vendredi 8 mai 2020

Entretien d'un père avec ses enfants 1/2 Denis Diderot ( Nouvelle France )

BD de bric et de broc - Caran d'Ache
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                                                  Entretien d'un père avec son fils
                                                                                                              ou
                                             Du danger de se mettre au-dessus des lois

            Mon père, homme d'un excellent jugement, mais homme pieux, était renommé dans sa province pour sa probité rigoureuse. Il fut plus d'une fois choisi pour arbitre entre ses concitoyens, et des étrangers qu'il ne connaissait pas lui confièrent souvent l'exécution de leurs dernières volontés. Les pauvres pleurèrent sa perte lorsqu'il mourut ; pendant sa maladie les grands et les petits marquèrent l'intérêt qu'ils prenaient à sa conservation. Lorsqu'on sut qu'il approchait de sa fin, toute la ville fut attristée. Son image sera toujours présente à ma mémoire ; il me semble que je le vois dans son fauteuil à bras, avec son maintien tranquille et son visage serein ; il me semble que je l'entends encore. Voici l'histoire d'une de nos soirées, et un modèle de l'emploi des autres.
            C'était en hiver. Nous étions assis autour de lui, devant le feu, l'abbé, ma sœur et moi. Il me disait à la suite d'une conversation sur les inconvénients de la célébrité :
            " - Mon fils, nous avons fait tous les deux du bruit dans le monde, avec cette différence que le bruit que vous faisiez avec votre outil vous ôtait le repos, et que celui que je faisais avec le mien ôtait le repos aux autres. "
            Après cette plaisanterie bonne ou mauvaise du vieux forgeron, il se mit à rêver, à nous regarder avec une attention tout à fait marquée, et l'abbé lui dit :
            " - Mon père, à quoi rêvez-vous .
               - Je rêve, lui répondit-il, que la réputation d'homme de bien, la plus désirable de toutes, a ses périls même pour celui qui la mérite. "
            Puis après une courte pause il ajouta :
            " - J'en frémis encore quand j'y pense... Le croiriez-vous, mes enfants ? une fois dans ma vie j'ai été sur le point de vous ruiner, oui de vous ruiner de fond en comble.
            L'abbé - Et comment cela ?
            Mon père - Comment ? Le voici.
            Avant que je commence, dit-il à sa fille, petite soeur, relève mon oreiller qui est descendu trop bas. ( A moi ) Et toi, ferme les pans de ma robe de chambre, car le feu me brûle les jambes... Vous avez tous connu le curé de Thivet ?
            Ma sœur - Ce bon vieux prêtre qui, à l'âge de cent ans, faisait ses quatre lieues dans la matinée ?
            L'abbé - Qui s'éteignit à cent et un ans en apprenant la mort d'un frère qui demeurait avec lui et qui en avait quatre-vingt-dix-neuf ?
            Mon père - Lui-même.
            L'abbé - Eh bien ?                                                                           picclick.fr
RARISSIME DESSIN ORIGINAL SIGNE ! CARAN D'ACHE "Alsace Lorraine ...            Mon père - Eh bien, ses héritiers, gens pauvres et dispersés sur les grands chemins, dans les campagnes, aux portes des églises où ils mendiaient leur vie, m'envoyèrent une procuration qui m'autorisait à me transporter sur les lieux et à pourvoir à la sûreté des effets du défunt curé leur parent. Comment refuser à des indigents un service que j'avais rendu à plusieurs familles opulentes ? J'allai à Thivet, j'appelai la justice du lieu, je fis apposer les scellés, et j'attendis l'arrivée des héritiers. Ils ne tardèrent pas à venir ; ils étaient au nombre de dix à douze. C'étaient des femmes sans bas, sans souliers, presque sans vêtements, qui tenaient contre leur sein des enfants entortillés dans leurs mauvais tabliers ; des vieillards couverts de haillons qui s'étaient traînés jusque-là, portant sur leurs épaules, avec un bâton, une poignée de guenilles enveloppées dans une autre guenille : le spectacle de la misère la plus hideuse. Imaginez d'après cela la joie de ces héritiers à l'aspect d'une dizaine de mille francs qui revenait à chacun d'eux, car à vue de pays la succession du curé pouvait aller à une centaine de mille francs au moins. On lève les scellés. Je procède tout le jour à l'inventaire des effets. La nuit vient ; ces malheureux se retirent, je reste seul. J'étais pressé de les mettre en possession de leurs lots, de les congédier et de revenir à mes affaires. Il y avait sous un bureau un vieux coffre sans couvercle et rempli de toutes sortes de paperasses : c'étaient de vieilles lettres, des brouillons de réponses, de quittances surannées, des reçus de rebut, des comptes de dépenses et d'autres chiffons de cette nature ; mais en pareil cas on lit tout ; on ne néglige rien. Je touchais à la fin de cette ennuyeuse révision, lorsqu'il me tomba sous les mains un écrit assez long, et cet écrit, savez-vous ce que c'était ? un testament ! un testament signé du curé ! un testament dont la date était si ancienne que ceux qu'il en nommait exécuteurs n'existaient plus depuis vingt ans ! un testament où il rejetait les pauvres qui dormaient autour de moi, et instituait légataires universels les Fremins, ces riches libraires de Paris que tu dois connaître, toi.
            Je vous laisse à juger de ma surprise et de ma douleur; car que faire de cette pièce ? La brûler? pourquoi non ? N'avait-elle pas tous les caractères de la réprobation ? et l'endroit où je l'avais trouvée et les papiers avec lesquels elle était confondue et assimilée ne déposaient-ils pas assez fortement contre elle, sans parler de son injustice révoltante ? Voilà ce que je me disais en moi-même : et me représentant en même temps la désolation de ces malheureux héritiers spoliés, frustrés de leur espérance, j'approchais tout doucement le testament du feu ; puis d'autres idées croisaient les premières, je ne sais quelle frayeur de me tromper dans la décision d'un cas aussi important, la méfiance de mes lumières, la crainte d'écouter plutôt la voix de la commisération qui criait au fond de mon cœur que celle de la justice, m'arrêtaient subitement ; et je passai le reste de la nuit à délibérer sur cet acte inique que je tins plusieurs fois au-dessus de la flamme, incertain si je le brûlerais ou non. Ce dernier parti l'emporta ; une minute plus tôt ou plus tard, c'eût été le parti contraire.
            Dans ma perplexité, je crus qu'il était sage de prendre le conseil de quelque personne éclairée. Je monte à cheval dès la pointe du jour, je m'achemine à toutes jambes vers la ville ; je passe devant la porte de ma maison sans y entrer ; je descends au séminaire qui était alors occupé par des oratoriens, entre lesquels il y en avait un distingué par la sûreté de ses lumières et la sainteté de ses mœurs : c'était un père Bouin, qui a laissé dans le diocèse la réputation du plus grand casuiste... "
            Mon père en était là, lorsque le docteur Bissey entra : c'était l'ami et le médecin de la maison. Il s'informa de la santé de mon père, lui tâta le pouls, ajouta, retrancha à son régime, prit une chaise et se mit à causer avec nous.
            Mon père lui demanda des nouvelles de quelques-uns de ses malades, entre autres d'un vieux fripon d'intendant de M. de la Mésangère, ancien maire de notre ville. Cet intendant avait mis le désordre dans les affaires de son maître, avait fait de faux emprunts sous son nom, avait égaré des titres, s'était approprié des fonds, avait commis une infinité de friponneries dont la plupart étaient avérées, et il était à la veille de subir une peine infamante sinon capitale. Cette affaire occupait toute la province. Le docteur lui dit que cet homme était fort mal, mais qu'il ne désespérait pas de le tirer d'affaire.
            " Mon Père - C'est un très mauvais service à lui rendre.
               Moi - Et une très mauvaise action à faire.
               Le Docteur - Une mauvaise action ! Et la raison, s'il vous plaît ?
               Moi - C'est qu'il y a tant de méchants dans ce monde qu'il n'y faut pas retenir ceux à qui il prend envie d'en sortir.
               Le Docteur - Mon affaire est de le guérir et non de le juger. Je le guérirai, parce que c'est mon métier ; ensuite le magistrat le fera pendre, parce que c'est le sien.
               Moi - Docteur, mais il y a une fonction commune à tout bon citoyen, à vous, à moi, c'est de travailler de toute notre force à l'avantage de la république, et il me semble que ce n'en est pas un pour elle que le salut d'un malfaiteur dont incessamment les lois la délivreront.
                Le Docteur - Et à qui appartient-il de le déclarer malfaiteur ? Est-ce à moi ?
                Moi - Non, c'est à ses actions.                                                                      etsy.com
Morceaux de Crayons de dessin originales visage rigide papier | Etsy                Le Docteur - Et à qui appartient-il de connaître de ses actions ? Est-ce à moi ?
                Moi - Non ; mais permettez, docteur, que je change un peu la thèse en supposant un malade dont les crimes soient de notoriété publique. On vous appelle, vous accourrez, vous ouvrez les rideaux, et vous reconnaissez Cartouche ou Nivet. Guérirez-vous Cartouche ou Nivet ? "
            Le docteur après un moment d'incertitude, répondit ferme qu'il le guérirait ; qu'il oublierait le nom du malade pour ne s'occuper que du caractère de la maladie ; que c'était la seule chose dont il lui fût permis de connaître ; que s'il faisait un pas au-delà, bientôt il ne saurait plus où s'arrêter ; que ce serait abandonner la vie des hommes à la merci de l'ignorance, des passions, du préjugé, si l'ordonnance devait être précédée de l'examen de la vie et des mœurs du malade.
            " - Ce que vous me dîtes de Nivet, un janséniste me le dira d'un moliniste, un catholique d'un protestant. Si vous m'écartez du lit de Cartouche, un fanatique m'écartera du lit d'un athée. C'est bien assez que d'avoir à doser le remède, sans avoir encore à doser la méchanceté qui permettrait ou non de l'administrer.
              Moi - Mais, docteur, si après votre belle cure le premier essai que le scélérat fera de sa convalescence, c'est d'assassiner votre ami, que direz-vous ? Mettez la main sur la conscience ; ne vous repentirez-vous point de l'avoir guéri ? Ne vous écrierez-vous point avec amertume : Pourquoi l'ai-je secouru ! que ne le laissais-je mourir !...  N'y a-t-il pas là de quoi empoisonner le reste de votre vie ?
               Le Docteur - Assurément, je serai consumé de douleur, mais je n'aurai point de remords.
               Moi - Et quel remords pourriez-vous avoir, je ne dis pas d'avoir tué, car il ne s'agit pas de cela, mais d'avoir laissé périr un chien enragé? Docteur, écoutez-moi. Je suis plus intrépide que vous ; je ne me laisse point brider par de vains raisonnements. Je suis médecin, je regarde mon malade, en le regardant je reconnais un scélérat, et voici le discours que je lui tiens : " Malheureux, dépêche-toi de mourir, c'est tout ce qui peut t'arriver de mieux pour les autres et pour toi. Je sais bien ce qu'il y aurait à faire pour ce point de côté qui t'oppresse, mais je n'aurais garde de l'ordonner ; je ne hais pas assez mes concitoyens pour te renvoyer de nouveau au milieu d'eux, et me préparer à moi-même une douleur éternelle par les nouveaux forfaits que tu commettrais. Je ne serai point ton complice. On punirait celui qui te recèle dans sa maison, et je croirais innocent celui qui t'aurait sauvé ! Cela ne se peut. Si j'ai un regret, c'est qu'en te livrant à la mort, je t'arrache au dernier supplice. Je ne m'occuperai point de rendre à la vie celui dont il m'est enjoint par l'équité naturelle, le bien de la société, le salut de mes semblables, d'être le dénonciateur. Meurs, et qu'il ne soit pas dit que par mon art et mes soins il existe un monstre de plus.
               Le Docteur - Bonjour, papa. Ah çà, moins de café après dîner, entendez-vous ?
               Mon père - Ah ! docteur, c'est une bonne chose que le café !
               Le Docteur - Du moins beaucoup, beaucoup de sucre.
               Ma sœur - Mais, docteur, ce sucre nous échauffera.
               Le Docteur - Chansons. Adieu, Philosophe.
               Moi - Docteur, encore un moment. Galien qui vivait sous Marc Aurèle et qui certes n'était pas un homme ordinaire, bien qu'il crût aux songes, aux amulettes et aux maléfices, dit de ses préceptes sur les moyens de conserver les nouveau-nés : C'est aux Grecs, aux Romains, à tous ceux qui marchent sur leurs pas dans la carrière des sciences, que je les adresse : pour les Germains et le reste des barbares, ils n'en sont pas plus dignes que les ours, les sangliers, les lions et les autres bêtes féroces.
               Le Docteur - Je savais cela. vous avez tort tous les deux : Galien d'avoir proféré sa sentence absurde ; vous d'en faire une autorité. Vous n'existez pas ni vous ni votre éloge, ou votre cynique de Galien, si la nature n'avait pas eu d'autre secret que le sien pour conserver les enfants des Germains.
               Moi - Pendant la dernière peste de Marseille...
               Le Docteur - Dépêchez-vous, car je suis pressé.
               Moi - Il y avait des brigands qui se répandaient dans les maisons, pillant, tuant, profitant du désordre général pour s'enrichir par toutes sortes de crimes. Un de ces brigands fut attaqué de la peste et reconnu par un des fossoyeurs que la police avait chargés d'enlever les morts. Ces gens-ci allaient et jetaient les cadavres dans la rue. Le fossoyeur regarde le scélérat et lui dit : " Ah ! misérable, c'est toi ! " et en même temps il le saisit par les pieds et le traîne vers la fenêtre. Le scélérat lui crie : " Je ne suis pas mort. " L'autre lui répond : " Tu es assez mort... " et le précipite à l'instant d'un troisième étage. Docteur, sachez que le fossoyeur qui dépêche si lestement ce méchant pestiféré est moins coupable à mes yeux qu'un habile médecin comme vous qui l'aurait guéri ; et partez.
               Le Docteur -  Cher Philosophe, j'admirerai votre esprit et votre chaleur tant qu'il vous plaira, mais votre morale ne sera ni la mienne ni celle de l'abbé, je gage.
               L'abbé - Vous gagez à coup sûr. "
               J'allais entreprendre l'abbé, mais mon père s'adressant à moi en souriant, me dit :
            " Tu plaides contre ta propre cause.
               Moi - Comment cela ?
               Mon père - Tu veux la mort de ce coquin d'intendant de M. de la Mésangère, n'est-ce pas ? Eh ! laisse donc faire le docteur. Tu dis quelque chose tout bas.
               Moi - Je dis que Bissey ne méritera jamais l'inscription que les Romains placèrent au-dessus de la porte du médecin d'Adrien VI après sa mort, Au libérateur de la patrie.
               Ma sœur - Et que médecin du Mazarin, ce ministre décédé, il n'eût pas fait dire aux charretiers comme Guénaut  Camarades, laissons passer M. le docteur, c'est lui qui nous a fait la grâce de tuer le Cardinal. "                                                       
historique de la transfusion sanguine            Mon père sourit et dit :
            " Où en étais-je de mon histoire ?
               Ma sœur - Vous en étiez au père Bouin.
               Mon père - Je lui expose le fait. Le père Bouin me dit :
            " Rien n'est plus louable, monsieur, que le sentiment de commisération dont vous êtes touché pour ces malheureux héritiers. Supprimez le testament, secourez-les, j'y consens, mais c'est à la condition de restituer au légataire universel la somme précise dont vous l'aurez privé, ni plus, ni moins... "
            Mais je sens du froid entre mes épaules. Le docteur aura laissé la porte ouverte ; petite sœur, va la fermer.
               Ma sœur - J'y vais, mais j'espère que vous ne continuerez pas que je ne sois revenue.
               Mon père - Cela va sans dire. "
            Ma sœur qui s'était fait attendre quelque temps, dit en rentrant avec un peu d'humeur :
            " C'est ce fou qui a pendu deux écriteaux à sa porte, sur l'un desquels on lit : " Maison à vendre vingt mille francs, ou à louer douze cents francs par an sans bail ; et sur l'autre : Vingt mille francs à prêter pour un an à six pour cent. "
               Moi - Un fou ! Ma sœur ? Et s'il n'y avait qu'un écriteau où vous en voyez deux, et que l'écriteau du prêt ne fût qu'une traduction de celui de la location ?... Mais laissons cela, et revenons au père Bouin.
                Mon père - Le père Bouin ajouta :
                " Et qui est-ce qui vous a autorisé à ôter ou à donner de la sanction aux actes ? Qui est-ce qui vous a autorisé à interpréter les intentions des morts ?
                   - Mais, père Bouin, et le coffre ?
                   - Qui est-ce qui vous a autorisé à décider si ce testament a été rebuté de réflexion ou s'il s'est égaré par méprise ? Ne vous est-il jamais arrivé d'en commettre de pareilles, et de retrouver au fond d'un seau un papier précieux que vous y aviez jeté d'inadvertance ?
                   - Mais, père Bouin, et la date et l'iniquité de ce papier ?
                   - Qui est-ce qui vous a autorisé à prononcer sur la justice ou l'injustice de cet acte, et à regarder le legs universel comme un don illicite plutôt que comme une restitution ou telle autre oeuvre légitime qu'il vous plaira d'imaginer ?
                   - Mais, père Bouin, et ces héritiers immédiats et pauvres, et ce collatéral éloigné et riche?
                   - Qui est-ce qui vous a autorisé à peser ce que le défunt devait à ses proches que vous ne connaissez pas et à son légataire que vous ne connaissez pas davantage ?
                    - Mais, père Bouin, et ce tas de lettres du légataire que le défunt ne s'était pas seulement donné la peine d'ouvrir ?...
                       Une circonstance que j'avais oublié de vous dire, ajouta mon père, c'est que dans l'amas de paperasses entre lesquelles je trouvai ce fatal testament il  avait vingt, trente, je ne sais combien de lettres des Fremins toutes cachetées...
             "  Il n'y a, dit le père Bouin, ni coffre, ni dates, ni lettres, ni père Bouin, ni si, ni mais qui tienne; il n'est permis à personne d'enfreindre les lois, d'entrer dans la pensée des morts et de disposer du bien d'autrui. Si la Providence a résolu de châtier ou l'héritier ou le légataire ou le défunt, car on ne sait lequel, par la conservation fortuite de ce testament, il faut qu'il reste. "
              Après une décision aussi nette, aussi précise de l'homme le plus éclairé de notre clergé je demeurai stupéfait et tremblant, songeant en moi-même à ce que je devenais, à ce que vous deveniez, mes enfants, s'il me fût arrivé de brûler le testament comme j'en avais été tenté dix fois ; d'être ensuite tourmenté de scrupules et d'aller consulter le père Bouin. J'aurais restitué, oh, j'aurais restitué, rien n'est plus sûr, et vous étiez ruinés.       
               Ma sœur - Mais, mon père, il fallut après cela revenir au presbytère et annoncer à cette troupe d'indigents qu'il n'y avait rien là qui leur appartint, et qu'ils pouvaient retourner comme ils étaient venus. Avec l'âme compatissante que vous avez, comment en eûtes-vous le courage ?
               Mon père - Ma foi, je n'en sais rien. Dans le premier moment je pensai à me départir de ma procuration et à me remplacer par un homme de loi ; mais un homme de loi en eût usé dans toute la rigueur, pris et chassé par les épaules ces pauvres gens dont je pouvais peut-être alléger l'infortune. Je retournai donc le même jour à Thivet. Mon absence subite et les précautions que j'avais prises en partant avaient inquiété ; l'air de tristesse avec lequel je reparus inquiéta bien davantage ; cependant je me contraignis , je dissimulai de mon mieux.                                                   
               Moi - C'est-à-dire mal.
               Mon père - Je commençai par mettre à couvert tous les effets précieux. J'assemblai dans la maison un certain nombre d'habitants qui me prêteraient main-forte en cas de besoin. J'ouvris la cave et les greniers que j'abandonnai à ces malheureux, les invitant à boire, à manger et à partager entre eux le vin, le blé et toutes les autres provisions de bouche.
               L'abbé - Mais, mon père !...
               Mon père - Je le sais, cela ne leur appartenait pas plus que le reste.
               Moi - Allons donc, l'abbé, tu nous interromps.
               Mon père - Ensuite pâle comme la mort, tremblant sur mes jambes, ouvrant la bouche et ne trouvant aucune parole, m'asseyant, me relevant, commençant une phrase et ne pouvant l'achever, pleurant, tous ces gens effrayés m'environnant, s'écriant autour de moi :
               " Eh bien, mon cher monsieur, qu'est-ce qu'il y a ?
                  - Qu'est-ce qu'il y a ? repris-je... un testament, un testament qui vous déshérite. "
                Ce peu de mots me coûta tant à dire, que je me sentis presque défaillir.
               Ma sœur - Je conçois cela.
               Mon père - Quelle scène, quelle scène, mes enfants, que celle qui suivit ! Je frémis de la rappeler. Il me semble que j'entends encore les cris de la douleur, de la fureur, de la rage, le hurlement des imprécations... ( Ici, mon père portait ses mains sur ses yeux, sur ses oreilles. ) Ces femmes, disait-il, ces femmes, je les vois ; les unes se roulaient à terre, s'arrachaient les cheveux, se déchiraient les joues et les mamelles ; les autres écumaient, tenaient leurs enfants par les pieds, prêtes à leur écacher la tête contre le pavé, si on les eût laissées faire ; les hommes saisissaient, renversaient tout ce qui leur tombait sous les mains ; ils menaçaient de mettre le feu à la maison ; d'autres en rugissant grattaient la terre avec leurs ongles, comme s'ils y eussent cherché le cadavre du curé pour le déchirer ; et tout au travers de ce tumulte c'étaient les cris aigus des enfants qui partageaient, sans savoir pourquoi, le désespoir de leurs parents, qui s'attachaient à leurs vêtements et qui en étaient inhumainement repoussés. Je ne crois pas avoir jamais autant souffert de ma vie.
            Cependant j'avais écrit au légataire de Paris ; l'instruisis de tout et je le pressais de faire diligence, le seul moyen de prévenir quelque accident qu'il ne serait pas en mon pouvoir d'empêcher. J'avais un peu calmé les malheureux par l'espérance dont je me flattais en effet d'obtenir du légataire une renonciation complète à ses droits, ou de l'amener à quelque traitement favorable, et je les avais dispersés dans les chaumières les plus éloignées du village.
            Le Fremin de Paris arriva. Je le regardai fixement et je lui trouvai une physionomie dure qui ne promettait rien de bon.
               Moi - De grands sourcils noirs et touffus, des yeux couverts et petits, une large bouche, un peu de travers, un teint basané et criblé de petite vérole ?
               Mon père - C'est cela. Il n'avait pas mis plus de trente heures à faire ses soixante lieues. Je commençai par lui montrer les misérables dont j'avais à plaider la cause. Ils étaient tous debout devant lui, en silence ; les femmes pleuraient, les hommes appuyés sur leurs bâtons, la tête nue, avaient la main dans leurs bonnets. Le Fremin assis, les yeux fermés, la tête penchée et le menton appuyé sur sa poitrine, ne les regardait pas. Je parlai en leur faveur de toute ma force ; je ne sais où l'on prend tout ce qu'on dit en pareil cas. Je lui fis toucher au doigt combien il était incertain que cette succession lui fût légitimement acquise ; je le conjurai par son opulence, par la misère qu'il avait sous les yeux, je crois même que je me jetai à ses pieds. Je n'en pus pas tirer une obole. Il me répondit qu'il n'entrait point dans toutes ces considérations ; qu'il y avait un testament, que l'histoire de ce testament lui était indifférente, et qu'il aimait mieux s'en rapporter à ma conduite qu'à mes discours. D'indignation , je lui jetai les clefs au nez ; il les ramassa, s'empara de tout, et je m'en revins si troublé, si peiné, si changé que votre mère, qui vivait encore, crut qu'il m'était arrivé quelque grand malheur... Ah ! les enfants, quel homme que ce Fremin ! "

            Après ce récit nous.......

                                                                     à suivre........ 2
                                                                                           suite et fin de
                                                           Entretien d'un père avec ses enfants

                                                                          Diderot
               

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