dimanche 16 décembre 2012

Un cas de divorce Guy de Maupassant ( nouvelle fantastique France )



                                              Un cas de divorce


            L'avocat de Mme Chassel prit la parole :
                        Monsieur le P. résident,
                        Messieurs les Juges,
            La cause que je suis chargé de défendre devant vous relève bien plus de la médecine que de la justice, et constitue bien plus un cas pathologique qu'un cas de droit ordinaire. Les faits semblent simples au premier abord.
            Un homme jeune, très riche, d'âme noble et exaltée, de coeur généreux, devient amoureux d'une jeune fille absolument belle, plus que belle, adorable, aussi gracieuse, aussi charmante, aussi bonne, aussi tendre que jolie, et il l'épouse.
            Pendant quelque temps, il se conduit envers elle en époux plein de soins et de tendresse ; puis il la néglige, la rudoie, semble éprouver pour elle une répulsion insurmontable, un dégoût irrésistible. Un jour même il la frappe, non seulement sans aucune raison, mais même sans aucun prétexte.
            Je ne vous ferai point le tableau, messieurs, de ses allures bizarres, incompréhensibles pour tous. Je ne vous dépeindrai point la vie abominable de ces deux êtres, et la douleur horrible de cette jeune femme.
            Il me suffira pour vous convaincre de vous lire quelques fragments d'un journal écrit chaque jour par ce pauvre homme, par ce pauvre fou. Car c'est en face d'un fou que nous nous trouvons, messieurs, et le cas est d'autant plus curieux, d'autant plus intéressant qu'il rappelle en beaucoup de points la démence du malheureux prince, mort récemment, du roi bizarre qui régna platoniquement sur la Bavière. J'appellerai ce cas : la folie poétique.
            Vous vous rappelez tout ce qu'on raconta de ce prince étrange. Il fit construire au milieu des paysages les plus magnifiques de son royaume de vrais châteaux de féerie. La réalité même de la beauté des choses et des lieux ne lui suffisant pas, il imagina, il créa, dans ces manoirs invraisemblables, des horizons factices, obtenus au moyen d'artifices de théâtre, des changements à vue, des forêts peintes, des empires de contes où les feuilles des arbres étaient des pierres précieuses. µIl eut des Alpes et des glaciers, des steppes, des déserts de sable brûlés par le soleil ; et, la nuit, sous les rayons de la vraie lune, des lacs qu'éclairaient par dessous de fantastiques lueurs électriques. Sur ces lacs nageaient des cygnes et glissaient des nacelles, tandis qu'un orchestre, composé des premiers exécutants du monde, enivrait de poésie l'âme du fou royal.
            Cet homme était chaste, cet homme était vierge. Il n'aima jamais qu'un rêve, son rêve, son rêve divin
            Un soir, il emmena dans sa barque une femme jeune, belle, une grande artiste et il la pria de chanter. Elle chanta, grisée elle-même par l'admirable paysage, par la douceur tiède de l'air, par le parfum des fleurs et par l'extase de ce prince jeune et beau.
            Elle chanta, comme chantent les femmes que touche l'amour, puis, éperdue, frémissante, elle tomba sur le coeur du roi en cherchant ses lèvres.
            Mais il la jeta dans le lac, et prenant ses rames gagna la berge, sans s'inquiéter si on la sauvait.
            Nous nous trouvons, messieurs les juges, devant un cas tout à fait semblable. Je ne ferai plus que lire maintenant des passages du journal que nous avons surpris dans un tiroir du secrétaire.

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            Comme tout est triste et laid, toujours pareil, toujours odieux. Comme je rêve une terre plus belle, plus noble, plus variée. Comme elle serait pauvre l'imagination de leur Dieu, si leur Dieu existait ou s'il n'avait pas créé d'autres choses, ailleurs.
            Toujours des bois, de petits bois, des fleuves qui ressemblent aux fleuves, des plaines qui ressemblent aux plaines, tout est pareil et monotone. Et l'homme... L'homme  ?    Quel horrible animal, méchant, orgueilleux et répugnant.

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            Il faudrait aimer, aimer éperdument, sans voir ce qu'on aime. Car voir c'est comprendre, et comprendre c'est mépriser. Il faudrait aimer, en s'enivrant d'elle comme on se grise de vin, de façon à ne plus savoir ce qu'on boit. Et boire, boire, boire, sans reprendre haleine, jour et nuit !

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            J'ai trouvé, je crois. Elle a dans toute sa personne quelque chose d'idéal qui ne semble point de ce monde et donne des ailes à mon rêve. Ah ! mon rêve, comme il me montre les êtres différents de ce qu'ils sont. Elle est blonde, d'un blond léger avec des cheveux qui ont des nuances inexprimables. Ses yeux sont bleus ! Seuls les yeux bleus emportent mon âmes. Toute la femme, la femme qui existe au fond de mon coeur, m'apparaît dans l'oeil, rien que dans l'oeil.
            Oh ! mystère ! Quel mystère ? L'oeil ?... Tout l'univers est en lui, puisqu'il le voit, puisqu'il le reflète. Il contient l'univers, les choses et les êtres, les forêts et les océans, les hommes et les bêtes, les couchers de soleil, les étoiles, les arts, tout, tout, il voit, cueille et emporte tout ; et il  y a plus encore en lui, il y a l'âme, il y a l'homme qui pense, l'homme qui aime, l'homme qui rit, l'homme qui souffre ! Oh ! regardez les yeux bleus des femmes, ceux qui sont profonds comme la mer, changeants comme le ciel, si doux, si doux, doux comme des baisers, et transparents, si clairs qu'on voit derrière, on voit l'âme, l'âme bleue qui les colore, qui les anime, qui les divinise.
            Oui, l'âme a la couleur du regard. L'âme bleue seule porte en elle du rêve, elle a pris son azur aux flots et à l'espace.
            L'oeil ! Songez à lui ! L'oeil ! Il boit la vie apparente pour en nourrir la pensée. Il boit le monde, la couleur, le mouvement, les livres, les tableaux, tout ce qui est beau et tout ce qui est laid, et il en fait des idées. Et quand il nous regarde, il nous donne la sensation d'un bonheur qui n'est point de cette terre. Il nous fait pressentir ce que nous ignorerons toujours ; il nous fait comprendre que les réalités de nos songes sont de méprisables ordures.

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            Je l'aime aussi pour sa démarche.^" Même quand l'oiseau marche on sent qu'il a des ailes ", a dit le poète.
            Quand elle passe on sent qu'elle est d'une autre race que les femmes ordinaires, d'une race plus légère et plus divine.
           oiseau de paradis ?
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            Je l'épouse demain... J'ai peur... J'ai peur de tant de choses.
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            Deux bêtes, deux chiens, deux loups, deux renards, rôdent par les bois et se rencontrent. L'un est mâle, l'autre femelle. Ils s'accouplent. Ils s'accouplent par un instinct bestial qui les force à continuer la race, leur race, celle dont ils ont la forme, le poil, la taille, les mouvements et les habitudes.
            Toutes les bêtes en font autant, sans savoir pourquoi !
            Nous aussi.
            C'est cela que j'ai fait en l'épousant, j'ai obéi à cet imbécile emportement qui nous jette vers la femelle.
            Elle est ma femme. Tant que je l'ai idéalement désirée elle fut pour moi le rêve irréalisable près de se réaliser. A partir de la seconde même où je l'ai tenue dans mes bras, elle ne fut plus que l'être dont la nature s'était servie pour tromper toutes mes espérances.
            Les a-t-elle trompées ? - Non. Et pourtant je suis las d'elle, las à ne pouvoir la toucher, l'effleurer de ma main ou de mes lèvres sans que mon coeur soit soulevé par un dégoût inexprimable, non peut-être le dégoût d'elle, mais un dégoût plus haut, plus grand, plus méprisant, le dégoût de l'étreinte amoureuse, si vile, qu'elle est devenue, pour tous les êtres affinés, un acte honteux qu'il faut cacher, dont on ne parle qu'à voix basse, en rougissant.
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            Je ne peux plus voir ma femme venir vers moi, m'appelant du sourire, du regard et des bras. Je ne peux plus. J'ai cru jadis que son baiser m'emporterait dans le ciel. Elle fut souffrante, un jour, d'une fièvre passagère, et je sentis dans son haleine le souffle léger, subtil, presque insaisissable des pourritures humaines. Je fus bouleversé !
            Oh ! la chair, fumier séduisant et vivant, putréfaction qui marche, qui pense, qui parle, qui regarde et qui sourit, où les nourritures fermentent et qui est rose, jolie, tentante, trompeuse comme l'âme.

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De belles fleurs qui en disent long !            Pourquoi les fleurs, seules, sentent-elles si bon, les grandes fleurs éclatantes ou pâles, dont les tons, les nuances font frémir mon coeur et troublent mes yeux. Elles sont si belles, de structures si fines, si variées et si sensuelles, entrouvertes comme des organes, plus tentantes que des bouches, et creuses avec des lèvres retournées, dentelées, charnues, poudrées d'une semence de vie qui, dans chacune, engendre un  parfum différent.
            Elles se reproduisent, elles, elles seules, au monde, sans souillure pour leur inviolable race, évaporant autour d'elles l'encens divin de leur amour, la sueur odorante de leurs caresses, l'essence de leurs corps incomparables, de leurs corps parés de toutes les grâces, de toutes les élégances, de toutes les formes, qui ont la coquetterie de toutes les colorations et séduction enivrante de toutes les senteurs.

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                         ... six mois plus tard, extraits
            ... J'aime les fleurs, non point comme des fleurs mais comme des êtres matériels et délicieux ; je passe mes jours et mes nuits dans les serres où je les cache ainsi que les femmes des harems.
            Qui connaît, hors moi, la douceur, l'affolement, l'extase frémissante, charnelle, idéale, surhumaine de ces tendresses ; et ces baisers sur la chair rose, sur la chair rouge, sur la chair blanche miraculeusement différente, délicate, rare, fine, onctueuse des admirables fleurs.
             J'ai des serres ou personne ne pénètre que moi et celui qui en prend soin.
             J'entre là comme on se glisse en un lieu de plaisir secret. Dans la haute galerie de verre, je passe d'abord entre deux foules de corolles fermées, entrouvertes ou épanouies qui vont ne pente de la terre au toit. C'est le premier baiser qu'elles m'envoient.
             Celles-là, ces fleurs-là, celles qui parent ce vestibule de mes passions mystérieuses sont mes servantes et non mes favorites.
             Elles me saluent au passage de leur éclat changeant et de leurs fraîches exhalaisons. Elles sont mignonnes, coquettes, étagées sur huit rangs à droite et sur huit rangs à gauche, et si pressées qu'elles ont l'air de deux jardins venant jusqu'à mes pieds.
            Mon coeur palpite, mon oeil s'allume à les voir, mon sang s'agite dans mes veines, mon âme s'exalte, et mes mains déjà frémissent du désir de les toucher. Je passe. Trois portes sont fermées au fond de cette haute galerie. Je peux choisir. J'ai trois harems.
            Mais j'entre le plus souvent chez les orchidées, mes endormeuses préférées. Leur chambre est basse, étouffante. L'air humide et chaud rend moite la peau, fait haleter la gorge et trembler les doigts. Elles viennent, ces filles étranges, de pays marécageux, brûlants et malsains. Elles sont attirantes comme des sirènes, mortelles comme des poisons, admirablement bizarres, énervantes, effrayantes. En voici qui semblent des papillons avec des ailes énormes, des pattes minces, des yeux ! Car elles ont des yeux ! Elles me regardent, elles me voient, êtres prodigieux, invraisemblables, fées, filles de la terre sacrée, de l'air impalpable et de la chaude lumière, cette mère du monde. Oui, elles ont des ailes, et des yeux et des nuances qu'aucun peintre n'imite, tous les charmes, toutes les grâces, toutes les formes qu'on peut rêver. Leur flanc se creuse, odorant et transparent, ouvert pour l'amour et plus tentant que toute la chair des femmes. Les inimaginables dessins de leurs petits corps jettent l'âme grisée dans le paradis des images et des voluptés idéales. Elles tremblent sur leurs tiges comme pour s'envoler. Vont-elles s'envoler, venir à moi ? Non, c'est mon coeur qui vole au-dessus d'elles comme un mâle mystique et torturé d'amour.
            Aucune aile de bête ne peut les effleurer. Nous sommes seuls, elles et moi, dans la prison claire que je leur ai construite. Je les regarde et je les contemple, je les admire, je les adore l'une après l'autre.
            Comme elles sont grasses, profondes, roses, d'un rose qui mouille les lèvres de désir ! Comme je les aime ! Le bord de leur calice est frisé, plus pâle que leur gorge et la corolle s'y cache, bouche mystérieuse, attirante, sucrée sous la langue, montrant et dérobant les organes délicats, admirables et sacrés de ces divines petites créatures qui sentent bon et ne parlent pas.
            J'ai parfois pour une d'elles une passion qui dure autant que son existence, quelques jours, quelques soirs. On l'enlève alors de la galerie commune et on l'enferme dans une mignon cabinet de verre où murmure un fil d'eau contre un lit de gazon tropical venu des îles du grand Pacifique. Et je reste près d'elle, ardent, fiévreux et tourmenté, sachant sa mort si proche, et la regardant se faner, tandis que je la possède, que j'aspire, que je bois, que je cueille sa courte vie d'une inexprimable caresse.

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            Lorsqu'il eut terminé la lecture de ces fragments, l'avocat reprit :
            - La décence, messieurs les juges, m'empêche de continuer à vous communiquer les singuliers aveux de ce fou honteusement idéaliste. Les quelques fragments que je viens de vous soumettre vous suffiront, je crois, pour apprécier ce cas de maladie mentale, moins rare qu'on ne croit dans notre époque de démence hystérique et de décadence corrompue.
             Je pense donc que ma cliente est plus autorisée qu'aucune autre femme à réclamer le divorce, dans la situation exceptionnelle où la place l'étrange égarement  des sens de son mari.



                                                                                           Guy de Maupassant 
 
                                                     
daumier - avocats           
*portrait conrad veidt - l'homme qui rit 1928
*munch - av sous la neige                  
* giverny - polytechnique.fr




           

           


mercredi 12 décembre 2012

Bulles de Savon Joseph Roth ( nouvelle Allemagne )



site charles péguy - élèves de cm2 inspirése de
          prismes électriques sonia delaunay
                                                       Bulles de savon


            J'ai vu des enfants qui faisaient s'envoler des bulles de savon.
            Non en l'an mil neuf cent treize, mais hier.
            C'étaient de vraies bulles de savon. Une petite bouteille pleine de mousse, une paille, deux enfants et une rue tranquille à la lumière d'un matin d'été ensoleillé. Les bulles de savon étaient de grosses boules merveilleusement belles et couleur d'arc-en-ciel et elles volaient légèrement et doucement dans l'air bleu.
Aucun doute : c'étaient d'authentiques bulles de savon. Non les bulles de la phraséologie patriotique qui fermentent dans les mares des éditoriaux de guerre, du parti patriotique, de la presse, mais de merveilleuses bulles de savon couleur arc-en-ciel.
            Je pense aux nombreuses bulles que nous avons vu éclater pendant la longue période où le système des cartes et le marché noir s'étaient emparés du savon et où la fabrication des bulles était passée des bouches des enfants aux gueules des Siegfriediens et politiciens. Il y eut les bulles du pain de la paix ukrainien ; la bulle de Brest-Litovsk, celle de " l'Autriche rajeunie " et, finalement, les quatorze grosses bulles de savon de Wilson, qui se heurtèrent et éclatèrent contre Clémenceau à Versailles. Nous avions entre-temps obtenu la gracieuse permission de nous cramponner à ce brin de paille au moyen duquel on avait fait les bulles. Oh, c'était une triste époque !
            Je sais que l'on verra toujours s'envoler des bulles de cette espèce. Bulles de la révolution universelle, des dictatures de prolétariat. Mais, depuis que j'ai vu les vraies bulles de savon, merveilleusement belles, couleur d'arc-en-ciel, je n'accorde aux autres qu'un regard ironique et supérieur.
            Car le temps est de nouveau venu où des besoins culturels deviennent des jouets d'enfant. La conséquence logique qu'il faut en tirer est celle-ci : que les politiciens ne doivent plus s'occuper des besoins culturels. Mais plutôt du battage de la paille, dont les brins sont utiles pour qu'il soit réservé aux enfants d'en tirer des bulles de savon.
            Mais pas aux politiciens.

* tableaux sonia - robert delaunay
                                                                                                   Joseph Roth

                                                                            Der Neue Tag, 10 septembre 1919










mardi 11 décembre 2012

Lettres à Madeleine 57 Apollinaire


Guillaume Apollinaire - Cheval    Ipzo
                                               Lettre à Madeleine

                                                                                                              20 janvier 1916

            Mon amour je t'ai dit que le lieutnt Cnt de la Cie était rentré, mais comme il a de l'albuminie exempt   service et c'est moi qui continue. Aujourd'hui marche de Régnt. Notre bataillon marchait en tête et ma Cie en tête du bataillon. Tu vois ton Gui en tête de tout le régiment sur pied de guerre avec toutes les mitrailleuses etc. J'étais ému indiciblement à cheval naturellement un sale carcan vicieux qui avait peur de la musique des autos. Chaque fois qu'on a défilé devant le colonel, mon cheval faisait des bonds !... Enfin tout s'est bien passé. Demain manoeuvres de cadres c'est-à-dire stratégie, puis ensuite dans 2 jours on partira pour les grandes manoeuvres, c'est rigolo n'est-ce pas ?
            Aujourd'hui, amour, deux lettres de toi celles du 13 et du 14. J'ai pensé en effet à la mine du Cnt du Sidi-Brahim au départ d'Oran qu'il y avait quelque chose - il n'avait pas l'air rassuré.
            Je sens tes bras autour de mon cou, et je t'adore ma chérie.
            Tes histoires m'ont amusé et me sont précieuses.
            Mon chéri je t'adore. Melle Glotz est très bien.Ton amie a fait donc une grosse bêtise.
            Les petits sont très gentils.
            Il faut que j'aille me coucher, car demain matin expérience de quelque chose.
            Il faut que je file de très bonne heure.
            Je t'adore, je prends ta bouche


                                                                                                           Gui


                                                                                                      21 janvier 1916

            Mon amour. Je t'adore aujourd'hui la 7è Cie à laquelle j'avais été détaché m'a apporté un certain nombre de lettres de toi et 2 lettres si gentilles de ta maman, remercie-la et dis lui que je l'embrasse filialement.
            Nous partons demain pr un camp d'instruction faire des manoeuvres.
            Ce n'est pas folâtre et je n'ai pas une minute pour écrire.
            Je t'adore. Je suis fatigué par tout ce tintouin.
            Je deviens réellement abruti par tout ce travail.
            J'ai reçu aujourd'hui une lettre d'un ami réformé très longtemps et qui devenu zouave il n'y a pas longtemps est maintenant sur le front. Cela rend à peu près la vie du simple soldat.
            Je t'adore mon amour adoré. Tiens-moi au courant de tout ce que tu fais mon amour. Je n'ai pas eu de lettre de toi aujourd'hui ni hier. Je t'ai envoyé hier un autre paquet.
            Le béret depuis n'est plus réglementaire mais seulement le bonnet de police ( et le casque ). Aussi le paquet contient le béret, des livres que je n'ai pas eu le temps de lire, il y a aussi l'album de la campagne de Champagne. Je te l'expliquerai plus tard mais tu y verras Le-Mesnil-lès-Hurlus Perthes Tahure le Trou Bricot la Cote 193 la Tranchée d'York celle de Hambourg etc. etc. tous endroits dont je te parlerai plus tard.
            Je traîne un roman de la feuille littéraire en poche mais n'ai pas eu le temps de rien lire.
            Je prends follement ta bouche mon adorée. Je t'embrasse.


                                                                                                                Gui


                                                                                    Aux Armées 22 janvier 1916

            Je t'adore, mon amour chéri et à peine arrivé dans notre nouveau séjour, je t'écris. On a fait une longue étape.
            Il a pluvioté, on a marché pendant six heures.
            Au bout les hommes ont trouvé leurs baraquements en planches avec des paillasses sur des lits verts ( c'est bien le mot ), en effet ils sont en claies de petites branches vertes. Les officiers sont au gros village à côté. La maison où je suis est épatante et l'intérieur est exquis, excepté que ma chambre est ni plus ni moins que mal, toute petite et basse avec une paillasse pour l'ordonnance. Rien pour se laver ( mais on y remédie ) des pommes et poires dans un coin et un superbe édredon rouge. Ne crois pas que j'y serai mal. On a couché dans de plus mauvaises conditions. Il suffit que je trouve une cuvette une serviette et tout ira bien.
            On va se mettre à faire des manoeuvres puis ensuite en ligne. J'ai été encore commandant de Cie pr ce déplacement. Mais pr m'habituer j'ai fait la marche à pied ( très bien supporté la chose ) nous étions compagnie de queue.
            Jean-Marie est insupportable au repos.
            Il est parti en avant avec le campement qu'il a lâché en route et le colonel l'a surpris en train de déjeuner confortablement d'un poulet. Comme il était éméché le Ct de Bataillon m'a prescrit de lui donner 8 jours d'arrêt. Je ne crois pas que ça ira plus loin comme il s'agit d'un merveilleux soldat.
            Voilà amour, un peu de ma vie courante. Je t'adore, ma chérie, je pense à toi tout le temps, je pense à tes seins, à ta grâce, je t'adore.
            Écris-moi ce que tu fais au lycée, embrasse ta maman gentille et les petits, dis bonjour aussi à la photographe Louise.
            Je t'adore et prends follement ta bouche, ta bouche ta langue.
 

                                                                                                   Ton Gui

            Dis à Marthe qu'elle ne doit pas te tartiner quand je suis pas là pour l'en empêcher.


( note de l'éditeur : lettre codée : Madeleine a pu déchiffrer " Je suis à la ville-en-Tardenois " )


    * nature morte - vincent van gogh                                                                                                  

lundi 10 décembre 2012

Lettres à Madeleine 56 Apollinaire



                                     Lettre à Madeleine

                                                                                                        17 janvier 1916

            Mon amour je reçois aujourd'hui tes lettres délicieuses du 9 et du 10. Tu as bien fait d'être aimable avec ta directrice. Tu es ma femme délicieuse. Je vais voir pr le mariage par procuration. Renseigne-toi dans quelle mesure les permissions sont supprimées pour l'Algérie. Je t'adore mon amour et tes lettres m'ont donné le cafard hier et aujourd'hui. Je chauffe tes mains, mon amour, je t'aime. Oui la mer a été terrible, parait-il, moi je ne m'en suis pas aperçu ne pensant qu'à Oran - j'étais à Oran - et je n'ai pas eu le mal de mer.
            Dis à Denise qu'elle est bien gentille.
            Sois pleine de courage, mon amour. Mon amour, mon amour, je t'adore. L'histoire de ta maman m'a bouleversé. Quel est ce monsieur... Mais après tout je m'en fiche nous nous adorons.
            J'ai parlé aujourd'hui au colonel pour les mitrailleuses, parce qu'on forme de nouvelles unités de mitrailleurs et comme je n'y suis pas compris quoique venant de l'artillerie... Il a été très gentil ; c'est d'ailleurs un bon chef, bon dans toutes les acceptions du terme et m'a dit qu'il y avait pensé mais voulait me familiariser un peu avec la vie du simple fantassin. Enfin, j'aimerais mieux que ça ne tardât pas trop.
            Je crois qu'après-demain rentrera mon comt de Cie et que je vais avoir pr un temps un peu plus de tranquillité.
            Je t'adore et prends ta bouche, mon amour.

                                                                                                               Gui

                                                                                                                18 janvier 1916

            Mon amour, les photos sont épatantes toutes, renvoie-m'en une série. Louise a travaillé merveilleusement. Je veux évidemment de tout mon souhait qu'elle te rephotographie ma charmante. Embrasse bien ta maman pour moi mon amour, ta maman est exquise.
            Je verrai toutes ces fêtes arabes après la guerre - Ce que tu penses - si tu es d'accord avec ta maman - sera bien fait. En tout cas ne quitte pas pour l'instant ta maman, et évite d'apprendre l'espagnol. Toutefois, il me semble que travailler doucement au latin-grec ne serait peut-être pas mal, mais tu sens ça mieux que moi et ta maman aussi. Mon amour, tupeux penser si je suis d'accord avec toi et si je préfère les baisers aux lettres !!! Tes baisers ma chère petite esclave chérie sont ma joie. J'adore ta grâce mon amour.Les petits sont bien gentils. Et Marthe se révèle donc comme une soeur aussi bonne qu'elle est spirituelle.
            Emile qui a des dispositions pour les langues devrait bien profiter de son entourage, pour apprendre sérieusement l'arabe et l'espagnol tels qu'on les parle, c'est une chose qui plus tard lui serait de la plus grande utilité. Et toi mon amour tu devrais parler un peu anglais avec une Anglaise par exemple. Il me semble que les antiques errements de l'Université française n'ont pas varié et qu'elle enseigne toujours de vagues balbutiements et de vagues syntaxes mais aucun langue vivante. C'est déplorable et il n'y a pas que cela de déplorable. Mon amour chéri, je prends ta langue, je t'adore je prends ta bouche.


                                                                                                          Gui


                                                                                                           19 janvier 1916

            Mon amour, je me demande si nous n'irons pas un de ces jours en Orient. Enfin pour le moment marches manoeuvres - Je n'ai pas de lettre de toi aujourd'hui mon amour. Je t'ai envoyé le paquet des livres, une cuvette en toile qui ne me sert pas ici - des bande molletières noires, il les faut bleues maintenant. Emile et Pierre pourront se les partager quelques lettres, etc. ( quelques tentatives de manuscrit qui peuvent resservir ).
            Je pense à ta grâce exquise mon amour adoré et je suis un peu triste d'être si loin de toi, mon amour.
            Aujourd'hui j'ai eu la visite d'un caporal du 81, chargé d'un barda terrible et monocle. C'était mon ami Gabriel Boissy, pauvre garçon, son monocle a fait sensation, ce doit être le seul caporal à monocle de l'armée française.
            Je l'ai trouvé bien vieilli.
Jeune homme au monocle - Claude Monet            Mon amour je t'adore. Je voudrais bien que ton souhait de trois mois fut vrai, ô mon amour.
            Je pense à ta grâce ma chérie au milieu des mauresques des espagnoles.
            Je pense à notre fin de jour à Mers el Kébir et je suis un peu triste.
            Amour je ne sais pas bien écrire aujourd'hui. Je suis las. Je commence à être impatient, je voudrais que l'hiver fût fini.
            Mon amour, je t'adore et je prends ta bouche passionnément, follement.





@ l'internaute - claude monet
                                                                                                             Ton Gui

dimanche 9 décembre 2012

Balistique de la danse Alfred Jarry ( nouvelle France )




                                                        Balistique de la Danse

            Il est classique aujourd'hui dans les cirques que des femmes en jupe longue et non plus en maillot se livrent à des jeux icariens et des séries de sauts périlleux en arrière, ou à des exercices de trapèze volant. Ceci permet d'apprécier pour la première fois l'utilité esthétique du costume féminin moderne, laquelle, autrement, pourrait échapper à l'observateur.
            Quand une femme tourne ainsi avec rapidité dans un plan vertical la jupe, projetée par la force centrifuge, mérite d'être comparée - ce qui est banal et faux d'ailleurs en d'autres circonstances - à la corolle d'une fleur, laquelle, comme on sait, s'ouvre vers le soleil et jamais en bas. La plus austère pudeur ne saurait s'alarmer, car, par les bienfaits de ladite force centrifuge, le vêtement adhère énergiquement jusqu'aux pieds, à condition toutefois d'une rotation assez rapide.
            La danse, telle qu'elle se pratique au contraire dans les ballets s'avoue d'une immoralité flagrante ; la ballerine pirouettant debout, la jupe s'écarte, toujours par la force centrifuge, jusqu'à s'éployer entièrement, de telle sorte que sa circonférence soit dans le même plan que les points d'attache.
            Nous n'aurions point signalé ce phénomène mécanique si la morale seule était en jeu ; mais il y va du risque d'accidents physiques. Que l'on suppose un couple valsant, au milieu d'un salon, dans un plan horizontal qui est le seul que la mode autorise. L'homme et la femme se déplacent circulairement autour d'un axe imaginaire, mais il peut arriver que l'un ou l'autre, la valseuse par exemple, coïncide pour un instant avec l'axe de rotation tandis que son partenaire gravite selon la circonférence. Imaginons une vitesse suffisamment accélérée et l'homme abandonnant, de peur qu'elle ne se fatigue, et par galanterie française, sa compagne :
il sera propulsé avec violence par la tangente, et il est épouvantable de penser à ce qui pourra s'ensuivre.
            S'il est interdit de se livrer en public à des exercices périlleux dans un plan vertical à moins qu'un filet ne soit tendu en dessous, il n'y a point de raison, nous semble-t-il, qu'un homme sensé consente à valser dans un salon selon un plan horizontal, sans exiger de même un filet protecteur. Il est permis de conjecturer que ce filet existait dans une antiquité reculée et à coup sûr à l'âge de pierre ; nous en retrouvons un dernier vestige, bien reconnaissable, dans les canapés, fauteuils, vieilles personnes " faisant tapisserie " et autres capitonnages qu'il est d'usage de disposer autour des appartements.
            Nous croyons devoir recommander une innovation profitable : de même que dans les tempêtes on remédie à la rupture possible d'une écoute en y adjoignant un second cordage, plus mince, qui se rompt seul au choc on pourrait augmenter dans des proportions énormes la vertu protectrice des fauteuils en disposant, derrière chacun, une potiche, de préférence précieuse pour que le bris en soit plus doux, laquelle, en s'écrasant entre le meuble et la muraille, constitue un tampon à ressort.

                                                         
                                                                                                       15 janvier 1902 

                                                                                                       Alfred Jarry
                                                                                      ( in La chandelle verte - La revue blanche )

samedi 8 décembre 2012

Anecdotes et Réflexions d'hier pour aujourd'hui Victor Hugo ( Choses vues )



                                                  Notes et réflexions

                                                                                                               1828 - 1837

            Il y a une habileté de bourgmestre qui ne convient pas là où il faudrait une habileté de roi.
            On peut gouverner Andorre ou Saint-Marin avec la première. On ne doit gouverner la France qu'avec la seconde.

                                                                           ****

             Après la révolution de 1830, une foule de braves bourgeois qui avaient employé quinze ans de leur vie à détester les Bourbons et à réclamer le duc d'Orléans se sont trouvés tout désorientés de ne plus être de l'opposition et d'être forcés d'épouser le pouvoir. Ils auraient volontiers dit comme de Talleyrand, quand le premier consul l'eut contraint de se marier avec sa maîtresse, Mme Grant " - Où diable vais-je passer mes soirées, maintenant  ? "

                                                                            ****           

            La France ne connaît ni la véritable liberté ni le véritable pouvoir. Ce que nous avons eu depuis quarante ans, c'est de la licence doublée de despotisme. Le propre de la licence est de s'user et de se déchirer vite. Alors la doublure paraît.
            Étrange nation qui ne flotte que de Marat à Mahmoud !

                                                                              ****

            Les révolutions, comme les volcans, ont leurs journées de flamme et leurs années de fumée. Nous sommes maintenant dans la fumée.
            J'aime La Marseillaise, non les paroles, qui sont communes, mais l'air. Il y a dans ce chant je ne sais quelle tendresse héroïque, mêlée au grand et au terrible.

                                                                               ****

            Chateaubriand, pauvre, enrichit les libraires français, sans compter les traducteurs, sans compter les pirates belges, pareil à la source qui donne un fleuve et qui n'a jamais qu'une goutte d'eau.

                                                                               ****

           Frédérick Lemaître me contait hier qu'il entrait, un jour, dans un bouge, une auberge de rouliers, pour y passer la nuit ; il a demandé en entrant :
           - Y a-t-il des puces ici ?
           L'hôte a répondu gravement :
           - Non monsieur ; les poux les mangent.

                                                                               ****

           Un soir, M. de Chateaubriand, qui était alors ministre des Affaires étrangères, se promenait avec Mme de Castellane sous les beaux arbres de Chantilly. Le jour tomba, l'entretien non. M. de Chateaubriand fit à Mme de Castellane ces vers, qui sont jolis :
                                                        Aux portes du couchant, le ciel se décolore.
                                                        Le ciel n'éclaire plus notre tendre entretien ;
                                                        Mais est-il un sourire aux lèvres de l'Aurore
                                                                        Aussi doux que le tien .
           Je les ai d'elle-même.


                                                                                                   Victor Hugo
                                                                                     ( in Choses vues )

jeudi 6 décembre 2012

Une place à prendre J.K. Rowling ( Roman Angleterre )

                                           Une place à prendre

 
            En 1992 JK Rowling entreprend l'écriture du premier volume des aventures de Harry Potter. Le premier tome sera publié cinq ans plus tard, le septième et dernier en 2008. Septembre 2012, abandonnées les délices des contes fabuleux, JK Rowling nous ramène sur terre avec un roman pour adultes ( quoique... quel adulte n'a pas lu H Potter ). Dans le sud-ouest de l'Angleterre à quelques 200 kilomètres de Londres un bourg calme en principe et fleuri. Des petites maisons avec jardin, des collines, un fleuve, l'Orr. Pagford. Les Pagfordiens sont attachés à leurs cours, chacun la sienne car tous sont liés à travers le Conseil Paroissial et la Gazette de Yarvil petite ville rattachée par divers liens, notamment Les  Champs, cité dortoir et une clinique où sont suivis les drogués en mal de métadone. La mort du premier paroissien, défendant le rattachement des Champs à Pagford et écrivant un dernier article pour le journal vantant l'une des avironnaises, pauvre et déclassée, va laisser une place vacante à la tête de l'Association paroissiale. Et vont se dessiner les caractères de chacun, révélant les Tocs de l'un, la fatuité de Howard épicier-traiteur, énorme personnage, des mégères pas apprivoisées et des adolescents très présents dans le livre. Ils fument, baisent, ont de l'acné, boivent lorsque l'occasion se présente, sont mal dans leur peau, mais sont aussi  très habiles  en informatique. "... La chose difficile, la chose glorieuse était d'être celui qu'on était vraiment... " dit Fats,
"...il ne fallait pas se faire passer pour plus animal qu'on n'était... " Petites et grandes bassesses peu importe pour obtenir la place du petit homme à barbe rousse joyeux et bienveillant surtout avec les habitants des Champs. Sa veuve Mary révélera sous sa douceur quelque rancoeur, Terri junkie au destin effroyable, Kay mal aimée, bonne assistante sociale, et les docteurs Jawanda, lui chirurgien elle généraliste, et leurs enfants, sikhs pakistanais. Et les ordinateurs qui permettent aux habitants de recevoir des messages signés * Le fantôme de Barry Fairbrother * et d'autres personnages accompagnent ce petit monde venimeux. JK Rowling n'a eu aucun mal à choisir les maux qui détruisent la société qu'elle soit anglaise ou d'ailleurs. Diplômée de lettres classiques elle mène rondement ses lecteurs, malgré un début peu attirant et quelques descriptions encombrantes, l'auteur voulait appeler son roman * Responsable *, le titre choisi est plus heureux tant la noirceur du sujet pouvait basculer dans le mélo. Ce n'est qu'un moment de la vie où tout bascule. Près de sept cents pages pour la traduction française se lisent sans difficulté.


           

mardi 4 décembre 2012

Anecdotes et réflexions d'hier pour aujourd'hui journal 6 Samuel Pépys ( Angleterre )


St James Park
                                                      Journal

                                                                                                                      3 février 1660

Tour de Londres            Pris mon verre du matin chez Harper et y appris que les soldats étaient tous très calmes, du fait qu'ils avaient reçu la promesse qu'ils seraient payés. De là, au parc St James :  je marchai jusqu'à l'endroit où je joue habituellement du flageolet et je jouai un moment, car c'était une fort belle matinée ensoleillée. retour à Whitehall, où, dans la salle des gardes, je vis quelque 30 ou 40 apprentis de la Cité qui avaient été arrêtés hier soir vers minuit et qui avaient été amenés là comme prisonniers. Puis, au bureau, où je remis encore un peu d'argent à certains des soldats du lieutenant-colonel Miller ( qui défendit la Tour de Londres contre le Parlement après qu'elle fut enlevée à Fitch par le Comité de sécurité, et qui pourtant a conservé son poste ) ; vers midi, Mrs Turner vint bavarder avec moi et Joyce, et je les emmenai voir comment se passaient les débats à la Chambre : l'huissier a très aimablement ouvert la porte pour nous. De là, j'allai voir mon cousin Roger Pepys ; comme c'était la période des cours, nous l'emmenâmes dehors, chez Prior, à la taverne rhénane, où nous bûmes un ou deux pots de vin avec un plat d'anchois ; nous passâmes commande de trois ou quatre douzaine de bouteilles de vin pour lui en vue de son mariage. Après quoi, il partit en me laissant pour consigne de commander et de payer tout ce qui ferait plaisir à Mrs Turner. Nous ne prîmes rien d'autre en cet endroit, mais nous allâmes commander une épaule de mouton chez Wilkinson, en demandant qu'elle soit apprêté de la meilleure manière, et nous fîmes porter chez moi une bouteille de vin.Entre-temps, elle et moi et Joyce traversâmes Whitehall à pied ; le général Monck venait d'arriver et nous vîmes toutes ses troupes défiler : des soldats en très bonne condition et des officiers costauds. De là, à la maison, où nous dînâmes ; mais nous dûmes faire montre de beaucoup de patience , car le mouton arriva cru et il nous fallut attendre qu'il fût cuit à l'étouffée. En attendant, nous discutâmes d'une bague représentant un petit bouquet pour Mrs Turner qu'elle doit recevoir pour le mariage de Roger Pepys. Après dîner, je les laissai et sortis pour aller aux nouvelles ; mais j'appris seulement que la plus grande partie des députés étaient avec Monck à Whitehall, que sur son passage à travers la capitale beaucoup avaient crié pour réclamer un Parlement libre, mais qu'il n'avait guère reçu d'autre bienvenue. Je pus constater dans la cour du palais de Westminster que certains des vieux soldats continuaient à refuser de quitter la capitale sans leur argent et juraient que s'ils ne le recevaient pas sous trois jours, comme on le leur avait promis, ils causeraient plus de dégâts dans le pays que s'ils étaient restés à Londres ; ce qui est très vraisemblable, dans la mesure où le pays tout entier est mécontent. La ville et la garde sont déjà envahies par les soldats de Monck. Je m'en suis retourné et, comme il commençait à faire noir, j'allai avec eux faire un tour dans le parc, où Théophila ( qui nous était envoyée pour dîner distança ma femme et une autre pauvre femme qui paria un pot de bière avec moi qu'elle la gagnerait de vitesse. Après quoi je les accompagnai jusqu'à Charing Cross où je les laissai, ainsi que ma femme. J'allai Mrs Ann qui commença par se plaindre très fort du matelas en bourre de laine que je lui avais fait porter, mais je la remis à sa place. Je restai jouer aux cartes jusqu'à neuf heures du soir. Puis à la maison, et au lit


                                                                                                              4 février 1660

            Ce matin, une heure à mon luth, puis au bureau ; j'y attendis Mr Squibb qui devait passer me voir, mais en vain. A midi, en me promenant à Westminster, je rencontrai Mr Swan ; je lui fis rencontrer le capitaine Stone, et nous discutâmes de l'affaire de M Downing. Puis chez Will, où je restai jusqu'à trois heures; puis chez Mr Swan ( je trouvai sa femme en grand deuil de son père, comme je l'exigent les convenances que j'emmenai par le fleuve jusque chez l'homme de loi du Temple, Mr Stephens, et de là à Grey's Inn, dans l'espoir de parler avec Ellis le conseiller juridique, mais nous ne le trouvâmes pas. Nous rencontrâmes dans les couloirs un de ses amis avec lequel nous allâmes boire un verre ; je mangeai du pain et du beurre car je n'avais pas mangé de la journée, tandis qu'eux discouraient par hasard sur Marriott, le gros mangeur, de sorte que je me retins de manger autant que j'aurais voulu. Swan nous a montré une ballade sur l'air de Mardyke, admirablement écrite en caractères d'imprimerie. Je la lui ai empruntée, mais les paroles se sont avérées stupides si bien que je ne l'ai pas recopiée. Nous quittâmes ensuite cet endroit, après avoir laissé Swan chez son maître, milord Widdrington, je rencontrai Spicer, Washington et D. Vines près de Lincoln's Inn, où ils étaient en train d'acheter un tournebroche pour rôtir les oiseaux à un marchand qui se trouvait là. Je fus bien heureux de leur fausser compagnie et me rendis chez Mrs Crew. Je lui demandai si elle pouvait me procurer une servante pour aider Mrs Jemima pendant que sa domestique est malade, mais elle ne pouvait se passer d'aucune de ses servantes. De là chez sir Harry Wright ; comme milady n'était pas là, je parlai du problème à Mrs Carter qui va me procurer une servante pour lundi.  Je me rendis donc avec un porte-flambeau chez les Scott ; Mrs Ann était au milieu d'une crise. Je ne lui parlai pas, mais je dis à Mrs Jemima ce que j'avais fait, puis j'allai à la maison écrire des lettres que j'envoyai à la campagne par la poste. Je jouai ensuite un moment sur mon luth avant de redescendre souper. Ensuite, au lit.
            Les seules nouvelles aujourd'hui sont que le Parlement a voté que la Chambre devrait désormais comprendre 400 députés.
            Aujourd'hui ma femme a tué la dinde que Mr Shipley lui avait donnée et que milord avait rapportée de l'expédition en Zélande ; elle n'a jamais réussi, par aucune méthode, à convaincre sa bonne, de tuer quoi que ce soit.