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Vie et Caractère du Doyen Swift
La Rochefoucauld, en sa sagesse
Fit une maxime rosse, vraie et fine :
Et s'il n'a pas parlé pour rire
Les hommes sont vraiment de drôles de gens.
Mais, avant tout autre commentaire,
Citons donc la maxime elle-même.
Il dit : " Chaque fois que le sort décide
Le malheur de nos plus chers amis,
Extérieurement, nous sommes tristes,
Mais sous cape, nous rions souvent. "
Et quand j'y songe, en cette minute,
Je me dis qu'il y a du vrai là-dessous.
Quand un compagnon glisse et tombe
Tous et chacun éclatent de rire.
Tom convoite une femme bien pourvue,
Jeune personne de bien dix mille livres...
Il ne pouvait vraiment pas faire mieux.
Un rival vient -- et Tom est floué. pinterest.fr
Voyez donc ses plus sûrs amis,
Comme ils le tournent en dérision...
Les langues se déchaînent, on vient dire :
" Pauvre Tom, qu'est-ce qu'il a pris sur le nez ! "
L'amitié des hommes n'est qu'un leurre ;
Combien d'exemples ai-je sous la main !
Chaque fois qu'un jeune lèche-bottes pleurniche :
" Vous êtes un autre moi-même ", il ment...
Pour une guinée perdue aux cartes
Il a plus de peine, de rage et de soucis,
Plus de chagrin sincère en son coeur
Que si vous vous rompiez les membres.
Dîtes-moi, cela vous ferait-il plaisir,
Si votre ami est un égal,
Qu'il prenne toujours le pas sur vous,
Tâchant de passer aux yeux du monde
Pour quelqu'un de très supérieur ?
L'envie, je pense, prendrait vite le dessus
Et votre affection ne durerait guère.
Ce serait pour vous une gourmandise
Qu'à la fin il se cassât le nez.
Certes on parle beaucoup de l'amitié commons.wikimedia.org
Mais qui sait lui rester fidèle ?
La vraie amitié veut deux coeurs
Ayant même désir et même haine.
Mon ami doit, quand je suis triste,
Sentir une peine proche de la mienne.
Or, l'expérience souvent nous montre
Que nos amis ont autre chose en tête ;
Et quand la goutte me martyrise
Ça les fait rire de m'entendre hurler,
Tout heureux d'être eux-mêmes ingambes,
Supposons deux amis intimes
Et tous deux aspirants poètes...
L'un des deux aimerait-il apprendre
Que l'autre a décroché la timbale ?
Que son rival est sur le pavois
Et lui-même est classé deuxième ?
Vos amis, dîtes-vous, prennent chaque jour
De vos nouvelles, quand vous êtes malade ;
Ça vous fait belle jambe, hélas !
Ils se moquent bien de vous ; - c'est pour la forme -
Le soir de votre mort, ils ne laisseront pas
D'aller voir jouer les marionnettes,
Mais seront exacts aux condoléances
Nantis de crêpes, d'écharpes et de gants.
Pour mettre en relief ces vérités..
Supposons qu'il s'agisse de moi-même :
Le jour viendra où les gens diront :
" L'avez-vous su ?... Le Doyen est mort.
- Le Pauvre, il est parti si vite !...
Il a craqué... et dans la fosse...
- Qu'est-ce qu'il a laissé comme argent ?...
- On a parlé de deux cent mille livres...
- On dit qu'il avait du talent...
- Mais il a écrit tant de sottises...
- Il devait être très cultivé...
- Ça ne m'a jamais frappé chez lui...
Je sais qu'on se plaignait entre ses proches
Qu'il fût léger pour un Doyen...
C'était un honnête homme pour sûr...
- Pardon, là nous ne sommes pas d'accord.
Car si j'en crois un autre son de cloche,
C'était un Tory enragé.
- Nous savons pourtant de source sûre
Qu'il était bien vu à la Cour.
- Oui, on y était très bon pour lui,
Plus qu'il ne méritait, je vous assure...
Si l'on en croit ses familiers,
Il était devenu d'un rasoir... "
Il espérait gagner quelque chose,
Quelque médaille pour son talent
Mais là, il a bien été floué... la-fontaine-ch-thierry.net
- Je trouve que de toute vos sales blagues
Il avait bien le droit de se plaindre...
Allons-nous oublier le Drapier ?
N'a-t-il pas fait beaucoup pour l'Irlande ?
Les Lettres du Drapier sont de lui....
Mais l'oeuvre était au-dessus de ses forces ;
Nous avions cent talents plus aptes,
Et n'avions nul besoin de sa plume...
Dîtes ce que vous voulez de sa culture
Mais ne venez pas défendre son ton...
Il se déchaînait dans des satires,
Et ne laissait personne tranquille...
Attaquant selon son bon caprice
Cour, ville, province, sans y regarder.
Et n'était-ce que du gâchis que sa campagne
Contre notre grand patriote Sir Robert
Dont les avis à la Couronne
Firent tant de fois le salut de la Nation ?
Satires, libelles, pseudo-voyages,
Sans respect pour sa propre soutane
Dans laquelle il mord, comme une mite.
Que les hommes s'en prennent à eux-mêmes
S'il ne les peint pas meilleurs que les elfes :
Quand on veut décontenancer le vice
Il faut en rire, ou bien le flageller.
- Mais s'il arrive que je trébuche,
De quel droit empoigne-t-on le fouet ?
Si ça vous froisse, à qui la faute ?
Il ne connaît ni vous ni votre nom.
Le vice est-il au-dessus du blâme
Parce que l'homme qui l'a est un duc ?
Le vice est une fouine. - Les chasseurs
Disent que contre elle il n'y a pas de règles,
Chacun l'extermine comme il veut.
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- Je n'aime guère les beaux esprits
Qui écrivent pour soulager leur bile.
Tel fut le Doyen... Sa seule idée
Était de passer pour misanthrope ;
Il y gagna la haine de tous ;
S'il aimait ça - grand bien lui fasse :
Quantité d'hommes furent ses ennemis
Dix-neuf sur vingt, dans deux Royaumes
Il brûlait, non de fouiller les crimes
Mais de faire rager les gens de son temps -
Lui eût-on offert assez tôt
De s'élever ou de remplir ses coffres
Il eût peut-être rampé aussi bien
Que certains de ses frères en soutane.
- Il n'eût pas donné son sang pour le parti...
Je n'en dis pas plus... parce qu'il est mort...
Mais qui peut lui reprocher en face
Une seule bassesse devant le pouvoir ?
Ses principes de la vieille école,
Heurtent ceux qu'on professe maintenant.
Il rejette le Pape et Calvin
Comme deux ennemis aussi redoutables.
L'Eglise, l'Etat ont plus souffert
De Calvin que de la catin pourpre ;
Zèle papiste et zèle des sectaires
Font tous deux la ruine de l'Angleterre.
Le Pape nous eût ravi la foi
Mais sans détruire la monarchie ;
Tandis que la vile tourbe des Sectaires
Abattit l'Eglise et le monarque.
Si de tels blâmes sont mérités,
L'écoeurement du Doyen s'explique :
Il voyait mignoter les sectes
Et brimer les amis de l'Eglise ;
Les patrons de " la Bonne vieille Cause "
Siéger au Sénat, faire la loi :
Les préférences aller toujours
A la plus malfaisante des hordes
Et chacun pouvoir à sa guise
Railler en chaire le Roi Martyr.
Triste, il voyait des foules de sectes
Mieux traitées que l'Eglise de la Loi.
Du noble nom de Protestant,
Il jugeait indignes ces Tartuffes mobilmusic.ru
Dont la protestation cache un dard
Mortel à l'Eglise et au Roi,
Et se serait faite, pensait-il,
Aussi bien athée que Socinienne...
Un protestant c'est un grappin
Qui attrape sceptiques et libres penseurs,
Qui attrape chaume, paille et bois
Qui attrape tout sauf ce qu'il doit.
" Quelles oeuvres laisse-t-il derrière lui ?
- Je crois qu'il y en a de deux sortes
Certaines en vers mais plus en prose...
- De pompeux pamphlets, je suppose...
Tous pondus dans le pire des temps,
Palliant les crimes de son cher Oxford
Louant la Reine Anne, ou niant même
Qu'elle eût soutenu le Prétendant...
Des libelles, interdits depuis lors,
Contre la Cour pour montrer sa rage...
Peut-être ses Voyages, livre troisième ;
Un mot sur deux y est un mensonge
Offensant une oreille loyale...
Mais pas de sermons, soyez tranquille. "
- Monsieur il y a un autre son de cloche ;
Et vos conjectures sont injustes.
Son oeuvre était seulement de plaire
Et ainsi de réformer les hommes.
S'il a manqué souvent son but
Ce sont eux qui en portent la faute
A lui l'honneur, à eux le blâme.
Puisque son fouet n'est plus à craindre
Laissez dormir en paix ses cendres.
Jonathan Swift
1731
( in Oeuvres )
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