vendredi 17 février 2012

Lettres à Madeleine 10 Apollinaire

      Guillaume Apollinaire - Alcools                                                                                                                                                                    
Alcools couverture Picasso                                                                               30 juillet 1915

                   Ma chère petite fée chérie,

                   Je suis moi-même si bouleversé par vos lettres et par tout ce qui s'est passé qu'il m'a été impossible d'écrire avant ce soir et je le fais avec une passion si joyeuse et si douloureuse à la fois que mes doigts se crispent en vous écrivant.
                    Je réponds avant tout à votre lettre de votre fête où le lendemain vous me buviez en lisant Alcools.
                    J'ai reçu aujourd'hui le vôtre. Intact cette fois et je suis presque heureux que votre fraîcheur se soit la première fois répandue en libation à notre destinée. D'autre part le verre blanc brisé est un très heureux présage et enfin le parfum avait profondément imprégné la boîte et votre fraîcheur se répand encore dans toute ma cellule.
                    Pour ce qui est de ma permission je comptais bien aller la passer, sinon à Oran, du moins à Alger car on a facilement six jours quand on va en Algérie et le jour du débarquement ne comptant pas, si l'on arrive le matin ça fait presque sept jours. Ces dispositions sont relatives à l'Algérie seulement.
                    Notez, Madeleine, que je ne pense pas avoir de permission avant octobre, je dirais plus, janvier ou février. Je suis dans une formation où les permissions sont données de cette façon et il n'y a rien à en dire qu'à s'incliner.
                    Pour ce qui est de mon livre, au début, je préférais que vous ne le lisiez pas avant que je vous l'envoyasse. Mais depuis nos aveux, c'était tout le contraire et je suis bien content qu'au travers de ces pages vous ayez beaucoup lu de ma vie.
                   Je vous ai dit de ne pas être jalouse et comme vous ne l'êtes plus, sachant que vous êtes l'élue à jamais vous pouvez faire toutes les questions avec la liberté que vous jugerez devoir y apporter et j'y répondrai avec la franchise qu'un galant homme doit apporter à ces sortes de confidences, franchise pleine de discrétion, mais franchise sans réticences.
                   Venons(en maintenant au portrait et à la littérature. Le portrait est ressemblant au sens immédiat du mot. Mais cours d'esthétique que je pourrais vous envoyer à ce propos n'est pas de saison. Et il ne reste de cela que votre déception, mon aimée, devant un dessin qui est un chef-d'oeuvre. Déception toute naturelle à qui n'est pas au courant d'un art fort légitime et que l'on goûte aussitôt qu'on en a découvert le sens et la logique.
                  J'ai écrit là-dessus un petit livre intitulé Méditations esthétiques, les peintres cubistes,mais la seconde partie du titre qui aurait dû être un sous-titre a été imprimé en beaucoup plus gros caractères que la première et est devenue ainsi le titre ( Paris, Figuière, 1912 ou 1913 (?) mais je ne l'ai pas plus que mes autres livres. L'éditeur est aux Armées, en outre. Je ne sais si on peut ce procurer ce petit ouvrage.
                  Pour ce qui est des poèmes, vous aimez "Zone " dont je vous ai parlé dans une lettre. Je vous expliquerai la genèse de ce poème de fin d'amour... Et puis je puis vous l'expliquer de suite. En 1907 j'ai eu pour une jeune fille qui était peintre un goût esthétique  qui confinait à l'admiration et participe encore de l'admiration  de ce sentiment. Elle m'aimait ou le croyait et je crus ou plutôt m'efforçai de l'aimer , car je ne l'aimais pas alors. Nous n'étions connus en ce temps-là ni l'un ni l'autre et je commençais mes méditations et écrits esthétiques qui devaient avoir une influence en Europe et même ailleurs. Je puis dire que je fis mon possible pour faire partager mon admiration à l'univers. Elle voulait que nous nous mariions, ce que je ne voulus jamais cela dura jusqu'en 1913 où elle ne m'aima plus. C'était fini, mais tant de temps passé ensemble, tant de souvenirs communs, tout cela s'en allant j'en eus une angoisse que je pris pr de l'amour et je souffris jusqu'au moment de la guerre où je connus une femme charmante, passionnée pour le plaisir, vous la vîtes dans le train lors de mon retour de permission quand je vous rencontrai : c'est une charmante et malheureuse jeune femme à qui la vie réservera toujours des douleurs car elle sera toujours un jouet dans la main des hommes rien de plus. . Ce n'est pas par cynisme que je dis cela. Car j'ai été sur le point de l'aimer mais elle pouvait tout au plus chasser ma douleur d'alors et je lui en garde une grande reconnaissance et une amitié éternelle. Rien de plus. Mais son caractère est exquis autant que sa naissance est élevée. Le badinage est fini mais nous nous écrivons sans fadeur. Elle est au front près de son ami le plus sûr, dans les Vosges, lui-même qui sait ce qui est arrivé, m'écrit et ne m'en veut que d'une chose, c'est que l'oaristys n'ait point continué. Il ne sait pas que Madeleine est une fée plus sérieuse.Néanmoins, j'ai pour ma pauvre petite amie royale de Nice  un attachement dont vous ne devez pas être jalouse, car chez les femmes dans les veines desquelles court le sang de Saint-Louis, fussent-elles débauchées, il y a une noblesse qui leur permet l'amitié après la rupture. Et tout cela n'est que gentillesses sans conséquence mais qui n'existent plus, n'auront plus lieu, puisque Madeleine existe seule. Néanmoins, je garde à cette héroïne de la Fronde, une amitié véritable et complète, car elle digne d'amitié, de pitié, de vénération et d'indulgence, parce qu'elle a beaucoup aimé, beaucoup souffert et je voudrais que sa vie fût très douce.
                   Notez que mon amie de tant longtemps et célèbre aujourd'hui entre toutes les femmes peintres et dans le monde entier, s'est mariée l y a un an et demi à peu près avec un hobereau allemand, elle parisienne, qui imposa en partie la mode de ces deux derniers ans et qui, laide mais charmante était arrivée à imposer son type de femme, à tout Paris et là au monde entier, se trouvait à Arcachon dans une villa qu'y possédait son mari au moment de la mobilisation et du fait de son mariage était devenue allemande. Ils sont parvenus à fuit, je ne sais comment et échappant aux camps de concentration sont à Malaga. Son mari que je ne connais pas n'a pas voulu porter les armes contre la France. Elle, Parisienne tragique et exilée, me fait une grande peine. Elle m'a écrit à Nîmes  et ici même. Et ses lettres où il y a encore l'esprit et la fantaisie confinent cependant à une sorte de folie désespérée. Elle m'écrit avec l'assentiment de son mari, d'ailleurs et je me demande quelles doivent être ses pensées à lui quand il lit les lettres qu'elle m'écrit où malgré elle les souvenirs se pressent en foule sous chaque mot.
                    Me voilà donc comme un autre Marius sur les ruines d'une Carthage que sont mes amours défuntes.
                     Pardonnez-les moi, Madeleine ; voilà pour " Zone " et aussi pour l'ensemble de Case d'Armons si jamais je vous l'envoie ; " Le Pont Mirabeau " est aussi la chanson triste de cette longue liaison brisée avec celle qui ayant inspiré " Zone " dessina pour la traduction de la couverture allemande du poème, mon portrait à cheval et de poème-là, elle saisissait bien toute l'amertume en outre au point d'en sangloter et que si ç'avait été possible si elle avait bien connu mon coeur aurait tout renoué. Et cependant elle aura toujours en moi un ami, un admirateur, un défenseur même. Elle le sait et bien des gens le savent à Paris qui m'en ont écrit, rares gens de coeur qui ne lui ont point jeté la pierre.
                   " Aubade " n'est pas un poème à part mais un intermède intercalé dans " La Chanson du mal-aimé " qui datant de 1903 commémore mon premier amour à vingt ans, une Anglaise rencontrée en Allemagne, ça dura un an, nous dumes retourner chacun chez nous, puis nous ne nous écrivîmes plus. Et bien des expressions de ce poème sont trop sévères et injurieuses pour une fille qui ne comprenait rien à moi et qui m'aima puis fut déconcertée d'aimer un poète, être fantasque ; je l'aimais charnellement mais nos esprits étaient loin l'un de l'autre. Elle était fine et gaie cependant. J'en fus jaloux sans raison et par l'absence vivement ressentie, ma poésie qui peint bien cependant mon état d'âme d'alors, poète inconnu au milieu d'autres poètes inconnus, elle loin et ne pouvant venir à Paris. Je fus la voir deux fois à Londres, mais le mariage était impossible et tout s'arrangea par son départ à l'Amérique, mais j'en souffris beaucoup, témoin ce poème où je me croyais mal-aimé, tandis que c'était moi qui aimais mal et aussi " L'Emigrant de Landor Road " qui commémore le même amour, de même que " Cors de chasse " commémore les mêmes souvenirs déchirant que "Zone", " Le Pont Mirabeau" et " Marie " le plus déchirant de tous je crois................. à suivre







jeudi 16 février 2012

Lettres à Madeleine 9 Apollinaire

                       Lettre à Madeleine
                       ( cette lettre suit celles des 15 - 17 et 18 juillet. Le poète se dit las mais très gai ; s'inquiète de leur différence d'âge, elle a 22ans lui 34, puis se rassure. Professeur de lettres elle semble avoir échoué à un examen. Il console. )

                                                                                                        Le 22 juillet 1915

                       Je vous souhaite une bonne fête, ma petite Madeleine, je suis en retard avec vous. Je n'ai pas eu le temps de vous écrire depuis plusieurs jours. Vous aimez dites-vous ce qui est à vous. C'est un sentiment que j'ai aussi. Je suis à vous et vous êtes à moi n'est-ce pas. Ça s'appelle quasi ne faire qu'un et la paix nous prouvera mon obéissante petite fée charmante que c'est ce que nous voulons. Je sais, oui, je sais, ma Madeleine, et vous n'avez pas à être confuse. Je vous adore. J'espère que votre oeil lésé par le simoun va mieux.
                      Moi aussi ma Madeleine, je suis avec vous. Je pense avec vous et en vous - mon coeur est où vous êtes, si vous êtes où je suis et l'un et l'autre avons ainsi un don charmant d'ubiquité qui vaut mieux que tout - Je vous adore. Certes quand vous serez en France, notre correspondance nous parviendra bien plus vite. Nous serons près l'un de l'autre.
                     Je crains toutefois que les 5 mois dont vous parlez ne fassent pas du tout le compte de Bellone et du dieu Mars qui entendent régner bien plus longtemps.
                     Moi aussi je souris en pensant à ce retour, le grand retour aurait dit Nietzsche. Oui soignez-la bien cette Madeleine adorable. Qu'on la retrouve la petite fée mignonne bien dodue et aux bons endroits comme montrent galamment les chères photos qui sont ma joie. Mais même manche à balai, la sorcière gracieuse de ce manche-là me plaira autant et comme elle sera.
                     C' est drôle que vous regardiez le soleil en face, je l'ai fait aussi souvent étant plus jeune et ma vue a baissé depuis. Faut pas.
                     L'Hirondelle a dit la vérité, mon amie exquisément tendre, je vous aime profondément, je pense à vous terriblement. Ma Poppée mon Hermione, n'ayez pas peur d'être romance. Je vous adore sous toutes vos apparences, une fée ne se métamorphose-t-elle pas comme elle veut. - Je vous verrais ici en artilleur que n'en serais pas étonné, mais vous dirais de vous en aller bien vite, car je ne voudrais pas que vous courriez un danger qu'elle qu'il fût - fût-ce celui de mon  amour et je vous l'ai dit je vous aime terriblement ici. Je suis certainement aussi volcanique que vous. Le petit geyser n'attendrait pas longtemps la réponse de son jumeau. J'aime mieux n'en pas parler et je suis encore plus bête que vous ( , ) allez, mon adorée. Rien que le lacet de soie qui vous a touchée m'affole. Tenez, c'est idiot d'être comme ça. Pardonnez-moi. Et croyez bien que je suis réservé quand faut l'être - comme je voudrais vous voir , vos beaux cheveux sur le dos.
                     Comme amis, j'ai tous mes compagnons d'armes. J'ai commencé un roman, mais je n'écris pas tous les jours.
                     Vous direz à la mer que je l'aime parce qu'elle vous a portée et vous portera encore, au ciel que je l'aime aussi parce que je vous ai vue à Sa lumière et vous direz à la petite voyageuse que je l'aime à en mourir s'il le fallait.
                    Écrivez-moi vite beaucoup beaucoup de bêtises. Mais parlez de vous surtout, de vous, du reste je m'en... parfaitement. Vous savez que je ne pense pas avoir une permission avant 8bre. Il part une personne par batterie tous les 2 ou 3 jours. Voilà ! Les brigadiers ont un tour à part ainsi que les sous-off, et pr chacun d'eux, il faut environ 12 mois pr que tous aient eu leur permission.
                   Maintenant pour finir , je vous aime; j'aime vos cheveux sur le dos, j'aime vos seins que révèle le peignoir, l'aime le front, les yeux, la bouche et tout ce qui est à vous, qui est ma Madeleine.

                                                                                                                     Gui        

mercredi 15 février 2012

Le Testament de l'âne Rutebeuf ( fabliau France )

                     

                                                Le Testament de l'âne
                                                      ( XIIIè sc )

                       Qui veut vivre estimé du monde et suivre l'exemple de ceux qui cherchent à faire fortune va rencontrer bien des ennuis. Les médisants ne manquent pas qui, pour un rien, lui cherchent noise , et il est entouré d'envieux. Si bon, si gracieux qu'il soit, s'il en est dix assis chez lui, il y aura six médisants et d'envieux, on en verra neuf. Ces gens-là derrière son dos, ne le prisent pas plus qu'un oeuf ; mais par devant ils lui font fête , chacun l'approuvant de la tête. Si l'on ne reçoit rien de lui, comment ne pas le jalouser quand ceux qui mangent à sa table ne sont ni loyaux ni sincères ? Il ne peut pas en être autrement et c'est la pure vérité.
                                                           
   
                        Je cite l'exemple d'un prêtre, curé d'une bonne paroisse, qui mettait son talent, son zèle à en tirer des revenus. Il avait de l'argent, des robes ; ses greniers regorgeaient de blé qu'il savait vendre au bon moment, attendant, si besoin était, de Pâques à la Saint-Rémi. Et le meilleur de ses amis ne pouvait rien tirer  de lui sinon par contrainte et par force. Il avait un âne au logis comment on n'en vit jamais de tel, qui le servit vingt ans entiers : rares sont pareils serviteurs ! Après l'avoir bien enrichi, la bête mourut de vieillesse ; mais par respect pour sa dépouille, il ne la fit pas écorcher et l'enterra au cimetière.

                        Passons à un autre sujet. L'évêque du diocèse était à l'opposé de son curé : ni avare, ni convoiteux, mais courtois et fort bien appris. Aurait-il été très malade que, voyant venir un ami, il n'aurait pu rester au lit. La compagnie de bons chrétiens pour lui valait les médecins. Tous les jours sa salle était pleine. On le servait de bonne grâce et quoi qu'il pût leur demander, jamais ses gens ne se plaignaient. Il était riche, mais de dettes, car qui trop dépense s'endette. Cet excellent prudhomme un jour avait nombreuse compagnie. On parla de ces riches clercs, de ces prêtres ladres et riches qui n'honorent pas de leurs dons leur évêque ni leur seigneur. Notre curé fut mis en cause : il était riche, celui-là ! On raconta toute sa vie comme on l'aurait lue dans un livre et on lui prêta, c'est l'usage, trois fois plus qu'il ne possédait. " Encore a-t-il fait une
chose qui pourrait lui coûter cher si quelqu'un la faisait connaître, dit l'un pour se faire valoir. - Et qu'a-t-il fait ? dit le prudhomme. - Il a fait pire qu'un Bédouin : il a mis en terre bénite le corps de son âne Beaudouin. - Si la chose est vraie, dit l'évêque, honnis soient les jours de sa vie et que maudit soit son avoir ! Gantier, faites-le comparaître ; j'entendrai le curé répondre aux accusations de Robert. Et je dis, Dieu me vienne en aide, que si le fait est avéré, il devra m'en payer l'amende. - Sire, je veux bien qu'on me pende, si ce que je dis n'est pas vrai. "                                                                
                                                                                                                                                                                                          
                                                                                                        Honoré Daumier
                                                                                                                                                                                          
                                                                                                                                                                                                 
             Le prêtre, cité, se présente au tribunal de son évêque : il risque d'être suspendu. " Félon, traître, ennemi de Dieu, où donc avez-vous mis votre âne ? dit l'évêque. Vous avez fait grande offense à la Sainte Église, telle que jamais on n'en fit. Vous avez enterré votre âne au cimetière des chrétiens. Par sainte Marie l'Egyptienne, si j'ai des preuves de la chose, si j'ai témoin de bonne foi, je vous ferai mettre en prison. A-t-on jamais vu pareil crime ? " Le prêtre répond : " Très doux sire, toute parole se peut dire. Je demande  un jour de délai, car je voudrais prendre conseil en cette affaire, s'il vous plaît ; non que je désire un procès. - Monseigneur, ce n'est pas croyable. " Là-dessus, l'évêque s'en va, et sans avoir envie de rire. Le prêtre, lui, ne s'émeut pas, car il a une bonne amie, il le sait très bien, c'est sa bourse qui, s'il faut payer une amende, ne lui fera jamais défaut.
                       La nuit passée, le terme arriva. Le prêtre revient chez l'évêque avec vingt livres dans sa bourse : argent comptant, de bon aloi ; il ne craint la soif ni la faim. L'évêque, le voyant venir, s'empresse de l'interroger : " Curé, vous avez pris conseil ; et que nous en rapportez-vous ? - Monseigneur, j'ai bien réfléchi. Conseil peut aller sans querelle. Il ne faut pas vous étonner qu'on doive en conseil s'arranger. Je veux décharger ma conscience ; si j'ai mérité pénitence d'argent, de corps, punissez-moi. " L'évêque s'approche, voulant l'entendre de bouche à oreille, et le prêtre lève la tête : il ne tient plus à ses deniers ! sous sa cape il a son argent, n'osant le montrer à personne. A voix basse il dit son affaire : " Sire, quelques mots suffiront. Mon âne a bien longtemps vécu ; j'avais en lui de bons écus. Il m'a servi sans rechigner loyalement vingt ans entiers. Que Dieu me pardonne mes fautes, chaque année il gagnait vingt sous si bien qu'il épargna vingt livres que, pour échapper à l'enfer, il vous laisse par testament. " Et l'évêque dit : " Que Dieu l'aime ; qu'il lui pardonne ses méfaits et les pêchés qu'il a commis.
                                                             
                      Ainsi, vous l'avez entendu, l'évêque a su tirer profit de l'argent  du riche curé ; il lui apprit en même temps à ne pas se montrer avare.

                                                                                      Rutebeuf ( extrait des oeuvres complètes )
                     

mardi 14 février 2012

Lettres à Madeleine 8 Apollinaire

Lettre à Madeleine
             
                                                                                                               14 juillet ( 1915 )

                        Vous êtes, ma toute chérie, une fille délicieuse et une fée bien attentive, car vous avez deviné ce qui pouvait me faire le plus de plaisir, cette eau de cologne que j'attends comme votre fraîcheur même. Me mettre en colère, maintenant que vous êtes à moi ! Jamais de la vie. Au contraire, je baise votre front et ce pied  et toute votre personne que mentionne votre lettre charmante. Je vous envoie de mon côté un porte-plume et une bague. La mesure est maintenant chez moi à Paris - mais je crois que la bague vous ira. - Le porte-plume est fait avec 2 balles boches. Je ne vous l'envoie que comme un souvenir et une curiosité mais peut-être le trouverez-vous peu pratique. Il suffit qu'il vous amuse un moment et ne réclame rien d'autre.
                         Pensez comme je suis heureux après vos lettres ! Je voudrais pouvoir vous le dire et vous briser de caresses si douces que vous en perdiez tout souvenir de tout autre chose en ce monde. Ma chère petite sorcière jolie, rien de méchant jamais dans mes lettres. Je vous souhaite une bonne fête. Ma lettre arrivera sans doute vers la date. Si elle vient plus tôt tant mieux. Oui - parlez-moi de vous, c'est ce qui m'intéresse le plus - c'est même la seule affaire que j'aie.
                         Vous êtes donc à moi, ma chérie, et moi je suis tout à vous.
                         Vous voudriez bien que je vous obéisse en tout cela, il n'y a que de la tendresse et votre obéissance vis-à-vis de moi doit rester entière. Je veux que la sujétion où vous devez être soit tout amour et toute souffrance, pour que je puisse consoler la petite indomptée que je veux maîtriser. Car si je n'étais point votre maître avec toutes les prérogatives souveraines que peut conférer ce mot, je ne vous aimerais pas tant.
                         Je veux que toujours toutes vos sensations s'éveillent tumultueuses sous mon regard dominateur. Sans quoi seriez-vous femme et moi homme ? - Puisque l'égalité de l'esprit nous met sans doute sur un même rang.
                          Nonobstant quoi, nous sommes si amis, maintenant, ma chérie, que vous pouvez me parler de vous avec toute la liberté que possède votre chère âme.
                          D'autre part, ma chérie, comprenez bien, que s'il s'agit ici de domination, ce n'est point une simple galanterie, mais une réalité profonde et passionnée qui doit toucher l'imagination, l'âme, le corps, jusqu'au bout et jusqu'où peut le vouloir ma volonté.
                          C'est ainsi que je vous veux ma chérie, puisque vous êtes à moi.
                          J e vous ai donné d'autre part, la maîtrise de nos vies de nos coeurs, durant la guerre pour que vous les prépariez à la paix.
                          J'ai encore une réponse à recevoir sur ce sujet.
                          Je termine ma lettre parce que le vaguemestre va partir.
                          Je baise vos jolies mains et votre front que j'adore.

                                                                                                                           Gui

lundi 13 février 2012

Lettres à Madeleine 7 Apollinaire

               Lettre à Madeleine
               ( les lettres des 2 et 10 juillet montrent un soldat poète triste, amère : )

               " ... Je suis très troublé et ne sais plus quoi écrire... C'est la nuit je suis dans le gourbi où j'habite seul 3 mètres sous terre, couvert en rondins de sapin et terre par-dessus, une bonne table, lit de paille Tout cela a été fait par moi. Les canons, les mitrailleuses marchent, c'est un bruit infernal..."

                                                                                                           12 juillet ( 1915 )
                Ma fée bien-aimée,
                Je vous adore ; je veux que vous ne soyez point jalouse de rien jamais. Mais ne parlons plus de cela, car c'est bien entendu. Il faut que vous dirigiez l'accomplissement de notre bonheur si la vie veut bien nous le donner. Mais pour reparler de cela j'attends une réponse à ma dernière lettre.
                Vous ne pouvez imaginer le plaisir que m'a causé la petite photo où ma fée chérie en peignoir se balade entre des massifs d'anthémis et de géraniums.
                Je suis bien aise que votre maman ne voie pas d'un mauvais oeil notre échange de pensées à distance. Je vous le répète, c'est à vous de tout dire la 1è. Si j'étais libre je parlerais bien moi-même. Mais la situation d'un soldat exposé à mourir d'un instant à l'autre est telle qu'il doit laisser s'exprimer ceux qui sont libres de le faire.
                Ainsi êtes-vous, ma chérie.
                Donc surmontez tous vos scrupules et montrez-vous femme forte selon que vous pouvez l'être.
                Pour intelligente et gracieuse, vous l'êtes assez et je me réjouis autant de votre esprit que de votre beauté.
                Et le plaisir que j'aurai à vous aimer sera centuplé par la conscience précise que nous pouvons avoir l'un de l'autre, égale et égal. -
                Je reçois votre premier mot adressé au secteur 138. Vous avez raison, ma chérie, mais il ne faut pas en vouloir à votre poète d'avoir été un peu énervé par l'impatience qu'il avait de vous voir enfin parler avec votre coeur. Et ce mot de vous reçu ce jour-là au bivouac du lieu dit la ferme du Piémont, mot qui était le seul mot, la seule lettre de vous, l'unique billet indifférent ou banal m'avait fait presque de la peine. Mais c'est la dernière fois, qu'on sera ainsi.
                Que je voudrais quitter ce secteur ! on s'y embête à mourir... sous les obus.
                Vous savez, ma chérie, que chaque fois qu'aurez nouvelle photo si vous me l'envoyez me ferez le plus grand plaisir. Je vous regarde, je vous détaille, j'aime votre front, vos yeux, les contours harmonieux de votre corps charmant font ma délectation. Je vous imagine faite à la perfection. Puis votre voix grave sonne encore à mes oreilles qui soudain agiles  me paraissent courir après l'écho qui s'éloigne.
                Vous avez eu bien raison de ne pas livrer votre âme au vulgaire et inhumain. Mais comme vous ne m'aviez pas encore dévoilé cette âme que j'adore, j'ai eu ce jour-là, sous le soleil vulgaire et inhumain de l'été 1915 un sursaut d'angoisse dont vous ne devez pas me vouloir.
                Je ne vous en voulais pas moi, mais j'exprimais de l'amertume de mon coeur. C'est tout.
                Et le mot grotesque ne viendra plus sous nos plumes, mais il nous plaira peut-être qui sait, après la guerre.
                Vous m'avez parlé de Claudel dernièrement. Cet écrivain de talent est l'aboutissement du symbolisme. Il représente de façon absconse et réactionnaire la menue monnaie d'Arthur Rimbaud. Celui-ci était un Louis d'or dont celui-là est le billon. Claudel est un homme de talent qui n'a fait que des choses faciles dans le sublime. A une époque où il n'y a plus de règles littéraires, il est facile d'en imposer. Il n'a pas eu le courage de se dépasser et surtout de dépasser la littérature d'images qui est aujourd'hui facile. On s'est habitué aux images. Il n'en est plus d'inacceptables et tout peut être symbolisé par tout. Une littérature faite d'images enchaînées comme grains de chapelet est bonne tout au plus pr les snobs férus de mysticité. C'est à la portée de tout le monde et je me demande pourquoi lesAnnales ne publient pas du Claudel afin que les cousines se croient désormais aussi Thomistes qu'elles sont bergsonniennes ou Nietzschéennes. Je vous baise les mains et le front et vous défends, Madeleine, de vous froisser désormais de quoi que ce soit qui vienne de moi

                                                                                                                         Votre poète
               

dimanche 12 février 2012

Le Réveillon du jeune Tsar Léon Tolstoï ( nouvelle Russie ) 3 suite et fin

                    Le Réveillon du jeune Tsar
                    ( suite et fin )

                    Le spectacle changea. Le jeune tsar se vit dans le prétoire d'un juge de paix. Celui-ci, gros chauve, une chaîne d'or au cou, lisait le verdict à une femme à moitié endormie...
                    Puis ce fut une bastonnade dans une prison de Sibérie, résultat direct de l'ukase sur le vagabondage...
                    Une famille juive, qu'on chasse de son lieu de séjour, parce qu'elle est pauvre, alors qu'on y laisse une autre famille riche qui vient de donner de l'argent au maître de police...
                    Le jeune tsar assista ensuite à la perception des impôts, à la vente de la vache d'un pauvre paysan,alors que le riche marchand, qui ne paye pas ses taxes, se libère par des pots-de vin au percepteur...
                   ... Puis le tribunal rural, et, comme résultat, les verges à un vieux paysan :
                    - Elie Vassilievitch, ne pourrait-on pas remettre mon châtiment ?
                    - Non.
                    Le vieux paysan pleura.
                    - Le Christ a souffert et nous a ordonné de souffrir...
                   ... Ce fut encore la chasse aux sectaires. Et l'ordonnance pour un voyage du tsar : les paysans demeurant des heures entières, dans la boue, dans la neige, sans manger, pour l'acclamer.
                  ... Et le décret sur les institutions philanthropiques de l'impératrice Marie dont le résultat imprévu fut seulement l'excitation à la débauche et la perversion répandues parmi les jeunes filles...
                  ... Et combien d'autres spectacles vit le jeune tsar : la conscription qui prive les famille de leur soutien ; les femmes des soldats avec leur dépravation ; les soldats avec leur syphilis, les bataillons de discipline où l'on bâtonne jusqu'à la mort, où l'on verse du sel dans les plaies ; les officiers qui volent l'argent des soldats et le perdent aux cartes...
                 ... Le niveau de misère du peuple, des enfants scrofuleux, des tribus entières d'aborigènes disparaissant ; dans l'isba, les animaux pêle-mêle avec les hommes ; le travail continuel, la soumission et l'abattement ! Et voici les ministres, les gouverneurs ; partout, la concussion, l'orgueil, l'envie et le désir d'être craint.
                 - Et où sont les hommes ? demanda le tsar.
                 - Les voilà dans l'exil, solitaires et courroucés ; aux travaux forcés, où l'on bâtonne les femmes ; dans les cellules où elles s'affolent et où l'on abandonne les filles pubères aux soldats.
                 Ils sont ainsi des centaines de mille, et des meilleurs. Les uns, perdus par une fausse éducation, les autres, que l'on a volontairement pervertis, car l'Etat a besoin de pervers. Et c'est ainsi que se perd tout ce qui est jeune, l'espoir du monde. Mais malheur à celui qui  sacrifie  toute cette claire jeunesse ! Et tout cela est sur ta conscience, car, en ton seul nom, on corrompt des millions d'êtres sur lesquels s'étend ton pouvoir.
                 - Que dois-je faire ? s'écria le tsar désolé ! Je ne voudrais pourtant pas torturer, bâtonner, tuer et dépraver les gens. Je veux leur bien. Si j'aspire au bonheur, je ne le désire pas moins pour les autres. Suis-je donc vraiment responsable de tout ce qui se fait en mon nom ? Que faire ? Que faire ? répétait-il. Comment m'affranchir de cette responsabilité ? Si je me sentais, seulement pour un centième responsable de tous ces crimes inhérents à l'autorité qui est dans mes mains, je me tuerais. Mon Dieu, que faire ?
                 A ces mots, il s'éveilla tout en larmes.
                 - Quel bonheur, ce n'était qu'un rêve ! Telle fut sa première pensée.
                 Mais quand il eut souvenir de tout ce qu'il avait vue et l'eut comparé avec la réalité, il vit que la question n'en avait pas moins d'importance. Et, pour la première fois, le sentiment de cette réalité qui pesait sur lui se fit sentir dans toute son horreur.
                 Dans son angoisse, il se leva et pénétra dans la chambre voisine. Il vit un vieux courtisan, ami de son défunt père, qui parlait avec la jeune tsarine. Le souverain s'approcha et dit au vieillard ce qu'avait été son rêve, ainsi que ses doutes.
                - Tout cela est très bien et prouve la grandeur infinie de votre âme. Mais veuillez m'excuser si je vais droit au but : vous êtes trop bon, pour être tsar, et vous exagérez votre responsabilité. D'abord tout n'est pas comme vous vous le représentez : le peuple n'est pas pauvre, mais, au contraire, vit dans l'aisance, et celui qui est pauvre n'a qu'à s'en prendre à lui-même. On punit les coupables et, s'il y a parfois des erreurs, c'est, comme quand tombe la foudre, le hasard ou la volonté de Dieu. Vous ne devez qu'exécuter courageusement votre devoir, en gardant le pouvoir qui vous fut donné. Vous voulez le bien de vos sujets et Dieu, qui le voit, vous guidera et vous pardonnera les fautes involontaires. Et il n'y aura rien à pardonner, car des hommes possédant d'aussi éminentes vertus que vous et votre vénéré père, il n'y en a pas d'autres et il n'y en aura plus jamais. Et c'est pour cela que nous vous demandons une chose : vivez et répondez à notre amour et à notre dévouement sans bornes. Et alors tous - sauf les vauriens indignes de bonheur - seront heureux.
                  - Et toi, qu'en penses-tu ? demanda le tsar à sa femme.
                  La jeune femme, intelligente - et élevée dans un pays libre, - répondit :
                  - Je ne pense pas de même. Je suis heureuse que tu aies eu ce rêve. Car, ainsi que toi, je sens toute l'horreur de ta responsabilité. Et cette idée me fait souffrir cruellement. Il me semble pourtant qu'il y a un moyen, sinon de te délivrer de tout ce poids, mais au moins de ce qui dépasse tes forces. Il faudrait remettre une partie de ton pouvoir au peuple et à ses représentants, tout en gardant cette parcelle de pouvoir qu'exige la direction générale des affaires.
                  A peine eut-elle terminé que le vieux courtisan s'empressait de la contredire, en engageant un discussion correcte, mais acharnée.
                  Le jeune tsar leur prêta d'abord attention. Puis, entendant la seule voix du Compagnon de son rêve qui parlait haut dans son coeur, il ne les écouta plus.
                  - Tu es non seulement tsar, disait cette voix, mais tu es encore un homme, c'est-à-dire un être venu au monde aujourd'hui et qui demain peut disparaître. Outre des devoirs de tsar, dont te parlent ceux-ci, tu as un devoir beaucoup plus direct et irrécusable, non celui d'un tsar devant ses sujets, ce qui est accidentel, mais des devoirs éternels : le devoir devant Dieu et le devoir devant ton âme. Tu dois servir Dieu et contribuer à établir son règne en ce monde. Tu ne peux agir d'après ce qui fut et ce qui sera, mais uniquement d'après la parole de Dieu.

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                     Il s'éveilla alors vraiment et vit sa femme à ses côtés. On nous dira, dans cinquante ans, laquelle des trois voies... avait choisie le jeune tsar.

                                                                                                          1894.

                

Le Réveillon du jeune Tsar Léon Tolstoï ( nouvelle Russie ) suite 2

                      Le Réveillon du jeune Tsar
                      ( suite 2 )

                      - Où sommes-nous ? demanda le tsar.
                      - Sur la frontière de Prusse, répondit l'autre.
                      Brutal, un coup de fusil retentit au loin. Le soldat se dressa et vit deux silhouettes d'hommes courbés en deux qui arrivaient en courant, cherchant à s'effacer. Il fourra vivement sa cigarette dans sa poche et poursuivit les fuyards.
                       - Arrêtez, ou je tire ! cria-t-il.
                       Et, n'obtenant pour réponse qu'une insulte, il s'arrêta, plaça son pied gauche en avant, mit en joue et tira.
                        - C'est de la poudre sans fumée, pensa le tzar, qui n'avait entendu aucun son et regardait maintenant un des fuyards se courber davantage, tomber à quatre pattes, ramper et enfin s'arrêter. Son camarade se pencha sur lui, ramassa quelque chose et reprit sa course.
                        - Qu'est-ce donc ? demanda le souverain.
                        - Ce sont les gardes-frontière qui font respecter la loi sur la contrebande. Cet homme a été tué parce qu'il causait un dommage aux bénéfices de l'Etat.
                        - Est-il mort ?
                        L'Inconnu toucha encore une fois la tête du tsar. Et, lorsqu'il s'éveilla à nouveau, il se vit dans une petite chambre au milieu de laquelle, sur le plancher, gisait le cadavre d'un homme. Son grand nez busqué, sa petite barbiche grisonnante pointaient en l'air. Et ses yeux, très gros, gonflaient les paupières closes. Ses mains croisées, ses pieds aux gros orteils sales, tout cela produisait un effet nouveau pour le tsar. Une blessure béait au côté ; le vêtement déchiré et la chemise bleue étaient couverts de sang coagulé. Une femme, la figure presque entièrement couverte d'un fichu, se tenait le long du mu, fixant de ses yeux immobiles le nez busqué, les orteils sales qui pointaient en l'air et les grosses paupières du cadavre. Une fillette de treize ans, remarquablement belle, ouvrait largement la bouche, et un garçonnet plus jeune se cramponnait à la jupe de la mère, regardant de ses yeux hébétés.
                         Alors, sur le seuil, apparurent quelques hommes. Ce d'abord un fonctionnaire en uniforme, puis un officier, puis un médecin. Après eux marchait un scribe, tenant une liasse de papiers. Et, derrière tout e monde, le jeune soldat qui venait de tuer. Il entra d'un pas délibéré, mais, à la vue du cadavre, il devint tout pâle, baissa la tête et se tut.
                         Quand le fonctionnaire lui eut demandé si c'était bien là l'homme qui avait voulu franchir la frontière, il ne put répondre que par un bredouillement. Ses lèvres tremblaient, et il dit " Oui ", sans ajouter même le sacramentel " Votre Haute Noblesse ".

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                         Et voici les brillants résultats de l'affaire.
                         Dans une chambre luxueuse, mais sans goût, deux hommes étaient assis devant une bouteille : l'un, vieux et gris; l'autre, un jeune juif. Une liasse de billets à la main, le jeune discutait pour avoir à bas prix la marchandise de contrebande.
                        - Ça ne vous a pourtant pas coûté cher, dit-il en souriant.
                        - Vous comptez sans les risques...

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                       - Partons, dit l'Inconnu...
                       Cette fois-ci ce fut une petite chambre, éclairée par une lampe à abat-jour. Une femme, assise devant une table, cousait ; un garçonnet dessinait et un étudiant lisait à haute voix.
                        Le père et la fille entrèrent dans la pièce...
                     ( - Tu viens de signer le décret sur le monopole, dit l'Inconnu... )
                       - Eh bien ? fit la femme.
                       - Je ne crois pas qu'il vive.
                       - Mais pourquoi ?
                       - On l'a saoulé avec de l'eau-de-vie.
                       - C'est impossible, s'écria l'étudiant, il n'a que neuf ans.
                       - Qu'as-tu ordonné ? demanda la femme.
                       - J'ai fait ce que j'ai pu ; j'ai administré un vomitif et j'ai appliqué des compresse de farine de moutarde. Mais il avait tous les symptômes de la plus forte intoxication.
                       - Ils étaient tous ivres dans la maison, dit la fille.
                       - Et ta société de tempérance ? dit l'étudiant.
                       - Que veux-tu faire ? Papa voulait faire fermer le débit, mais la loi, paraît-il, s'y oppose. Mieux que ça, comme je disais à Hermiline qu'il était honteux d'enivrer ainsi le peuple, il me répondit avec fierté, devant tout le monde :  - Et la patente, avec l'Aigle de Sa Majesté. Si l'affaire était mauvaise, il n'y aurait pas d'ukase.
                       - C'est terrible : voilà trois jours que tout le village est ivre. C'est fête ! Et il est effrayant de songer que tout ce qui a un pouvoir, les fonctionnaires, le tsar répandent l'ivrognerie. On boit partout, on porte des toasts.
                       " Jµe bois à la santé du régiment ! "
                       Les popes et les archevêques boivent...
                       ... Et, à nouveau, un oubli...

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                      Une isba. La figure presque violette, les yeux révulsés, un moujik de quarante ans tapait furieusement sur la figure d'un vieillard. Celui-ci se couvrait d'un bras et, se cramponnant à la barbe de l'autre, ne voulait pas la lâcher.
                     - Tu frappes ton père !
                     - Ça m'est égal. J'irai en Sibérie, mais je veux te tuer.
                     Les femmes hurlaient. Les autorités, ivres également, pénétraient dans la pièce pour séparer les combattants.
                     L'un avait la barbe arrachée, l'autre un bras cassé. Dans l'entrée, la fille, ivre aussi, se donnait à un vieux moujik encore plus ivre.
                    - Mais ce sont des bêtes féroces, dit le jeune tsar.
                    - Non, ce sont des enfants.
                                                                                                                                   ( à suivre )
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samedi 11 février 2012

Lettres à Madeleine 6 Apollinaire

                            Lettre à Madeleine
                            ( cette lettre suit une courte carte datée du 30 juin,dans laquelle Apollinaire indique l'adresse de son nouveau campement )

                                                                                                 1er juillet 1915

                           Ma chère fée, je vous écris parmi l'horrible horreur de millions de grosses mouches bleues. Nous sommes tombés dans un lieu sinistre où à toutes les horreurs de la guerre, l'horreur du site, l'abondance épouvantable des cimetières se joignent la privation d'arbres, d'eau, de véritable terre même. Si nous restons longtemps ici, je me demande ce que nous deviendrons hors la mort par les instruments guerriers. Après plusieurs jours d'un beau voyage à cheval et de couchage très supportable par terre nous voici dans des trous infects, au point qu'y étant d'y penser j'ai envie de vomir avec ça les fatigues car tout est si éloigné que le travail des hommes et des chevaux est centuplé. Voilà pour moi. Mais tant mieux si cela doit être utile. J'ai eu votre lettre qui demandait des renseignements sur des bagues à notre 1er bivouac, qui fut la ferme du Piémont dont parlèrent les communiqués, j'y ai répondu de suite dans la pestilence du lieu. J'ajoute qu'en effet la plaque de cuivre où de bronze enchassée comme nous faisons est une spécialité de la 45è batterie du 38 où se font, dit-on les plus belles bagues du front, je n'ai eu que la peine d'apprendre à les faire. Mais il y a ici de véritables artistes - J'ai fait mon possible pour simplifier la syntaxe poétique et j'ai réussi en certains cas, notamment un poème " Les Fenêtres ", paru dans Poème et Drame puis à part dans une grande publication qui était aussi un catalogue de l'oeuvre d'un peintre. Mais maintenant je n'aime plus seulement l'impressionnisme même en art, c'est informe, si lointain, passé surtout, surtout en art. Il ne faut pas oublier qu'un de mes principaux livre s'appelle Les Peintres cubistes mais le langage et le style épistolaire auraient en effet besoin de passer par cette phase impressionniste mais s'il s'agit de vitesse, de raccourci, le style télégraphique nous offre des ressources auxquelles l'ellipse donnera une force et une saveur merveilleusement lyriques. - Alors j'attends que vous vous essayiez et que me disiez enfin même en style télégraphique et elliptique ce que je souhaite savoir ou agréable ou désagréable. Êtes-vous si fière que cela vous paraisse humiliant à dire en cas où je dusse être content ? Et au cas contraire, me devez-vous laisser dans une incertitude qui augmente l'horreur des déserts les soldats se font ermites ? De cette gêne qui est en vous, il naît des épîtres littéraires et notre correspondance si gaie si vive au début s'en ressent. Laissez-vous aller dites la vérité quelle qu'elle soit, qu'il en doive naître ce qui sera, en faudrait-il mourir. Mais, non, je ne suis plus que votre poilu, c'est la mode de l'Algérie et moi qui pensais à Cervantès, me voici, simple brigadier, à faire platoniquement la cour à une jeune Oranaise que mes lettres vont distrayant.
                          Allons Madeleine, mettez-vous nue, l'âme, le corps et le coeur. Et après serez si contente d'être véridique. Car il ne s'agit point de me faire plaisir, il faut dire la vérité. C'est tout et si même elle allait à l'encontre de mon rêve.
                          Sous l'influence du siroco, dites-vous, vous avez l'impression de devenir manche à balai. Eh bien! sur ce manche à balai que vous êtes devenue vous devriez bien faire chevaucher jusqu'à moi la jolie sorcière que vous êtes en réalité, charmante petite fée, ou bien laissez-vous aller à m'écrire les bêtises que vous êtes tentée de m'écrire. J'aime beaucoup Musset, justement à cause de sa liberté. Mais que j'aime la fin de cette lettre, car vous commencez à vous laisser aller à dire comme vous pensez. J'espère que ma lettre de la prochaine fois sera plus gaie et peut-être plus libre aussi. Mais vite écrivez et long sans songer à bien écrire, sur vous surtout, je me fiche du reste, prenez n'importe quoi, votre pied, votre main parlez-m'en, mais profondément comme quelqu'un qui se flatte de plaire toujours et ne craint pas d'obéir sans cesse, puisque je veux qu'il en soit ainsi en-dehors des préjugés que vous invoquez. Et je me demande même de quels préjugés il peut bien s'agir - puisqu'il n'y a que nous deux en l'occurrence... Écrivez-moi Madeleine, longuement longuement, vos lettres me font ici un bien inouï. surtout ne faites plus la coquette, en ce moment et de loin comme ça, c'est de la dépravation et pas autre chose.

                                                                                                                            Gui

Le Réveillon du jeune Tsar Léon Tolstoï ( nouvelle Russie )


                   Le Réveillon du jeune Tsar
                   ( né Comte Lev Nikolaïevitch Tolstoï  le romancier recherche les valeurs morales, philosophiques, il est de plus espérantiste et végétarien lorsqu'il écrit cette nouvelle parue dans
une édition posthume.)

                   Il venait de prendre le pouvoir. Depuis cinq semaines, il travaillait de son travail de tsar, écoutait des rapports, signait des papiers, recevait des ambassadeurs ou de hauts fonctionnaires et passait des troupes en revue. Il se sentait fatigué et, comme un voyageur exténué par la chaleur désire de l'eau et du repos, il aspirait à une journée sans réception, sans discours, sans revue, à quelques heures de liberté et de simple vie humaine qu'il aurait pu passer auprès de sa jeune femme, intelligente et belle, épousée seulement depuis un mois.
                   C'était le jour du réveillon et le jeune tsar s'était arrangé pour avoir sa soirée libre. La veille, il avait travaillé tard dans la nuit pour liquider les affaires ministérielles. Dans la matinée, il avait assisté à un service religieux ; puis, sans intervalle, à une fête militaire, que suivirent quelques audiences. Il écouta ensuite le rapport de quatre ministres et approuva certaines conclusions. Le ministre des finances lui fit accepter un nouveau tarif des droits de douane qui devait donner quelques millions de plus. Le même ministre lui avait fait signer un décret accordant le monopole de l'alcool à certains pays de l'empire, ainsi que le droit de vente des spiritueux dans les grands villages, ce qui augmenterait aussi le revenu de l'Etat. Enfin, il autorisa un nouvel emprunt d'or, indispensable à la conversion.
                    Le ministre de la justice lui soumit une affaire compliquée, concernant l'héritage des barons Schatten - Schnieder, ainsi que le règlement concernant l'application de la loi sur le vagabondage.
                     Avec le ministre de l'intérieur, il donna son adhésion à la circulaire concernant les impôts non perçus, signa un ukase sur les mesures à prendre comme les sectes, et un autre sur celles propres à assurer la sûreté de l'Etat.
                     Enfin, vint le ministre de la guerre qui lui demanda de contresigner la nomination d'un général commandant de corps d'armée, ainsi qu'un règlement concernant l'appel des conscrits et différentes mesures disciplinaires.
                     La liberté ne lui fut rendue que pour dîner. Mais ce n'était qu'une liberté partielle, car il recevait divers fonctionnaires avec lesquels il ne pouvait parler que de ce qui l'intéressait, mais seulement que de ce qui était nécessaire.
                     Le dîner ennuyeux enfin terminé, les convives partirent et la jeune tsarine regagna ses appartements pour quitter sa robe d'apparat, promettant de venir aussitôt retrouver son époux.
                      Entre deux rangées de valets droits comme des piquets, le jeune tsar passa dans sa chambre, quitta sa lourde tunique et, endossant une vareuse, ressentit, avec la joie de la libération, comme un attendrissement qui lui serait venu d'une vie heureuse, tranquille et saine, et de la jeunesse de son amour.
                      Il s'étendit sur un divan et, la tête appuyée sur sa main, il contempla le verre dépoli qui protégeait la lampe.
                      Bientôt, il ressentit ce qu'il n'avait pas éprouvé depuis son enfance : la joie de s'endormir.
                      - Non, je ne veux pas, car ma femme va venir, songea-t-il.
                      Puis il plaça sa joue sur sa paume, s'étendit et se sentit si bien qu'il ne désirait qu'une chose : qu'on ne vint pas le troubler. Et il lui arriva ce qui arrive à chacun de nous : il s'endormit sans le savoir, passant, contre sa volonté, de la veille au sommeil.
                      Avait-il dormi longtemps ? Il ne le savait pas. Mais, soudain, une main placée sur son épaule le réveilla.
                      - C'est elle, ma chérie. Mais c'est honteux d'avoir dormi ainsi.
                      Pourtant ce n'était pas elle. Devant ses yeux clignotants se tenait non celle qu'il attendait et désirait, mais Lui. Le jeune tsar ne le connaissait pas, ne l'avait jamais vu ; mais il n'était pourtant pas étonné de le voir. Il sentit qu'il le connaissait depuis longtemps et qu'il l'aimait, et croyait en Lui autant qu'en lui-même.
                       Il avait attendu sa femme aimée, et, à sa place, était venu Quelqu'un qu'il n'avait jamais vu. Et, cependant, le jeune homme, loin de s'en effrayer ou de s'en attrister, considérait cela comme tout naturel.
                       - Partons, dit l'Inconnu, de sa voix sans timbre.
                       - Oui, partons, dit le jeune tsar qui, sans savoir où il allait, savait pourtant qu'il devait obéir.
                       - Et comment ferons-nous pour sortir ? demanda-t-il.
                       - C'est très simple.
                       Et l'Inconnu ayant placé sa main sur la tête du tsar, celui-ci perdit aussitôt conscience de lui-même.
                       En s'éveillant, il se vit dans la campagne immense. A droite s'alignaient des champs de pommes de terre, des betteraves gelées et mises en tas, les nouvelles semailles d'hiver. Au loin, sur un ciel gris, pointaient les toits rouges d'un village. A gauche s'étalaient des champs, des blés d'automne et des chanvres. puis une longue ligne de poteaux-frontière. Le long de cette ligne se promenait la silhouette noire d'un homme, le fusil sur l'épaule, un chien sur les talons.
                        Tout près de l'endroit où se trouvait le tsar, et presque à ses pieds, un jeune soldat russe était assis. µIl portait l'uniforme bordé de vert des gardes-frontière et, certainement, ne voyait ni le souverain, ni son compagnon. Son fusil entre les jambes, il roulait une cigarette.

............................................... à suivre

vendredi 10 février 2012

Lettres à Madeleine 5 Apollinaire

Lettres à Madeleine
                                                                        ( extraite de sa correspondance celle-ci, une carte                
                                                                          militaire, suit différents courriers toujours tendres
                                                                          où il lui annonce un changement de secteur )

                                                                                                           27 juin 1915

                               Ma Poilue, on m'a remis votre lettre du 20 dans le fantastique bivouac où nous nous reposons (!) durant quelques heures avant le redépart vers l'est. Alors, c'est une sorte de reniement de St Pierre, mais de reniement qui n'est pas mal ainsi tout peut être ou bien ou mal. Quant aux bagues je crois que c'est à notre batterie qu'on fait le mieux, c'est arrivé comme ça. On coule l'aluminium dans un moule creusé dans une pomme de terre et on achève ensuite à la lime. Pour le cuivre : on fait une queue d'aronde dans l'aluminium, on encastre la plaque de cuivre, ou de bronze, on resserre au burin ou au marteau frappé doucement car l'aluminium est tendre - Renvoyez-moi une mesure, en refairai une où il y aura beaucoup de fantaisie. Mais il y a ici des gens fort habiles qui trouveraient ces bagues for imparfaites.
                               Votre Poilu.
                                                                                                         Gui

                               J'ai lu dans un journal sur la coutume des Algériens d'avoir un poilu. Prise ainsi la chose est grotesque.
                               Écrivez-moi vite.