lui réserve cette surprise.
Il sent seulement maintenant à quel point il est fatigué. Ces balles, il va certainement les détruire, et dans très peu de temps, mais pas pour l'instant, vraisemblablement demain. Du reste, quand on considère toute cette affaire sans partie pris, les balles se manifestent avec passablement de discrétion. Elles pourraient, par exemple, faire de temps à autre, un bond en avant, se montrer et retourner à leur place, ou bien elles pourraient sauter plus haut pour taper contre le plateau de la table et se dédommager de la sourdine que leur impose le tapis. Mais elles ne le font pas, elles ne veulent pas irriter Blumfeld sans nécessité, elles se limitent manifestement à ce qui est absolument nécessaire.
A vrai dire, même ce nécessaire suffit à gâcher à Blumfeld son séjour près de la table. Il n'est assis là que depuis quelques minutes et il songe déjà à aller dormir. L'une des raisons est, il ne peut pas fumer là, car il a laissé les allumettes sur la table de chevet. Il lui faudrait donc aller les chercher, mais une fois près de la table de chevet, le mieux serait d'y rester et de se coucher. Il a, de surcroit, une idée derrière la tête : il est persuadé que les balles, avec leur manie aveugle de se tenir toujours derrière lui, sauteront sur le lit et qu'en se couchant il les écrasera, qu'il le veuille ou non.
L'objectif consistant à envisager que même les débris des balles seraient capables de sauter, il l'écarte. Même l'insolite doit avoir des limites. Des balles entières bondissent aussi ailleurs, encore qu'elles ne le fassent pas sans arrêt. En revanche, des fragments de balle ne bondissent jamais, et ne le feront pas ici non plus.
" Debout ! " s'écrie-t-il. Cette réflexion l'avait rendu presque enjoué, et il s'en va à pas lourds vers son lit, les balles à nouveau sur ses talons. Ce qu'il espérait semble se confirmer : comme il se tient à dessein tout près du lit, la balle y saute aussitôt. En revanche, il ne s'attendait pas à ce que l'autre balle aille sous le lit. La possibilité que les balles puissent aussi bondir une fois sous le lit, Blumfeld n'y a pas songé. Cette balle l'exaspère, encore qu'il sente que c'est injuste car, en bondissant sous le lit peut-être qu'elle remplit sa mission encore mieux que la balle sur le lit.
Tout dépend à présent de l'endroit pour lequel les balles se décident car, qu'elles puissent longtemps travailler séparément, Blumfeld ne le croit pas et, effectivement, l'instant d'après, la balle d'en-dessous saute à son tour sur le lit.
" Maintenant, je les ai ", pense Blumfeld tout échauffé de joie, et il se défait vite de sa robe de chambre pour se jeter dans le lit. amazon.fr
Horriblement déçu, Blumfeld s'effondre littéralement. La balle s'est vraisemblablement contentée de jeter un coup d'œil en haut, et ça ne lui a pas plu. Et maintenant l'autre lui tient compagnie et reste naturellement en bas aussi, car en bas c'est mieux.
" A présent je vais avoir ces tambourineuses là toute la nuit ", pense Blumfeld, se mordant les lèvres et hochant la tête.
Il est triste sans trop savoir comment les balles pourraient lui portaient tort pendant la nuit. Il a un excellent sommeil, il passera facilement sur ce petit bruit. Pour en être tout à fait sûr, et fort de l'expérience acquise, il glisse sous les balles deux tapis. C'est comme s'il avait un petit chien et voulait lui faire une couche moelleuse. Et comme si les balles étaient aussi fatiguées et avaient sommeil. Leurs bonds sont aussi, à présent, moins hauts et plus lents qu'auparavant. Blumfeld s'agenouille devant le lit et éclaire dessous avec sa lampe de chevet. Par moment il croit que les balles vont se poser définitivement sur les tapis tant elles retombent faiblement et roulent lentement sur une petite distance.
A vrai dire, voilà qu'elles se relèvent et font leur devoir, mais il est fort possible que Blumfeld, quand il regardera de bon matin sous le lit, trouve deux balles d'enfant, inoffensives et immobiles. Mais elles ne paraissent pas capables de continuer à bondir jusqu'au matin car, dès que Blumfeld est couché il ne les entend plus. Il fait tous ses efforts pour entendre quelque chose, il tend l'oreille, se penchant hors du lit : pas un bruit. Les tapis ne sauraient être à ce point efficaces, la seule explication est que les balles ne sautent plus, ou ne peuvent prendre suffisamment appui sur ces tapis moelleux et ont, pour cette raison, provisoirement renoncé à leurs sauts. Ou alors, et c'est plus vraisemblable, elles ne sauteront plus jamais. Blumfeld pourrait se lever pour aller vérifier ce qu'il en est, mais il est tellement satisfait d'avoir enfin la paix qu'il préfère rester couché. A présent, il ne veut même pas toucher ces balles tranquilles en leur portant des regards. Il renonce même à fumer, il se tourne sur le côté et s'endort.
Pourtant les dérangements ne lui sont pas épargnés. Comme toujours il dort sans faire de rêves, mais de façon très peu tranquille. D'innombrables fois au cours de la nuit, il 'est brusquement réveillé par l'impression qu'on frappe à la porte. Il sait très bien qu'il n'y a personne : qui voudrait-on qui vienne frapper à la porte en pleine nuit, et à sa porte de célibataire solitaire ? Quoiqu'il le sache très bien, à chaque fois il se redresse d'un coup et reste un moment tendu, le regard fixant la porte, la bouche ouverte, les yeux écarquillés et les mèches en bataille sur son front moite.
Il tente de compter le nombre de fois qu'il est ainsi réveillé mais, effaré par les chiffres énormes obtenus, il retombe dans le sommeil
Il croit savoir d'où vient le bruit. Ce n'est pas à la porte qu'on frappe, c'est tout à fait ailleurs, mais engourdi de sommeil, il ne se rappelle pas sur quoi se fondent ses suppositions, il sait juste qu'il faut que s'accumulent quantité de petits coups déplaisants avant qu'ils ne produisent le grand choc retentissant. Mais il supporterait volontiers tout le désagrément des petits coups s'il pouvait éviter le grand. Mais, pour Dieu sait quelle raison, c'est trop tard, il ne peut pas intervenir, l'occasion est passée, il ne trouve même pas ses mots, sa bouche s'ouvre seulement pour bâiller, sans rien dire et de fureur il flanque son visage dans les oreillers. Ainsi passe la nuit.
Au matin, c'est son employée qui le réveille en frappant à la porte et c'est avec un soupir de soulagement qu'il accueille cette façon de frapper doucement, dont il se plaignait toujours qu'on ne l'entendît pas. Il est sur le point de lancer " Entrez ! " lorsqu'il entend encore autre chose qui frappe avec vivacité, faiblement mais d'une manière littéralement guerrière. Ce sont les balles sous le lit. Se sont-elles réveillées, ont-elles, contrairement à lui, repris des forces neuves pendant la nuit ?
" Un instant ! " crie Blumfeld à l'employée. Il saute hors du lit mais, par prudence en ayant soin d'avoir les balles toujours derrière son dos, qu'il leur présente tout en se jetant à terre pour les regarder en se tordant le cou. Et voilà que pour un peu il lâcherait un juron, comme des enfants qui, en dormant, repousse les couvertures qui les gênent, les balles, vraisemblablement à force de tressautements tout au long de la nuit, ont repoussé les tapis suffisamment à côté du lit, pour se retrouver maintenant directement sur le parquet et pouvoir faire du bruit.
" On retourne sur les tapis ! " dit Blumfeld d'un air mauvais. Il attend pour dire à l'employée d'entrer, que les balles, grâce aux tapis, soient à nouveau silencieuses.
Tandis que cette grosse femme bornée, marchant toujours bien droite, dispose le petit déjeuner sur la droite, et fait ce qu'elle a à faire, Blumfeld, en robe de chambre, reste debout, immobile, près de son lit, pour que les balles restent dessous. Il suit l'employée des yeux pour savoir si elle remarque quelque chose. Vu sa surdité c'est très improbable, et c'est parce qu'il est nerveux après une mauvaise nuit, se dit-il, qu'il croit voir de temps à autre cette femme marquer un temps d'arrêt, se tenir à un meuble et tendre l'oreille en fronçant les sourcils. Il serait heureux s'il pouvait l'amener à accélérer un peu son travail, mais elle est presque plus lente que d'habitude. Minutieusement elle se charge des vêtements et chaussures de Blumfeld et les emporte dans le couloir, reste là longtemps. On entend résonner, monotones et bien distincts, les coups de brosse qu'elle réserve à leur entretien.
Et pendant tout ce temps Blumfeld doit patienter sur le lit, ne doit pas se déplacer s'il ne veut pas entraîner les balles derrière lui, laisser refroidir le café qu'il aime boire aussi chaud que possible, et ne peut rien faire d'autre que regarder fixement le rideau encore baissé devant la fenêtre et le jour triste qu'on devine poindre.
Enfin l'employée a fini, souhaite une bonne matinée et s'apprête à partir. Mais avant de disparaître définitivement, elle s'arrête encore près de la porte, remue un peu les lèvres et fixe longuement Blumfeld. Il veut lui demander de s'expliquer, mais elle sort enfin.
Pour un peu, Blumfeld rouvrirait brutalement la porte pour lui crier qu'elle n'est qu'une vieille sotte. Mais en réfléchissant à ce qu'il a en fait à lui reprocher, il ne trouve que cette contradiction : n'avoir certainement rien remarqué et faire néanmoins semblant d'avoir remarqué quelque chose.
Comme il a les idées confuses ! Et tout ça pour une nuit où il a mal dormi ! A ce mauvais sommeil il trouve une petite explication, le fait qu'il a manqué à ses habitudes la veille au soir, qu'il n'a pas fumé ni bu d'alcool. " Dès qu'il m'arrive, conclut-il ses réflexions, de ne pas fumer et de ne pas boire d'alcool, je dors mal. " Dorénavant il prendra davantage soin de lui, et pour commencer il prend dans la petite armoire à pharmacie accrochée au-dessus de sa table de chevet, de la ouate dont il fait deux petites boules qu'il se fourre dans les oreilles. Puis il se lève et fait quelques pas d'essai. Les balles le suivent, certes, mais c'est à peine s'il les entend. Un supplément de ouate les rend tout à fait inaudibles. Blumfeld fait encore quelques pas : cela fonctionne, sans désagrément particulier.
Chacun est de son côté, Blumfeld comme les balles, ils sont certes liés les uns aux autres, mais ne se dérangent pas mutuellement. Une fois seulement, alors que Blumfeld se retourne plus brusquement et qu'une balle ne peut pas exécuter la parade assez vite, où Blumfeld la heurte du genou. C'est l'unique incident, sinon Blumfeld prend tranquillement son café, il a faim comme si cette nuit il n'avait pas dormi mais fait un long trajet, il se lave à l'eau froide qui le rafraîchit énormément et il s'habille. Il n'a pas jusque-là remonté le rideau préférant, par prudence, rester dans la pénombre. Avec ces balles il n'a que faire de regards extérieurs. Mais maintenant qu'il est prêt à partir, il faut, pour le cas où les balles oseraient, il n'en croit rien, le suivre aussi jusque dans la rue, qu'il trouve une manière de les ranger.
Il a pour cela une bonne idée. Il ouvre la grande armoire à vêtements et se place le dos tourné vers elle. Comme si les balles devinaient son intention, elles se tiennent devant l'intérieur de l'armoire, exploitent tous les petits endroits libres entre Blumfeld et le meuble, quand elles ne peuvent faire autrement, elles sautent un instant dans l'armoire mais elles fuient aussitôt l'obscurité. Pas moyen de les faire aller plus loin que le bord, elles préfèrent manquer à leur devoir et se tenir presque à côté de Blumfeld. larmoireauxjeux.com
Mais leurs petites ruses ne leur serviront à rien, car maintenant, Blumfeld pénètre lui-même à reculons dans l'armoire et elles sont bien forcées de le suivre. Seulement, du coup, leur compte est bon, car au fond de l'armoire sont posés divers petits objets comme des chaussures, de boîtes en carton, de petites mallettes. Certes, tout cela bien rangé, Blumfeld le déplore sur le moment, mais gênant tout de même beaucoup les balles, et lorsque Blumfeld ayant entre temps presque fermé la porte de l'armoire en tirant dessus, sort de celle-ci, d'un grand bond, comme il n'en a pas fait depuis des années, plaque la porte derrière lui et tourne la clef, les balles sont enfermées.
" C'est donc réussi ", pense Blumfeld qui essuie la sueur sur son visage. Quel vacarme font les balles dans l'armoire ! Ca donne l'impression qu'elles sont désespérées. Blumfeld, en revanche, est très satisfait. Il quitte la chambre, et déjà le morne corridor lui procure une sensation de bien-être. Il débarrasse ses oreilles de la ouate, et les multiples bruits de l'immeuble qui s'éveille le ravissent. On ne voit pas grand monde, il est encore très tôt.
En bas, dans l'entrée, debout devant la porte basse par laquelle on accède au sous-sol où loge son employée, il voit son petit garçon de dix ans. C'est tout le portrait de sa mère, aucune des laideurs de la vieille n'a été oubliée dans ce visage d'enfant. Il est là, planté sur ses jambes arquées, les mains dans les poches, la respiration sifflante parce qu'il a déjà un goître qui l'étrangle. Mais alors que d'habitude Blumfeld, quand il croise ce garçon presse le pas pour s'épargner ce spectacle, aujourd'hui il aurait presque envie de s'arrêter. Même si ce garçon a été mis au monde par cette femme et porte tous les stigmates de son origine, pour le moment c'est pourtant un enfant, cette tête difforme contient tout de même des pensées d'enfant, si on lui parle gentiment et qu'on lui pose une question, il répondra vraisemblablement d'une voix claire, avec innocence et respect et, en se forçant un peu, on arrivera à même caresser ses joues.
Voilà ce que pense Blumfeld qui, néanmoins, passe son chemin. Une fois dans la rue il s'aperçoit que le temps est plus agréable qu'il ne le pensait dans sa chambre. Les brumes matinales se dissipent et les taches de bleu apparaissent dans le ciel balayé par un grand vent. Blumfeld doit aux balles d'être sorti de chez lui beaucoup plus tôt qu'à l'accoutumée, il a même oublié son journal sur la table sans même le lire. En tout cas il a ainsi gagné beaucoup de temps et peut à présent marcher lentement.
Il est remarquable que les balles lui causent aussi peu de souci depuis qu'il s'est séparé d'elles. Tant qu'elles le suivaient sans cesse, on pouvait les considérer comme faisant partie de lui, comme une chose à prendre plus ou moins en compte pour juger de sa personne, alors que maintenant elles n'étaient plus qu'un jouet, chez lui, dans l'armoire. Et soudain Blumfeld songe alors que la meilleure manière de rendre les balles inoffensives seraient peut-être de leur faire retrouver leur destination première.
Le garçon est encore dans l'entrée, là-bas, Blumfeld va lui donner les balles, et non seulement les lui prêter, mais lui en faire expressément cadeau, ce qui équivaudra sûrement à donner l'ordre de les détruire. Et même si d'aventure elles devaient rester intactes entre les mains du garçon, elles auront encore moins d'importance que dans l'armoire. Tout l'immeuble verra le garçon jouer avec, d'autres enfants se joindront à lui. l'opinion générale qu'il s'agit de jouets et non d'on ne sait quels compagnons de Blumfeld deviendra inébranlable et irrésistible..
Blumfeld retourne vite dans l'immeuble. Le garçon vient de descendre l'escalier de la cave et s'apprête à ouvrir la porte, en bas. Blumfeld doit donc l'appeler et prononcer son nom qui est ridicule comme tout ce qui est en rapport avec ce garçon. Il le fait.
A suivre..........
3/4
- Alfred,.........
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