mercredi 13 mai 2020

Entretien d'un père avec ses enfants 2 Fin Diderot ( Nouvelle France )

Il natale di Martin - YouTube
youtube.com

                                                         Entretien d'un père avec ses enfants
                                                                     2               fin                             ou
                                                      Du danger de se mettre au-dessus des lois   

            Après ce récit nous tombâmes dans le silence, chacun rêvant à sa manière sur cette singulière aventure. Il vint quelques visites : un ecclésiastique dont je ne me rappelle pas le nom, c'était un gros prieur qui se connaissait mieux en bon vin qu'en morale, et qui avait plus feuilleté Le Moyen de parvenir que les Conférences de Grenoble ; un homme de justice, notaire et lieutenant de police appelé Dubois, et peu de temps après un ouvrier qui demandait à parler à mon père. On le fit entrer et avec lui un ancien ingénieur de la province qui vivait retiré et qui cultivait les mathématiques qu'il avait autrefois professées : c'était un des voisins de l'ouvrier, l'ouvrier était chapelier.
            Le premier mot du chapelier fut de faire entendre à mon père que l'auditoire était un peu nombreux pour ce qu'il avait à lui dire. Tout le monde se leva, et il ne resta que le prieur, l'homme de loi, le géomètre et moi que le chapelier retint.
            " - Monsieur Diderot, dit-il à mon père, après avoir regardé autour de l'appartement s'il ne pouvait être entendu, c'est votre probité et vos lumières qui m'amènent chez vous, et je ne suis pas fâché d'y rencontrer ces autres messieurs dont je ne suis peut-être pas connu, mais que je connais tous. Un prêtre, un homme de loi, un savant, un philosophe et un homme de bien ! ce serait grand hasard si je ne trouvais pas dans des personnes d'état si différent et toutes également justes et éclairées le conseil dont j'ai besoin. " Le chapelier ajouta ensuite : " Promettez-moi d'abord de garder le secret sur mon affaire, quel que soit le parti que je juge à propos de suivre. " On le lui promit et il continua.
            " Je n'ai point d'enfants ; je n'en ai point eu de ma dernière femme que j'ai perdue il y a environ une quinzaine de jours. Depuis ce temps je ne vis pas : je ne saurais ni boire, ni manger, ni travailler, ni dormir. Je me lève, je m'habille, je sors et je rôde par la ville dévoré d'un souci profond. J'ai gardé ma femme malade pendant dix-huit ans ; tous les services qui ont dépendu de moi et que sa triste situation exigeait, je les lui ai rendus. Les dépenses que j'ai faites pour elle ont consommé le produit de notre petit revenu et de mon travail, m'ont laissé chargé de dettes, et je me trouverais à sa mort épuisé de fatigues, le temps de mes jeunes années perdu, je ne serais en un mot pas plus avancé que le premier jour de mon établissement, si j'observais les lois, et si je laissais aller à des collatéraux éloignés la portion qui leur revient de ce qu'elle m'avait apporté en dot ; c'était un trousseau bien conditionné, car son père et sa mère qui aimaient beaucoup leur fille firent pour elle tout ce qu'ils purent, plus qu'ils ne purent ; de belles et bonnes nippes en quantité qui sont restées toutes neuves, car la pauvre femme n'a pas eu le temps de s'en servir ; et vingt mille francs en argent provenus de remboursement d'un contrat constitué sur M. Michelin, lieutenant du procureur général. A peine la défunte a-t-elle eu les yeux fermés, que j'ai soustrait les nippes et l'argent. Messieurs, vous savez actuellement mon affaire. Ai-je bien fait ? ai-je mal fait ? Ma conscience n'est pas en repos ; il me semble que j'entends là quelque chose qui me dit : Tu as volé, tu as volé ; rends, rends... Qu'en pensez-vous ? Songez, messieurs, que ma femme m'a emporté en s'en allant tout ce que j'ai gagné pendant vingt ans ; que je ne suis presque plus en état de travailler, que je suis endetté, et que si je restitue, il ne me reste que l'Hôpital, si ce n'est aujourd'hui, ce sera demain. Parlez, messieurs, j'attends votre décision. Faut-il restituer et s'en aller à l'hôpital. "
            Mon père ( en s'inclinant vers l'ecclésiastique ) - A tout service tout honneur ; à vous, monsieur le prieur.
            Le prieur ( au chapelier ) - Mon enfant, je n'aime pas les scrupules, cela brouille la tête et ne sert à rien. Peut-être ne fallait-il pas prendre cet argent, mais puisque tu l'as pris, mon avis est que tu le gardes.
            Mon père - Mais, monsieur le prieur, ce n'est pas là votre dernier mot ?
            Le prieur - Ma foi si ; je n'en sais pas plus long.
            Mon père - Vous n'avez pas été loin. A vous, monsieur le magistrat.
            Le Magistrat - Mon ami, ta position est fâcheuse ; un autre te conseillerait peut-être d'assurer le fonds aux collatéraux de ta femme, afin qu'en cas de mort ce fonds ne passât pas aux tiens, et de jouir, ta vie durant, de l'usufruit ; mais il y a des lois et ces lois ne t'accordent ni l'usufruit, ni la propriété du capital. Crois-moi, satisfais aux lois et sois honnête homme ; à l'hôpital, s'il le faut.
            Moi - Il y a des lois ! Quelles lois !
            Mon père - Et vous, monsieur le mathématicien, comment résolvez-vous ce problème ?
            Le géomètre - Mon ami, ne m'as-tu pas dit que tu avais pris environ vingt mille francs ?
            Le chapelier - Oui, monsieur.
        Le géomètre - Et combien à peu près t'a coûté la maladie de ta femme ?

Portrait d'une femme avec un panier de broches renaissance ...
            Le chapelier - A peu près la même somme.
            Le géomètre - Eh bien, qui de vingt mille francs paye vingt mille francs, reste zéro.
            Mon père ( à moi ) - Et qu'en dit la philosophie ?
            Moi - La philosophie se tait où la loi n'a pas le sens commun...,
            Mon père sentit qu'il ne fallait pas me presser, et portant tout de suite la parole au chapelier.
             - Maître un tel, lui dit-il, vous nous avez confessé que depuis que vous aviez spolié la succession de votre femme vous aviez perdu le repos ; et à quoi vous sert donc cette argent qui vous a ôté le plus grand des biens ? Défaites-vous-en vite et buvez, mangez, dormez, travaillez, soyez heureux chez vous si vous y pouvez tenir, ou ailleurs si vous ne pouvez pas tenir chez vous.
            Le chapelier répliqua brusquement - Non, monsieur, je m'en irai à Genève.
            - Et tu crois que tu laisseras le remords ici ?
            - Je ne sais ; mais j'irai à Genève.
            - Va où tu voudras, tu y trouveras ta conscience.
            Le chapelier partit. Sa réponse bizarre devint le sujet de l'entretien. On convint que peut-être la distance des lieux et du temps affaiblissait plus ou moins tous les sentiments, toutes les sortes de conscience, même celle du crime. L'assassin transporté sur le rivage de la Chine est trop loin pour apercevoir le cadavre qu'il a laissé sanglant sur les bords de la Seine. Le remords naît peut-être moins de l'horreur de soi que de la crainte des autres, moins de la honte de l'action que du blâme et du châtiment qui la suivraient s'il arrivait qu'on la découvrit ; et quel est le criminel clandestin, assez tranquille dans son obscurité pour ne pas redouter la trahison d'une circonstance imprévue, ou l'indiscrétion d'un mot peu réfléchi ? Quelle certitude a-t-il qu'il ne se décèlera point dans le délire de la fièvre ou du rêve ? On l'entendra sur le lieu de la scène, et il est perdu. Ceux qui l'environneront à la Chine ne le comprendront pas. Mes enfants, les jours du méchant sont remplis d’alarmes, le repos n'est fait que pour l'homme de bien, c'est lui seul qui vit et meurt tranquille.
Mediaephile - Reconstitution médiévale documentée/Histoire ...            Ce texte épuisé, les visites s'en allèrent ; mon frère et ma soeur rentrèrent, la conversation interrompue fut reprise, et mon père dit :
            " - Dieu soit loué ! nous voilà ensemble ; je me trouve bien avec les autres, mais mieux avec vous. " Puis s'adressant à moi : " Pourquoi, me demanda-t-il, n'as-tu pas dit ton avis au chapelier ?
            Moi - C'est que vous m'en avez empêché.
            Mon père - Ai-je mal fait ?
            Moi - Non, parce qu'il n'y a point de bon conseil pour un sot. Quoi donc ! Est-ce que cet homme n'est pas le plus proche parent de sa femme ? Est-ce que le bien qu'il a retenu ne lui a pas été donné en dot ? est-ce qu'il ne lui appartient pas au titre le plus légitime ? Quel est le droit de ces collatéraux ?
            Mon père - Tu ne vois que la loi, mais tu n'en vois pas l'esprit.
            Moi - Je vois comme vous, mon père, le peu de sûreté des femmes, méprisées, haïes à tort et à travers de leurs maris, si la mort saisissait ceux-ci de leurs biens. Mais qu'est-ce que cela me fait à moi, honnête homme, qui ai bien rempli mes devoirs avec la mienne ? Ne suis-je pas assez malheureux de l'avoir perdue ?  Faut-il qu'on vienne encore m'enlever sa dépouille ?
            Mon père - Mais si tu reconnais la sagesse de la loi, il faut t'y conformer, ce me semble.
            Ma sœur - Sans la loi il n'y a plus de vol.
            Moi - Vous vous trompez, ma sœur.
            L'abbé - Sans la loi tout est à tous et il n'y a plus de propriété.
            Moi - Vous vous trompez, mon frère.
            L'abbé - Et qu'est-ce qui fonde donc la propriété ?
            Moi - Primitivement, c'est la prise de possession par le travail. La nature a fait les bonnes lois de toute éternité ; c'est une force légitime qui en assure l'exécution, et cette force qui peut tout contre le méchant ne peut rien contre l'homme de bien. Je suis cet homme de bien, et dans ces circonstances et beaucoup d'autres que je vous détaillerais, je la cite au tribunal de mon cœur, de ma raison, de ma conscience, au tribunal de l'équité naturelle ; je l'interroge, je m'y soumets ou je l'annule.
            Mon père - Prêche ces principes-là sur les toits, je te promets qu'ils feront fortune, et tu verras les belles choses qui en résulteront.
            Moi - Je ne les prêcherai pas ; il y a des vérités qui ne sont pas faites pour les fous, mais je les garderai pour moi.
             Mon père - Pour toi qui es un sage ?
             Moi - Assurément.
             Mon père - D'après cela je pense bien que tu n'approuveras pas autrement la conduite que j'ai tenue dans l'affaire du curé de Thivet . Mais toi, l'abbé, qu'en penses-tu ?
             L'abbé - Je pense, mon père, que vous avez agi prudemment de consulter et d'en croire le père Bouin, et que si vous eussiez suivi votre premier mouvement, nous étions en effet ruinés.
             Mon père - Et toi, grand philosophe, tu n'es pas de cet avis.
             Moi - Non.
             Mon père - Cela est bien court. Va ton chemin.
             Moi - Vous me l'ordonnez ?
             Mon père - Sans doute.
             Moi - Sans ménagement ?
             Mon père - Sans doute.
             Moi - Non certes, lui répondis-je avec chaleur, je ne suis pas de cet avis. Je pense, moi, que si vous avez jamais fait une mauvaise action dans votre vie, c'est celle-là ; et que si vous vous fussiez cru obligé à restitution envers le légataire après avoir déchiré le testament, vous l'êtes bien davantage envers les héritiers pour y avoir manqué.
            Mon père - Il faut que je l'avoue, cette action m'est toujours restée sur le cœur ; mais le père Bouin !...
            Moi - Votre père Bouin avec toute sa réputation de science et de sainteté n'était qu'un mauvais raisonneur, un bigot à tête rétrécie.
             Ma sœur ( à voix basse ) - Est-ce que ton projet est de nous ruiner ?
             Mon père - Paix ! paix ! laisse là le père Bouin, et dis-nous tes raisons sans injurier personne.
             Moi - Mes raisons ? elles sont simples et les voici. Ou le testateur a voulu supprimer l'acte qu'il avait fait dans la dureté de son cœur, comme tout concourait à le démontrer, et vous avez annulé sa résipiscence ; ou il a voulu que cet acte atroce eût son effet, et vous vous êtes associé à son injustice.                                                                                                 thehistoryofthehairsworld.com
Le Cheveu dans le 19e. siècle
            Mon père - A son injustice ! C'est bientôt dit.
            Moi - Oui, oui, à son injustice, car tout ce que le père Bouin vous a débité ne sont que de vaines subtilités, de pauvres conjectures, des peut-être, sans aucune valeur, sans aucun poids, auprès des circonstances qui ôtaient tout caractère de validité à l'acte injuste que vous avez tiré de la poussière, produit et réhabilité. Un coffre à paperasses, parmi ces paperasses une vieille paperasse proscrite par sa date, par son injustice, par son mélange avec d'autres paperasses, par la mort des exécuteurs, par le mépris des lettres du légataire, par la richesse de ce légataire et par la pauvreté des véritables héritiers ! Qu'oppose-t-on à cela ? Une restitution présumée ! Vous verrez que ce pauvre diable de prêtre qui n'avait pas un sou lorsqu'il arriva dans sa cure, et qui avait passé quatre-vingts ans de sa vie à amasser environ cent mille francs en entassant sou sur sou, avait fait autrefois aux Fremins, chez qui il n'avait point demeuré et qu'il n'avait peut-être jamais connus que de nom, un vol de cent mille francs. Et quand ce prétendu vol eût été réel, le grand malheur que... J'aurais brûlé cet acte d'iniquité. Il fallait le brûler, vous dis-je, il fallait écouter votre cœur qui n'a cessé de réclamer depuis, et qui en savait plus que votre imbécile Bouin dont la décision ne prouve que l'autorité redoutable des opinions religieuses sur les têtes les mieux organisées, et l'influence pernicieuse des lois injustes, des faux principes sur le sens et l'équité naturelle. Si vous eussiez été à côté du curé lorsqu'il écrivit cet inique testament, ne l'eussiez-vous pas mis en pièces ? Le sort le jette entre vos mains et vous le conservez.
            Mon père - Et si le curé t'avait institué son légataire universel ?
            Moi - L'acte odieux n'en eût été que plus promptement lacéré.
            Mon père - Je n'en doute nullement, mais n'y aurait-il aucune différence entre le donataire d'un autre et le tien ?
            Moi - Aucune. Ils sont tous les deux justes ou injustes, honnêtes ou malhonnêtes.
            Mon père - Lorsque la loi ordonne après le décès l'inventaire et la lecture de tous les papiers sans exception, elle a son motif sans doute, et ce motif quel est-il ?
            Moi - Si j'étais caustique, je vous répondrais, de dévorer les héritiers en multipliant ce qu'on appelle des vacations. Mais songez que vous n'étiez pas l'homme de la loi, et qu'affranchi de toute forme juridique, vous n'aviez de fonctions à remplir que celles de la bienfaisance et de l'équité naturelle. "
            Ma sœur se taisait, mais elle me serrait la main en signe d'approbation. L'abbé secouait les oreilles, et mon père disait :
            " Et puis encore une petite injure au père Bouin. Tu crois du moins que ma religion m'absout ?
            Moi - Je le crois ; mais tant pis pour elle.
            Mon père - Cet acte que tu brûles de ton autorité privée, tu crois qu'il aurait été déclaré valide au tribunal de la loi ?
            Moi - Cela se peut ; mais tant pis pour la loi.
            Mon père - Tu crois qu'elle aurait négligé toutes ces circonstances que tu fais valoir avec autant de force ?
            Moi - Je n'en sais rien, mais j'en aurais voulu avoir le cœur net. J'y aurais sacrifié une cinquantaine de louis : ç'aurait été une charité bien faite ; et j'aurais attaqué le testament au nom de ces pauvres héritiers.
            Mon père - Oh, pour cela, si tu avais été avec moi et que tu m'en eusses donné le conseil, quoique dans les commencements d'un établissement cinquante louis ce soit une somme, il y a tout à parier que je l'aurais suivi.
            L'abbé - Pour moi, j'aurais autant aimé donner cet argent aux pauvres héritiers qu'aux gens de justice.
            Moi - Et vous croyez, mon frère, qu'on aurait perdu ce procès ?
            L'abbé - Je n'en doute pas. Les juges s'en tiennent strictement à la loin comme mon père et le père Bouin, et font bien. Les juges ferment, en pareil cas, les yeux sur les circonstances, comme mon
père et le père Bouin, par l'effroi des inconvénients qui s'ensuivraient, et font bien. Ils sacrifient quelquefois contre le témoignage de leur conscience, comme mon père et le père Bouin, l'intérêt du malheureux et de l'innocent qu'ils ne pourraient sauver sans lâcher la bride à une infinie de fripons, et font bien. Ils redoutent, comme mon père et le père Bouin, de prononcer un arrêt équitable dans cas déterminé, mais funeste dans mille autres par la multitude de désordres auxquels il ouvrirait la porte, et font bien. Et dans le cas du testament il s'agit...
            Mon père - Tes raisons, comme particulières étaient peut-être bonnes, mais comme publiques elles seraient mauvaises. Il y a tel avocat peu scrupuleux qui m'aurait dit tête à tête : Brûlez ce testament... ce qu'il n'aurait osé écrire dans sa consultation.
            Moi - J'entends ; c'était une affaire à n'être pas portée devant les juges ; aussi, parbleu ! n'y aurait-elle pas été portée, si j'avais été à votre place.
            Mon père - Tu aurais préféré ta raison à la raison publique, la décision de l'homme à celle de l'homme de loi.
            Moi - Assurément. Est-ce que l'homme n'est pas antérieur à l'homme de loi ? Est-ce que la raison de l'espèce humaine n'est pas tout autrement sacrée que la raison d'un législateur ? Nous nous appelons civilisés et nous sommes pires que des sauvages. Il semble qu'il nous faille encore tournoyer pendant des siècles d'extravagances en extravagances et d'erreurs en erreurs, pour arriver où la première étincelle de jugement, l'instinct seul nous eût menés tout droit. Aussi nous nous sommes si bien fourvoyés.         
           Mon père - Mon fils, mon fils,  c'est un bon oreiller que celui de la raison, mais je trouve que ma tête repose plus doucement encore sur celui de la religion et des lois, et point de réplique là-dessus, car je n'ai pas besoin d'insomnie. Mais il me semble que tu prends de l'humeur. Dis-moi donc, si j'avais brûlé le testament, est-ce que tu m'aurais empêché de restituer ?
            Moi - Non, mon père, votre repos m'est un peu plus cher que tous les biens du monde.
            Mon père - Ta réponse me plaît, et pour cause.
            Moi - Et cette cause, vous allez nous la dire ?
            Mon père - Volontiers. Le chanoine Vigneron, ton oncle, était un homme dur, mal avec ses confrères dont il fait la satire continuelle par sa conduite et par ses discours. Tu étais destiné à lui succéder ; mais au moment de sa mort, on pensa dans la famille qu'il valait mieux  envoyer en cour de Rome que de faire entre les mains du chapitre une résignation qui ne serait point agréée. Le courrier part. Ton oncle meurt une heure ou deux avant l'arrivée présumée du courrier, et voilà le canonicat et dix-huit cents francs perdus. Ta mère, tes tantes, nos parents, nos amis étaient tous d'avis de céler la mort du chanoine ; je rejetai ce conseil et je fis sonner les cloches sur-le-champ.
            Moi - Et vous fîtes bien.                                                                         it.depositphotos.com
ᐈ Disegno di un calzolaio immagini di stock, fotografie calzolaio ...            Mon père - Si j'avais écouté les bonnes femmes et que j'en eusse eu du remords, je vois que tu n'aurais pas balancé à me sacrifier ton aumusse.
            Moi - Sans cela. J'aurais mieux aimé être un bon philosophe, ou rien, que d'être un mauvais chanoine...
            Le gros prieur rentra et dit sur mes derniers mots qu'il avait entendus :
            - Un mauvais chanoine ! Je voudrais bien savoir comment on est un bon ou un mauvais prieur, un bon ou un mauvais chanoine ; ce sont des états si indifférents !
            Mon père haussa les épaules et se retira pour quelques devoirs pieux qui lui restaient à remplir. Le prieur dit :
            - J'ai un peu scandalisé le papa. ( Puis tirant un livre de sa poche, il ajouta ) Il faut que je vous lise quelques pages d'une description de la Sicile, par le père Labat.                       
            Moi - Je les connais. C'est l'histoire du calzolaio de Messine.
            L'abbé - Précisément.
            Le prieur - Et ce calzolaio, que faisait-il ?
            L'abbé - L'historien raconte que né vertueux, ami de l'ordre et de la justice, il avait beaucoup à souffrir dans un pays où les lois n'étaient pas seulement sans vigueur, mais sans exercice. Chaque jour était marqué par quelque crime. Des assassins connus marchaient tête levée et bravaient l'indignation publique. Des parents se désolaient sur leurs filles séduites et jetées du déshonneur dans la misère par la cruauté des ravisseurs. Le monopole enlevait à l'homme laborieux sa subsistance et celle de ses enfants. Des concussions de toute espèce arrachaient des larmes amères aux citoyens opprimés. Les coupables échappaient au châtiment ou par leur crédit, ou par leur argent, ou par le subterfuge des formes. Le calzolaio voyait tout cela ; il en avait le cœur percé, et il rêvait sans cesse sur sa selle aux moyens d'arrêter ces désordres.
            Le prieur - Que pouvait un pauvre diable comme lui ?
            L'abbé - Vous allez le savoir. Un jour il établit une cour de justice dans sa boutique.
            Le prieur - Comment cela ?
            Moi - Le prieur voudrait qu'on lui expédiât un récit comme il expédie ses matines.
            Le prieur - Pourquoi non ? L'art oratoire veut que le récit soit bref,  et l’Évangile que la prière soit courte.
            L'abbé - Au bruit de quelque délit atroce, il en informait, il en poursuivait chez lui une instruction rigoureuse et secrète. Sa double fonction de rapporteur et de juge remplie, le procès criminel parachevé et la sentence prononcée, il sortait avec une arquebuse sous son manteau, et le jour, s'il rencontrait les malfaiteurs dans quelques lieux écartés, ou la nuit dans leurs tournées, il vous leur déchargeait équitablement cinq ou six balles à travers le corps.
            Le prieur - Je crains bien que ce brave homme-là n'ait été rompu vif. J'en suis fâché.
            L'abbé - Après l'exécution, il laissait le cadavre sur la place, sans en approcher, et regagnait sa demeure, content comme quelqu'un qui aurait tué un chien enragé.
            Le prieur - Et tua-t-il beaucoup de ces chiens-là ?
            L'abbé - On en comptait plus de cinquante et tous de haute condition, lorsque le vice-roi proposa deux mille écus de récompense au délateur, et jura en face des autels de pardonner au coupable, s'il se déférait lui-même.
            Le prieur - Quelque sot !
            L'abbé -  Dans la crainte que le soupçon et le châtiment ne tombassent sur un innocent...
            Le prieur - Il se présenta au vice-roi !
            L'abbé - Et lui tint ce discours : " J'ai fait votre devoir, c'est moi qui ai condamné et mis à mort les scélérats que vous deviez punir ; voilé les procès-verbaux qui constatent leurs forfaits, vous y verrez la marche de la procédure judiciaire que j'ai suivie. J'ai été tenté de commencer par vous, mais j'ai respecté dans votre personne le maître-auguste que vous représentez. Ma vie est entre vos mains et vous en pouvez disposer. "
            Le prieur - Ce qui fut fait.
            L'abbé - Je l'ignore ; mais je sais qu'avec tout ce beau zèle pour la justice, cet homme n'était qu'un meurtrier.
            Le prieur - Un meurtrier ! le mot est dur. Quel autre nom pourrait-on lui donner, s'il avait assassiné des gens de bien ?
            Moi - Le beau délire !                                                                pinterest.fr
Antonello de Messine - La Vierge de l'Annonciation | Peinture ...
            Ma sœur - Il serait à souhaiter...
            L'abbé ( à moi ) - Vous êtes le souverain, cette affaire est soumise à votre décision ; quelle sera-t-elle ?
            Moi - L'abbé, vous me tendez un piège et je veux bien y donner. Je condamnerai le vice-roi à prendre la place du savetier et le savetier à prendre la place du vice-roi.
            Ma sœur - Fort bien, mon frère...

lundi 11 mai 2020

Les animaux malades de la peste Jean de la Fontaine ( Poème France )


L'ours et le loup dérangent aussi nos voisins européens ?
altitude.news


                                    Les animaux malades de la peste

            Un mal qui répand la terreur,
            Mal que le Ciel en sa fureur
            Inventa pour punir les crimes de la terre,
            La Peste ( puisqu'il faut l'appeler par son nom )
            Capable d'enrichir en un jour l’Achéron,
             Faisait aux animaux la guerre.
             Ils ne mourraient pas tous, mais tous étaient frappés :
             On n'en voyait point d'occupés
             A chercher le soutien d'une mourante vie ;
             Ni loups ni Renards n'épiaient     
             La douce et innocente proie.
             Les Tourterelles se fuyaient :                                                       
             Plus d'amour, partant plus de joie.       
             Le lion tint conseil, et dit : - Mes chers amis, 
Résultat de recherche d'images pour "animaux sauvages images animées"             Je crois que le Ciel a permis 
             Pour nos péchés cette infortune ;
             Que le plus coupable de nous 
              Se sacrifie aux traits du céleste courroux, 
              Peut-être il obtiendra la guérison commune. 
              L'histoire nous apprend qu'en de tels accidents       
              On fait de pareils dévouements :
              Ne nous flattons donc point ; voyons sans indulgence 
              L'état de notre conscience. 
              Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons 
              J'ai dévoré force moutons.
              Que m'avaient-ils fait ? Nulle offense : 
              Même il m'est arrivé quelquefois de manger
              Le Berger. Je me dévouerai donc, s'il le faut ; mais je pense
              Qu'il est bon que chacun s'accuse ainsi que moi :
              Car on doit souhaiter selon toute justice 
              Que le plus coupable périsse.
               - Sire, dit le Renard, vous êtes trop bon Roi ; 
              Vos scrupules font voir trop de délicatesse ; 
               Et bien, manger moutons, canaille, sotte espèce, 
               Est-ce un péché ? Non, non.Vous leur fîtes Seigneur                                                             
               En les croquant beaucoup d'honneur.                                       
               Et quant au Berger l'on peut dire                                                     blogs.mediapart.fr
NE MANGEZ PAS D'AGNEAU PASCAL............ | Le Club de Mediapart               Qu'il était digne de tous maux,
               Etant de ces gens-là qui sur les animaux
               Se font un chimérique empire.
               Ainsi dit le Renard, et flatteurs d'applaudir.           
               On n'osa trop approfondir
               Du Tigre, ni de l'Ours, ni d'autres puissances,
               Les moins pardonnables offenses.
               Tous les gens querelleurs, jusqu'aux simples mâtins,
                Au dire de chacun, étaient de petits saints.
                L'Âne vint à son tour et dit : - J'ai souvenance
                Qu'en un pré de Moines passant
                 La faim, l'occasion, l'herbe tendre, et je pense
                 Quelque diable aussi me poussant,
                 Je tondis de ce pré la largeur de ma langue.
                 Je n'en avais nul droit, puisqu'il faut parler net.                           
                 A ces mots on cria haro sur le baudet. Un loup quelque peu
                 Clerc prouva par sa harangue 
                 Qu'il fallait dévouer ce maudit animal, 
                 Ce pelé, ce galeux, d'où venait tout leur mal.
Résultat de recherche d'images pour "animaux sauvages images animées tv5monde jeunesse"                 Sa peccadille fut jugée un cas pendable.
                 Manger l'herbe d'autrui ! quel crime
                 Abominable !                           
                 Rien que la mort n'était capable
                 D'expier son forfait : on le lui fit bien voir.
                 Selon que vous serez puissant ou misérable,
                 Les jugements de cour vous rendront blanc ou 
                 Noir.
               


                                           Jean de la Fontaine


vendredi 8 mai 2020

Entretien d'un père avec ses enfants 1/2 Denis Diderot ( Nouvelle France )

BD de bric et de broc - Caran d'Ache
pressibus.org 


                                                  Entretien d'un père avec son fils
                                                                                                              ou
                                             Du danger de se mettre au-dessus des lois

            Mon père, homme d'un excellent jugement, mais homme pieux, était renommé dans sa province pour sa probité rigoureuse. Il fut plus d'une fois choisi pour arbitre entre ses concitoyens, et des étrangers qu'il ne connaissait pas lui confièrent souvent l'exécution de leurs dernières volontés. Les pauvres pleurèrent sa perte lorsqu'il mourut ; pendant sa maladie les grands et les petits marquèrent l'intérêt qu'ils prenaient à sa conservation. Lorsqu'on sut qu'il approchait de sa fin, toute la ville fut attristée. Son image sera toujours présente à ma mémoire ; il me semble que je le vois dans son fauteuil à bras, avec son maintien tranquille et son visage serein ; il me semble que je l'entends encore. Voici l'histoire d'une de nos soirées, et un modèle de l'emploi des autres.
            C'était en hiver. Nous étions assis autour de lui, devant le feu, l'abbé, ma sœur et moi. Il me disait à la suite d'une conversation sur les inconvénients de la célébrité :
            " - Mon fils, nous avons fait tous les deux du bruit dans le monde, avec cette différence que le bruit que vous faisiez avec votre outil vous ôtait le repos, et que celui que je faisais avec le mien ôtait le repos aux autres. "
            Après cette plaisanterie bonne ou mauvaise du vieux forgeron, il se mit à rêver, à nous regarder avec une attention tout à fait marquée, et l'abbé lui dit :
            " - Mon père, à quoi rêvez-vous .
               - Je rêve, lui répondit-il, que la réputation d'homme de bien, la plus désirable de toutes, a ses périls même pour celui qui la mérite. "
            Puis après une courte pause il ajouta :
            " - J'en frémis encore quand j'y pense... Le croiriez-vous, mes enfants ? une fois dans ma vie j'ai été sur le point de vous ruiner, oui de vous ruiner de fond en comble.
            L'abbé - Et comment cela ?
            Mon père - Comment ? Le voici.
            Avant que je commence, dit-il à sa fille, petite soeur, relève mon oreiller qui est descendu trop bas. ( A moi ) Et toi, ferme les pans de ma robe de chambre, car le feu me brûle les jambes... Vous avez tous connu le curé de Thivet ?
            Ma sœur - Ce bon vieux prêtre qui, à l'âge de cent ans, faisait ses quatre lieues dans la matinée ?
            L'abbé - Qui s'éteignit à cent et un ans en apprenant la mort d'un frère qui demeurait avec lui et qui en avait quatre-vingt-dix-neuf ?
            Mon père - Lui-même.
            L'abbé - Eh bien ?                                                                           picclick.fr
RARISSIME DESSIN ORIGINAL SIGNE ! CARAN D'ACHE "Alsace Lorraine ...            Mon père - Eh bien, ses héritiers, gens pauvres et dispersés sur les grands chemins, dans les campagnes, aux portes des églises où ils mendiaient leur vie, m'envoyèrent une procuration qui m'autorisait à me transporter sur les lieux et à pourvoir à la sûreté des effets du défunt curé leur parent. Comment refuser à des indigents un service que j'avais rendu à plusieurs familles opulentes ? J'allai à Thivet, j'appelai la justice du lieu, je fis apposer les scellés, et j'attendis l'arrivée des héritiers. Ils ne tardèrent pas à venir ; ils étaient au nombre de dix à douze. C'étaient des femmes sans bas, sans souliers, presque sans vêtements, qui tenaient contre leur sein des enfants entortillés dans leurs mauvais tabliers ; des vieillards couverts de haillons qui s'étaient traînés jusque-là, portant sur leurs épaules, avec un bâton, une poignée de guenilles enveloppées dans une autre guenille : le spectacle de la misère la plus hideuse. Imaginez d'après cela la joie de ces héritiers à l'aspect d'une dizaine de mille francs qui revenait à chacun d'eux, car à vue de pays la succession du curé pouvait aller à une centaine de mille francs au moins. On lève les scellés. Je procède tout le jour à l'inventaire des effets. La nuit vient ; ces malheureux se retirent, je reste seul. J'étais pressé de les mettre en possession de leurs lots, de les congédier et de revenir à mes affaires. Il y avait sous un bureau un vieux coffre sans couvercle et rempli de toutes sortes de paperasses : c'étaient de vieilles lettres, des brouillons de réponses, de quittances surannées, des reçus de rebut, des comptes de dépenses et d'autres chiffons de cette nature ; mais en pareil cas on lit tout ; on ne néglige rien. Je touchais à la fin de cette ennuyeuse révision, lorsqu'il me tomba sous les mains un écrit assez long, et cet écrit, savez-vous ce que c'était ? un testament ! un testament signé du curé ! un testament dont la date était si ancienne que ceux qu'il en nommait exécuteurs n'existaient plus depuis vingt ans ! un testament où il rejetait les pauvres qui dormaient autour de moi, et instituait légataires universels les Fremins, ces riches libraires de Paris que tu dois connaître, toi.
            Je vous laisse à juger de ma surprise et de ma douleur; car que faire de cette pièce ? La brûler? pourquoi non ? N'avait-elle pas tous les caractères de la réprobation ? et l'endroit où je l'avais trouvée et les papiers avec lesquels elle était confondue et assimilée ne déposaient-ils pas assez fortement contre elle, sans parler de son injustice révoltante ? Voilà ce que je me disais en moi-même : et me représentant en même temps la désolation de ces malheureux héritiers spoliés, frustrés de leur espérance, j'approchais tout doucement le testament du feu ; puis d'autres idées croisaient les premières, je ne sais quelle frayeur de me tromper dans la décision d'un cas aussi important, la méfiance de mes lumières, la crainte d'écouter plutôt la voix de la commisération qui criait au fond de mon cœur que celle de la justice, m'arrêtaient subitement ; et je passai le reste de la nuit à délibérer sur cet acte inique que je tins plusieurs fois au-dessus de la flamme, incertain si je le brûlerais ou non. Ce dernier parti l'emporta ; une minute plus tôt ou plus tard, c'eût été le parti contraire.
            Dans ma perplexité, je crus qu'il était sage de prendre le conseil de quelque personne éclairée. Je monte à cheval dès la pointe du jour, je m'achemine à toutes jambes vers la ville ; je passe devant la porte de ma maison sans y entrer ; je descends au séminaire qui était alors occupé par des oratoriens, entre lesquels il y en avait un distingué par la sûreté de ses lumières et la sainteté de ses mœurs : c'était un père Bouin, qui a laissé dans le diocèse la réputation du plus grand casuiste... "
            Mon père en était là, lorsque le docteur Bissey entra : c'était l'ami et le médecin de la maison. Il s'informa de la santé de mon père, lui tâta le pouls, ajouta, retrancha à son régime, prit une chaise et se mit à causer avec nous.
            Mon père lui demanda des nouvelles de quelques-uns de ses malades, entre autres d'un vieux fripon d'intendant de M. de la Mésangère, ancien maire de notre ville. Cet intendant avait mis le désordre dans les affaires de son maître, avait fait de faux emprunts sous son nom, avait égaré des titres, s'était approprié des fonds, avait commis une infinité de friponneries dont la plupart étaient avérées, et il était à la veille de subir une peine infamante sinon capitale. Cette affaire occupait toute la province. Le docteur lui dit que cet homme était fort mal, mais qu'il ne désespérait pas de le tirer d'affaire.
            " Mon Père - C'est un très mauvais service à lui rendre.
               Moi - Et une très mauvaise action à faire.
               Le Docteur - Une mauvaise action ! Et la raison, s'il vous plaît ?
               Moi - C'est qu'il y a tant de méchants dans ce monde qu'il n'y faut pas retenir ceux à qui il prend envie d'en sortir.
               Le Docteur - Mon affaire est de le guérir et non de le juger. Je le guérirai, parce que c'est mon métier ; ensuite le magistrat le fera pendre, parce que c'est le sien.
               Moi - Docteur, mais il y a une fonction commune à tout bon citoyen, à vous, à moi, c'est de travailler de toute notre force à l'avantage de la république, et il me semble que ce n'en est pas un pour elle que le salut d'un malfaiteur dont incessamment les lois la délivreront.
                Le Docteur - Et à qui appartient-il de le déclarer malfaiteur ? Est-ce à moi ?
                Moi - Non, c'est à ses actions.                                                                      etsy.com
Morceaux de Crayons de dessin originales visage rigide papier | Etsy                Le Docteur - Et à qui appartient-il de connaître de ses actions ? Est-ce à moi ?
                Moi - Non ; mais permettez, docteur, que je change un peu la thèse en supposant un malade dont les crimes soient de notoriété publique. On vous appelle, vous accourrez, vous ouvrez les rideaux, et vous reconnaissez Cartouche ou Nivet. Guérirez-vous Cartouche ou Nivet ? "
            Le docteur après un moment d'incertitude, répondit ferme qu'il le guérirait ; qu'il oublierait le nom du malade pour ne s'occuper que du caractère de la maladie ; que c'était la seule chose dont il lui fût permis de connaître ; que s'il faisait un pas au-delà, bientôt il ne saurait plus où s'arrêter ; que ce serait abandonner la vie des hommes à la merci de l'ignorance, des passions, du préjugé, si l'ordonnance devait être précédée de l'examen de la vie et des mœurs du malade.
            " - Ce que vous me dîtes de Nivet, un janséniste me le dira d'un moliniste, un catholique d'un protestant. Si vous m'écartez du lit de Cartouche, un fanatique m'écartera du lit d'un athée. C'est bien assez que d'avoir à doser le remède, sans avoir encore à doser la méchanceté qui permettrait ou non de l'administrer.
              Moi - Mais, docteur, si après votre belle cure le premier essai que le scélérat fera de sa convalescence, c'est d'assassiner votre ami, que direz-vous ? Mettez la main sur la conscience ; ne vous repentirez-vous point de l'avoir guéri ? Ne vous écrierez-vous point avec amertume : Pourquoi l'ai-je secouru ! que ne le laissais-je mourir !...  N'y a-t-il pas là de quoi empoisonner le reste de votre vie ?
               Le Docteur - Assurément, je serai consumé de douleur, mais je n'aurai point de remords.
               Moi - Et quel remords pourriez-vous avoir, je ne dis pas d'avoir tué, car il ne s'agit pas de cela, mais d'avoir laissé périr un chien enragé? Docteur, écoutez-moi. Je suis plus intrépide que vous ; je ne me laisse point brider par de vains raisonnements. Je suis médecin, je regarde mon malade, en le regardant je reconnais un scélérat, et voici le discours que je lui tiens : " Malheureux, dépêche-toi de mourir, c'est tout ce qui peut t'arriver de mieux pour les autres et pour toi. Je sais bien ce qu'il y aurait à faire pour ce point de côté qui t'oppresse, mais je n'aurais garde de l'ordonner ; je ne hais pas assez mes concitoyens pour te renvoyer de nouveau au milieu d'eux, et me préparer à moi-même une douleur éternelle par les nouveaux forfaits que tu commettrais. Je ne serai point ton complice. On punirait celui qui te recèle dans sa maison, et je croirais innocent celui qui t'aurait sauvé ! Cela ne se peut. Si j'ai un regret, c'est qu'en te livrant à la mort, je t'arrache au dernier supplice. Je ne m'occuperai point de rendre à la vie celui dont il m'est enjoint par l'équité naturelle, le bien de la société, le salut de mes semblables, d'être le dénonciateur. Meurs, et qu'il ne soit pas dit que par mon art et mes soins il existe un monstre de plus.
               Le Docteur - Bonjour, papa. Ah çà, moins de café après dîner, entendez-vous ?
               Mon père - Ah ! docteur, c'est une bonne chose que le café !
               Le Docteur - Du moins beaucoup, beaucoup de sucre.
               Ma sœur - Mais, docteur, ce sucre nous échauffera.
               Le Docteur - Chansons. Adieu, Philosophe.
               Moi - Docteur, encore un moment. Galien qui vivait sous Marc Aurèle et qui certes n'était pas un homme ordinaire, bien qu'il crût aux songes, aux amulettes et aux maléfices, dit de ses préceptes sur les moyens de conserver les nouveau-nés : C'est aux Grecs, aux Romains, à tous ceux qui marchent sur leurs pas dans la carrière des sciences, que je les adresse : pour les Germains et le reste des barbares, ils n'en sont pas plus dignes que les ours, les sangliers, les lions et les autres bêtes féroces.
               Le Docteur - Je savais cela. vous avez tort tous les deux : Galien d'avoir proféré sa sentence absurde ; vous d'en faire une autorité. Vous n'existez pas ni vous ni votre éloge, ou votre cynique de Galien, si la nature n'avait pas eu d'autre secret que le sien pour conserver les enfants des Germains.
               Moi - Pendant la dernière peste de Marseille...
               Le Docteur - Dépêchez-vous, car je suis pressé.
               Moi - Il y avait des brigands qui se répandaient dans les maisons, pillant, tuant, profitant du désordre général pour s'enrichir par toutes sortes de crimes. Un de ces brigands fut attaqué de la peste et reconnu par un des fossoyeurs que la police avait chargés d'enlever les morts. Ces gens-ci allaient et jetaient les cadavres dans la rue. Le fossoyeur regarde le scélérat et lui dit : " Ah ! misérable, c'est toi ! " et en même temps il le saisit par les pieds et le traîne vers la fenêtre. Le scélérat lui crie : " Je ne suis pas mort. " L'autre lui répond : " Tu es assez mort... " et le précipite à l'instant d'un troisième étage. Docteur, sachez que le fossoyeur qui dépêche si lestement ce méchant pestiféré est moins coupable à mes yeux qu'un habile médecin comme vous qui l'aurait guéri ; et partez.
               Le Docteur -  Cher Philosophe, j'admirerai votre esprit et votre chaleur tant qu'il vous plaira, mais votre morale ne sera ni la mienne ni celle de l'abbé, je gage.
               L'abbé - Vous gagez à coup sûr. "
               J'allais entreprendre l'abbé, mais mon père s'adressant à moi en souriant, me dit :
            " Tu plaides contre ta propre cause.
               Moi - Comment cela ?
               Mon père - Tu veux la mort de ce coquin d'intendant de M. de la Mésangère, n'est-ce pas ? Eh ! laisse donc faire le docteur. Tu dis quelque chose tout bas.
               Moi - Je dis que Bissey ne méritera jamais l'inscription que les Romains placèrent au-dessus de la porte du médecin d'Adrien VI après sa mort, Au libérateur de la patrie.
               Ma sœur - Et que médecin du Mazarin, ce ministre décédé, il n'eût pas fait dire aux charretiers comme Guénaut  Camarades, laissons passer M. le docteur, c'est lui qui nous a fait la grâce de tuer le Cardinal. "                                                       
historique de la transfusion sanguine            Mon père sourit et dit :
            " Où en étais-je de mon histoire ?
               Ma sœur - Vous en étiez au père Bouin.
               Mon père - Je lui expose le fait. Le père Bouin me dit :
            " Rien n'est plus louable, monsieur, que le sentiment de commisération dont vous êtes touché pour ces malheureux héritiers. Supprimez le testament, secourez-les, j'y consens, mais c'est à la condition de restituer au légataire universel la somme précise dont vous l'aurez privé, ni plus, ni moins... "
            Mais je sens du froid entre mes épaules. Le docteur aura laissé la porte ouverte ; petite sœur, va la fermer.
               Ma sœur - J'y vais, mais j'espère que vous ne continuerez pas que je ne sois revenue.
               Mon père - Cela va sans dire. "
            Ma sœur qui s'était fait attendre quelque temps, dit en rentrant avec un peu d'humeur :
            " C'est ce fou qui a pendu deux écriteaux à sa porte, sur l'un desquels on lit : " Maison à vendre vingt mille francs, ou à louer douze cents francs par an sans bail ; et sur l'autre : Vingt mille francs à prêter pour un an à six pour cent. "
               Moi - Un fou ! Ma sœur ? Et s'il n'y avait qu'un écriteau où vous en voyez deux, et que l'écriteau du prêt ne fût qu'une traduction de celui de la location ?... Mais laissons cela, et revenons au père Bouin.
                Mon père - Le père Bouin ajouta :
                " Et qui est-ce qui vous a autorisé à ôter ou à donner de la sanction aux actes ? Qui est-ce qui vous a autorisé à interpréter les intentions des morts ?
                   - Mais, père Bouin, et le coffre ?
                   - Qui est-ce qui vous a autorisé à décider si ce testament a été rebuté de réflexion ou s'il s'est égaré par méprise ? Ne vous est-il jamais arrivé d'en commettre de pareilles, et de retrouver au fond d'un seau un papier précieux que vous y aviez jeté d'inadvertance ?
                   - Mais, père Bouin, et la date et l'iniquité de ce papier ?
                   - Qui est-ce qui vous a autorisé à prononcer sur la justice ou l'injustice de cet acte, et à regarder le legs universel comme un don illicite plutôt que comme une restitution ou telle autre oeuvre légitime qu'il vous plaira d'imaginer ?
                   - Mais, père Bouin, et ces héritiers immédiats et pauvres, et ce collatéral éloigné et riche?
                   - Qui est-ce qui vous a autorisé à peser ce que le défunt devait à ses proches que vous ne connaissez pas et à son légataire que vous ne connaissez pas davantage ?
                    - Mais, père Bouin, et ce tas de lettres du légataire que le défunt ne s'était pas seulement donné la peine d'ouvrir ?...
                       Une circonstance que j'avais oublié de vous dire, ajouta mon père, c'est que dans l'amas de paperasses entre lesquelles je trouvai ce fatal testament il  avait vingt, trente, je ne sais combien de lettres des Fremins toutes cachetées...
             "  Il n'y a, dit le père Bouin, ni coffre, ni dates, ni lettres, ni père Bouin, ni si, ni mais qui tienne; il n'est permis à personne d'enfreindre les lois, d'entrer dans la pensée des morts et de disposer du bien d'autrui. Si la Providence a résolu de châtier ou l'héritier ou le légataire ou le défunt, car on ne sait lequel, par la conservation fortuite de ce testament, il faut qu'il reste. "
              Après une décision aussi nette, aussi précise de l'homme le plus éclairé de notre clergé je demeurai stupéfait et tremblant, songeant en moi-même à ce que je devenais, à ce que vous deveniez, mes enfants, s'il me fût arrivé de brûler le testament comme j'en avais été tenté dix fois ; d'être ensuite tourmenté de scrupules et d'aller consulter le père Bouin. J'aurais restitué, oh, j'aurais restitué, rien n'est plus sûr, et vous étiez ruinés.       
               Ma sœur - Mais, mon père, il fallut après cela revenir au presbytère et annoncer à cette troupe d'indigents qu'il n'y avait rien là qui leur appartint, et qu'ils pouvaient retourner comme ils étaient venus. Avec l'âme compatissante que vous avez, comment en eûtes-vous le courage ?
               Mon père - Ma foi, je n'en sais rien. Dans le premier moment je pensai à me départir de ma procuration et à me remplacer par un homme de loi ; mais un homme de loi en eût usé dans toute la rigueur, pris et chassé par les épaules ces pauvres gens dont je pouvais peut-être alléger l'infortune. Je retournai donc le même jour à Thivet. Mon absence subite et les précautions que j'avais prises en partant avaient inquiété ; l'air de tristesse avec lequel je reparus inquiéta bien davantage ; cependant je me contraignis , je dissimulai de mon mieux.                                                   
               Moi - C'est-à-dire mal.
               Mon père - Je commençai par mettre à couvert tous les effets précieux. J'assemblai dans la maison un certain nombre d'habitants qui me prêteraient main-forte en cas de besoin. J'ouvris la cave et les greniers que j'abandonnai à ces malheureux, les invitant à boire, à manger et à partager entre eux le vin, le blé et toutes les autres provisions de bouche.
               L'abbé - Mais, mon père !...
               Mon père - Je le sais, cela ne leur appartenait pas plus que le reste.
               Moi - Allons donc, l'abbé, tu nous interromps.
               Mon père - Ensuite pâle comme la mort, tremblant sur mes jambes, ouvrant la bouche et ne trouvant aucune parole, m'asseyant, me relevant, commençant une phrase et ne pouvant l'achever, pleurant, tous ces gens effrayés m'environnant, s'écriant autour de moi :
               " Eh bien, mon cher monsieur, qu'est-ce qu'il y a ?
                  - Qu'est-ce qu'il y a ? repris-je... un testament, un testament qui vous déshérite. "
                Ce peu de mots me coûta tant à dire, que je me sentis presque défaillir.
               Ma sœur - Je conçois cela.
               Mon père - Quelle scène, quelle scène, mes enfants, que celle qui suivit ! Je frémis de la rappeler. Il me semble que j'entends encore les cris de la douleur, de la fureur, de la rage, le hurlement des imprécations... ( Ici, mon père portait ses mains sur ses yeux, sur ses oreilles. ) Ces femmes, disait-il, ces femmes, je les vois ; les unes se roulaient à terre, s'arrachaient les cheveux, se déchiraient les joues et les mamelles ; les autres écumaient, tenaient leurs enfants par les pieds, prêtes à leur écacher la tête contre le pavé, si on les eût laissées faire ; les hommes saisissaient, renversaient tout ce qui leur tombait sous les mains ; ils menaçaient de mettre le feu à la maison ; d'autres en rugissant grattaient la terre avec leurs ongles, comme s'ils y eussent cherché le cadavre du curé pour le déchirer ; et tout au travers de ce tumulte c'étaient les cris aigus des enfants qui partageaient, sans savoir pourquoi, le désespoir de leurs parents, qui s'attachaient à leurs vêtements et qui en étaient inhumainement repoussés. Je ne crois pas avoir jamais autant souffert de ma vie.
            Cependant j'avais écrit au légataire de Paris ; l'instruisis de tout et je le pressais de faire diligence, le seul moyen de prévenir quelque accident qu'il ne serait pas en mon pouvoir d'empêcher. J'avais un peu calmé les malheureux par l'espérance dont je me flattais en effet d'obtenir du légataire une renonciation complète à ses droits, ou de l'amener à quelque traitement favorable, et je les avais dispersés dans les chaumières les plus éloignées du village.
            Le Fremin de Paris arriva. Je le regardai fixement et je lui trouvai une physionomie dure qui ne promettait rien de bon.
               Moi - De grands sourcils noirs et touffus, des yeux couverts et petits, une large bouche, un peu de travers, un teint basané et criblé de petite vérole ?
               Mon père - C'est cela. Il n'avait pas mis plus de trente heures à faire ses soixante lieues. Je commençai par lui montrer les misérables dont j'avais à plaider la cause. Ils étaient tous debout devant lui, en silence ; les femmes pleuraient, les hommes appuyés sur leurs bâtons, la tête nue, avaient la main dans leurs bonnets. Le Fremin assis, les yeux fermés, la tête penchée et le menton appuyé sur sa poitrine, ne les regardait pas. Je parlai en leur faveur de toute ma force ; je ne sais où l'on prend tout ce qu'on dit en pareil cas. Je lui fis toucher au doigt combien il était incertain que cette succession lui fût légitimement acquise ; je le conjurai par son opulence, par la misère qu'il avait sous les yeux, je crois même que je me jetai à ses pieds. Je n'en pus pas tirer une obole. Il me répondit qu'il n'entrait point dans toutes ces considérations ; qu'il y avait un testament, que l'histoire de ce testament lui était indifférente, et qu'il aimait mieux s'en rapporter à ma conduite qu'à mes discours. D'indignation , je lui jetai les clefs au nez ; il les ramassa, s'empara de tout, et je m'en revins si troublé, si peiné, si changé que votre mère, qui vivait encore, crut qu'il m'était arrivé quelque grand malheur... Ah ! les enfants, quel homme que ce Fremin ! "

            Après ce récit nous.......

                                                                     à suivre........ 2
                                                                                           suite et fin de
                                                           Entretien d'un père avec ses enfants

                                                                          Diderot
               

lundi 4 mai 2020

Anecdotes et Réflexions d'hier pour aujourd'hui 117 Pepys ( Journal Angleterre )

peinture,renoir,impressionnisme,orsay,chatou,maison fournaise


                              
                                                                                        16 mai 1664

            Obligé de me lever pour aller chez le Duc à St James pour nos travaux habituels. Puis allâmes, sur invitation, chez le chirurgien Mr Pearse. Je vis sa femme que je n'avais pas vue depuis plusieurs mois. Elle garde son joli teint, mais pour le reste même dans cette nouvelle maison et dans les plus belles pièces et dans son cabinet que son mari m'emmena voir avec quelque vanité, c'est toujours la plus grande souillon que j'aie jamais rencontrée.
            Un peu plus tard nous allâmes voir une expérience où l'on tue un chien en lui injectant de l'opium dans une patte arrière. Avec le Dr Clarke il ne réussit pas bien à trouver la veine et procéda à l'opération après plusieurs tentatives. Mais le peu qu'ils injectèrent endormit bientôt le chien, et il resta ainsi jusqu'à la dissection. Ils agirent de même sur un petit chien à qui on fit avaler de l'opium. Lui aussi chancela d'abord, puis s'endormit et resta inerte. Je ne sais s'il se réveilla après mon départ, mais c'est un effet étrange et soudain.
            Puis me rendis à pied à Westminster où le roi devait venir proroger le Parlement, mais il semble, d'après ce que j'ai ouï dire, qu'il ne soit pas venu.
            J'avais promis de retourner chez Mr Pearse, mais ma douleur devint si vive, outre une contusion apparue aujourd'hui à mon testicule droit qui, maintenant, me gêne autant que l'autre, que j'étais très mélancolique, je rentrai donc en carrosse et pris un autre clystère, mais n'y trouvai pas grand soulagement. Mais en restant assis sans bouger, la douleur de la contusion s'estompa et donc, après souper, allai au lit, après une conversation avec ma femme où nous avions décidé de proposer à mon père de faire venir Pall chez nous pour son avancement, si je peux réussir à lui trouver un mari ici, bien que cela nous gêne un peu, cette solution vaut mieux que de la laisser vivre là-bas jusqu'à ce que plus personne ne veuille d'elle, et qu'alors elle nous retombe sur les bras.


                                                                                                                      17 mai

            Bien dormi toute la nuit et fait grasse matinée, puis je me levai et écrivis à mon père au sujet de Pall, comme décidé la veille au soir. Dîné ensuite puis au bureau, me trouvant mieux et capable d'uriner un peu, sans encore lâcher grand vent. Ce qui me surprend car je ne puis me sentir bien que je ne l'aie fait. Après le bureau, à la maison, souper et, avec grand aise, au lit. Essayé de m'attacher les mains de façon que je ne puisse les sortir du lit, par quoi je pense que je prends froid, mais je ne pus le souffrir.


                                                                                                                            18 mai

            Levé et chez moi toute la matinée, car je veux rester à l'intérieur autant que je le puis. Mais au reçu d'une lettre de Mr Coventry qui me mit en alerte sur l'équipement de navires, ce qui annonce sans doute quelque chose à faire, je partis pour le bureau afin de prendre des dispositions. Et après dîner m'en fus à Whitehall pour la commission de Tanger, mais ne fis rien qui vaille. De retour chez moi puis chez sir William Penn qui, entre autres choses urgentes en rapport avec cette demande toute nouvelle de navires, a l'ordre de partir sur-le-champ pour Portsmouth afin de veiller aux travaux. Je restai causer avec lui, puis rentrai chez moi pour souper d'une couple de beaux pigeons, un bon souper. Et je trouvai ici un joli secrétaire envoyé par Mr Shales, que je donnai à ma femme. C'est la première fois que j'ai cette sorte d'article et il vient à point nommé pour son petit salon. Veillé tard pour chercher les tiroirs secrets, mais ne pus en ouvrir certains. Et sur ce, au lit, avec la crainte d'avoir été téméraire aujourd'hui en sortant au froid.
            Je commence ce jour à boire du babeurre et du petit-lait en espérant m'en trouver fort bien.


                                                                                                                        19 mai

Portrait De Femme Assise Dans Un Fauteuil by Pierre Auguste Renoir ...            Lever par temps très pluvieux, ce qui le rend plus frais, et en voiture jusqu'à Charing Cross, avec sir William Penn qui part aujourd'hui pour Portsmouth. Le quittai quand il allait à St James prendre congé du Duc, et moi à Whitehall pour la commission de Tanger, où Dieu nous pardonne la manière dont notre rapport sur les comptes de lord Peterborough a été lu et approuvé par Leurs Seigneuries, sans qu'un seul y comprît goutte ! Quel qu'il fût, il serait passé et, en outre, il n'y était fait mention de rien qui eût trait aux bénéfices du roi.
            Rentré à la maison en voiture. Tout le matin assis au bureau et tout l'après-midi jusqu'à 9 heures du soir, m'étant remis à l'ouvrage. J'espère que ma santé me permettra de poursuivre.
            A la maison souper et, au lit, me sentant assez bien. Assez bien allé à la selle, ce que j'attribue à mon petit-lait d'aujourd'hui, aussi lâché des vents.


                                                                                                                    20 mai 1664

            Levé et à mon bureau. Arrive bientôt Mr Cholmley, et en attendant le reste de la compagnie il me raconte que Mr Edward Montagu est renvoyé de la Cour, pour n'y plus jamais paraître. A ce que je comprends, il a péché par orgueil et surtout en affectant d'être au mieux avec la reine. Il paraissait, en vérité, avoir son oreille mieux que quiconque et causait souvent seul avec elle deux ou trois heures d'affilée. A tel point que les lords entourant le roi, lorsqu'il les plaisantait au sujet de leurs femmes, disaient au roi de surveiller aussi la sienne qui avait maintenant un galant. Et l'on dit que le roi lui-même, un jour, demanda à Montagu comment allait sa maîtresse, voulant dire la reine. Il devint si fier, méprisant tout le monde et de plus ne souffrant que personne, homme ou femme, approchât la reine ni ne fît quoi que ce fût auprès d'elle, que tout le monde se mit en peine de lui jouer un bon tour. On dit aussi qu'il a offensé de quelque manière le duc de Monmouth, ce dont le roi lui-même lui a parlé.
            Mais c'est étrange que cet homme, qui était le plus négligent du monde, soit devenu un prodige d'assiduité, de façon à prendre à tous, hommes ou femmes, tous les offices auprès de la reine, à telle enseigne qu'il était considéré comme un prodige. Mais, et c'est là le pire, ce qui, accompli d'une manière avisée, eut tourné à son grand avantage fut, ainsi considéré, employé pour sa perte, le monde se persuadant qu'il devait y avoir quelque cause sortant de l'ordinaire pour le faire agir ainsi.              Le voici donc parti, personne ne s’apitoyant mais tous se gaussant de lui. Et il prétend être seulement allé voir son père en province.
            Sur ces entrefaites arrivent Povey, Creed et Vernatty. Voyons donc leurs comptes, ceux de Povey étant source d'un surcroît de tracas et de contrariété. Cela fait je me mis au travail jusqu'au dîner, chez moi fort agréablement.
            L'après-midi au bureau et de nouveau au travail et bientôt arrive une lettre de mon père, si remplie de soucis par suite de différends entre ma mère et les domestiques là-bas, et de tant de soucis pour mon père à cause de Cave, ici, qui garde le bâtard de mon frère, que je ne sais vraiment que faire. Mais, grandement chagriné à la nuit tombante, passai quelque temps à me promener et à chasser les tracas de ma tête autant que je le pouvais, en compagnie de ma femme, dans le jardin. Puis à la maison, souper et, au lit.


                                                                                                                          21 mai

            Lever, visite de Mr Cholmley, promenade avec lui dans le jardin en attendant l'arrivée des autres, à nouveau pour la commission de Tanger, puisque nous nous sommes réunis comme d'ordinaire pour en voir davantage de la sottise de Povey. La séance levée, tout le monde assis dans mon bureau, ainsi que Mr Coventry. Et c'est vivement que nous préparons des navires.
            A midi à la Bourse pour quelques affaires, rentré dîner, puis sortis en voiture avec ma femme, et allai à la nouvelle Bourse où j'ai dépensé presque 40 shillings pour elle. Rendu visite à lady Sandwich que nous avons trouvée dans la salle à manger, ce qui nous a  fort réjouis, mais elle paraît très maigre, la pauvre, étant fort affaiblie. Elle nous a rapporté que Mr Mongagu allait revenir à la Cour, à ce qu'on lui a dit. Cela me surprend et je n'y crois guère.
            A la maison, puis au bureau où me suis attardé, puis rentré souper et, au lit.


                                                                                                                       22 mai
     pinterest.fr                                                                                             Jour du Seigneur
L'Estaque par Pierre Auguste Renoir | Renoir, Peintures renoir et ...            Lever puis par le fleuve à Whitehall chez milord et à pied avec lui jusqu'à Whitehall, sans guère parler. Il n'a pas du tout l'air de s'intéresser aux affaires. Là le duc d'York m'appela pour me demander si je comptais ou non le suivre à Chatham. Je lui répondis que s'il l'ordonnait, mais que je pensais avoir affaire ici et il répondit qu'alors il valait mieux rester, ce qui lui plaira davantage, je suppose, que si j'avais été empressé à l'accompagner.
            Parti après m'être attardé à regarder la multitude qui accompagne le roi à la chapelle. Mais mon Dieu ! quelle affligeante compagnie d'oisifs ! Allai à pied jusqu'à St James avec le colonel Reymes. Restai un moment avant de repartir pour Whitehall avec Mr Coventry en causant affaires. Rencontré Creed, le ramenai chez moi pour dîner, un bon dîner. Par le fleuve à Woolwich, reçus fort aimablement par Mrs Falconer et son mari maintenant assez bien rétabli. C'est la première fois que j'y amène ma femme. Je m'en fus à pied jusqu'au bassin où je trouvai Mrs Acworth seule chez elle. Dieu me pardonne les pensées que j'eus, mais je n'eus pas le courage de rester. Allai chez Mr Pett, et me promenai de long en large dans le chantier avec lui et Deane à parler des navires à terminer d'urgence. Bientôt Creed, ma femme et un ami de Mr Falconer arrivèrent par le bateau et m'appelèrent, et nous partîmes par le fleuve à Deptford, où je débarquai. Après avoir causai avec d'autres, à la taverne de la Demi-Etape en compagnie de Mr Waith en lui parlant de la toile qu'il doit nous fournir et, dans la conversation il me donna plusieurs exemples des fourberies de sir William Batten.
            Rejoint à la Demi-Etape, où ma femme et les autres étaient déjà arrivés. Après avoir bu nous nous promenâmes et rentrâmes par le fleuve, renvoyant Creed et son compagnon chez eux par le bateau.
            J'écrivis à Mr Coventry. Bien soupé ensuite de petits pois, les premiers que je mange cette année, et au lit.


                                                                                                                    23 mai

             Levé et au bureau où sir John Mennes, sir William Batten et moi nous réunîmes pour travailler, car le temps presse. Le roi est descendu ce matin à l'aube à Chatham, accompagné du Duc et de toute une troupe. Vers midi, parti avec ma femme par le fleuve pour Woolwich où laissé ma femme chez Mr Falconer et Mr Hayter et moi ainsi que quelques officiers des chantiers sommes montés à bord pour voir l'état de préparation de plusieurs navires.
            Puis un bon dîner chez Mr Falconer à qui j'ai moi-même apporté une terrine d'esturgeon et un pâté de lemproie. Retour au chantier et, entre autres, obtenu chez Mr Acworth la preuve que c'est un filou. Mais j'attendis pour le dévoiler un moment unpeu plus opportun. Retour à la corderie, ramené ma femme et Mr Hayter, car il se mit à pleuvoir soudain très fort, mais nous sommes restés au sec sous la bâche. A Deptford. Mon Dieu ! quelle pitié de voir comment aux deux endroits les affaires du roi risquent d'être traitées si l'on en vient à la guerre : il n'y a pas là un seul homme qui ait la mine ou les paroles de quelqu'un qui se donnera de la peine, usera de prévoyance pour servir le roi, ce qui m'inquiète au fond du coeur. Nous rentrons chez nous sous une pluie battante, mais toujours au sec. Tard à mon bureau, conversai avec sir John Mennes et sir William Batten qui, comme deux sots, écoutent tout ce que je dis, mais cela ne sert de rien.
            Rentré tard, souper et, au lit.


                                                                                                                          24 mai

            Lever puis au bureau. Sir John Mennes et moi siégeons toute la matinée. Après dîner retour au bureau et travail jusqu'au soir, et puis fatigué, rentré à la maison, souper et, au lit.
            J'ai appris aujourd'hui la mort de mon oncle Fenner, ce qui m'attriste un peu, de voir de quel train tant de mes parents s'en sont allés et tant d'autres, je le crains pour mon père, vont s'en aller bientôt.


                                                                                                                        25 mai

            Pris ma purge de bonne heure, puis me rendormis. Levé ensuite et elle fit son effet toute la matinée. Dîné à midi, passé l'après-midi dans mon cabinet de travail à parcourir pendant deux ou trois heures quelques lettres déplaisantes, choses fâcheuses sur lesquelles il faut répondre à mon père au sujet des affaires de Tom et d'autres qui me chagrinent. Mais j'en vins à bout et je recouvrai ainsi beaucoup de tranquillité d'esprit. Cet après-midi aussi vinrent Tom et Charles Pepys que j'avais envoyé quérir. Ils reçurent de moi 40 livres en acompte du legs de 70 livres que leur fait mon oncle. Passé la soirée à causer avec ma femme puis, au lit.


                                                                                                                          26 mai
                                                                                                          akg-images.fr 
akg-images - Portrait de la mère de Renoir
            Au bureau. En réunion j'eus une prise de bec avec sir William Batten à propos de toile à voile, le contredisant, lui et toute son expérience, sur les coutures en plein milieu et l'avantage qu'il y a d'avoir des laizes nombreuses et étroites. Et j'eus gain de cause, toute l'affaire ayant été rejetée.   
            Chez moi pour dîner, puis en voiture emmené ma femme pour aller voir lady Sandwich, et moi Tom Trice afin de discuter de la cession par mon père de sa charge d'administrateur à mon frère. Ensuite chez sir Robert Bernard, où je reçus 19 livres en espèces et repris le billet de 21 livres de mon pères. Ce qui fait 40 livres en acompte des 209 livres que nous doit Pigott. Il paie ces 40 livres pour un arpent et 70 perches de prairie à Portholme.
            Retrouvé ma femme à l'Old Bailey où l'on nous conduisit vers la salle d’enquête près de l'église. C'est là que toute la famille se tenait rassemblée à l'écart pour l'enterrement de mon oncle Fenner.
            Mon Dieu, quelle piteuse assemblée cela faisait ! Mais, dans l'ensemble, ce fut un très bon service et une agréable compagnie. De ce pas à l'église pour entendre un très bon sermon, puis retour à la maison. Après avoir laissé mes 19 livres entre les mains de William Joyce pour plus de sûreté.
            Souper et, au lit. Ne me sentait pas très bien pour avoir, sans doute, pris froid la nuit dernière à dormir sans rien sur les pieds.


                                                                                                                        27 mai

            Levé, non sans me sentir mal à cause d'un coup de froid. Ce qui m'attriste fort de penser à mon mauvais état de santé.
            Au bureau je travaille à diverses affaires, à en avoir la tête prête à éclater. Chagrin malgré tout de voir que le service risque de souffrir par la négligence des autres. Chagriné aussi par une lettre de mon père à laquelle sont jointes deux autres qui me contrarient, de Cave et Noble, de sorte que je ne sais que faire.
            Rentré dîner à midi. Mais, pour me réconforter, le capitaine Taylor m'a apporté aujourd'hui les 20 livres qu'il m'avait promises pour l'aide que je lui avais accordée au sujet de ses mâts.
            Retour au bureau après dîner et, avec Mr Waith allé à St Katharine voir un assortiment de toiles qui vraiment valaient la peine d'être vues. Si ce n'est que je me sentais assez mal et ne pris pas le plaisir que j'aurais eu autrement. De retour au bureau et au travail jusque tard, puis à la maison, souper et, au lit.
            Ce matin, mon tailleur m'amena une très grande jeune fille pour être ma cuisinière. Elle demandait 5 livres, mais ma femme ne lui offrit que 3 livres 10 shillings. Je ne saurai que demain si elle accepte ou non, mais j'ai bien peur qu'elle n'ait trop de prétentions pour nous, ayant été femme de chambre dernièrement, et elle redresse la tête, comme ma petite Sue le fit remarquer.


                                                                                                                         28 mai

            Levé, me sentant assez bien pour ce qui est de mon coup de froid et de mes vents, et au bureau. Nous conférons à huis-clos et abattons beaucoup de besogne. A midi à la Bourse, puis chez Mr Cutler où on m'avait dit qu'était sir William Rider. Les trouvai dînant et dîner avec eux. Il a eu hier et aujourd'hui une crise de douleurs pareilles à la goutte, pour la première fois de sa vie. Bon dîner, bonne conversation, sir William, en particulier, craignant beaucoup l'issue d'une guerre avec la Hollande, en quoi je l'approuve fort. Rentré à la maison, puis un moment au bureau, puis revenu chez moi pour ma seconde leçon de charpenterie de marine avec Mr Deane, ce que je poursuis avec grand plaisir. Lui reparti, je retourne tard au bureau, puis chez moi, souper et, au lit.
            Mais mon Dieu ! quelle pitié de voir comme d'aller seulement à la Bourse sans manteau m'a aussitôt fait me sentir mal et avoir des vents, jusqu'à ce que je rentre chez moi pour me remettre. J'en suis au point de ne plus savoir que faire de moi-même. Mais j'incline à penser que ce n'est que par les jambes que je prends froid, du fait que je porte constamment un manteau depuis si longtemps.


                                                                                                                      29 mai 1664
                          Dimanche de Pentecôte. Anniversaire du Roi et de la Restauration.
  
            Lever. Ayant reçu hier soir une lettre de Mr Coventry, qui me le demandait, j'allai à pied à St James, et là nous discutâmes longuement  des affaires du bureau et de la guerre contre les Hollandais. Et il me parut plaider avec beaucoup de force contre le peu de raison qu'il y a pour tout cela.
            D'abord, pour ce qui est du tort que nous prétendons qu'ils nous ont fait dans les Indes orientales en ne nous remettant pas Pulo Run, On ne sait pas encore s'ils y ont failli ou non. Qu'ils aient arrêté  le Léopard, si c'est vrai, ne peut avoir coûté plus de 3 000 livres. Dans l'affaire de la Compagnie de Guinée, il me dit qu'à la vérité tout ce qu'ils nous avaient fait ne se montait pas au-dessus de 2 ou 300 livres. Et maintenant ce qu'a fait Holmes, sans en avoir reçu l'ordre, en leur prenant une île et deux forts, nous a grandement endettés à leur égard. Et il pense que Holmes aura été si gonflé de vanité par tout cela qu'à présent, ayant reçu des renforts qu'il n'avait pas alors, à présent, dis-je, il leur a fait bien plus de tort.
            En ce qui concerne l'effet de la guerre, il me dit clairement que ce n'est pas l'habileté des Hollandais qui peut entraver notre commerce puisque, si nous voulons, nous avons sur eux tant d'avantages pour ce qui des vents, des bons ports et des hommes. Mais c'est notre orgueil et l'indolence des marchands.
             Il semble penser qu'il pourrait y avoir une négociation pour empêcher la guerre cette année, mais il en parle d'une manière vague, comme peu désireux, à ce que je comprends, que l'on croie qu'il discute de ces choses.
            Ce dont il voulait surtout me parler, c'était de savoir si je suis au fait des intentions de lord Sandwich quant à prendre la mer avec cette flotte, disant que le Duc, s'il le lui demandait, y est tout à fait favorable. Mais il pense que douze navires ne font pas une flotte assez importante pour que milord accepte d'en prendre le commandement, et il n'est pas disposé à le lui proposer avant de savoir ce qu'il compte faire. Il dit tout cela sur le ton du plus grand respect pour milord, quoique cela me paraisse bien étrange qu'ils ne se connaissent pas assez aujourd'hui, pour pouvoir se passer de l'entremise de quelqu'un d'autre.
            Traversé le parc jusqu'à Whitehall avec Mr Povey, surpris par une forte averse au milieu du parc de telle sorte que nous fûmes tout trempés. Montâmes jusqu'à l'oratoire du roi où tantôt arrive le roi, lord Sandwich portant l'épée. Un évêque prêcha, mais comme il parlait trop bas pour que je l'entendisse du fond de l'oratoire, sortis me promener pour discuter avec le colonel Reymes qui semble très désireux d'être éclairé sur le marché de fourniture de toile qu'il s'engage à conclure avec nous pour le service de la marine.
            Lord Sandwich sortit et m'appela. Nous eûmes une longue conversation sur ses tâches, en quoi il semble très ouvert avec moi et recevoir mon avis comme devant. J'espère lui redevenir nécessaire. Il m'a demandé de réfléchir, s'il conviendrait ou non qu'il s'offrit à prendre la mer et de lui dire ce que j'en pense, dans un jour ou deux.
            Après le sermon, parmi les dames du côté de la reine où je vis Mrs Stuart, tout à fait aimable et bien faite, mais très au-dessous de lady Castlemaine.
            Allé dîner chez Mr Povey où nous fîmes une chère extraordinaire. Ensuite visite de la maison. En un mot, je crois bien que cette perspective en trompe-l’œil sur le mur de son jardin et les jets d'eau qui jaillissent, la perspective encore du petit cabinet, sa chambre à l'étage parquetée de bois de diverses couleurs, comme la meilleures ébénisterie que j'aie vue, mais en mieux, sa grotte artificielle et le cellier où sont ses bouteilles de vin et un puits pour les tenir au frais, ses meubles de toutes sortes, son bain tout en haut de la maison, ses beaux tableaux, sa façon de boire et de manger, cela surpasse tout ce que de ma vie j'ai vu chez un homme.
            Rentré chez moi, trouve mon oncle Wight et Mr Rawlinson. Ils soupèrent avec moi. Eux partis, je me mets au lit, ne me sentant pas très bien après être tant sorti aujourd'hui. C'est chose bien étrange, que par un temps si tiède le moindre courant d'air me fasse prendre froid et me donne des vents. J'avoue que cela me rend fort chagrin et m'ôte toute satisfaction au monde.


                                                                                                                         30 mai 1664
 ohmyprints.com   
Auguste Renoir sur toile, poster, aluminium, xpozer ou tirage encadré            Grasse matinée. les cloches sonnent puisque c'est jour de fête, puis levé et toute la journée chez moi à ma table de travail à étudier la charpenterie de marine avec grand plaisir jusqu'au soir, puis arrive Mr Howe. Il s'assit et soupa avec moi. Il est un peu fat mais ce sera un homme avisé. Lui parti quelque temps au bureau et retour à la maison et, au lit. Me sentant très mal d'être sorti la veille, ce qui me cause bien du tourment quand j'y pense.


                                                                                                                              31 mai

            Lever. Rendu visite à Mr Hollier, lui demandai conseil afin de trouver le moyen de faire quelque chose au sujet de mes vents, cette maladie qui empire en moi de jour en jour.
            Puis chez milord Sandwich et, tandis qu'il s'habillait je restai en bas et causai avec le capitaine Cooke. Je crois que, si je trouve bon de prendre un petit laquais à mon service, il pourrait aussi bien me le procurer qu'un autre.
            Je monte tantôt chez milord pour discuter de son départ en mer et du message que Mr Coventry m'a laissé pour lui. Il s'étonne, et il y a bien de quoi, que l'on s'y soit pris de la sorte, alors qu'il rencontre tous les jours le Duc, qui se montre néanmoins fort amical avec lui, mais qui n'a pas encore dit un mot à milord de son désir de lui voir prendre la mer. Milord me dit clairement que si ce n'était qu'il est exposé aux reproches, comme tous ceux qui étaient du parti du Parlement, et qu'il est donc forcé d'endurer ce qu'autrement il ne supporterait pas, il ne souffrirait pas que l'on fît tout dans la marine sans jamais le consulter, et il paraît que pour la désignation de tous les commandants de cette flotte on ne lui a posé aucune question.
            Mais nous avons conclu que son honneur ne saurait permettre qu'il ne partît point avec la flotte, non plus que l'opinion qu'a le monde de son crédit à la Cour. Il me chargea donc de dire à Mr Coventry qu'il était tout disposé à prendre les ordres du Duc quant à cette flotte, fût-elle moins considérable qu'elle n'est, et ceci en particulier pour la présente mission.
            Avec ce message je pris congé et me rendis au bureau en voiture, trouvai Mr Coventry et lui relatai tout ceci. J'avoue qu'à ce qu'il m'a semblé, il n'en fut point aussi satisfait que je l'eusse cru, ou du moins l'eusse souhaité. Il me demanda si j'avais rapporté à milord que le Duc n'escomptait pas qu'il parte, je lui répondis que oui. Mais quant à savoir s'il veut réellement laissé entendre que le Duc, comme il le déclara l'autre jour, trouve la flotte trop peu importante pour milord, ou qu'il ne veut pas le voir partir, ma foi, je ne saurais le dire. Mais on eût pu, ce me semble, user d'autres moyens pour le mettre à l'écart sans s'y prendre de cette manière. J'espère que c'est vraiment par bienveillance.
            Dîné chez moi, puis au bureau longtemps seul, sans personne alentour, avec l'épouse de Bagwell, de Deptford. Mais cette femme semble si honnête que je n'ose point essayer de lui faire la cour, alors que c'est ce que j'avais en tête quand je la fis entrer. Mais je suis résolu à rendre service à son mari qui, je pense, est un homme fort méritant.
            Sorti en voiture avec ma femme jusqu'à St James, chez une certaine lady Poulteney, où je trouvai milord se livrant, j'en ai peur, à quelque vain plaisir. Je lui rapportait brièvement ce que j'avais fait avec Mr Coventry et, sur ce, le quittai pour rejoindre ma femme dans la voiture et aller au parc avec elle. Mais la reine étant allé à Kensington par le parc nous ne restâmes point et rentrâmes souper, puis au travail à mon bureau et enfin mes compte du mois. Et, à mon grand réconfort, je me vois mieux pourvu que je ne l'étais encore le mois dernier et arrivé à 930 livres.
            On m'a dit aujourd'hui que, dimanche dernier au soir, anniversaire du roi, le roi fut dans les appartements de lady Castlemaine, au-dessus de la porte de ce côté, là où logeait Lambert, à danser au son des violons toute la nuit, au vu et au su de tous ceux qui passaient par là, ce qu'il m'a chagriné d'entendre.
            Il n'est bruit en ville que de savoir si nous allons vers une guerre avec la Hollande. Et nous nous préparons du mieux que nous pouvons, ce qui n'est guère.
            Pour moi, je suis davantage que de coutume sujet à souffrir de vents, ce qui m'attriste fort, de même que les soucis que j'ai à présent pour mon père, en raison de la mort de mon frère, qui sont grands et nombreux. Plût à Dieu qu'ils fussent passés !


                                                                 à suivre..........
                                                         
                                                                                                                      1er juin 1664

            Levé après...........