dimanche 18 février 2018

Le Bourgeois de Paris Fedor Dostoievski ( 2e partie - fin - 3è extraits suite nouvelles Russie )

                                                                                                                                         

arcimboldo                     


                                                   Le Bourgeois de Paris                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                        ..... Vous êtes écrasé,  vous vous sentez tout simplement coupable de quelque chose en face de cet employé.
Vous êtes venu par exemple pour dépenser dix francs et voilà qu'on vous accueille comme on accueillerait lord Devonshire. Immédiatement vous vous sentez pris de remords, vous voulez au plus vite protester que vous n'êtes pas lord Devonshire,  mais simplement un humble voyageur et que vous n'êtes entré que pour dépenser dix francs. Mais ce jeune homme dont l'extérieur est des plus séduisants,  dont l'âme est emplie de la noblesse la plus inexprimable, devant qui vous êtes prêt à vous considéré comme une vile créature, tant il est noble, commence à étaler sous vos yeux des marchandises qui valent des milliers et des milliers de francs. En une minute il a encombré pour vous toute la table, et quand vous réfléchissez au travail de ce pauvre garçon pour remettre tout en place après notre départ !... pour vous qui avez eu l'audace de venir déranger un tel marquis, vous avec votre apparence insignifiante, avec vos vices et vos défauts, avec vos misérables dix francs, quand vous pensez à tout cela, aussitôt vous commencez malgré vous à vous mépriser profondément, vous vous repentez et vous maudissez le sort qui n'a mis que cent francs dans votre poche, vous les jetez, implorant grâce du regard.
            Mais avec magnanimité on vous emballe la marchandise achetée avec vos malheureux cent francs, on vous pardonne tout le dérangement, tout le trouble que vous avez mis dans le magasin et vous avez hâte de vous effacer le plus vite possible.                                                               
            Arrivé chez vous vous êtes très étonné de constater qu'ayant eu l'intention de  ne dépenser que dix francs, vous en avez dépensé cent...
           En général,  dans les magasins,  les Russes aiment beaucoup faire montre d'immenses quantitésd'argent.                                                                                                                                                                                                                                                                                                                        ... Il existe aussi dans le monde une insolence comme en ont, par exemple, les Anglaises qui non seulement ne se troublent pas à la vue des Adonis ou des Guillaume Tell, qui pour elles encombrent toute la table de marchandises et bouleversent tout le magasin, mais n'hésitent pas, oh horreur ! à marchander pour un rabais de dix francs.                                                                                                                                                                                                      herodote.net 
            Mais Guillaume Tell ne rate pas le coup non plus, il se venge et pour un châle de 1500 francs il en fera payer 12000 à la milady, et ceci si bien qu'elle est très satisfaite. Malgré tout le bourgeois aime jusqu'à la passion, l'inexprimable noblesse. Au théâtre il ne veut que des désintéressés. Gustave ne doit resplendir que de noblesse, et le bourgeois pleure d'attendrissement. Sans cette noblesse inexprimable il ne dormira pas tranquillement, et qu'il ait pris douze mille francs au lieu de quinze cents, cela c'était même son devoir ! Voler, c'est dégoûtant, c'est même infâme. Pour un vol on envoie aux galères. Le bourgeois pardonnera beaucoup de choses, mais pas le vol.                                                          
            Mais si vous volez par vertu, oh alors, tout vous est complètement pardonné.
            Vous voulez donc faire fortune et amasser beaucoup d'objets, c'est à dire accomplir une loi de la nature et de l'humanité. Voilà pourquoi dans le code on a nettement distingué le vol par mobiles bas, c'est à dire pour avoir un morceau de pain, et le vol par grande vertu..........                                                     
            ..... De quoi s' inquiéter ? Des parleurs,  des phraseurs ? Des arguments de la raison pure ? Mais la raison s'est montrée insuffisante en face de la réalité.... la raison pure n'a jamais existé, elle n'est qu'une invention sans fondement du XVIIIè siècle. Des ouvriers ? Mais les ouvriers eux-mêmes  sont, au fond de leur âme des propriétaires. Tout leur idéal n'est que devenir propriétaire et d'amasser le plus d'objets possible, telle est leur nature. On n'a pas une nature en vain. Tout cela fut couvé et formé pendant des siècles. On ne refait pas facilement le caractère national, il n'est pas facile d'échapper aux habitudes séculaires qui ont pénétré dans la chair et dans le sang.                                                                                     
            Avoir peur des agriculteurs ? Mais les agriculteurs français sont des archi-propriétaires...
            Des communistes ? Des socialistes enfin ? Mais ces gens-là se sont bien compromis en leur temps, et le bourgeois les méprise profondément. Il les méprise et tout de même les craint un peu. Oui, il les craint jusqu'à ce jour. Et de quoi semble-t-il avoir peur ?                                                                      
            L'abbé Siyes n'a-t-il pas prédit dans son célèbre pamphlet que le bourgeois, c'est tout ? - Qu'est le Tiers État ? Rien - Que doit-il être ? Tout. - Et bien ce qu'il a dit s'est accompli. Ces mots seuls se sont réalisés de tous ceux qu'on a prononcés à cette époque... Mais le bourgeois n'a pas encore toute sa confiance, bien que tout ce qu'on ait dit après Siyes ait crevé comme une simple bulle et de savon.
            En effet,  on a déclaré bien vite après lui,  Liberté,  Égalité,  Fraternité. Très bien qu'est la liberté ? La liberté Quelle liberté ? La  même liberté pour tous de faire ce qu'on veut dans les limites de la loi.                                                                                                                                                                                                                                                                         
            Quand peut-on faire ce qu'on veut ? Quand on a un million. La liberté donne-t-elle un million à chacun ? Non. Qu'est-ce qu'un homme sans un million ? Un homme sans un million n'est pas celui qui fait ce qui lui plaît,  mais celui dont on fait ce qui plaît. Que s'ensuit'il ? Il s'ensuit qu'en-dehors de la liberté il y a encore l'égalite. Notamment l'égalité devant la loi. De l'égalité devant la loi on ne peut dire qu'une chose, c'est que dans la forme où on l'applique actuellement on peut et doit la considérer comme une injure personnelle.                              
            Que reste-t-il de la formule ? La fraternité.  Et bien cet article-là est le plus curieux et il faut l'avouer il constitue à ce jour la principale pierre d'achoppement en Occident.... Or on ne crée pas la fraternité, elle se crée d'elle-même... On ne l'a pas trouvée. On a trouvé le principe de la conservation de soi poussée très loin de la vie à son propre compte... et bien par ce fait de s'affirmer soi-même la fraternité n'a pu naître. La personne révoltée et exigeante devrait tout d'abord sacrifier elle-même tout son Moi à la société et non seulement ne pas exiger son droit, mais lui en faire l'abandon sans condition.
            Comment me direz-vous, il ne faut pas avoir de personnalité pour être heureux ? Bien au contraire... il faut en devenir une, plus pleine......
            ..... Aimez-vous l'un l'autre, mais en voilà une utopie, messieurs ! Tout est fondé sur le sentiment, sur la nature et non sur la raison. Et c'est même, pour ainsi dire, une humiliation de la raison. Qu'en pensez-vous ? Est-ce une utopie, oui ou non?......
            ... Désespéré le socialiste se met à arranger et à définir la communauté future. Il pèse, il calcule, il séduit les gens par des avantages, il explique, il enseigne, il raconte les profits que chacun tirera de cette communauté, ce que chacun y gagnera. Il définit la valeur et le coût de chaque personne et il établit d'avance l'inventaire des biens terrestres, la part d'héritage de chacun et la part qu'il doit volontairement céder de sa personne à la communauté... " Chacun pour tous et tous pour chacun "... Mais voilà qu'on a commencé à mettre en oeuvre cette formule et six mois plus tard les frères ont assigné devant le tribunal Cabet le fondateur de la Confrérie. On dit que les Fouriéristes ont pris les derniers neuf cent mille francs de leurs capitaux et qu'ils continuent à essayer de fonder une communauté. Mais sans résultat. Évidemment la tentation est grande de vivre, si ce n'est sur le fondement de la fraternité du moins sur celui de la raison, c'est-à-dire qu'il est bon que tous te protègent et n'exigent que travail et bonne entente.     
            Mais voilà que cela pose une nouvelle énigme. Il semble que l'homme soit déjà complètement protégé. On lui promet de lui donner à manger, à boire et de lui fournir du travail, on ne lui demande en échange qu'une infime parcelle de sa liberté personnelle pour le bien commun, une parcelle toute infime.
            Et bien non. L'homme ne veut pas vivre sur ces calculs, même une petite parcelle lui coûte trop. Bêtement il croit que c'est une prison et qu'il vaut mieux être livré à son propre sort car alors, c'est la liberté complète. Mais en cet état de liberté on le bat, on ne lui donne pas de travail, il meurt de faim et n'a aucune volonté. Mais non, le drôle croit quand même que la liberté vaut mieux.
            Naturellement le socialiste n'aura qu'à cracher dessus et dire qu'il est un imbécile, qu'il n'est pas assez grand, asses mûr pour comprendre son propre avantage, qu'une fourmi privée de la parole, une méprisable fourmi est plus sage que lui, car tout est si bien dans la fourmilière, tout est si ordonné, tous sont rassasiés, heureux, chacun connaît sa besogne, en un mot. L'homme est encore bien loin d'égaler la fourmi....
            Et voilà que le socialiste au comble du désespoir proclame enfin :  liberté, égalité, fraternité ou la mort. Et bien, il n'y a plus rien à dire.
            Et le bourgeois triomphe définitivement.
            - Et si le bourgeois triomphe, c'est que la formule de Siyès s'est accomplie littéralement et avec la plus grande exactitude.
            - Mais alors quelle raison a le bourgeois de se déconcerter, pourquoi se contracte-t-il ? de quoi a-t-il peur ? Tout a cédé devant lui, tous ont dû reconnaître leur insuffisance...

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            ....... Jadis il luttait encore, il sentait qu'il avait des ennemis..... mais la lutte prit fin, et soudain le bourgeois s'aperçut qu'il était seul au monde, que personne ne valait plus que lui, qu'il était l'idéal et qu'au lieu de persuader maintenant tout le monde, comme il le faisait jadis, qu'il était l'idéal, il n'avait qu'à se poser tranquillement et majestueusement, devant tous, comme le type de la beauté et de toutes les perfections humaines.
            Que voulez-vous c'est une situation déconcertante.
            Napoléon III fut le salut. Il leur tomba du ciel, pourrait-on dire, il fut l'unique solution de la difficulté, la seule possible alors.
            Depuis ce moment le bourgeois prospère, paie énormément pour cette prospérité, et redoute tout, justement parce qu'il a tout atteint. Quand on a tout atteint, il est pénible de " tout " perdre. Il s'ensuit directement, mes amis, que celui qui craint le plus est celui qui prospère le plus. Ne riez pas, je vous prie.
            Car enfin qu'est de nos jours le bourgeois ?.........     
                                                                                          
                                                                                                                                                                                                                                                         Dostoïevski                                                                                                
                                                                   3è partie
                                                                                                                                  
            Et pourquoi " y a - t - il chez les bourgeois tant d'âmes de valets ", et ceci en dépit de toute noble apparence ? Ne m'accusez pas, je vous prie, ne protestez pas que j'exagère, que je calomnie, que c'est la haine qui parle en moi. Haine de quoi ? De qui ? Pourquoi haïr ? Il y a beaucoup de valets, tout simplement, et c'est ainsi. La servilité pénètre de plus en plus la nature du bourgeois. En outre, elle est considérée comme une vertu. D'ailleurs cela doit être ainsi, étant donné l'ordre actuel des choses. C'est une conséquence naturelle et, ce qui est à noter, la nature y porte. Je ne dis plus, par exemple, que le bourgeois a beaucoup de dispositions pour l'espionnage. Mon opinion est justement que le grand développement de l'espionnage en France, non pas de l'espionnage simple, mais de l'espionnage professionnel, poussé à la perfection et qui est devenu un art véritable, qui a ses procédés scientifiques, vient de la servilité innée de ce bourgeois....
            ... Le Français aime beaucoup à se faire bien voir du gouvernement... Rappelez-vous tous ces chercheurs de charges, par exemple, lors des fréquents changements de gouvernement en France... Rappelez-vous une chanson de Barbier à ce propos.... La liberté de conscience et de convictions est la première et principale liberté du monde.....
            Une fois je me trouvais à une table d'hôte, ce n'était plus en France mais en Italie. Il y avait pourtant beaucoup de Français. On s'entretenait de Garibaldi. A cette époque on parlait partout de Garibaldi. C'était deux semaines avant Aspromonte. Bien entendu on parlait par énigmes. Certains se taisaient et ne voulaient rien dire, d'autres hochaient la tête. Le thème général de l'entretien était celui- ci :              
            * Garibaldi avait entrepris une affaire très risquée, même imprudente. Mais naturellement on exprimait cette opinion par des allusions. En effet Garibaldi est un homme si supérieur à tous les autres que peut-être un dessein qui parait trop risqué pour un esprit ordinaire paraîtrait très prudent si c'était lui qui le menait à bout.
            Peu à peu on passa à la personnalité même de Garibaldi. On commença à énumérer ses qualités ( le jugement fut assez favorable au héros italien ).
            - Non, il n'y a qu'une seule chose qui m'étonne en lui dit très haut un Français d'un extérieur agréable et imposant, âgé d'une trentaine d'années, portant sur le visage la marque de cette noblesse extraordinaire qui saute aux yeux presque avec effronterie chez tous les Français. Il y a une seule circonstance qui est la plus grande cause de mon admiration pour lui !                                           
            Naturellement tous se tournèrent vers lui avec curiosité. La nouvelle qualité découverte en Garibaldi devait bien intéresser tout le monde.                                                                                       
            - En 1860 pendant un certain temps, à Naples, il eut le pouvoir le plus illimité, le plus absolu.
            Il disposait d'une somme de vingt millions qui appartenait à l'Etat. Il n'avait à en rendre compte à personne. Il aurait pu prendre et s'approprier autant qu'il aurait voulu de cet argent et personne ne lui aurait rien dit ! Il n'a rien caché et il a rendu compte de tout, jusqu'au dernier sou, au gouvernement. C'est presque incroyable ! *
            Et ses yeux s'enflammaient lorsqu'il parlait des vingt millions de francs.
            Évidemment on peut dire de Garibaldi tout ce qui plaît. Mais associer le nom de Garibaldi à de petits vols du sac gouvernemental, ce ne pouvait, bien entendu, venir que d'un Français.
            Et avec quelle naïveté, quelle pureté de coeur le dit-il ! Certes la pureté de coeur fait tout pardonner, même la perte de la faculté de sentir la vraie honnêteté. Cependant, ayant regardé ce visage qui s'était réellement illuminé des vingt millions, inopinément je me suis dit : " Ah mon vieux, si tu avais occupé alors la place de Garibaldi !.....
            ..... Voici ce que je pense : je me suis peut-être trompé.... mais tout compte fait, le bourgeois....

                                                                                                                                                                                                                                                                                 
                                                                           à suivre....

                                                                                 Fédor Dostoïevski
                                                 ( post 16/10/ 13  14.54 )                 
                                                                     
                                                     





   
     

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