mercredi 13 mai 2020

Entretien d'un père avec ses enfants 2 Fin Diderot ( Nouvelle France )

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                                                         Entretien d'un père avec ses enfants
                                                                     2               fin                             ou
                                                      Du danger de se mettre au-dessus des lois   

            Après ce récit nous tombâmes dans le silence, chacun rêvant à sa manière sur cette singulière aventure. Il vint quelques visites : un ecclésiastique dont je ne me rappelle pas le nom, c'était un gros prieur qui se connaissait mieux en bon vin qu'en morale, et qui avait plus feuilleté Le Moyen de parvenir que les Conférences de Grenoble ; un homme de justice, notaire et lieutenant de police appelé Dubois, et peu de temps après un ouvrier qui demandait à parler à mon père. On le fit entrer et avec lui un ancien ingénieur de la province qui vivait retiré et qui cultivait les mathématiques qu'il avait autrefois professées : c'était un des voisins de l'ouvrier, l'ouvrier était chapelier.
            Le premier mot du chapelier fut de faire entendre à mon père que l'auditoire était un peu nombreux pour ce qu'il avait à lui dire. Tout le monde se leva, et il ne resta que le prieur, l'homme de loi, le géomètre et moi que le chapelier retint.
            " - Monsieur Diderot, dit-il à mon père, après avoir regardé autour de l'appartement s'il ne pouvait être entendu, c'est votre probité et vos lumières qui m'amènent chez vous, et je ne suis pas fâché d'y rencontrer ces autres messieurs dont je ne suis peut-être pas connu, mais que je connais tous. Un prêtre, un homme de loi, un savant, un philosophe et un homme de bien ! ce serait grand hasard si je ne trouvais pas dans des personnes d'état si différent et toutes également justes et éclairées le conseil dont j'ai besoin. " Le chapelier ajouta ensuite : " Promettez-moi d'abord de garder le secret sur mon affaire, quel que soit le parti que je juge à propos de suivre. " On le lui promit et il continua.
            " Je n'ai point d'enfants ; je n'en ai point eu de ma dernière femme que j'ai perdue il y a environ une quinzaine de jours. Depuis ce temps je ne vis pas : je ne saurais ni boire, ni manger, ni travailler, ni dormir. Je me lève, je m'habille, je sors et je rôde par la ville dévoré d'un souci profond. J'ai gardé ma femme malade pendant dix-huit ans ; tous les services qui ont dépendu de moi et que sa triste situation exigeait, je les lui ai rendus. Les dépenses que j'ai faites pour elle ont consommé le produit de notre petit revenu et de mon travail, m'ont laissé chargé de dettes, et je me trouverais à sa mort épuisé de fatigues, le temps de mes jeunes années perdu, je ne serais en un mot pas plus avancé que le premier jour de mon établissement, si j'observais les lois, et si je laissais aller à des collatéraux éloignés la portion qui leur revient de ce qu'elle m'avait apporté en dot ; c'était un trousseau bien conditionné, car son père et sa mère qui aimaient beaucoup leur fille firent pour elle tout ce qu'ils purent, plus qu'ils ne purent ; de belles et bonnes nippes en quantité qui sont restées toutes neuves, car la pauvre femme n'a pas eu le temps de s'en servir ; et vingt mille francs en argent provenus de remboursement d'un contrat constitué sur M. Michelin, lieutenant du procureur général. A peine la défunte a-t-elle eu les yeux fermés, que j'ai soustrait les nippes et l'argent. Messieurs, vous savez actuellement mon affaire. Ai-je bien fait ? ai-je mal fait ? Ma conscience n'est pas en repos ; il me semble que j'entends là quelque chose qui me dit : Tu as volé, tu as volé ; rends, rends... Qu'en pensez-vous ? Songez, messieurs, que ma femme m'a emporté en s'en allant tout ce que j'ai gagné pendant vingt ans ; que je ne suis presque plus en état de travailler, que je suis endetté, et que si je restitue, il ne me reste que l'Hôpital, si ce n'est aujourd'hui, ce sera demain. Parlez, messieurs, j'attends votre décision. Faut-il restituer et s'en aller à l'hôpital. "
            Mon père ( en s'inclinant vers l'ecclésiastique ) - A tout service tout honneur ; à vous, monsieur le prieur.
            Le prieur ( au chapelier ) - Mon enfant, je n'aime pas les scrupules, cela brouille la tête et ne sert à rien. Peut-être ne fallait-il pas prendre cet argent, mais puisque tu l'as pris, mon avis est que tu le gardes.
            Mon père - Mais, monsieur le prieur, ce n'est pas là votre dernier mot ?
            Le prieur - Ma foi si ; je n'en sais pas plus long.
            Mon père - Vous n'avez pas été loin. A vous, monsieur le magistrat.
            Le Magistrat - Mon ami, ta position est fâcheuse ; un autre te conseillerait peut-être d'assurer le fonds aux collatéraux de ta femme, afin qu'en cas de mort ce fonds ne passât pas aux tiens, et de jouir, ta vie durant, de l'usufruit ; mais il y a des lois et ces lois ne t'accordent ni l'usufruit, ni la propriété du capital. Crois-moi, satisfais aux lois et sois honnête homme ; à l'hôpital, s'il le faut.
            Moi - Il y a des lois ! Quelles lois !
            Mon père - Et vous, monsieur le mathématicien, comment résolvez-vous ce problème ?
            Le géomètre - Mon ami, ne m'as-tu pas dit que tu avais pris environ vingt mille francs ?
            Le chapelier - Oui, monsieur.
        Le géomètre - Et combien à peu près t'a coûté la maladie de ta femme ?

Portrait d'une femme avec un panier de broches renaissance ...
            Le chapelier - A peu près la même somme.
            Le géomètre - Eh bien, qui de vingt mille francs paye vingt mille francs, reste zéro.
            Mon père ( à moi ) - Et qu'en dit la philosophie ?
            Moi - La philosophie se tait où la loi n'a pas le sens commun...,
            Mon père sentit qu'il ne fallait pas me presser, et portant tout de suite la parole au chapelier.
             - Maître un tel, lui dit-il, vous nous avez confessé que depuis que vous aviez spolié la succession de votre femme vous aviez perdu le repos ; et à quoi vous sert donc cette argent qui vous a ôté le plus grand des biens ? Défaites-vous-en vite et buvez, mangez, dormez, travaillez, soyez heureux chez vous si vous y pouvez tenir, ou ailleurs si vous ne pouvez pas tenir chez vous.
            Le chapelier répliqua brusquement - Non, monsieur, je m'en irai à Genève.
            - Et tu crois que tu laisseras le remords ici ?
            - Je ne sais ; mais j'irai à Genève.
            - Va où tu voudras, tu y trouveras ta conscience.
            Le chapelier partit. Sa réponse bizarre devint le sujet de l'entretien. On convint que peut-être la distance des lieux et du temps affaiblissait plus ou moins tous les sentiments, toutes les sortes de conscience, même celle du crime. L'assassin transporté sur le rivage de la Chine est trop loin pour apercevoir le cadavre qu'il a laissé sanglant sur les bords de la Seine. Le remords naît peut-être moins de l'horreur de soi que de la crainte des autres, moins de la honte de l'action que du blâme et du châtiment qui la suivraient s'il arrivait qu'on la découvrit ; et quel est le criminel clandestin, assez tranquille dans son obscurité pour ne pas redouter la trahison d'une circonstance imprévue, ou l'indiscrétion d'un mot peu réfléchi ? Quelle certitude a-t-il qu'il ne se décèlera point dans le délire de la fièvre ou du rêve ? On l'entendra sur le lieu de la scène, et il est perdu. Ceux qui l'environneront à la Chine ne le comprendront pas. Mes enfants, les jours du méchant sont remplis d’alarmes, le repos n'est fait que pour l'homme de bien, c'est lui seul qui vit et meurt tranquille.
Mediaephile - Reconstitution médiévale documentée/Histoire ...            Ce texte épuisé, les visites s'en allèrent ; mon frère et ma soeur rentrèrent, la conversation interrompue fut reprise, et mon père dit :
            " - Dieu soit loué ! nous voilà ensemble ; je me trouve bien avec les autres, mais mieux avec vous. " Puis s'adressant à moi : " Pourquoi, me demanda-t-il, n'as-tu pas dit ton avis au chapelier ?
            Moi - C'est que vous m'en avez empêché.
            Mon père - Ai-je mal fait ?
            Moi - Non, parce qu'il n'y a point de bon conseil pour un sot. Quoi donc ! Est-ce que cet homme n'est pas le plus proche parent de sa femme ? Est-ce que le bien qu'il a retenu ne lui a pas été donné en dot ? est-ce qu'il ne lui appartient pas au titre le plus légitime ? Quel est le droit de ces collatéraux ?
            Mon père - Tu ne vois que la loi, mais tu n'en vois pas l'esprit.
            Moi - Je vois comme vous, mon père, le peu de sûreté des femmes, méprisées, haïes à tort et à travers de leurs maris, si la mort saisissait ceux-ci de leurs biens. Mais qu'est-ce que cela me fait à moi, honnête homme, qui ai bien rempli mes devoirs avec la mienne ? Ne suis-je pas assez malheureux de l'avoir perdue ?  Faut-il qu'on vienne encore m'enlever sa dépouille ?
            Mon père - Mais si tu reconnais la sagesse de la loi, il faut t'y conformer, ce me semble.
            Ma sœur - Sans la loi il n'y a plus de vol.
            Moi - Vous vous trompez, ma sœur.
            L'abbé - Sans la loi tout est à tous et il n'y a plus de propriété.
            Moi - Vous vous trompez, mon frère.
            L'abbé - Et qu'est-ce qui fonde donc la propriété ?
            Moi - Primitivement, c'est la prise de possession par le travail. La nature a fait les bonnes lois de toute éternité ; c'est une force légitime qui en assure l'exécution, et cette force qui peut tout contre le méchant ne peut rien contre l'homme de bien. Je suis cet homme de bien, et dans ces circonstances et beaucoup d'autres que je vous détaillerais, je la cite au tribunal de mon cœur, de ma raison, de ma conscience, au tribunal de l'équité naturelle ; je l'interroge, je m'y soumets ou je l'annule.
            Mon père - Prêche ces principes-là sur les toits, je te promets qu'ils feront fortune, et tu verras les belles choses qui en résulteront.
            Moi - Je ne les prêcherai pas ; il y a des vérités qui ne sont pas faites pour les fous, mais je les garderai pour moi.
             Mon père - Pour toi qui es un sage ?
             Moi - Assurément.
             Mon père - D'après cela je pense bien que tu n'approuveras pas autrement la conduite que j'ai tenue dans l'affaire du curé de Thivet . Mais toi, l'abbé, qu'en penses-tu ?
             L'abbé - Je pense, mon père, que vous avez agi prudemment de consulter et d'en croire le père Bouin, et que si vous eussiez suivi votre premier mouvement, nous étions en effet ruinés.
             Mon père - Et toi, grand philosophe, tu n'es pas de cet avis.
             Moi - Non.
             Mon père - Cela est bien court. Va ton chemin.
             Moi - Vous me l'ordonnez ?
             Mon père - Sans doute.
             Moi - Sans ménagement ?
             Mon père - Sans doute.
             Moi - Non certes, lui répondis-je avec chaleur, je ne suis pas de cet avis. Je pense, moi, que si vous avez jamais fait une mauvaise action dans votre vie, c'est celle-là ; et que si vous vous fussiez cru obligé à restitution envers le légataire après avoir déchiré le testament, vous l'êtes bien davantage envers les héritiers pour y avoir manqué.
            Mon père - Il faut que je l'avoue, cette action m'est toujours restée sur le cœur ; mais le père Bouin !...
            Moi - Votre père Bouin avec toute sa réputation de science et de sainteté n'était qu'un mauvais raisonneur, un bigot à tête rétrécie.
             Ma sœur ( à voix basse ) - Est-ce que ton projet est de nous ruiner ?
             Mon père - Paix ! paix ! laisse là le père Bouin, et dis-nous tes raisons sans injurier personne.
             Moi - Mes raisons ? elles sont simples et les voici. Ou le testateur a voulu supprimer l'acte qu'il avait fait dans la dureté de son cœur, comme tout concourait à le démontrer, et vous avez annulé sa résipiscence ; ou il a voulu que cet acte atroce eût son effet, et vous vous êtes associé à son injustice.                                                                                                 thehistoryofthehairsworld.com
Le Cheveu dans le 19e. siècle
            Mon père - A son injustice ! C'est bientôt dit.
            Moi - Oui, oui, à son injustice, car tout ce que le père Bouin vous a débité ne sont que de vaines subtilités, de pauvres conjectures, des peut-être, sans aucune valeur, sans aucun poids, auprès des circonstances qui ôtaient tout caractère de validité à l'acte injuste que vous avez tiré de la poussière, produit et réhabilité. Un coffre à paperasses, parmi ces paperasses une vieille paperasse proscrite par sa date, par son injustice, par son mélange avec d'autres paperasses, par la mort des exécuteurs, par le mépris des lettres du légataire, par la richesse de ce légataire et par la pauvreté des véritables héritiers ! Qu'oppose-t-on à cela ? Une restitution présumée ! Vous verrez que ce pauvre diable de prêtre qui n'avait pas un sou lorsqu'il arriva dans sa cure, et qui avait passé quatre-vingts ans de sa vie à amasser environ cent mille francs en entassant sou sur sou, avait fait autrefois aux Fremins, chez qui il n'avait point demeuré et qu'il n'avait peut-être jamais connus que de nom, un vol de cent mille francs. Et quand ce prétendu vol eût été réel, le grand malheur que... J'aurais brûlé cet acte d'iniquité. Il fallait le brûler, vous dis-je, il fallait écouter votre cœur qui n'a cessé de réclamer depuis, et qui en savait plus que votre imbécile Bouin dont la décision ne prouve que l'autorité redoutable des opinions religieuses sur les têtes les mieux organisées, et l'influence pernicieuse des lois injustes, des faux principes sur le sens et l'équité naturelle. Si vous eussiez été à côté du curé lorsqu'il écrivit cet inique testament, ne l'eussiez-vous pas mis en pièces ? Le sort le jette entre vos mains et vous le conservez.
            Mon père - Et si le curé t'avait institué son légataire universel ?
            Moi - L'acte odieux n'en eût été que plus promptement lacéré.
            Mon père - Je n'en doute nullement, mais n'y aurait-il aucune différence entre le donataire d'un autre et le tien ?
            Moi - Aucune. Ils sont tous les deux justes ou injustes, honnêtes ou malhonnêtes.
            Mon père - Lorsque la loi ordonne après le décès l'inventaire et la lecture de tous les papiers sans exception, elle a son motif sans doute, et ce motif quel est-il ?
            Moi - Si j'étais caustique, je vous répondrais, de dévorer les héritiers en multipliant ce qu'on appelle des vacations. Mais songez que vous n'étiez pas l'homme de la loi, et qu'affranchi de toute forme juridique, vous n'aviez de fonctions à remplir que celles de la bienfaisance et de l'équité naturelle. "
            Ma sœur se taisait, mais elle me serrait la main en signe d'approbation. L'abbé secouait les oreilles, et mon père disait :
            " Et puis encore une petite injure au père Bouin. Tu crois du moins que ma religion m'absout ?
            Moi - Je le crois ; mais tant pis pour elle.
            Mon père - Cet acte que tu brûles de ton autorité privée, tu crois qu'il aurait été déclaré valide au tribunal de la loi ?
            Moi - Cela se peut ; mais tant pis pour la loi.
            Mon père - Tu crois qu'elle aurait négligé toutes ces circonstances que tu fais valoir avec autant de force ?
            Moi - Je n'en sais rien, mais j'en aurais voulu avoir le cœur net. J'y aurais sacrifié une cinquantaine de louis : ç'aurait été une charité bien faite ; et j'aurais attaqué le testament au nom de ces pauvres héritiers.
            Mon père - Oh, pour cela, si tu avais été avec moi et que tu m'en eusses donné le conseil, quoique dans les commencements d'un établissement cinquante louis ce soit une somme, il y a tout à parier que je l'aurais suivi.
            L'abbé - Pour moi, j'aurais autant aimé donner cet argent aux pauvres héritiers qu'aux gens de justice.
            Moi - Et vous croyez, mon frère, qu'on aurait perdu ce procès ?
            L'abbé - Je n'en doute pas. Les juges s'en tiennent strictement à la loin comme mon père et le père Bouin, et font bien. Les juges ferment, en pareil cas, les yeux sur les circonstances, comme mon
père et le père Bouin, par l'effroi des inconvénients qui s'ensuivraient, et font bien. Ils sacrifient quelquefois contre le témoignage de leur conscience, comme mon père et le père Bouin, l'intérêt du malheureux et de l'innocent qu'ils ne pourraient sauver sans lâcher la bride à une infinie de fripons, et font bien. Ils redoutent, comme mon père et le père Bouin, de prononcer un arrêt équitable dans cas déterminé, mais funeste dans mille autres par la multitude de désordres auxquels il ouvrirait la porte, et font bien. Et dans le cas du testament il s'agit...
            Mon père - Tes raisons, comme particulières étaient peut-être bonnes, mais comme publiques elles seraient mauvaises. Il y a tel avocat peu scrupuleux qui m'aurait dit tête à tête : Brûlez ce testament... ce qu'il n'aurait osé écrire dans sa consultation.
            Moi - J'entends ; c'était une affaire à n'être pas portée devant les juges ; aussi, parbleu ! n'y aurait-elle pas été portée, si j'avais été à votre place.
            Mon père - Tu aurais préféré ta raison à la raison publique, la décision de l'homme à celle de l'homme de loi.
            Moi - Assurément. Est-ce que l'homme n'est pas antérieur à l'homme de loi ? Est-ce que la raison de l'espèce humaine n'est pas tout autrement sacrée que la raison d'un législateur ? Nous nous appelons civilisés et nous sommes pires que des sauvages. Il semble qu'il nous faille encore tournoyer pendant des siècles d'extravagances en extravagances et d'erreurs en erreurs, pour arriver où la première étincelle de jugement, l'instinct seul nous eût menés tout droit. Aussi nous nous sommes si bien fourvoyés.         
           Mon père - Mon fils, mon fils,  c'est un bon oreiller que celui de la raison, mais je trouve que ma tête repose plus doucement encore sur celui de la religion et des lois, et point de réplique là-dessus, car je n'ai pas besoin d'insomnie. Mais il me semble que tu prends de l'humeur. Dis-moi donc, si j'avais brûlé le testament, est-ce que tu m'aurais empêché de restituer ?
            Moi - Non, mon père, votre repos m'est un peu plus cher que tous les biens du monde.
            Mon père - Ta réponse me plaît, et pour cause.
            Moi - Et cette cause, vous allez nous la dire ?
            Mon père - Volontiers. Le chanoine Vigneron, ton oncle, était un homme dur, mal avec ses confrères dont il fait la satire continuelle par sa conduite et par ses discours. Tu étais destiné à lui succéder ; mais au moment de sa mort, on pensa dans la famille qu'il valait mieux  envoyer en cour de Rome que de faire entre les mains du chapitre une résignation qui ne serait point agréée. Le courrier part. Ton oncle meurt une heure ou deux avant l'arrivée présumée du courrier, et voilà le canonicat et dix-huit cents francs perdus. Ta mère, tes tantes, nos parents, nos amis étaient tous d'avis de céler la mort du chanoine ; je rejetai ce conseil et je fis sonner les cloches sur-le-champ.
            Moi - Et vous fîtes bien.                                                                         it.depositphotos.com
ᐈ Disegno di un calzolaio immagini di stock, fotografie calzolaio ...            Mon père - Si j'avais écouté les bonnes femmes et que j'en eusse eu du remords, je vois que tu n'aurais pas balancé à me sacrifier ton aumusse.
            Moi - Sans cela. J'aurais mieux aimé être un bon philosophe, ou rien, que d'être un mauvais chanoine...
            Le gros prieur rentra et dit sur mes derniers mots qu'il avait entendus :
            - Un mauvais chanoine ! Je voudrais bien savoir comment on est un bon ou un mauvais prieur, un bon ou un mauvais chanoine ; ce sont des états si indifférents !
            Mon père haussa les épaules et se retira pour quelques devoirs pieux qui lui restaient à remplir. Le prieur dit :
            - J'ai un peu scandalisé le papa. ( Puis tirant un livre de sa poche, il ajouta ) Il faut que je vous lise quelques pages d'une description de la Sicile, par le père Labat.                       
            Moi - Je les connais. C'est l'histoire du calzolaio de Messine.
            L'abbé - Précisément.
            Le prieur - Et ce calzolaio, que faisait-il ?
            L'abbé - L'historien raconte que né vertueux, ami de l'ordre et de la justice, il avait beaucoup à souffrir dans un pays où les lois n'étaient pas seulement sans vigueur, mais sans exercice. Chaque jour était marqué par quelque crime. Des assassins connus marchaient tête levée et bravaient l'indignation publique. Des parents se désolaient sur leurs filles séduites et jetées du déshonneur dans la misère par la cruauté des ravisseurs. Le monopole enlevait à l'homme laborieux sa subsistance et celle de ses enfants. Des concussions de toute espèce arrachaient des larmes amères aux citoyens opprimés. Les coupables échappaient au châtiment ou par leur crédit, ou par leur argent, ou par le subterfuge des formes. Le calzolaio voyait tout cela ; il en avait le cœur percé, et il rêvait sans cesse sur sa selle aux moyens d'arrêter ces désordres.
            Le prieur - Que pouvait un pauvre diable comme lui ?
            L'abbé - Vous allez le savoir. Un jour il établit une cour de justice dans sa boutique.
            Le prieur - Comment cela ?
            Moi - Le prieur voudrait qu'on lui expédiât un récit comme il expédie ses matines.
            Le prieur - Pourquoi non ? L'art oratoire veut que le récit soit bref,  et l’Évangile que la prière soit courte.
            L'abbé - Au bruit de quelque délit atroce, il en informait, il en poursuivait chez lui une instruction rigoureuse et secrète. Sa double fonction de rapporteur et de juge remplie, le procès criminel parachevé et la sentence prononcée, il sortait avec une arquebuse sous son manteau, et le jour, s'il rencontrait les malfaiteurs dans quelques lieux écartés, ou la nuit dans leurs tournées, il vous leur déchargeait équitablement cinq ou six balles à travers le corps.
            Le prieur - Je crains bien que ce brave homme-là n'ait été rompu vif. J'en suis fâché.
            L'abbé - Après l'exécution, il laissait le cadavre sur la place, sans en approcher, et regagnait sa demeure, content comme quelqu'un qui aurait tué un chien enragé.
            Le prieur - Et tua-t-il beaucoup de ces chiens-là ?
            L'abbé - On en comptait plus de cinquante et tous de haute condition, lorsque le vice-roi proposa deux mille écus de récompense au délateur, et jura en face des autels de pardonner au coupable, s'il se déférait lui-même.
            Le prieur - Quelque sot !
            L'abbé -  Dans la crainte que le soupçon et le châtiment ne tombassent sur un innocent...
            Le prieur - Il se présenta au vice-roi !
            L'abbé - Et lui tint ce discours : " J'ai fait votre devoir, c'est moi qui ai condamné et mis à mort les scélérats que vous deviez punir ; voilé les procès-verbaux qui constatent leurs forfaits, vous y verrez la marche de la procédure judiciaire que j'ai suivie. J'ai été tenté de commencer par vous, mais j'ai respecté dans votre personne le maître-auguste que vous représentez. Ma vie est entre vos mains et vous en pouvez disposer. "
            Le prieur - Ce qui fut fait.
            L'abbé - Je l'ignore ; mais je sais qu'avec tout ce beau zèle pour la justice, cet homme n'était qu'un meurtrier.
            Le prieur - Un meurtrier ! le mot est dur. Quel autre nom pourrait-on lui donner, s'il avait assassiné des gens de bien ?
            Moi - Le beau délire !                                                                pinterest.fr
Antonello de Messine - La Vierge de l'Annonciation | Peinture ...
            Ma sœur - Il serait à souhaiter...
            L'abbé ( à moi ) - Vous êtes le souverain, cette affaire est soumise à votre décision ; quelle sera-t-elle ?
            Moi - L'abbé, vous me tendez un piège et je veux bien y donner. Je condamnerai le vice-roi à prendre la place du savetier et le savetier à prendre la place du vice-roi.
            Ma sœur - Fort bien, mon frère...


            Mon père reparut avec ce visage serein qu'il avait toujours après la prière. On lui raconta le fait et il confirma la sentence de l'abbé. Ma sœur ajouta :
            - Et voilà Messine privée sinon du seul homme juste, du moins du seul brave citoyen qu'il eût;
 cela m'afflige...
            On servit, on disputa encore un peu contre moi ; on plaisanta beaucoup le prieur sur sa décision du chapelier et le peu de cas qu'il faisait des prieurs et des chanoines. On lui proposa le cas du testament ; au lieu de la résoudre il nous raconta un fait qui lui était personnel.
            Le prieur - Vous vous rappelez l'énorme faillite du changeur Bourmont ?
            Mon père - Si je me la rappelle ! J'y étais pour quelque chose.
            Le prieur -  Tant mieux.
            Mon père - Pourquoi tant mieux ?
            Le prieur - C'est que si j'ai mal fait, ma conscience en sera soulagée d'autant.  Je fus nommé syndic des créanciers. Il y avait parmi les effets actifs de Bourmont un billet de cent écus sur un pauvre marchand grainetier son voisin. Ce billet partagé au prorata de la multitude des créanciers, n'allait pas à douze sous pour chacun d'eux, et exigé du grainetier, c'était sa ruine. Je supposai...
            Mon père - Que chaque créancier n'aurait pas refusé douze sous à ce malheureux, vous déchirâtes le billet et vous fîtes l'aumône de ma bourse ?
            Le prieur - Il est vrai. En êtes-vous fâché ?
            Mon père - Non.
            Le prieur - Ayez la bonté de croire que les autres n'en seraient pas plus fâchés que vous, et tout sera dit.
            Mon père - Mais, monsieur le prieur, si vous lacérez de votre autorité privée un billet, pourquoi n'en lacérerez-vous pas deux, trois, quatre, tout autant qu'il se trouvera d'indigents à secourir aux dépens d'autrui ?  Ce principe de commisération peut nous mener loin. Monsieur le prieur, la justice, la justice.
            Le prieur - On l'a dit, est souvent une grande injustice...
            Une jeune femme qui occupait le premier descendit ; c'était la gaieté et la folie en personne. Mon père lui demanda des nouvelles de son mari : ce mari était un libertin qui avait donné à sa femme l'exemple des mauvaises mœurs qu'elle avait, je crois, un peu suivi, et qui pour échapper à la poursuite de ses créanciers, s'en était allé à la Martinique. Mme d'Isigny, c'était le nom de notre locataire, répondit à mon père :
            - M. d'Isigny ? Dieu merci, je n'en ai plus entendu parler ; il est peut-être noyé.
            Le prieur - Noyé ! je vous en félicite.
            Mme d'Isigny - Qu'est-ce que cela vous fait, monsieur l'abbé ?
            Le prieur - Rien, mais à vous ?
            Mme d'Isigny - Et qu'est-ce que cela me fait à moi ?
            Le prieur - Mais on dit...
            Mme d'Isigny - Et qu'est-ce qu'on dit ?
            Le prieur - Puisque vous le voulez savoir, on dit qu'il avait surpris quelques-unes de vos lettres.
            Mme d'Isigny - Et n'avais-je pas un beau recueil des siennes ?...
            Et puis voilà une querelle tout à fait comique entre le prieur et Mme d'Isigny sur le privilège des deux sexes. Mme d'Isigny m'appela à son secours, et j'allais prouver au prieur que le premier des deux époux qui manquait au pacte rendait à l'autre sa liberté ; mais mon père demanda son bonnet de nuit, rompit la conversation et nous envoya coucher. Lorsque ce fut à mon tour de lui souhaiter la bonne nuit, en l'embrassant je lui dis à l'oreille :
            - Mon père, c'est qu'à la rigueur il n'y a point de lois pour le sage.
            - Parlez plus bas.
            - Toutes étant sujettes à des exceptions, c'est à lui qu'il appartient de juger des cas où il faut s'y soumettre ou s'en affranchir.
            - Je ne serais pas trop fâché, me répondit-il, qu'il y eût dans la ville un ou deux citoyens comme toi ; mais je n'y habiterais pas s'ils pensaient tous de même. " 



                                                                         Fin 

                                          de Entretien d'un père avec ses enfants ( éd. 1795 ? )                               
                                                                  Denis Diderot

         

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