mardi 20 février 2018

Le Bourgeois de Paris - Bribri et Mabiche suite et fin Dostoïevski ( extrait nouvelle Russie )

                                                                                                                                                                                                                                                     wamiz.com                                                                                                                                                      
                                                         
                                      Bribri et Mabiche
                                                Le Bourgeois de Paris                                                                                                                                                                                                                                                                                      
            Et les épouses ? Les épouses prospèrent, c'est déjà dit. A propos, pourquoi me demanderez-vous, ai-je écrit " épouses " au lieu d'écrire " femmes " ? C'est le grand style, messieurs, voilà pourquoi. Le bourgeois s'il se met à parler élégamment dit toujours " mon épouse ". Et bien que dans d'autres classes de la société on dise simplement, comme partout ailleurs " ma femme ", il vaut mieux suivre l'esprit national de la majorité et du grand style. C'est plus caractéristique. D'ailleurs il y a encore d'autres noms. Lorsque le bourgeois s'attendrit et qu'il veut tromper sa femme il l'appelle toujours " Ma biche ". Et inversement, la femme       aimable, dans un accès de gracieuse folâtrie appelle son gentil bourgeois " Bribri
", ce dont le bourgeois est très content de son côté. Bribri et Mabiche ont fleuri  de tout temps, et maintenant plus que jamais. D'une part on a convenu à notre époque troublée, et presque sans discours préalable, de faire de Mabiche et de Bribri les modèles de la vertu, de la bonne entente et de l'état paradisiaque de la société pour les opposer aux rêveries abominables des absurdes vagabonds communistes, d'autre part Bribri devient de plus en plus complaisant et accommodant dans les rapports conjugaux. Il comprend que, quoi qu'on dise, de quelque manière que l'on s'arrange, il est impossible de retenir Mabiche, que la Parisienne est créée pour l'amant, que le mari ne peut presque pas se passer de coiffure. Et il se tait. Bien entendu s'il n'a pas encore amassé beaucoup d'argent et s'il n'a pas encore beaucoup d'objets. Quand ceci et cela se sont réalisés Bribri devient, en général, plus exigeant parce qu'il commence à s'estimer terriblement. Et alors il commence à regarder Gustave d'un autre oeil, si celui-ci est un déguenillé et s'il n'a pas beaucoup d'objets. En général un Parisien qui a de l'argent et qui veut se marier choisit une épouse ayant aussi de l'argent. Mais ce n'est pas tout. On commence par faire le compte et s'il apparaît que les francs et les objets sont équivalents de part et d'autre, on s'unit. C'est partout ainsi. Mais ici la loi de l'égalité des poches est devenue une coutume particulière. Si, par exemple, la fiancée est d'un sou plus riche, on ne la donnera plus à tel prétendant qui a moins, et l'on cherchera un Bribri plus convenable. En outre les mariages d'amour deviennent de plus en plus impossibles, et on les considère presque comme indécents. Cette raisonnable coutume de l'égalité absolue des poches et du mariage des capitaux est très rarement violée, et je pense bien plus rarement ici qu'ailleurs. Le bourgeois a très bien organisé pour son avantage personnel la possession de l'argent de sa femme. Voilà pourquoi il est prêt, en diverses occasions, à être très indulgent pour les exploits de Mabiche et à ne pas remarquer certaines choses fâcheuses, car dans ce cas-là, c'est-à-dire en cas d'une brouille, le problème de la dot peut être soulevé d'une manière désagréable. En plus, si Mabiche va un peu trop loin, Bribri ne dira mot, bien qu'il ait tout vu. Sa femme lui demandera moins pour ses parures.                                                                                                                                                                                                                                                         
Enfin, le mariage étant le plus souvent un mariage de capitaux et qu'on se soucie fort peu de l'inclination mutuelle, Bribri lui aussi est prêt à chercher autre chose que Mabiche. Et c'est pourquoi il vaut mieux ne pas se gêner l'un l'autre. A la maison il y a ainsi plus d'accord et le tendre balbutiement de ces tendres noms, Bribri et Mabiche, s'entend de plus en plus souvent entre les époux. Et enfin, pour tout dire Bribri, même en cette occasion, à réussi à se garantir de manière excellente. Le commissaire de police est toujours à sa disposition.                                   
            Il en est ainsi d'après les lois qu'il a faites lui-même. Au cas extrême, s'il trouve les amants " en flagrant délit ", il peut bien les tuer tous les deux, il n'a pas à répondre de son action.
            Mabiche le sait, et elle trouve que c'est juste. Par une longue surveillance on l'a amenée à ne pas se révolter et elle ne rêve pas, comme dans d'autres pays barbares et ridicules, d'étudier à l'université et de figurer dans les clubs et à la chambre des députés. Elle préfère rester dans l'état actuel aérien, et pour ainsi dire, canaréen.On la pare, on la gante, on l'emmène promener. Elle danse, elle mange des bonbons. Extérieurement on lui fait les honneurs d'une reine et en apparence
devant elle l'homme n'est plus que poussière.
            Cette forme des rapports est étonnamment réussie et convenable. En un mot les rapports chevaleresques sont observés, que faut-il de plus ? Car on ne lui ôtera pas son Gustave. Dans la vie elle n'a pas besoin d'idéals, de buts vertueux, supérieurs etc... Au fond elle est aussi capitaliste et grippe-sou que son mari.                                                                     animogen.com                                       
Le canari (Serinus canaria)
            Ainsi passent les années de canari. On arrive au point où l'on ne peut plus se tromper et se considérer comme un canari, où la possibilité d'un nouveau Gustave devient décidément une absurdité, même pour l'imagination la plus égoïste. Alors Mabiche se transforme vite et d'une façon détestable. Sa coquetterie, ses parures, ses folâtreries disparaissent. Elle devient en général si méchante, si économe ! Elle fréquente les églises, amasse de l'argent avec son mari, et un certain cynisme se fait jour de toutes parts. Soudain apparaissent la fatigue, le dépit, les instincts grossiers, la vie sans but, la conversation cynique. Certaines d'entre elles deviennent même négligées.
            Il est vrai que toutes ne sont pas ainsi. Il est vrai que l'on trouve des cas plus réjouissants. Il est vrai que les relations sociales sont les mêmes partout, mais... ici c'est plus dans la nature des choses, c'est plus original, plus profond, plus plein, ici c'est plus national. Ici c'est le germe et la semence de cette forme sociale bourgeoise qui règne maintenant chez tous ceux qui imitent cette grande nation.
            Oui, en apparence, Mabiche est une reine. Il est difficile même d'imaginer la délicatesse raffinée, l'attention vigilante qui l'entourent partout dans le monde et dans la rue. Équivoque sans égale et qui parfois pourrait devenir insupportable à une âme honnête. La ruse visible du simulacre l'aurait profondément offensée.
            Mais elle, Mabiche, est une grande friponne et, c'est justement ce qu'elle veut ! Elle aura toujours son compte et elle préfère l'avoir par ruse plutôt que de prendre le droit chemin, l'honnête et droit chemin. D'une part elle atteint ainsi le but avec plus de certitude, d'autre part il y a plus de jeu. Et le jeu, l'intrigue, c'est tout pour Mabiche, c'est là l'important. Par contre, comme elle s'habille, comme elle marche dans la rue !                                                                                                               
            Mabiche est maniérée, prétentieuse, toute artificielle, mais c'est justement ce qui séduit surtout les gens blasés et en partie dépravés, qui ont perdu le goût d'une beauté fraîche, naturelle.
            Mabiche a l'esprit peu développé, elle a une petite intelligence et un petit coeur d'oiseau. En revanche, elle est gracieuse, elle possède tant de tours secrets et de petites inventions que vous vous soumettez enfin et que vous la suivez comme une nouveauté piquante.
             Il est même rare qu'elle soit jolie. Il y a quelque chose de méchant dans son visage, mais cela ne fait rien, ce visage est mobile, enjoué et il possède parfaitement le secret de feindre le sentiment, de contrefaire la nature. Peut-être n'est-ce pas précisément cette contrefaçon si parfaite de la nature que vous aimez, mais la manière dont elle s'y prend, son art, qui vous séduit.
             Pour un Parisien l'amour vrai ou une bonne contrefaçon de l'amour est chose indifférente dans la plupart des cas. Peut-être même est-ce la contrefaçon qu'il préfère. Une façon de voir toute orientale se fait de plus en plus jour à Paris. Le camélia est de plus en plus à la mode.
            " - Prends l'argent mais trompe bien, c'est-à-dire contrefais bien l'amour. "
            Voilà ce qu'on exige du camélia. On ne demande presque rien de plus à l'épouse, du moins on se contente même de cela. Et c'est pourquoi on admet même tacitement et complaisamment les Gustave. De plus le bourgeois sait que Mabiche une fois vieille comprendra ses intérêts et sera sa meilleure complice quand il s'agira d'amasser de l'argent. Même jeune elle l'aide extraordinairement. Parfois elle dirige tout le commerce, elle séduit les acheteurs. En un mot, c'est la main droite, le vendeur en chef.  Comment après cela ne pas excuser un Gustave.                               wikipedia.org                                            
            Dans la rue la femme est inviolable, personne ne l'offensera, tous lui feront place, non pas comme chez nous où la femme, si elle n'est pas très âgée, ne peut pas faire deux pas dans la rue sans rencontrer quelque individu à l'air conquérant, ou flâneur qui la regarde sous le chapeau et lui propose de faire connaissance.                                                                          
            ....... Naïf Bribri explique à Mabiche pourquoi les fontaines lancent leurs jets en hauteur...... Dans sa ruse Mabiche est elle aussi assez tendre pour son mari, et non par contrefaçon mais par tendresse désintéressée, même si elle a coiffé son époux.
            Mais encore deux mots sur Gustave.... c'est la même chose que le bourgeois, soit un employé, un marchand, un homme de lettres, un officier. Gustave n'est pas un mari, mais il est encore le même Bribri.... de quoi se pare-t-il.... Gustave se transforme selon les époques et se reflète toujours au théâtre. Le bourgeois aime surtout le vaudeville, mais plus encore le mélodrame.
            Le vaudeville modeste et gai, la seule oeuvre d'art qu'il soit impossible de transporter sur un autre sol et qui ne puisse vivre qu'au lieu de sa naissance, à Paris.
            .... Malgré tout le bourgeois le considère comme rien. Il lui faut de la noblesse haute, inexprimable, il lui faut de la sentimentalité, et le mélodrame contient tout cela.... Le mélodrame ne mourra pas tant que le bourgeois vivra.... Et il aime surtout la paix politique et le droit d'amasser de l'argent dans le but d'organiser son foyer le plus tranquillement possible....
            .... ( Gustave confronté à diverses sociétés, pauvre poète ou militaire ... )
            Gustave ne veut pas se marier. Gustave fait l'entêté, Gustave lance les jurons les plus abominables il faut qu'il crache sur le million, sans cela le bourgeois ne lui pardonnera pas, il n'y aura pas assez d'inexprimable noblesse.... mais ne vous inquiétez pas : le million ira immanquablement au couple heureux, à la fin il vient toujours récompenser la vertu.... L'important, l'important le million...;             
            .... Bribri et Mabiche sortent du théâtre tout à fait contents, tranquilles et consolés.
                                    " Tout va comme il faut ".
                                                                                                                                                                                                               
* Tableau Klimt femme au chapeau et au boa



                                                                                                                           Fedor Dostoïevski

                   ( post 29/11/13 - 14.57 )             






dimanche 18 février 2018

Le Bourgeois de Paris Fedor Dostoievski ( 2e partie - fin - 3è extraits suite nouvelles Russie )

                                                                                                                                         

arcimboldo                     


                                                   Le Bourgeois de Paris                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                        ..... Vous êtes écrasé,  vous vous sentez tout simplement coupable de quelque chose en face de cet employé.
Vous êtes venu par exemple pour dépenser dix francs et voilà qu'on vous accueille comme on accueillerait lord Devonshire. Immédiatement vous vous sentez pris de remords, vous voulez au plus vite protester que vous n'êtes pas lord Devonshire,  mais simplement un humble voyageur et que vous n'êtes entré que pour dépenser dix francs. Mais ce jeune homme dont l'extérieur est des plus séduisants,  dont l'âme est emplie de la noblesse la plus inexprimable, devant qui vous êtes prêt à vous considéré comme une vile créature, tant il est noble, commence à étaler sous vos yeux des marchandises qui valent des milliers et des milliers de francs. En une minute il a encombré pour vous toute la table, et quand vous réfléchissez au travail de ce pauvre garçon pour remettre tout en place après notre départ !... pour vous qui avez eu l'audace de venir déranger un tel marquis, vous avec votre apparence insignifiante, avec vos vices et vos défauts, avec vos misérables dix francs, quand vous pensez à tout cela, aussitôt vous commencez malgré vous à vous mépriser profondément, vous vous repentez et vous maudissez le sort qui n'a mis que cent francs dans votre poche, vous les jetez, implorant grâce du regard.
            Mais avec magnanimité on vous emballe la marchandise achetée avec vos malheureux cent francs, on vous pardonne tout le dérangement, tout le trouble que vous avez mis dans le magasin et vous avez hâte de vous effacer le plus vite possible.                                                               
            Arrivé chez vous vous êtes très étonné de constater qu'ayant eu l'intention de  ne dépenser que dix francs, vous en avez dépensé cent...
           En général,  dans les magasins,  les Russes aiment beaucoup faire montre d'immenses quantitésd'argent.                                                                                                                                                                                                                                                                                                                        ... Il existe aussi dans le monde une insolence comme en ont, par exemple, les Anglaises qui non seulement ne se troublent pas à la vue des Adonis ou des Guillaume Tell, qui pour elles encombrent toute la table de marchandises et bouleversent tout le magasin, mais n'hésitent pas, oh horreur ! à marchander pour un rabais de dix francs.                                                                                                                                                                                                      herodote.net 
            Mais Guillaume Tell ne rate pas le coup non plus, il se venge et pour un châle de 1500 francs il en fera payer 12000 à la milady, et ceci si bien qu'elle est très satisfaite. Malgré tout le bourgeois aime jusqu'à la passion, l'inexprimable noblesse. Au théâtre il ne veut que des désintéressés. Gustave ne doit resplendir que de noblesse, et le bourgeois pleure d'attendrissement. Sans cette noblesse inexprimable il ne dormira pas tranquillement, et qu'il ait pris douze mille francs au lieu de quinze cents, cela c'était même son devoir ! Voler, c'est dégoûtant, c'est même infâme. Pour un vol on envoie aux galères. Le bourgeois pardonnera beaucoup de choses, mais pas le vol.                                                          
            Mais si vous volez par vertu, oh alors, tout vous est complètement pardonné.
            Vous voulez donc faire fortune et amasser beaucoup d'objets, c'est à dire accomplir une loi de la nature et de l'humanité. Voilà pourquoi dans le code on a nettement distingué le vol par mobiles bas, c'est à dire pour avoir un morceau de pain, et le vol par grande vertu..........                                                     
            ..... De quoi s' inquiéter ? Des parleurs,  des phraseurs ? Des arguments de la raison pure ? Mais la raison s'est montrée insuffisante en face de la réalité.... la raison pure n'a jamais existé, elle n'est qu'une invention sans fondement du XVIIIè siècle. Des ouvriers ? Mais les ouvriers eux-mêmes  sont, au fond de leur âme des propriétaires. Tout leur idéal n'est que devenir propriétaire et d'amasser le plus d'objets possible, telle est leur nature. On n'a pas une nature en vain. Tout cela fut couvé et formé pendant des siècles. On ne refait pas facilement le caractère national, il n'est pas facile d'échapper aux habitudes séculaires qui ont pénétré dans la chair et dans le sang.                                                                                     
            Avoir peur des agriculteurs ? Mais les agriculteurs français sont des archi-propriétaires...
            Des communistes ? Des socialistes enfin ? Mais ces gens-là se sont bien compromis en leur temps, et le bourgeois les méprise profondément. Il les méprise et tout de même les craint un peu. Oui, il les craint jusqu'à ce jour. Et de quoi semble-t-il avoir peur ?                                                                      
            L'abbé Siyes n'a-t-il pas prédit dans son célèbre pamphlet que le bourgeois, c'est tout ? - Qu'est le Tiers État ? Rien - Que doit-il être ? Tout. - Et bien ce qu'il a dit s'est accompli. Ces mots seuls se sont réalisés de tous ceux qu'on a prononcés à cette époque... Mais le bourgeois n'a pas encore toute sa confiance, bien que tout ce qu'on ait dit après Siyes ait crevé comme une simple bulle et de savon.
            En effet,  on a déclaré bien vite après lui,  Liberté,  Égalité,  Fraternité. Très bien qu'est la liberté ? La liberté Quelle liberté ? La  même liberté pour tous de faire ce qu'on veut dans les limites de la loi.                                                                                                                                                                                                                                                                         
            Quand peut-on faire ce qu'on veut ? Quand on a un million. La liberté donne-t-elle un million à chacun ? Non. Qu'est-ce qu'un homme sans un million ? Un homme sans un million n'est pas celui qui fait ce qui lui plaît,  mais celui dont on fait ce qui plaît. Que s'ensuit'il ? Il s'ensuit qu'en-dehors de la liberté il y a encore l'égalite. Notamment l'égalité devant la loi. De l'égalité devant la loi on ne peut dire qu'une chose, c'est que dans la forme où on l'applique actuellement on peut et doit la considérer comme une injure personnelle.                              
            Que reste-t-il de la formule ? La fraternité.  Et bien cet article-là est le plus curieux et il faut l'avouer il constitue à ce jour la principale pierre d'achoppement en Occident.... Or on ne crée pas la fraternité, elle se crée d'elle-même... On ne l'a pas trouvée. On a trouvé le principe de la conservation de soi poussée très loin de la vie à son propre compte... et bien par ce fait de s'affirmer soi-même la fraternité n'a pu naître. La personne révoltée et exigeante devrait tout d'abord sacrifier elle-même tout son Moi à la société et non seulement ne pas exiger son droit, mais lui en faire l'abandon sans condition.
            Comment me direz-vous, il ne faut pas avoir de personnalité pour être heureux ? Bien au contraire... il faut en devenir une, plus pleine......
            ..... Aimez-vous l'un l'autre, mais en voilà une utopie, messieurs ! Tout est fondé sur le sentiment, sur la nature et non sur la raison. Et c'est même, pour ainsi dire, une humiliation de la raison. Qu'en pensez-vous ? Est-ce une utopie, oui ou non?......
            ... Désespéré le socialiste se met à arranger et à définir la communauté future. Il pèse, il calcule, il séduit les gens par des avantages, il explique, il enseigne, il raconte les profits que chacun tirera de cette communauté, ce que chacun y gagnera. Il définit la valeur et le coût de chaque personne et il établit d'avance l'inventaire des biens terrestres, la part d'héritage de chacun et la part qu'il doit volontairement céder de sa personne à la communauté... " Chacun pour tous et tous pour chacun "... Mais voilà qu'on a commencé à mettre en oeuvre cette formule et six mois plus tard les frères ont assigné devant le tribunal Cabet le fondateur de la Confrérie. On dit que les Fouriéristes ont pris les derniers neuf cent mille francs de leurs capitaux et qu'ils continuent à essayer de fonder une communauté. Mais sans résultat. Évidemment la tentation est grande de vivre, si ce n'est sur le fondement de la fraternité du moins sur celui de la raison, c'est-à-dire qu'il est bon que tous te protègent et n'exigent que travail et bonne entente.     
            Mais voilà que cela pose une nouvelle énigme. Il semble que l'homme soit déjà complètement protégé. On lui promet de lui donner à manger, à boire et de lui fournir du travail, on ne lui demande en échange qu'une infime parcelle de sa liberté personnelle pour le bien commun, une parcelle toute infime.
            Et bien non. L'homme ne veut pas vivre sur ces calculs, même une petite parcelle lui coûte trop. Bêtement il croit que c'est une prison et qu'il vaut mieux être livré à son propre sort car alors, c'est la liberté complète. Mais en cet état de liberté on le bat, on ne lui donne pas de travail, il meurt de faim et n'a aucune volonté. Mais non, le drôle croit quand même que la liberté vaut mieux.
            Naturellement le socialiste n'aura qu'à cracher dessus et dire qu'il est un imbécile, qu'il n'est pas assez grand, asses mûr pour comprendre son propre avantage, qu'une fourmi privée de la parole, une méprisable fourmi est plus sage que lui, car tout est si bien dans la fourmilière, tout est si ordonné, tous sont rassasiés, heureux, chacun connaît sa besogne, en un mot. L'homme est encore bien loin d'égaler la fourmi....
            Et voilà que le socialiste au comble du désespoir proclame enfin :  liberté, égalité, fraternité ou la mort. Et bien, il n'y a plus rien à dire.
            Et le bourgeois triomphe définitivement.
            - Et si le bourgeois triomphe, c'est que la formule de Siyès s'est accomplie littéralement et avec la plus grande exactitude.
            - Mais alors quelle raison a le bourgeois de se déconcerter, pourquoi se contracte-t-il ? de quoi a-t-il peur ? Tout a cédé devant lui, tous ont dû reconnaître leur insuffisance...

mathoman.com
            ....... Jadis il luttait encore, il sentait qu'il avait des ennemis..... mais la lutte prit fin, et soudain le bourgeois s'aperçut qu'il était seul au monde, que personne ne valait plus que lui, qu'il était l'idéal et qu'au lieu de persuader maintenant tout le monde, comme il le faisait jadis, qu'il était l'idéal, il n'avait qu'à se poser tranquillement et majestueusement, devant tous, comme le type de la beauté et de toutes les perfections humaines.
            Que voulez-vous c'est une situation déconcertante.
            Napoléon III fut le salut. Il leur tomba du ciel, pourrait-on dire, il fut l'unique solution de la difficulté, la seule possible alors.
            Depuis ce moment le bourgeois prospère, paie énormément pour cette prospérité, et redoute tout, justement parce qu'il a tout atteint. Quand on a tout atteint, il est pénible de " tout " perdre. Il s'ensuit directement, mes amis, que celui qui craint le plus est celui qui prospère le plus. Ne riez pas, je vous prie.
            Car enfin qu'est de nos jours le bourgeois ?.........     
                                                                                          
                                                                                                                                                                                                                                                         Dostoïevski                                                                                                
                                                                   3è partie
                                                                                                                                  
            Et pourquoi " y a - t - il chez les bourgeois tant d'âmes de valets ", et ceci en dépit de toute noble apparence ? Ne m'accusez pas, je vous prie, ne protestez pas que j'exagère, que je calomnie, que c'est la haine qui parle en moi. Haine de quoi ? De qui ? Pourquoi haïr ? Il y a beaucoup de valets, tout simplement, et c'est ainsi. La servilité pénètre de plus en plus la nature du bourgeois. En outre, elle est considérée comme une vertu. D'ailleurs cela doit être ainsi, étant donné l'ordre actuel des choses. C'est une conséquence naturelle et, ce qui est à noter, la nature y porte. Je ne dis plus, par exemple, que le bourgeois a beaucoup de dispositions pour l'espionnage. Mon opinion est justement que le grand développement de l'espionnage en France, non pas de l'espionnage simple, mais de l'espionnage professionnel, poussé à la perfection et qui est devenu un art véritable, qui a ses procédés scientifiques, vient de la servilité innée de ce bourgeois....
            ... Le Français aime beaucoup à se faire bien voir du gouvernement... Rappelez-vous tous ces chercheurs de charges, par exemple, lors des fréquents changements de gouvernement en France... Rappelez-vous une chanson de Barbier à ce propos.... La liberté de conscience et de convictions est la première et principale liberté du monde.....
            Une fois je me trouvais à une table d'hôte, ce n'était plus en France mais en Italie. Il y avait pourtant beaucoup de Français. On s'entretenait de Garibaldi. A cette époque on parlait partout de Garibaldi. C'était deux semaines avant Aspromonte. Bien entendu on parlait par énigmes. Certains se taisaient et ne voulaient rien dire, d'autres hochaient la tête. Le thème général de l'entretien était celui- ci :              
            * Garibaldi avait entrepris une affaire très risquée, même imprudente. Mais naturellement on exprimait cette opinion par des allusions. En effet Garibaldi est un homme si supérieur à tous les autres que peut-être un dessein qui parait trop risqué pour un esprit ordinaire paraîtrait très prudent si c'était lui qui le menait à bout.
            Peu à peu on passa à la personnalité même de Garibaldi. On commença à énumérer ses qualités ( le jugement fut assez favorable au héros italien ).
            - Non, il n'y a qu'une seule chose qui m'étonne en lui dit très haut un Français d'un extérieur agréable et imposant, âgé d'une trentaine d'années, portant sur le visage la marque de cette noblesse extraordinaire qui saute aux yeux presque avec effronterie chez tous les Français. Il y a une seule circonstance qui est la plus grande cause de mon admiration pour lui !                                           
            Naturellement tous se tournèrent vers lui avec curiosité. La nouvelle qualité découverte en Garibaldi devait bien intéresser tout le monde.                                                                                       
            - En 1860 pendant un certain temps, à Naples, il eut le pouvoir le plus illimité, le plus absolu.
            Il disposait d'une somme de vingt millions qui appartenait à l'Etat. Il n'avait à en rendre compte à personne. Il aurait pu prendre et s'approprier autant qu'il aurait voulu de cet argent et personne ne lui aurait rien dit ! Il n'a rien caché et il a rendu compte de tout, jusqu'au dernier sou, au gouvernement. C'est presque incroyable ! *
            Et ses yeux s'enflammaient lorsqu'il parlait des vingt millions de francs.
            Évidemment on peut dire de Garibaldi tout ce qui plaît. Mais associer le nom de Garibaldi à de petits vols du sac gouvernemental, ce ne pouvait, bien entendu, venir que d'un Français.
            Et avec quelle naïveté, quelle pureté de coeur le dit-il ! Certes la pureté de coeur fait tout pardonner, même la perte de la faculté de sentir la vraie honnêteté. Cependant, ayant regardé ce visage qui s'était réellement illuminé des vingt millions, inopinément je me suis dit : " Ah mon vieux, si tu avais occupé alors la place de Garibaldi !.....
            ..... Voici ce que je pense : je me suis peut-être trompé.... mais tout compte fait, le bourgeois....

                                                                                                                                                                                                                                                                                 
                                                                           à suivre....

                                                                                 Fédor Dostoïevski
                                                 ( post 16/10/ 13  14.54 )                 
                                                                     
                                                     





   
     

L'anniversaire de Kim Jong Il Aurélien Ducoudray Mélanie Allag ( BD France )



amazon.fr



                                                    L'anniversaire de Kim Jong Il

            Il était une fois au pays de Corée, du nord, un petit garçon seul de l'endroit a fêter son anniversaire, car dans ces lieux, les fêtes, les anniversaires et autres sourires de la vie sont interdits chacun se devant de travailler pour le maître du pays et le pays bien évidemment, mais Jun Sang a eu le privilège de naître le même jour que le fils du guide suprême. Néanmoins tout manquement à la discipline et aux règles indescriptibles valent des coups de bâton, 20 parfois, la délation à l'école et ailleurs est aussi parfaitement admise. La nourriture est maigre, le riz reste le principal aliment, aussi Jun Sang aussi bon fils que courageux, hardi, plein de bonnes qualités, court, le soir venu, avec ses copains pour trouver qui, quatre pommes de terre, épis de maïs et autres jusqu'au jour où la famine s'abat sur le pays, la faute au typhon dit le gouvernement. Les parents de Kim perdent leur emploi, la soeur aînée revient au foyer après un séjour pour des raisons précises à Pyongyang, elle chante Ariang Ariang. Il est convenu que les responsables de la disette sont les Sud-Coréens et les méchants Américains. Devenus méconnaissables par manque de nourriture, pourtant Jun Sang et ses complices ont même suivi un rat, non pour le manger, mais pour lui voler la boulette et comprendre comment il se l'était confectionnée avec des poils et des grains, seul animal restant, les chiens mangés dès le début. Alors le père décide de conduire la famille en Corée du Sud où quelques membres demeurent, en passant par la Chine. Et le périple sera long, dangereux, la soeur aînée risque le pis avec la rencontre de gangs prêts à conduire les jeunes filles " à l'abattage sexuel ". Cette jolie bande dessinée tant par l'histoire que par les jolis dessins est plaisante à plusieurs niveaux et se partage, se discute. D'actualité, en un mot, m'a plu. Bonne BD....

samedi 17 février 2018

Le Bourgeois de Paris 1è partie Fédor Dostoïevski ( Nouvelle extrait 1 Russie )

   Image associée                                                                                        unjourdeplusaparis.com                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                            
                                                           Le Bourgeois


            ..... je n'ai pu souffrir étant à l'étranger, de visiter en suivant le guide la règle et le devoir du voyageur. C'est pourquoi dans certains endroits j'ai laissé passer des choses tellement importantes que j'ai honte de l'avouer. Même à Paris j'en ai laissé passer ... J'ai donné une définition de Paris, je l'ai ornée d'une épithète et j'y tiens. A savoir : c'est la ville la plus morale et la plus vertueuse du monde... Tous sont contents et parfaitement heureux, tous enfin en sont arrivés au point de se persuader réellement qu'ils sont contents et parfaitement heureux et... et... ils s'en tiennent là... Cependant, mes amis, je vous ai avertis, au premier chapitre de ces notes  que, peut-être, je vous mentirai énormément. Eh bien, ne m'en empêchez pas. Vous savez bien aussi, sans doute, que si je mens je mentirai avec la certitude de ne pas le faire...
            Oui, Paris est une ville étonnante. Et quel confort, que de commodités diverses pour ceux qui ont le droit d'en avoir et, de nouveau, quel ordre, " quel havre de l'ordre ", pour ainsi dire ! Oui, encore quelque temps et ce Paris de  1 500 000 habitants se transformera en quelque petite ville universitaire allemande, figée dans le calme et l'ordre, quelque chose dans le genre de Heidelberg, par exemple. Tout tend à cela. Et pourquoi pas un Heidelberg en grand ? Et quel règlement ! Mais comprenez-moi bien, ce n'est pas tant le règlement apparent, qui est insignifiant... mais l'énorme règlement intérieur, le règlement spirituel qui vient de l'âme. Paris se contracte, se rapetisse avec plaisir, avec amour, se resserre avec attendrissement. Sous ce rapport quelle différence avec Londres, par exemple !
            Je n'ai passé que huit jours à Londres et cependant, en m'en tenant aux apparences, en quels larges tableaux, en quels plans éclatants, bien particuliers et non mesurés à une toise, avec quel relief il s'est détaché parmi mes souvenirs. Son originalité est si vaste et si âpre, on peut même se laisser tromper par son originalité. Toute contradiction, si tranchante soit-elle, continue à vivre en face de son antithèse... même ici subsiste cette lutte tenace et déjà invétérée, cette lutte à mort du principe de l'individu, tel qu'on le conçoit en occident, de la nécessité de vivre ensemble de quelque manière, de former une société et de se transformer en fourmilière, de se transformer ne fût-ce qu'en fourmilière, mais de s'entendre, même à ce prix, et de ne pas devenir anthropophage. Sous ce rapport, d'autre part, on y voit la même chose qu'à Paris. La même volonté désespérée de s'arrêter à un statu quo, d'arracher de soi avec la chair, tout désir, tout espoir, de maudire son avenir dans lequel ceux-même qui sont à la tête du progrès  n'ont pas assez de foi, et d'adorer Baal... cela n'est remarqué consciemment que dans les âmes de l'avant-garde qui pense. Mais inconsciemment et instinctivement cela se réalise dans les fonctions vitales de toute la masse.              digital.philharmoniedeparis.fr                       
Résultat de recherche d'images pour "bourgeois paris 1900"            Le bourgeois parisien est très content presque consciemment. Il est même persuadé que tout doit être ainsi. Il vous rosserait si vous en doutiez, oui, il vous rosserait car, jusqu'à ce jour, il craint tout de même quelque chose, malgré toute sa confiance en lui-même.
            Bien qu'il en soit ainsi à Londres, pourtant quels tableaux, larges éclatants, même à première vue quelle différence avec Paris ! Cette ville grouillante jour et nuit, immense comme la mer, ces cris et ces hurlements de machines, ces voies ferrées au-dessus des toits, et bientôt il y en aura même sous terre ! cette audace dans l'entreprise, ce faux désordre qui, en réalité, est l'ordre bourgeois au suprême degré, cette Tamise empoisonnée, cet air saturé de charbon, ces places et ces parcs magnifiques, ces coins effroyables de la ville, comme Whitechapel, et sa population à demi-nue, sauvage et affamée. La City, ses millions et son commerce mondial,le Palais de Cristal, l'exposition universelle. Oui cette exposition frappe. Vous sentez une force terrible qui a réuni ici, en un seul troupeau, toute cette multitude innombrable d'hommes venus de tous les coins du monde. Vous reconnaîtrez une pensée géante. Vous sentez qu'on a déjà réussi quelque chose, que vous êtes devant une victoire, un triomphe... un je ne sais quoi vous remplit de terreur.
            N'est-ce pas  déjà une réalité, un idéal atteint ? pensez-vous. N'est-ce pas déjà une fin ? n'est-ce pas déjà là le seul troupeau ? Ne faudrait-il pas réellement  accepter cela comme un fait accomplit et se taire pour toujours ?
            Tout y est si triomphal, si victorieux, si fier que l'âme commence à se serrer.
            Vous regardez ces centaines de mille, ce millions d'hommes qui, avec docilité, y viennent à flots de tout l'univers, ces hommes animés d'une seule idée, s'attroupant dans le silence avec obstination, sans parler dans ce palais immense, et vous sentez quelque chose de définitivement terminé, terminé et achevé.
            C'est un tableau biblique, une sorte de Babylone, une prophétie de l'Apocalypse qui s'accomplit sous vos yeux. Vous sentez qu'il faut une force d'âme éternelle et beaucoup de renonciation pour ne pas succomber, pour ne pas se soumettre à l'impression, pour ne pas s'incliner devant le fait, et adorer Baal, c'est à dire prendre l'existence pour l'idéal...
            ... La faim ni l'esclavage ne sont aimés de personne et mieux, ce sont eux qui pousseront à la renonciation et qui engendreront le scepticisme, et les dilettantes qui se promènent pour leur plaisir peuvent évidemment imaginer des tableaux d' Apocalypse et contenter leurs nerfs en exagérant tout événement et en y cherchant pour s'exciter des impressions fortes.                                                         
            ... Vous voyez combien est fier cet esprit puissant qui a créé ce vaste décor et avec quel orgueil il est sûr de sa victoire et de son triomphe... Devant cet immense, ce gigantesque orgueil de l'esprit qui règne, devant la perfection triomphale des oeuvres de cet esprit, même une âme affamée s'engourdit parfois, s'humilie, se soumet, cherche le salut dans le gin et la débauche et commence à croire que tout doit être ainsi. Le fait écrase, la masse s'engourdit et devient d'une inertie de Chinois. Mais si le scepticisme naît, alors sombre et proférant des malédictions il cherche le salut dans les " Mormonailleries ".
            A Londres la masse atteint des dimensions et se meut dans des décors que nulle part dans le monde vous ne verrez aussi grands, si ce n'est en rêve.
            On m'a raconté, par exemple que le samedi soir un demi-million d'ouvrières et d'ouvriers avec leurs enfants se répandent comme une mer par la ville. Ils se groupent de préférence en certains quartiers et toute la nuit, jusqu'à cinq heures, fêtent le sabbat, c'est-à-dire boivent et mangent à en crever, comme les bêtes, pour toute la semaine. Tous emportent leurs économies de la semaine, tout cet argent qu'ils ont gagné en peinant durement et en jurant. Dans les charcuteries, dans les maison d'alimentation le gaz brûle en gros faisceaux de lumière qui répandent par les rues une lueur éblouissante... Tous sont ivres mais sans gaieté, sombrement, lourdement, et tous sont si étrangement taciturnes. De temps en temps seulement des jurons et des bagarres sanglantes troublent ce silence suspect et qui vous attriste. Tous ont hâte de s'enivrer jusqu'à perte de conscience. Les femmes ne le cèdent pas aux maris et ils boivent ensemble, les enfants courent et rampent au milieu d'eux.
            Par une telle nuit je me suis une fois égaré, il était deux heures, j'ai longtemps rôdé dans les rues, perdu dans la masse innombrable de cette foule morne, m'enquérant de mon chemin presque par signes, car je ne connais pas un mot d'anglais. Je l'ai trouvé, mais l'impression de ce que j'ai vu m'a tourmenté pendant trois jours.
            La foule c'est partout la foule, mais ici tout était si énorme, si éclatant que vous aviez la sensation de percevoir en réalité ce que jusqu'ici vous aviez la sensation de percevoir en réalité ce que jusqu'ici vous n'aviez fait qu'imaginer.
            Ce qu'on voit ici ce n'est plus la foule, mais l'abrutissement systématique, soumis, que l'on encourage, et vous sentez en regardant ces parias de la société que beaucoup de temps s'écoulera encore avant que ne s'accomplisse pour eux, la prophétie, que longtemps encore ils attendront qu'on leur donne des branches de palmier et des robes blanches, et que longtemps encore ils continueront à lancer au trône du Très-Haut " jusques à quand, seigneur "... Nous nous étonnons de cette bêtise qui les pousse à devenir épileptiques ou pèlerins... Ces millions d'hommes abandonnés et chassés du festin de la vie se coudoyant et s'écrasant dans les ténèbres souterraines, frappent à tâtons à quelques portes et cherchent une issue pour ne pas étouffer dans la cave obscure...


                                                                                                à suivre
                                     ... c'est la tentation ultime... pour être soi...

                                                                                    Fédor Dostoïevski

                   (  post 22/09/13 - 03.58 )                
                                                                                                                                                in Vrémia 1863

jeudi 15 février 2018

Lettre sur les aveugles 5 Diderot ( Lettre France )


Image associée
  canecto.com   


                                            Lettre sur les aveugles
                                                                 à l'usage de ceux qui voient   

            Saunderson s'agita dans cet entretien un peu plus que son état ne le permettait ; il lui survint un accès de délire qui dura quelques heures, et dont il ne sortit que pour s'écrier :
            "- Ô Dieu de Clarke et de Newton, prends pitié de moi !
            Ainsi finit Saunderson, vous voyez, madame, que tous les raisonnements qu'il venait d'objecter au ministre n'étaient pas même capables de rassurer un aveugle. Quelle honte pour des gens qui n'ont pas de meilleures raisons que lui, qui voient, et à qui le spectacle étonnant de la nature annonce, depuis le lever du soleil jusqu'au coucher des moindres étoiles, l'existence et la gloire de son auteur ! Ils ont des yeux, dont Saunderson était privé, mais Saunderson avait une pureté de moeurs et une ingénuité de caractère qui leur manquent. Aussi ils vivent en aveugles, et Saunderson meurt comme s'il eût vu. La voix de la nature se fait entendre suffisamment à lui à travers les organes qui lui restent, et son témoignage n'en sera que plus fort contre ceux qui se ferment opiniâtrement les oreilles et les yeux. Je demanderais volontiers si le vrai Dieu n'était pas encore mieux voilé que Socrate par les ténèbres du paganisme, que pour Saunderson par la privation de la vue et du spectacle de la nature.
            Je suis bien fâché, madame, que, pour votre satisfaction et la mienne, on ne nous ait pas transmis de cet illustre aveugle d'autres particularités intéressantes. Il y avait peut-être plus de lumières à tirer de ses réponses, que de toutes les expériences qu'on se propose, il fallait que ceux qui vivaient avec lui fussent bien peu philosophes ! J'en excepte cependant son disciple, M. William Inchlif, qui ne vit Saunderson que dans ses derniers moments, et qui nous a recueilli ses dernières paroles, que je conseillerais à tous ceux qui entendent un peu l'anglais de lire en original dans un ouvrage imprimé, à Dublin en 1747, et qui a pour titre " The life and character of Dr Nicholas Saunderson late lucasian Professor of the mathematicks in the university of Cambridge ; by his disciple and friend William Inchlif, Esq." Ils y remarqueront un agrément, une force, une vérité, une douceur qu'on ne rencontre dans aucun autre récit et que je ne me flatte pas de vous avoir rendus, malgré tous les efforts que j'ai faits pour les conserver dans ma traduction. *
            Il épousa en 1713 la fille de M. Dickons, recteur de  Boxworth, dans la contrée de Cambridge; il en eut un fils et une fille qui vivent encore. Les derniers adieux qu'il fit à sa famille sont fort touchants !                                                                   
            " - Je vais, leur dit-il, où nous irons tous ; épargnez-moi des plaintes qui m'attendrissent. Les témoignage de douleur que vous me donnez me rendent plus sensible à ceux qui m'échappent. Je renonce sans peine à une vie qui n'a été pour moi qu'un long désir et qu'une privation continuelle. Vivez aussi vertueux et plus heureux, et apprenez à mourir aussi tranquilles. "
            Il prit ensuite la main de sa femme qu'il tint un moment serrée entre les siennes : il se tourna le visage de son côté, comme s'il eût cherché à la voir ; il bénit ses enfants, les embrassa tous, et les pria de se retirer, parce qu'ils portaient à son âme des atteintes plus cruelles que les approches de la mort.
            L'Angleterre est le pays des philosophes, des curieux, des systématiques ; cependant, sans M. Inchlif, nous ne saurions de Saunderson que ce que les hommes les plus ordinaires nous en auraient appris ; par exemple, qu'il reconnaissait les lieux où il avait été introduit une fois, au bruit des murs et du pavé, lorsqu'ils en faisaient, et cent autres choses de la même nature qui lui étaient communes avec presque tous les aveugles. Quoi donc ! rencontre-t-on si fréquemment en Angleterre des aveugles du mérite de Saunderson ; et y trouve-t-on tous les jours des gens qui n'aient jamais vu, et fassent des leçons d'optique ?
            On cherche à restituer la vue à des aveugles-nés ; mais si l'on y regardait de plus près, on trouverait, je crois, qu'il y a bien autant à profiter pour la philosophie en questionnant un aveugle de bon sens. On en apprendrait comment les choses se passent en lui, on les comparerait avec la manière dont elles se passent en nous, et l'on tirerait peut-être de cette comparaison la solution des difficultés qui rendent la théorie de la vision et des sens si embarrassée et si incertaine ; mais je ne conçois pas, je l'avoue, ce que l'on espère d'un homme à qui l'on vient de faire une opération douloureuse sur un organe très délicat que le plus léger accident dérange, et qui trompe souvent ceux en qui il est sain et qui jouissent depuis longtemps de ses avantages. Pour moi, j'écouterais avec plus de satisfaction sur la théorie des sens un métaphysicien à qui les principes de la métaphysique, les éléments de mathématiques et la conformation des parties seraient familiers, qu'un homme sans éducation et sans connaissances, à qui l'on a restitué la vue par l'opération de la cataracte. J'aurais moins de confiance dans les réponses d'une personne qui voit pour la première fois, que dans les découvertes d'un philosophe qui aurait bien médité son sujet dans l'obscurité ; ou, pour vous parler le langage des poètes, qui se serait crevé les yeux pour connaître plus aisément comment se fait la vision.
            Si l'on voulait donner quelque certitude à des expériences, il faudrait du moins que le sujet fût préparé de longue main, qu'on l'élevât, et peut-être qu'on le rendît philosophe ; mais ce n'était pas l'ouvrage d'un moment que de faire un philosophe, même quand on l'est ; que sera-ce quand on ne l'est pas ? c'est bien pire quand on croit l'être. Il serait très à propos de ne commencer les observations que longtemps après l'opération. Pour cet effet, il faudrait traiter le malade dans l'obscurité, et s'assurer bien que sa blessure est guérie et que ses yeux sont sains. Je ne voudrais pas qu'on l'exposât d'abord au grand jour ; l'éclat d'une lumière vive nous empêche de voir ; que ne produira-t-il point sur un organe qui doit être de la dernière sensibilité, n'ayant encore éprouvé aucune impression qui l'ait émoussé !
            Mais ce n'est pas tout : ce serait encore un point fort délicat, que de tirer parti d'un sujet ainsi préparé ; et que de l'interroger avec assez de finesse pour qu'il ne dît précisément que ce qui se passe en lui. Il faudrait que cet interrogatoire se fît en pleine académie ; ou plutôt, afin de n'avoir point de spectateurs superflus, n'inviter à cette assemblée que ceux qui le mériteraient par leurs connaissances philosophiques, anatomiques, etc... Les plus habiles gens et les meilleurs esprits ne seraient pas trop bons pour cela. Préparer et interroger un aveugle-né n'eût point été une occupation indigne des talents réunis de Newton, Descartes, Locke et Leibnitz.
Résultat de recherche d'images pour "le jardin mathématique"  **          Je finirai cette lettre, qui n'est déjà que trop longue, par une question qu'on a proposée il y a longtemps. Quelques réflexions sur l'état singulier de Saunderson m'ont fait voir qu'elle n'avait jamais été entièrement résolue.
            On suppose un aveugle de naissance qui soit devenu homme fait, et à qui on ait appris à distinguer, par l'attouchement, un cube et un globe de même métal et à peu près de même grandeur, en sorte que quand il touche l'un et l'autre, il puisse dire quel est le cube et quel est le globe. On suppose que le cube et le globe étant posés sur une table, cet aveugle vienne à jouir de la vue ; et l'on demande si en les voyant sans les toucher il pourra les discerner et dire quel est le cube et quel est le globe.
            Ce fut M. Molineux qui proposa le premier cette question, et qui tenta de la résoudre. Il prononça que l'aveugle ne distinguerait point le globe du cube ; car, dit-il, quoiqu'il ait appris par expérience de quelle manière le globe et le cube affectent son attouchement, il ne sait pourtant pas encore que ce qui affecte son attouchement de telle ou telle manière, doit frapper ses yeux de telle ou telle façon ; ni que l'angle avancé du cube qui presse sa main d'une manière inégale doive paraître à ses yeux tel qu'il paraît dans le cube.
            Locke, consulté sur cette question, dit :
            " - Je suis tout à fait du sentiment de M. Molineux. Je crois que l'aveugle ne serait pas capable, à la première vue, d'assurer avec quelque confiance quel serait le cube et quel serait le globe, s'il se contentait de les regarder, quoiqu'en les touchant il pût les nommer et les distinguer sûrement par la différence de leurs figures, que l'attouchement lui ferait reconnaître. "
            M. l'abbé de Condillac, dont vous avez lu " l'Essai sur l'origine des connaissances humaines "
avec tant de plaisir et d'utilité, et dont je vous envoie avec cette lettre, l'excellent Traité des systèmes, a là-dessus un sentiment particulier. Il est inutile de vous rapporter les raisons sur lesquelles il s'appuie ; ce serait vous envier le plaisir de relire un ouvrage où elles sont exposées d'une manière si agréable et si philosophique, que de mon côté je risquerais trop à les déplacer. Je me contenterai d'observer qu'elles tendent toutes à démontrer que l'aveugle-né ne voit rien, ou qu'il voit la sphère et le cube différents ; et que les conditions que ces deux corps soient de même métal et à peu près de même grosseur, qu'on a jugé à propos d'insérer dans l'énoncé de la question, y sont superflues, ce qui ne peut être contesté ; car, aurait-il pu dire, s'il n'y a aucune liaison essentielle entre la sensation de la vue et celle du toucher, comme MM. Locke et Molineux le prétendent, ils doivent convenir qu'on pourrait voir deux pieds de diamètre à un corps qui disparaîtrait sous la main. M. de Condillac ajoute cependant que si l'aveugle-né voit les corps, en discerne les figures, et qu'il hésite sur le jugement qu'il en doit porter, ce ne peut être que par des raisons métaphysiques assez subtiles que je vous expliquerai tout à l'heure.
            Voilà donc deux sentiments différents sur la même question, et entre des philosophes de la première force. Il semblerait qu'après avoir été maniée par des gens tels que MM. Molineux, Locke et l'abbé de Cornillac, elle ne doit plus rien laisser à dire ; mais il y a tant de faces sous lesquelles la même chose peut être considérée, qu'il ne serait pas étonnant qu'ils ne les eussent pas toutes épuisées.
            Ceux qui ont prononcé que l'aveugle-né distinguerait le cube de la sphère ont commencé par supposer un fait qu'il importait peut-être d'examiner ; savoir si un aveugle-né, à qui on abattrait les cataractes, serait en état de se servir de ses yeux dans les premiers moments qui succèdent à l'opération. Ils ont dit seulement :
            " - L'aveugle-né, comparant les idées de sphère et de cube qu'il a reçues par le toucher avec celles qu'il en prend par la vue, connaîtra nécessairement que ce sont les mêmes ; et il y aurait en lui bien de la bizarrerie de prononcer que c'est le cube qui lui donne, à la vue, l'idée de sphère et que c'est de la sphère que lui vient l'idée du cube. Il appellera donc sphère et cube, à la vue, ce qu'il appelait sphère et cube au toucher. "
            Mais quelle a été la réponse et le raisonnement de leurs antagonistes ? Ils ont supposé pareillement que l'aveugle-né verrait aussitôt qu'il aurait l'organe sain; ils ont imaginé qu'il en était d'un oeil à qui l'on abaisse la cataracte comme un bras qui cesse d'être paralytique : il ne faut point d'exercice, à celui-ci pour sentir, ont-ils dit, ni par conséquent à l'autre pour voir ; et ils ont ajouté :
Image associée            " - Accordons à l'aveugle-né un peu plus de philosophie que vous ne lui en donnez, et après avoir poussé le raisonnement jusqu'où vous l'avez laissé, il continuera : mais cependant, qui m'a assuré qu'en approchant de ces corps et en appliquant mes mains sur eux ils ne tromperont pas subitement mon attente, et que le cube ne me renverra pas la sensation de la sphère, et la sphère celle du cube ? Il n'y a que l'expérience qui puisse m'apprendre s'il y a conformité de relation entre la vue et le toucher : ces deux sens pourraient être en contradiction dans leurs  rapports, sans que j'en susse rien ; peut-être même croirais-je que ce qui se présente actuellement à ma vue n'est qu'une pure apparence, si l'on ne m'avait informé que ce sont là les mêmes corps que j'ai touchés. Celui-ci me semble, à la vérité, devoir être le corps que j'appelais cube ; et celui-là le corps que j'appelais sphère ; mais on ne me demande pas ce qu'il m'en semble, mais ce qui en est ; et je ne suis nullement en état de satisfaire à cette dernière question. "
            Ce raisonnement, dit l'auteur de l'Essai sur l'origine des connaissances humaines, serait très embarrassant pour l'aveugle-né ; et je ne vois que l'expérience qui puisse y fournir une réponse. Il y a toute une apparence que M. l'abbé de Condillac ne veut parler ici que de l'expérience que l'aveugle-né réitérerait lui-même sur les corps par un second attouchement. Vous sentirez tout à l'heure pourquoi je fais cette remarque. Au reste, cet habile métaphysicien en aurait pu ajouter qu'un aveugle-né devait trouver d'autant moins d'absurdité à supposer que deux sens pussent être en contradiction, qu'il imagine qu'un miroir les y met en effet, comme je l'ai remarqué plus haut.
            M. de Condillac observe ensuite que M. Molineux a embarrassé la question de plusieurs conditions qui ne peuvent ni prévenir ni lever les difficultés que la métaphysique formerait à l'aveugle-né. Cette observation est d'autant plus juste, que la métaphysique que l'on suppose à l'aveugle-né n'est point déplacée ; puisque, dans ces questions philosophiques, l'expérience doit toujours être censée se faire sur un philosophe, c'est à dire sur une personne qui saisisse, dans les questions qu'on lui propose, tout ce que le raisonnement et la condition de ses organes lui permettent d'y apercevoir.
            Voilà, , en abrégé, ce qu'on a dit pour et contre cette question ; et vous allez voir, par l'examen que j'en ferai, combien ceux qui ont annoncé que l'aveugle-né verrait les figures et discernerait les corps, étaient loin de s'apercevoir qu'ils avaient raison ; et combien ceux qui le niaient avaient de raisons de penser qu'ils n'avaient point tort.
            La question de l'aveugle-né, prise un peu plus généralement que M. Molineux ne l'a proposée, en embrasse deux autres que nous allons considérer séparément. On peut demander :
            1° si l'aveugle-né verra aussitôt que l'opération de la cataracte sera faite
            2° dans le cas qu'il voie, s'il verra suffisamment pour discerner les figures ; s'il sera en état de leur appliquer sûrement, en les voyant, les mêmes noms qu'il leur donnait au toucher ; et s'il aura la démonstration que ces noms leur conviennent.
            L'aveugle-né verra-t-il immédiatement après la guérison de l'organe ? Ceux qui prétendent qu'il ne verra point, disent :
            " - Aussitôt que l'aveugle-né jouit de la faculté de se servir de ses yeux, toute la scène qu'il a en perspective vient se peindre dans le fond de son oeil. Cette image composée d'une infinité d'objets rassemblés dans un fort petit espace, n'est qu'un amas confus de petites figures qu'il ne sera pas en état de distinguer les unes des autres. On est presque d'accord qu'il n'y a que l'expérience qui puisse lui apprendre à juger de la distance des objets, et qu'il est même dans la nécessité de s'en approcher, de les toucher, de s'en éloigner, de s'en rapprocher, et de les toucher encore, pour s'assurer qu'ils ne font point partie de lui-même, qu'ils sont étrangers à son être, et qu'il en est tantôt voisin et tantôt éloigné : pourquoi l'expérience ne lui serait-elle pas encore nécessaire pour les apercevoir ? Sans l'expérience, celui qui aperçoit des objets pour la première fois devrait s'imaginer, lorsqu'ils s'éloignent de lui, ou lui d'eux, au-delà de la portée de sa vue, qu'ils ont cessé d'exister ; car il n'y a que l'expérience que nous faisons sur les objets permanents, et que nous retrouvons à la même place ou nous les avons laissés qui nous constate leur existence continuée dans l'éloignement. C'est peut-être par cette raison que les enfants se consolent si promptement des jouets dont on les prive. On ne peut pas dire qu'ils les oublient promptement : car si l'on considère qu'il y a des enfants de deux ans et demi qui savent une partie considérable des mots d'une langue, et qu'il leur en coûte plus pour les prononcer que pour les retenir, on sera convaincu que le temps de l'enfance est celui de la mémoire. Ne serait-il pas plus naturel de supposer qu'alors les enfants s'imaginent que ce qu'ils cessent de voir a cessé d'exister, d'autant plus que leur joie paraît mêlée d'admiration, lorsque les objets qu'ils ont perdus de vue viennent à reparaître ? Les nourrices les aident à acquérir la notion des êtres absents, en les exerçant à un petit jeu qui consiste à se couvrir et à se montrer subitement le visage. Ils ont, de cette manière, cent fois en un quart d'heure, l'expérience que ce qui cesse de paraître ne cesse pas d'exister. D'où il s'ensuit que c'est à l'expérience que nous devons la notion de l'existence continuée des objets ; que c'est par le toucher que nous acquérons celle de leur distance ; qu'il faut peut-être que l'oeil apprenne à voir, comme la langue à parler ; qu'il ne serait pas étonnant que le secours d'un des sens fût nécessaire à l'autre, et que le toucher, qui nous assure de l'existence des objets hors de nous lorsqu'ils sont présents à nos yeux, est peut-être encore le sens à qui il est réservé de nous constater, je ne dis par leurs figures et d'autres modifications, mais même leur présence. "
Joos van Craesbeeck - A Man Surprised ****       On ajoute à ces raisonnements les fameuses expériences de Cheselden. Le jeune homme à qui l'habile chirurgien abaissa les cataractes ne distingua, de longtemps, ni grandeurs, ni distances, ni situations, ni même figures. Un objet d'un pouce mis devant son oeil, et qui lui cachait une maison, lui paraissait aussi grand que la maison. Il avait tous les objets sur les yeux ; et ils lui semblaient appliqués à cet organe, comme les objets du tact le sont à la peau. Il ne pouvait distinguer ce qu'il avait jugé rond, à l'aide de ses mains, d'avec ce qu'il avait jugé angulaire ; ni discerner avec les yeux si ce qu'il avait senti être en haut ou en bas, était en effet en haut ou en bas. Il parvint, mais ce ne fut pas sans peine, à apercevoir que sa maison était plus grande que sa chambre, mais nullement à concevoir comment l'oeil pouvait lui donner cette idée. Il lui fallut un grand nombre d'expériences réitérées pour s'assurer que la peinture représentait des corps solides : et quand il se fut bien convaincu, à force de regarder des tableaux, que ce n'étaient point des surfaces seulement qu'il voyait, il y porta la main, et fut bien étonné de ne rencontrer qu'un plan uni et sans aucune saillie : il demanda alors quel était le trompeur, du sens du toucher, ou du sens de la vue. Au reste, la peinture fit le même effet sur les sauvages, la première fois qu'ils en virent : ils prirent des figures peintes pour des hommes vivants, les interrogèrent, et furent tout surpris de n'en recevoir aucune réponse : cette erreur ne venait certainement pas en eux du peu d'habitude de voir.
            Mais, que répondre aux autres difficultés ? qu'en effet, l'oeil expérimenté d'un homme fait mieux voir les objets, que l'organe imbécile et tout neuf d'un enfant ou d'un aveugle de naissance à qui l'on vient d'abaisser les cataractes. Voyez, madame, toutes les preuves qu'en donne M. l'abbé de Condillac, à la fin de son Essai sur l'origine des connaissances humaines, où il se propose en objection les expériences faites par Cheselden, et rapportées par M. de Voltaire. Les effets de la lumière sur un oeil qui en est affecté pour la première fois, et les conditions requises dans les humeurs de cet organe, la cornée, le cristallin, etc..., y sont exposés avec beaucoup de netteté et de force, et ne permettent guère de douter que la vision ne se fasse très imparfaitement dans un enfant qui ouvre les yeux pour la première fois, ou dans un aveugle à qui l'on vient de faire l'opération.
            Il faut donc convenir que nous devons apercevoir dans les objets une infinité de choses que l'enfant ni l'aveugle-né n'y aperçoivent point, quoiqu'elles se peignent également au fond de leurs yeux ; que ce n'est pas assez que les objets nous frappent, qu'il faut encore que nous soyons attentifs à leurs impressions ; que, par conséquent, on ne voit rien la première fois qu'on se sert de ses yeux ; qu'on n'est affecté, dans les premiers instants de la vision, que d'une multitude de sensations confuses qui ne se débrouillent qu'avec le temps et par la réflexion habituelle sur ce qui se passe en nous ; que c'est l'expérience seule qui nous apprend à comparer les sensations avec ce qui les occasionne ; que les sensations n'ayant rien qui ressemble essentiellement aux objets, c'est à l'expérience à nous instruire sur des analogies qui semblent être de pure institution ; en un mot, on ne peut douter que le toucher ne serve beaucoup à donner à l'oeil une connaissance précise de la conformité de l'objet avec la représentation qu'il en reçoit ; et je pense que, si tout ne s'exécutait pas dans la nature par des lois infiniment générales ; si, par exemple, la piqûre de certains corps durs était douloureuse, et celle d'autres corps accompagnée de plaisir, nous mourrions sans avoir recueilli la cent millionième partie des expériences nécessaires à la conservation de notre corps et à notre bien-être.



*               ecoute-les-fleurs.blogspot.fr
**                                "
***                             "       
****          pubhist.com  
                                                                                                                              Denis Diderot

                                                                                             ( à suivre............. )

            Cependant je ne pense nullement que............
                                                                                                                               

mercredi 14 février 2018

Volupté La ceinture chaude La danse des fleurs A ses seins in Chansons de Bilitis 3 Pierre Louÿs ( Poèmess France )

Résultat de recherche d'images pour "iynx oiseau"
pinterest.com

                                                  Volupté

            Sur une terrasse blanche, la nuit, ils nous laissèrent évanouies dans les
roses. La sueur chaude coulait comme des larmes, de nos aisselles sur nos
seins. Une volupté accablante empourprait nos têtes renversées.

            Quatre colombes captives, baignées dans quatre parfums, voletèrent
au-dessus de nous en silence. De leurs ailes, sur les femmes nues, ruisselaient
des gouttes de senteur. Je fus inondée d'essence d'iris.

            Ô lassitude ! je reposai ma joue sur le ventre d'une jeune fille qui s'enveloppa
de fraîcheur avec ma chevelure humide. L'odeur de sa peau safranée enivrait ma
bouche ouverte. Elle ferma sa cuisse sur ma nuque.

            Je dormis, mais un rêve épuisant m'éveilla : l'iynx, oiseau des désirs
nocturnes, chantait éperdument au loin. Je toussai avec un frisson. Un bras
languissant comme une fleur s'élevait peu à peu vers la lune, dans l'air.


°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°


                                                                                                                      

                                                 La Ceinture chaude 

                                                                                                          fineartamerica.com
Image associée
            " Tu crois que tu ne m'aimes plus, Téléas, et depuis un mois tu passes tes
nuits à table, comme si les fruits, les vins, les miels pouvaient te faire oublier
ma bouche. Tu crois que tu ne m'aimes plus, pauvre fou ! "

            Disant cela, j'ai dénoué ma ceinture en moiteur et je l'ai roulée autour de
sa tête. Elle était toute chaude encore de la chaleur de mon ventre ; le parfum de
ma peau sortait de ses mailles fines.

            Il la respira longuement, les yeux fermés, puis je sentis qu'il revenait à moi
et je vis même très clairement, ses désirs réveillés qu'il ne me cachait point, mais,
par ruse, je sus résister.

            " Non, mon ami. Ce soir, Lysippos me possède. Adieu ! " Et j'ajoutai en
m'enfuyant : " Ô gourmand de fruits et de légumes ! le petit jardin de Bilitis n'a
qu'une figue, mais elle est bonne ! "



°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°


                                                La danse des Fleurs
                                                                                                             politiciens-et-politocrates.blogspot.fr
Résultat de recherche d'images pour "danse des sept voiles"            Anthis, danseuse de Lydie, a sept voiles autour d'elle. Elle déroule le voile
jaune, sa chevelure noire se répand. Le voile rose glisse de sa bouche. Le voile
blanc tombé laisse voir ses bras nus.

            Elle dégage ses petits seins du voile rouge qui se dénoue. Elle abaisse le
voile vert de sa croupe double et ronde. Elle tire le voile bleu de ses épaules, mais
elle presse sur sa puberté le dernier voile transparent.

            Les jeunes gens la supplient : elle secoue la tête en arrière. Au son des flûtes
seulement, elle le déchire un peu, puis tout à fait, et, avec les gestes de la danse,
elle cueille les fleurs de son corps.

            En chantant : " Où sont mes roses ? où sont mes violettes parfumées ?
Où sont mes touffes de persil ? - Voilà mes roses, je vous les donne. Voilà mes
violettes, en voulez-vous ? Voilà mes beaux persils frisés. "


°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°


                                                 A ses Seins

            Chairs en fleurs, ô mes seins ! que vous êtes riches de volupté !
Mes seins dans mes mains, que vous avez de mollesse et de moelleuses
chaleurs et de jeunes parfums !
                                                                                                                pinterest.com 
Image associée            Jadis, vous étiez glacés comme une poitrine de statue et durs
comme d'insensibles marbres. Depuis que vous fléchissez je vous
chéris davantage, vous qui fûtes aimés.

            Votre forme douce et renflée est l'honneur de mon torse brun.
Soit que je vous emprisonne sous la résille d'or, soit que je vous délivre
tout nus, vous me précédez de votre splendeur.

            Soyez donc heureux cette nuit. Si mes doigts enfantent des
caresses, vous seuls le saurez jusqu'à demain matin, car, cette nuit,
Bilitis a payé Bilitis.


                                                            Pierre Louÿs

                                                  in Les Chansons de Bilitis