dimanche 18 mars 2018

Nuits blanches 3 Récit de Nastenka Dostoïevski ( Nouvelle Russie )

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                                                 Nuits blanches ( III )
                                                 
                                               Récit de Nastenka

            - La moitié de l'histoire vous la savez déjà, c'est-à-dire que vous savez que j'ai une vieille grand-mère...
            - Si l'autre moitié n'est pas plus longue que celle-ci... interrompis-je en riant.
            - Taisez-vous et écoutez. Avant tout faisons une convention ! Ne m'interrompez pas, autrement je suis capable de perdre le fil. Alors, écoutez bien sagement.
            J'ai une vieille grand-mère. Je suis tombée chez elle encore toute petite, parce que j'avais perdu ma mère et mon père. Il faut croire que grand-mère a été riche parce qu'aujourd'hui encore elle se souvient de jours meilleurs. C'est elle qui m'a enseigné le français et ensuite elle a pris pour moi un professeur. Quand j'ai eu quinze ans, j'en ai dix-sept, nous avons abandonné les études. C'est à ce  moment-là que j'ai fait une bêtise. Ce que j'ai fait, je ne vous le dirai pas. Il suffit que la faute n'ait pas été grande. Seulement grand-mère m'a appelée auprès d'elle un beau matin et elle m'a dit que, comme elle était aveugle, elle ne pouvait pas me suivre partout. Alors elle a épinglé ma robe à la sienne, ajoutant que comme ça nous serions toute notre vie ensemble, à moins, naturellement, que je m'amende. Bref, les premiers temps, il n'y avait pas moyen de m'écarter : pour travailler, lire, étudier, toujours à côté de grand-mère. Une fois, j'ai essayé de ruser et ai persuadé Fioka de s'asseoir à ma place. Fioka c'est notre servante, elle est sourde. Fioka s'est assise à ma place, pendant ce temps grand-mère s'est endormie dans son fauteuil, et moi je suis partie chez une amie, pas bien loin. Eh bien, ça a mal fini. Grand-mère s'est réveillée et a demandé quelque chose, pensant que j'étais toujours assise bien sagement à ma place. Fioka voit bien que grand-mère demande, mais elle n'entend pas. Elle réfléchit à ce qu'elle doit faire, réfléchit, ouvre l'épingle, et voilà qu'elle prend la fuite...
            " Là Nastenka s'arrêta et se mit à rire bruyamment. Je ris avec elle, elle cessa aussitôt. "
            Écoutez donc, ne riez pas de grand-mère. Moi, je ris parce que c'est drôle... Que voulez-vous puisque ma grand-mère est comme ça... seulement, moi, malgré tout, je l'aime un peu. Bon... Mais à ce moment il m'en a cuit : tout de suite elle m'a remis à ma place et ensuite, rien à faire, interdiction de bouger.
            Allons, j'ai encore oublier de vous dire que nous avions, que grand-mère a sa maison à elle, plutôt une maisonnette, trois fenêtres en tout, en bois et aussi vieille que grand-mère, en haut une mansarde. Eh bien voilà, un nouveau locataire est venu habiter cette mansarde.
             - Donc, il y avait un ancien locataire ? remarquai-je en passant.
            - Bien sûr, répondit Nastenka, et qui savait se taire un peu mieux que vous. Vrai, il pouvait à peine remuer la langue. C'était un petit vieux, sec, muet, aveugle, boiteux, si bien qu'à la fin il n'a plus pu vivre sur cette terre, et il est mort. Alors, un nouveau locataire est venu, parce que nous ne pouvions nous passer de locataire. Avec la pension de grand-mère c'est presque tout notre revenu.
               Ce nouveau locataire, comme par un fait exprès, c'était un jeune homme, pas d'ici mais de passage. Comme il n'a pas marchandé grand-mère l'a accepté. Ensuite, voilà qu'elle me demande :
            " Alors Nastenka, notre locataire, est-ce qu'il est jeune ou non ? "
             Moi, je n'ai pas voulu mentir :
             " Mais, comme ça, grand-mère, pour être jeune, il n'est pas tout à fait jeune, mais il n'est pas vieux non plus.
            - Bien... et de physique agréable ? demanda grand-mère "
            De nouveau, je ne veux pas mentir.
            " - Oui, dis-je, de physique agréable, grand-mère ! "
            Et elle qui fait :
            " - Ah ! malédiction, malédiction ! Ce que j'en dis, ma petite, c'est pour que tu ne t'oublies pas à le regarder. Quel siècle est le nôtre ! Voyez-vous ça, un locataire comme ça, de rien du tout, et encore de physique agréable ! Ce n'était pas comme ça au temps jadis ! "
            Avec grand-mère, c'était toujours le temps jadis. Et elle était plus jeune au temps jadis, et le soleil était plus chaud au temps jadis, et la crème au temps jadis n'aigrissait pas si vite : toujours au temps jadis ! Moi donc, je reste là, sans mot dire et je pense : " qu'est-ce qu'elle a grand-mère à me donner des idées, à me demander s'il est beau, s'il est jeune, notre locataire ? " Mais, je vous le dis, je n'ai fait que penser, et tout de suite j'ai recommencé à compter les mailles, à tricoter mon bas, et            picclick.fr                                       après  j'ai complètement oublié.
Résultat de recherche d'images pour "poupées russes"            Voilà qu'une fois, sur le matin, notre locataire entre chez nous, pour rappeler qu'on avait promis de changer les papiers de sa chambre. De parole en parole, grand-mère ( elle est bavarde ) me dit :
            " - Nastenka, va donc dans ma chambre prendre le boulier. "
            Moi, je ne fis qu'un bond, je rougis tout entière sans savoir pourquoi, et j'oublie que j'étais épinglée. Au lieu de défaire tout doucement l'épingle pour que le locataire ne s'aperçoive de rien, je m'élançai si bien que le fauteuil de grand-mère suivit. Voyant que le locataire connaissait maintenant toute mon histoire, je rougis, restai comme clouée sur place, et soudain, je fondis en larmes : j'avais tellement de honte et de chagrin à ce moment que j'aurais voulu mourir ! Grand-mère crie :
            " - Qu'est-ce que tu as à rester plantée ? "
            Et moi de plus belle... Le locataire me voyant honteuse devant lui, salua et partit aussitôt.
            Depuis lors, au moindre bruit dans le corridor je suis comme morte. Voilà, me dis-je, le locataire qui passe, et doucement, à tout hasard, j'enlève l'épingle. Seulement, ce n'était jamais lui, il ne venait plus. Deux semaines passent. Le locataire envoie dire, par Fioka, qu'il a beaucoup de livres français, tous de bons livres, qu'on peut lire : alors grand-mère ne désirerait-elle pas que je les lui lise pour passer le temps ? Grand-mère consentit avec reconnaissance, seulement elle demandait toujours si c'étaient des livres moraux ou non, parce que s'ils étaient immoraux
            " - il ne faudrait pas, Nastenka, que tu les lises. Tu apprendrais de mauvaises choses. 
              - Et qu'y apprendrais-je donc, grand-mère, qu'y a-t-il d'écrit dedans ?
              - Hé ! on décrit comment les jeune gens séduisent les jeunes filles de bonne conduite. Comment, sous prétexte qu'ils veulent les épouser, ils les enlèvent de la maison paternelle, comment ensuite ils abandonnent ces malheureuses à leur triste sort, et comment elles périssent de la plus pitoyable façon. Moi, dit grand-mère, j'en ai beaucoup lu de ces livres, et tout y est si joliment décrit qu'on passe la nuit à lire doucement. Ainsi, Nastenka, prends garde, ne les lis pas. Alors quels sont ces livres qu'il a envoyés ?
            - Tous des romans de Walter Scott, grand-mère.
            - Des romans de Walter Scott ! Mais, attends, n'y a-t-il pas là quelque rouerie ? Regarde bien, n'aurait-il pas déposé là-dedans quelque billet amoureux .
            - Non, grand-mère, sous la reliure non plus, il n'y a rien. Ivanhoé
           - Bon, ça va. "
           Et nous avons commencé à lire Walter Scott, et en un mois nous en avons lu près de la moitié. Ensuite il en a envoyé d'autres, et encore d'autres. Il a envoyé Pouchkine, si bien qu'à la fin je ne pouvais plus vivre sans livres et que j'ai cessé de penser à épouser un prince chinois.
            Ainsi allaient les choses quand, une fois, je rencontrai notre locataire dans l'escalier. Grand-mère m'avait envoyé chercher je ne sais plus quoi.
            Il s'arrêta. Je rougis et lui aussi rougit. Tout de même, il se mit à rire et me dit bonjour, demanda des nouvelles de grand-mère et dit :
            " - Alors, vous avez les livres ?
              Je répondis :
             - Oui.
             - Et qu'est-ce qui vous a davantage plu ?
             Moi, je dis :
            - Ivanohé et Pouchkine  plus que tous les autres. "
            Cette fois nous en restâmes là.                                                               pinterest.com
Résultat de recherche d'images pour "théière russe"            Une semaine plus tard il me rencontra encore dans l'escalier.. Cette fois, grand-mère ne m'avait pas envoyée, c'était moi qui avais besoin de quelque chose. Il était plus de deux heures et, à cette heure-là le locataire rentrait.
            " - Bonjour ! me dit-il.
              - Bonjour ! répondis-je.                                                                             
              - Alors, me dit-il, vous ne vous ennuyez pas trop toute la journée à la maison avec grand-mère ? "
            A cette question, je ne sais vraiment pas pourquoi je rougis, de nouveau j'eus honte, je fus sans doute vexée parce que d'autres déjà m'interrogeaient là-dessus. J'avais envie de ne pas répondre et de m'enfuir, mais je n'en eus pas la force.
            " - Écoutez, me dit-il, vous êtes une bonne fille. Excusez si je vous dis cela, mais je vous assure je souhaite votre bien, mieux que votre grand-mère. Vous n'avez pas de compagnes à qui vous pourriez rendre visite ? "
            Je lui dis que non, que j'en avais une, Machenka, mais qu'elle était maintenant à Pskov.
            " - Écoutez, me dit-il, voulez-vous aller au théâtre avec moi ? 
              - Au théâtre ? mais grand-mère ?
             - Eh bien, en cachette de grand-mère...
            - Non, dis-je, j e ne veux pas tromper grand-mère. Adieu !
           - Allons, adieu, dit-il, sans rien ajouter. "
          Après le dîner seulement il vint chez nous. Il s'assit, parla longtemps avec grand-mère, demanda si elle sortait quelquefois, si elle avait des connaissances, et soudain :
            " - A propos, aujourd'hui j'ai pris une loge à l'Opéra. On donne Le Barbier de Séville; des amis voulaient le voir et puis ils ont changé d'avis. Il me reste un billet.
            - Le Barbier de Séville ! s'écria grand-mère... c'est le même Barbier qu'on donnait au temps jadis ?
            - Oui, c'est le même Barbier ! dit-il, et il me lança un regard. "
            Moi, j'avais déjà tout compris, je rougis et mon coeur bondit d'espérance !
            " - Mais comment donc, dit grand-mère. Sûrement que je le connais. Moi-même, au temps jadis, j'ai joué Rosine sur une scène privée.
            - Eh bien, voulez-vous y aller aujourd'hui ? dit le locataire. Autrement mon billet sera perdu.
           - Au fait, si nous y allions ! dit grand-mère. Pourquoi ne pas y aller ? Tenez, ma Nastenka n'a jamais été au théâtre. "
            Mon Dieu, quelle joie ! Aussitôt nous nous préparâmes, nous nous habillâmes et nous partîmes. Grand-mère a beau être aveugle, elle avait envie d'entendre la musique et de plus elle a bon coeur : elle voulait surtout me distraire. De nous-mêmes nous n'y aurions jamais été. Maintenant, quelle impression m'a fait Le Barbier de Séville, je ne vous le dirai pas, seulement tout ce soir-là le locataire me regarda si bien, me parla si bien que je vis tout de suite qu'il avait voulu m'éprouver, le matin, en me proposant d'aller seule avec lui. Dieu, quelle joie ! Je me couchai si fière, si gaie et mon coeur battait si fort que j'eus une petite fièvre et que toute la nuit je revécus dans le délire Le Barbier de Séville.
            Je pensais qu'après cela il viendrait chez nous de plus en plus souvent. Pas du tout. Il cessa presque de venir. Une fois par mois, peut-être il entrait et seulement pour nous inviter au théâtre. Nous y allâmes encore deux fois. Seulement j'en fus tout à fait mécontente. Je voyais qu'il avait tout bonnement pitié de moi, de me voir chez grand-mère dans cet état, un point c'est tout. A la longue j'en devenais folle. Je ne tenais plus en place, je lisais sans lire, je travaillais sans travailler. Je riais parfois et je m'appliquais à faire enrager grand-mère, d'autrefois, tout bonnement, je pleurais. Enfin je maigris et manquai tomber malade. La saison d'opéra se termina, et notre locataire cessa tout à fait de nous rendre visite. Quand nous nous rencontrions, toujours dans ce même escalier, naturellement, il saluait sans un mot, d'un air si grave qu'il semblait ne pas vouloir parler, et il était tout à fait en bas, sur le perron, que moi j'étais toujours au milieu de l'escalier, rouge comme une pivoine, parce que le sang me montait à la tête dès que je le rencontrais.
            Maintenant j'arrive à la fin. Il y a juste un an, au mois de mai, le locataire arrive chez nous et dit à grand-mère qu'il doit retourner pour un an à Moscou. A ces mots je pâlis et tombe sur une chaise, comme morte. Grand-mère n'a rien remarqué, et lui, après avoir déclaré qu'il quittait la              pinterest.com                    maison, il salua et partit.
Résultat de recherche d'images pour "service à thé russe"            Que faire ? Je réfléchis bien, je me désolai bien, et je pris enfin ma décision. Demain il doit partir et moi, je décide de tout finir le soir quand grand-mère se sera couchée. C'est ce qui s'est passé. Je fis un baluchon de toutes mes robes, de tout mon linge nécessaire et, ce balluchon en main, ni vive, ni morte, je montai dans la mansarde trouver notre locataire. Je crois avoir mis une bonne heure pour parcourir l'escalier. Quand j'ouvris sa porte il poussa un cri en me voyant. Il me prenait pour un fantôme. Il courut me chercher de l'eau car je tenais à peine debout. Mon coeur battait si fort que j'en avais mal à la tête, et j'avais comme perdu la raison. Quand je revins à moi je commençai par poser mon baluchon sur son lit, je m'assis à côté, me cachai dans mes mains et pleurai comme une Madeleine. Lui, je crois, comprit tout en un clin d'oeil. Il était debout devant moi, pâle, et me regardait si tristement que j'en eus le coeur brisé.
            " - Écoutez ! commença-t-il. Écoutez-moi, je n'y peux rien, je suis pauvre. Pour le moment je n'ai rien à moi, pas même une place convenable. De quoi vivrions-nous si même je vous épousais ?"
            Nous parlâmes longtemps, mais à la fin j'entrai en rage. Je dis que je ne pouvais plus habiter chez grand-mère, que je me sauverais de chez elle, que je ne voulais pas être épinglée et que, qu'il le veuille ou non, j'irais avec lui à Moscou, parce que je ne pouvais pas vivre sans lui. Honte, amour, fierté, tout parlait à la fois et je faillis tomber en convulsions sur le lit. Je redoutais tellement un refus.
            Quelques minutes il resta assis sans un mot, puis il se leva, s'approcha de moi et me prit la main.
            " - Écoutez-moi, ma bonne, ma chère Nastenka ! commença-t-il à travers ses larmes lui aussi. Ecoutez-moi. Je vous le jure, si un jour je suis en état de me marier, c'est vous qui ferez mon bonheur, je vous l'assure, vous seule pouvez maintenant faire mon bonheur. Ecoutez donc : je pars pour Moscou où je passerai juste un an. J'espère arranger mes affaires. Quand je reviendrai, et si vous m'aimez toujours, je vous le jure, nous serons heureux. Maintenant c'est impossible, je ne peux pas, je n'ai pas le droit de promettre quoi que ce soit. Mais je vous le répète, si dans un an cela ne se réalise pas, cela se réalisera un jour, absolument. Bien sûr si vous ne me préférez pas un autre parce que, quant à vous lier d'une parole quelconque, je ne puis ni ne le veux. "
            Voilà ce qu'il me dit, et le lendemain il partit. Il avait été décidé d'un commun accord de n'en pas dire un mot à grand-mère. C'est lui qui l'a voulu ainsi. Eh bien, vous voyez maintenant elle est presque terminée mon histoire. Une année a passé exactement. Il est arrivé, il est ici depuis trois jours déjà et...
            - Et... quoi ? m'écriai-je dans mon impatience d'entendre la fin. 
            - Et il n'est pas encore venu ! répondit Nastenka, comme rassemblant toutes ses forces. Pas trace...
            Là, elle s'arrêta, resta un moment silencieuse, baissa sa petite tête et soudain, se cachant dans ses mains, éclata en sanglots au point que j'en eus le coeur retourné.
            Je ne m'attendais nullement à un pareil dénouement.
            - Nastenka, commençai-je d'une voix timide et engageante, Nastenka ! pour l'amour de Dieu, ne pleurez pas ! Qu'en savez-vous, peut-être qu'il n'est pas encore arrivé...
            - Il est ici, il y est, reprit-elle. Il y est, je le sais. Nous avions convenu d'une chose, ce soir-là, la veille de son départ : quand nous avons eu tout dit ce que je viens de vous redire, nous avons convenu cela, et nous sommes venus nous promener ici, justement sur ce quai. Il était dix heures, nous étions assis sur ce banc, je ne pleurais plus, il m'était doux d'écouter ce qu'il disait... Il dit qu'aussitôt après son arrivée il viendrait chez nous et, si je ne le repoussais pas, nous dirions tout à grand-mère. Maintenant il est arrivé, je le sais, et rien, rien !                      cdiscount.com    
            Et de nouveau elle fondit en larmes.
Image associée            - Mon Dieu ! Mais n'y a-t-il aucun moyen de remédier à votre chagrin ? m'écriai-je en me levant du banc complètement désemparé. Dîtes, Nastenka, est-ce que je ne pourrais pas aller chez lui?...
             - Serait-ce possible ? dit-elle en levant brusquement la tête.
            - Non, bien sûr que non ! remarquai-je m'étant repris. Mais, tenez, autre chose : écrivez une lettre.
           - Non, c'est impossible, ce n'est pas possible, répondit-elle décidée, mais la tête baissée maintenant et sans me regarder.
          - Comment pas possible ? et pourquoi pas possible ? continuai-je m'accrochant à mon idée. Mais vous savez, Nastenka, quelle sorte de lettre ? Il y a lettre et lettre et... Ah Nastenka, c'est ça, croyez-moi, confiez-vous à moi. Je ne vous donnerai pas un mauvais conseil. Tout ça peut s'arranger ! Vous avez fait le premier pas, pourquoi donc maintenant...
            - Non, non ! J'aurais l'air de m'imposer...
           - Ah ! ma bonne petite Nastenka ! l'interrompis-je sans cacher un sourire. Mais non, pas du tout. Vous en avez le droit, finalement, puisqu'il vous a promis. Je vois, d'ailleurs, par tout ce que vous m'avez dit que c'est un homme délicat, qu'il a agi noblement, continuai-je en m'enthousiasmant de plus en plus de la logique de mes propos, déductions et exhortations. Oui, comment a-t-il agi ? Il s'est lié par une promesse. Il a dit qu'il n'épouserait personne d'autre que vous, si seulement il se marie. A vous, au contraire, il a laissé pleine liberté, même de le refuser maintenant... Dans ces conditions vous pouvez faire le premier pas, vous en avez le droit, vous avez un avantage sur lui, ne fût-ce que si, par exemple, vous vouliez le délier de sa parole...
              - Ecoutez : comment l'écririez-vous, vous ?
              - Quoi ?
             - Mais cette lettre.
            - Moi, voici comment je l'écrirais :
              " Monsieur... "
            - Est-ce absolument nécessaire " Monsieur " ?
           - Absolument ! Au fait, pourquoi ? Je pense...
          - Bon, bon ! Ensuite !
            " Monsieur,
         Excusez si... " Au fait, non, pas d'excuses ! Le fait lui-même justifie tout. Ecrivez simplement :
         " Je vous écris. Pardonnez mon impatience, mais, toute une année j'ai été heureuse d'espoir. Est-ce ma faute si maintenant je ne puis supporter un seul jour de doute ? Maintenant que vous voilà revenu, vous avez peut-être changé d'intentions. Alors cette lettre vous dira que je ne murmure pas et ne vous accuse pas. Je ne vous accuse pas, si je n'ai plus de pouvoir sur votre coeur : telle est sans doute ma destinée !
            Vous êtes généreux. Vous ne sourirez ni ne vous fâcherez de mes lignes impatientes. Rappelez-vous que celle qui les écrit est une jeune fille pauvre, qu'elle est seule, qu'elle n'a personne pour l'enseigner ou la conseiller et qu'elle n'a jamais su maîtriser son coeur. Mais, pardonnez-moi si dans mon âme, ne fût-ce qu'un instant, s'est insinué un doute. Vous êtes incapable d'offenser, même en pensée, celle qui tant vous aimait et vous aime. "
              - Oui, oui, c'est tout à fait ce que je pensais, s'écria Nastenka, et la joie brilla dans ses yeux. Oh, vous avez résolu mes doutes, c'est Dieu qui vous a envoyé. Je vous remercie. Comme je vous remercie !
            - De quoi ? De ce que Dieu m'a envoyé, répondis-je en regardant avec enthousiasme le joyeux minois.
            - Oui, tout au moins de cela.
           - Ah ! Nastenka ! Nous remercions parfois les gens de ce qu'ils vivent avec nous, n'est-ce pas ? Moi, je vous remercie de ce que je vous ai rencontrée, de ce que, toute ma vie, je garderai le souvenir.
            - Bon, assez, assez ! Pour le moment, tenez, écoutez un peu : alors il avait été convenu qu'aussitôt arrivé, sur-le-champ, il me ferait signe en déposant une lettre dans un certain endroit, chez des amis à moi, des gens braves et simples qui ne savent rien de tout cela. Ou bien que, s'il n'y avait pas moyen de m'écrire, parce que dans une lettre on ne peut pas toujours tout dire, il viendrait le jour même, il serait ici à dix heures précises, puisque c'est l'endroit où nous avions décidé de nous rencontrer tous deux. Son arrivée je la sais déjà, mais voici déjà le troisième jour, et ni lettre, ni personne. Le matin, je ne peux absolument pas quitter grand-mêre. Remettez ma lettre demain vous-même à ces braves gens dont je vous ai parlé, ils la feront parvenir et, s'il y a une réponse vous me l'apporterez le soir à dix heures.
            - Mais la lettre,la lettre ! Avant tout, il faut l'écrire. Tout cela ne pourra guère se faire qu'après-demain.
                                                      - La lettre... répondit Nastenka un peu embarrassée, la lettre...          agefi.com                                            mais...
Image associée           Elle n'acheva pas. Elle détourna d'abord son petit visage, rougit comme une rose et, soudain, je sentis dans ma main une lettre, visiblement écrite depuis longtemps, toute prête et cachetée. Un souvenir gracieux, aimable me traversa l'esprit.
            " R, o - Ro ; s, i - si ; n, e - ne, commençai-je.
            - Rosine ! chantâmes-nous tous deux, moi, l'enlaçant presque dans mon élan, elle rougissant autant qu'elle pouvait rougir et riant à travers ses larmes qui tremblaient comme des perles sur ces cils noirs.
            - Allons, assez, assez ! Adieu maintenant ! dit-elle rapidement. Tenez, voici la lettre et voici l'adresse où la porter. Adieu ! Au revoir ! A demain !
            Elle me serra fortement les deux mains, fit un signe de la tête et fila comme une flèche vers sa ruelle. Longtemps je demeurai sur place, l'accompagnant des yeux.
            " - A demain, à demain ! " Ces mots me traversèrent la tête quand elle eut disparu.



                                                                         Dostoïevski

                                                                    à suivre............

                                                    Troisième nuit

            Aujourd'hui la journée.............


            
          
            

samedi 17 mars 2018

Nïuits blanches 2 ( extraits ) Dostoïevski ( Nouvelle Russie )


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                                                       Nuits blanches ( II )  - extraits -
                                                           Roman sentimental
                                         
                                                    Souvenirs d'un rêveur

             - Eh bien, ils ont passé, cette nuit et ce jouir ! me dit-elle en riant et en me serrant les deux mains.
            - Voilà deux heures que je suis ici. Vous ne savez pas comment j'ai vécu cette journée !
            - Je sais, je sais... mais, au fait ! Vous savez pourquoi je suis venue ? Bien sûr, pas pour bavarder sottement comme hier. Voilà : il nous faut dorénavant nous conduire plus intelligemment. J'ai pensé longuement à tout cela hier.
            - En quoi donc, en quoi plus intelligemment ? Pour ma part, je suis prêt. Mais, vraiment, de ma vie il ne m'est rien arrivé de plus intelligent que ce qui m'arrive maintenant.
            - Vraiment ? D'abord, je vous en prie, ne me serrez pas les mains comme ça. Ensuite je vous annonce que j'ai longuement réfléchi à votre sujet aujourd'hui.
           - Et alors, comment ça a-t-il fini ?
           - Fini ? Ça a fini par ceci qu'il faut recommencer depuis le début, parce que, en conclusion de tout, j'ai décidé aujourd'hui que vous m'êtes encore parfaitement inconnu, que j'ai agi hier comme une enfant, comme une fillette et, comme de juste, j'ai abouti à ceci que la faute en est à mon bon coeur. Bref, j'ai fait mon éloge, comme il arrive toujours en fin de compte quand nous entreprenons de nous examiner. Aussi, pour réparer mon erreur, j'ai décidé de me renseigner sur vous de la façon la plus détaillée. Mais, comme je n'ai personne pour me renseigner, c'est vous qui devrez vous-même me raconter tout, tout ce que vous avez dans le ventre. Allons, quelle sorte d'homme êtes-vous ? Vite, commencez, racontez votre histoire !
            - Mon histoire ? m'écriai-je effrayé. Mon histoire ! Mais qui vous a dit que j'avais une histoire
Je n'ai pas d'histoire...
            - Alors, comment avez-vous vécu, si vous n'avez pas d'histoire ? m'interrompit-elle en riant.
            - Absolument sans la moindre histoire ! comme ça, j'ai vécu, comme on dit chez nous, dans mon trou, c'est-à-dire seul, absolument seul, parfaitement seul... Vous comprenez ce que ça veut dire : seul ?
            - Comment cela, seul ? C'est-à-dire que vous ne voyez jamais personne.
            - Oh  non ! pour ce qui est de voir des gens, je les vois, et pourtant je suis seul.
            - Alors, vous ne parlez à personne ?                                                                                 
            - Au sens strict du mot, à personne.                                                           hound-studio.com
Résultat de recherche d'images pour "magritte"            - Mais, qui donc êtes-vous ? Expliquez-vous ! Attendez, je devine. Vous avez sûrement une grand-mère, comme moi. Elle est aveugle et voilà une éternité qu'elle ne me laisse plus aller nulle part, au point que j'ai presque désappris à parler. Quand j'ai fait une sottise, il y a deux ans, elle a vu qu'on ne pouvait pas me retenir, elle m'a prise, m'a appelée près d'elle et a épinglé ma robe à la sienne. Et comme ça, depuis lors, nous passons des journées entières : elle tricote un bas, tout aveugle qu'elle est, et moi je dois rester assise près d'elle, à coudre ou à lui faire la lecture. C'est une drôle d'habitude d'être épinglée depuis deux ans déjà...
            - Ah ! mon Dieu, quel malheur ! Mais non, moi je n'ai pas de grand-mère comme ça.
            - Dans ce cas, comment pouvez-vous rester à la maison .
            - Écoutez, vous voulez savoir qui je suis ?
            - Eh bien, oui... oui !
            - Au sens strict du mot ?
            - Au sens le plus strict du mot !
            - Soyez exaucée : je suis... un type.
            - Un type, un type ! quelle sorte de type ? s'écria la jeune fille en riant si fort qu'on aurait dit qu'elle n'avait pas ri d'une année. Ce qu'on s'amuse avec vous ! Regardez, il y ici un banc, asseyons-nous. Personne ne passe par ici, personne ne nous entendra et... commencez vite votre histoire ! car, vous ne me ferez pas croire le contraire, vous avez une histoire, seulement vous vous cachez. D'abord, qu'est-ce qu'un type ?
            - Un type ? Un type c'est un original, c'est un drôle d'individu, répondis-je en éclatant d'un rire qui faisait suite à son rire d'enfant. C'est un caractère comme ça. Écoutez-moi : savez-vous ce que c'est qu'un " rêveur " ,
            - Un " un rêveur " ! permettez mais, comment ne pas le savoir ? Moi-même je suis une rêveuse ! Des fois, quand je suis assise à côté de grand-mère, qu'est-ce qui ne me vient pas en tête ? Tenez, vous vous mettez à rêver, et vous n'arrêtez plus... tenez, j'épouse tout bonnement un prince chinois... C'est que, des fois, ça fait du bien de rêver ! Au fait, non... qui sait ?  surtout si on a déjà sans ça de quoi penser... ajouta-t-elle cette fois assez sérieusement.
            - Parfait ! Si vous avez déjà épousé un jour l'Empereur de Chine alors, vous allez me comprendre à merveille. Écoutez donc... Mais permettez, je ne sais pas encore votre nom !
            - Enfin ! vous avez mis le temps !
            - Ah ! mon Dieu ! mais l'idée ne m'est pas venue, je m'en passais très bien...
            - On m'appelle Nastenka.
            - Nastenka !... et c'est tout ?
            - C'est tout ! Est-ce que ça ne vous suffit pas, insatiable que vous êtes ?
            - Si, ça me suffit ! C'est beaucoup, beaucoup, au contraire, vraiment beaucoup, Nastenka ! Vous êtes une très bonne fille, puisque du premier coup vous êtes devenue pour moi Nastenka !
            - N'est-ce pas ? Alors ?
            - Alors, voilà Nastenka, écoutez donc comme mon histoire est drôle.
            Je me suis assis auprès d'elle, j'ai pris une pose d'un sérieux étudié, et j'ai commencé comme si je lisais dans un livre :
            " Il y a, si vous ne le savez pas Nastenka, il y a à Petersbourg d'assez étranges coins. Dans ces endroits-là ne pénètre pas, dirait-on, le soleil qui luit pour tous les autres habitants de Petersbourg : celui qui y pénètre est un autre, un nouveau soleil commandé exprès pour ces coins-là et qui éclaire tout d'une autre lumière, spéciale. Dans ces coins-là, ma chère Nastenska, se mène une vie tout autre, qui ne ressemble pas à celle qui bouillonne à côté de nous, mais qui peut se passer dans un monde inconnu, et non chez nous, à notre époque sérieuse, ultra-sérieuse. Cette vie est un mélange de quelque chose de purement fantastique, de furieusement idéal, et en même temps, hélas Nastenka, de platement prosaïque et ordinaire, pour ne pas dire invraisemblablement vulgaire.
                                                                  - Ouf ! Seigneur mon Dieu, quelle préface. Qu'est-ce que je  clemaroundthecorner.co                                 vais entendre ?
Résultat de recherche d'images pour "magritte"            - Vous allez entendre, Nastenka ( il me semble que je ne me lasserai jamais de vous appeler Nastenka ), vous allez entendre que dans ces coins habitent des êtres étranges : " les rêveurs ". Le rêveur, s'il faut le définir en détail, n'est pas un homme mais, savez-vous ? une espèce de créature du genre neutre. Il gîte la plupart du temps quelque part dans un coin inaccessible, comme s'il s'y cachait même de la lumière du jour et, une fois retiré chez lui il est collé à son coin comme l'escargot; ou du moins il ressemble beaucoup, à cet égard, à ce curieux animal qui est à la fois animal et maison et qui s'appelle la tortue. A votre idée pourquoi aime-t-il tellement ses quatre murs, peints obligatoirement de couleur verte, sales, tristes et enfumés de tabac, comme il n'est pas permis ? Pourquoi ce monsieur ridicule, lors d'une rare visite de l'une de ses connaissances ( il fait si bien que finalement elles disparaissent toutes ) pourquoi cet homme l'accueille-t-il avec autant d'embarras, autant de trouble sur le visage et de confusion que s'il venait de commettre un crime, là, entre ses quatre murs, que si à ce moment-là il fabriquait de faux billets................ ? Pourquoi, dîtes-moi Nastenka, la conversation a-t-elle tant de mal à s'engager entre ces deux interlocuteurs ? pourquoi aucun rire, aucun mot piquant ne surgit-il chez cet ami soudainement entré et intrigué qui, en toute autre circonstance aime tant le rire et les mots piquants et les discours sur le beau sexe et les autres sujets plaisants ? Pourquoi donc enfin cet ami, vraisemblablement une connaissance de fraîche date,.............., pourquoi ce visiteur est-il si troublé, si refroidi avec tout son esprit, si seulement il en a, à voir la mine renversée de son hôte, à son tour maintenant complètement éperdu et démuni de son dernier grain de bon sens après ses efforts gigantesques mais vains pour aplanir et orner la conversation, montrer lui aussi son habitude du monde, parler aussi du beau sexe et, du moins par cette soumission, plaire au pauvre homme fourvoyé, tombé par erreur chez lui ? Pourquoi, enfin, le visiteur saisit-il soudain son chapeau et s'en va-t-il rapidement, se souvenant tout à coup d'une affaire absolument inévitable, qui n'a jamais existé, et libère-t-il tant bien que mal sa main des chaudes étreintes de son hôte acharné à manifester son regret et à regagner le temps perdu ? Pourquoi, en partant, l'ami a-t-il un gros rire dès la porte passée et se promet-il à lui-même de ne plus jamais revenir chez cet original, bien que cet original soit au fond un excellent garçon, et en même temps est-il incapable de refuser à son imagination une petite fantaisie : comparer, ne fût-ce que de loin, la physionomie de son interlocuteur pendant l'entrevue avec l'aspect de ce malheureux petit chat chiffonné, épouvanté, torturé de toutes façons par les enfants qui l'ont fait prisonnier, traîtreusement, et qui, confus au possible, les fuit enfin sous la table dans l'obscurité et là, tout à loisir, durant une bonne heure, doit se hérisser, s'ébrouer et laver avec ses deux pattes son petit museau offensé, et ensuite, d'un oeil hostile regarder longuement la nature et la vie et même les bribes du repas des maîtres que lui a gardées une compatissante cuisinière ?
            - Écoutez un peu, interrompit Nastenka qui tout le temps m'écoutait avec étonnement, yeux et bouche bées, écoutez : je ne sais pas du tout pourquoi tout cela est arrivé et pourquoi vous me posez à moi d'aussi drôles de questions. Mais ce que je sais bien, c'est que toutes ces aventures, c'est à vous qu'elles sont arrivées, de point en point.                              saint-petersburg.com
Résultat de recherche d'images pour "la fontaka"            - Sans aucun doute, répondis-je avec la mine la plus sérieuse.
            - Alors, si c'est sans aucun doute, continuez, car j'ai grande envie de connaître la fin.
            - Vous voulez savoir, Nastenka, ce qu'a fait dans son coin notre héros ou, pour mieux dire, ce que j'ai fait, puisque le héros de toute l'affaire, c'est moi, ma propre et modeste personne. Vous voulez savoir pourquoi j'ai été ainsi bouleversé et éperdu toute la journée après la visite inattendue de mon ami ? Vous voulez savoir pourquoi j'ai volé, j'ai rougi ainsi quand on a ouvert la porte de ma chambre, pourquoi je n'ai pas su recevoir mon hôte et j'ai si honteusement succombé aux poids de ma propre hospitalité ?
            - Eh bien oui, oui ! répondit Nastenka, c'est là toute l'affaire. Écoutez, vous racontez très bien
mais n'y aurait-il pas moyen de raconter un peu moins bien ? Autrement, quand vous parlez, on dirait que vous lisez dans un livre.
            - Nastenka ! répondis-je d'une voix grave et sévère en me retenant avec peine de rire, ma chère Nastenka, je le sais que je raconte bien mais, pardonnez-moi, je ne sais pas raconter autrement. En ce moment, ma chère Nastenka, en ce moment je ressemble à l'esprit du roi Salomon qui fut mille ans dans une amphore sous sept sceaux et qui, enfin, fut libéré de ces sceaux. En ce moment, ma chère Nastenka, où nous voilà de nouveau réunis après une si longue séparation, car je vous connaissais déjà, depuis longtemps, déjà je cherchais une certaine personne, et cela signifie que je vous cherchais, vous, et que nous étions destinés à nous revoir maintenant, en ce moment se sont ouvertes dans ma tête des milliers de soupapes et je dois laisser les paroles se déverser à flots, sinon j'étoufferai. Ainsi, je vous prie de ne pas m'interrompre, Nastenka, mais d'écouter avec soumission et docilité, autrement je me tairai.
            - Non,  non, non ! Je ne veux pas ! Parlez ! A partir de maintenant je ne dirai plus un mot.
            - Je continue. Nastenka, mon amie, il y a dans ma journée une heure que j'aime extraordinairement. C'est celle où se terminent presque toutes les affaires, fonctions et obligations et où tout le monde se dépêche de rentrer dîner ou se reposer et en même temps, en chemin imagine encore d'autres sujets de joie pour la soirée, la nuit et tout le temps qui reste libre. A cette heure-là notre héros aussi.........., qui n'est pas non plus sans occupation, suit les autres. Mais une bizarre sensation de contentement recouvre son visage pâle, comme légèrement flétri.Il n'est pas indifférent, au coucher du soleil qui lentement s'éteint sur le ciel froid de Petersbourg. Si je disais qu'il le regarde, je mentirais. Il ne le regarde pas, il le contemple sans s'en rendre compte, comme un homme fatigué ou occupé à un objet plus intéressant...............Il est satisfait parce qu'il en a fini jusqu'au lendemain
avec des affaires ennuyeuses et content comme un écolier qu'on a renvoyé des bancs de l'école à ses jeux et polissonneries favorites.
            Regardez-le de côté, Nastenka, vous verrez tout de suite que ce sentiment de joie a déjà heureusement agi sur ses faibles nerfs et sur son imagination maladivement excitée. Tenez, il réfléchit à quelque chose... Vous pensez à son dîner ? à la soirée d'aujourd'hui ? Que regarde-t-il ainsi ? Est-ce ce monsieur grave qui a salué si pittoresquement une dame qui l'a dépassé, dans son fringant attelage, dans sa brillante calèche ? Non, Nastenka, qu'a-t-il à faire maintenant de toutes ces misères ? Il est à présent riche de sa vie personnelle. Il est soudain devenu riche et le rayon d'adieu du soleil qui s'éteint n'a pas inutilement brillé si joyeusement devant lui et fait surgir de son coeur réchauffé tout un essaim d'impressions. Maintenant la déesse Fantaisie a tissé de sa main capricieuse sa trame d'or et a développé devant lui les arabesques d'une vie merveilleuse, inouïe............ Essayez de l'arrêter, demandez-lui tout d'un coup où il est en ce moment, par quelles ruses il a passé, j'en suis sûr, il ne se rappellera rien, ni où il a été, ni où il était à l'instant et, rougissant de dépit, il inventera n'importequoi    wikiart.org                                              pour sauver les convenances.
Résultat de recherche d'images pour "magritte"            Voilà pourquoi il a ainsi tressailli, crié presque et regardé autour de lui avec épouvante quand une très respectable vieille l'a poliment arrêté au milieu du trottoir et lui a poliment demandé son chemin. Les sourcils froncés de dépit il continue sa route, remarquant à peine que plus d'un passant a souri en le regardant et s'est retourné derrière lui et qu'une petite fille, après lui avoir peureusement cédé le pas s'est bruyamment esclaffée en regardant de tous ses yeux son large sourire contemplatif et les gestes de ses bras. Mais c'est toujours la même Fantaisie qui a emporté....... les hommes qui soupent dans leurs barques dont la Fontanka est obstruée........ elle a tout enveloppé malicieusement dans son canevas et........ l'original est enfin rentré chez lui, dans son terrier aimé, s'est mis à table, a depuis longtemps fini de dîner et a repris ses sens seulement quand la pensive et éternellement affligée Matriona, qui le sert, a déjà levé le couvert et lui a tendu sa pipe. Il a repris ses sens et, avec étonnement, s'est souvenu qu'il a complètement fini son dîner, sans avoir aucunement remarqué comment cela s'est fait.
            Dans la pièce l'obscurité est tombée, son âme est vide et triste. Tout un royaume de rêveries s'est écroulé autour de lui, écroulé sans traces, sans bruit ni fracas, a passé comme un songe, et lui ne se souvient de rien. Mais une obscure sensation qui endolorit et émeut légèrement sa poitrine, un nouveau désir séduit, chatouille et irrite son imagination et suscite furtivement un essaim de nouveaux fantômes. Silence dans la chambre exiguë où la solitude et la paresse flattent l'imagination .......... Le livre pris sans but, au hasard, tombe des mains de mon rêveur...... Son imagination est de nouveau remontée, excitée............ Nouveau songe, nouveau bonheur ! Nouvelle prise d'un poison délicieux, raffiné ! Oh ! que lui fait notre vie réelle ? A son regard séduit vous et moi, Nastenka, nous vivons d'une vie si paresseuse, si lente, si lâche, à ses yeux nous sommes tous si mécontents de notre sort, si las de notre existence !........ " Les pauvres gens ! pense mon rêveur "...........Vous demanderez peut-être à quoi il rêve ? A quoi bon le demander ? Mais à tout... au rôle du poète d'abord méconnu puis couronné.............
            Non, Nastenka, que lui fait à lui,lui paresseux voluptueux, cette vie à laquelle nous aspirons tellement, vous et moi ? Il pense que c'est une pauvre vie misérable, sans deviner que pour lui aussi, peut-être, un jour, sonnera l'heure chagrine où pour un seul jour de cette vie misérable il donnera toutes ses années fantastiques.......... Mais tandis qu'il n'est pas encore arrivé ce temps redoutable il ne désire rien, car il est au-delà du désir, car il a tout avec lui, il est saturé, car il est lui-même l'artiste de sa vie et il la crée à chaque instant selon sa nouvelle fantaisie......... Vraiment, on est prêt à croire, à certains moments que toute cette vie n'est pas une excitation des sens, un mirage, une tromperie de l'imagination, mais quelque chose de réel, de vrai, d'existant !.........
            Oui, Nastenka, on se trompe et malgré soi on croit, du dehors, que la passion véritable, authentique trouble l'âme, on croit malgré soi qu'il y a quelque chose de vivant, de tangible dans des rêves immatériels ! Mais quelle illusion......... Le croirez-vous, ma chère Nastenka, à le regarder, qu'il n'a jamais réellement connu celle qu'il a tant aimée dans son rêve exalté ?..................
            Oh ! avouez-le, ma chère Nastenka, on peut s'envoler, se troubler et rougir comme un écolier qui vient de fourrer dans sa poche la pomme volée dans le jardin voisin...............
            Pathétiquement je me tus, ayant terminé mes pathétiques exclamations. Je m'en souviens, j'avais une envie terrible de rire aux éclats, n'importe comment, démesurément, parce que je sentais bien que s'était levé chez moi un diablotin ennemi, que ma gorge commençait à être prise et mon menton à trembler et que, de plus en plus, mes yeux se mouillaient... J'espérais que Nastenka qui m'écoutait, ses petits yeux intelligents grands ouverts, allait rire de tout son rire enfantin irrésistiblement gai, et déjà je me repentais d'être allé trop loin, d'avoir en vain raconté ce qui depuis longtemps me gonflait le coeur, ce dont je ne pouvais parler comme on lit un livre, parce que de longue date ma sentence sur moi-même était prête......... Mais, à ma stupéfaction elle garda le silence, laissa passer un moment, me serra légèrement la main et avec une sympathie timide me demanda :
            - Est-ce que, vraiment, vous avez passé ainsi toute votre vie ?
            - Toute ma vie, Nastenka ! répondis-je, toute ma vie, et je crois bien que je la finirai de même!
            - Non, c'est impossible, dit-elle avec tranquillité, cela ne sera pas. C'est plutôt moi qui de cette façon-là passerai la mienne auprès de grand-mère. Écoutez-moi, mais savez-vous que ce n'est pas         les-chats-du-musee-de-lermitage                    bien du tout que de   vivre comme ça ?                                                                                                                                         
Résultat de recherche d'images pour "saint petersbourg quartiers à éviter"            - Je sais, Nastenka, je sais ! m'écriai-je sans plus retenir mon sentiment. Et maintenant je sais mieux que jamais que j'ai perdu en pure perte toutes mes meilleures années.......... Maintenant que je suis assis auprès de vous et que je vous parle, j'ai peur de penser à l'avenir, car dans l'avenir c'est encore la solitude, encore cette vie inutile, enfermée... et à quoi pourrai-je encore rêver quand, éveillé, à côté de vous, j'ai été si heureux. ! Oh ! soyez bénie, ma chère enfant, pour ne pas m'avoir repoussé du premier coup, pour m'avoir permis de dire aujourd'hui que j'ai vécu au moins deux soirées dans ma vie !
            - Oh ! non, non ! s'écria Nastenka, et de petites larmes brillèrent dans ses yeux. Non, cela n'arrivera plus. Nous ne nous séparerons pas ainsi. Qu'est-ce que deux soirées ?
.          - Oh ! Nastenka, Nastenka ! savez-vous que vous m'avez pour longtemps réconcilié avec moi-même ? Savez-vous que je n'aurai plus de moi-même aussi mauvaise opinion......... J'ai parfois des minutes d'un tel désespoir, d'un tel ennui............parce qu'enfin je me suis maudit moi-même, parce qu'après mes nuits fantastiques, j'ai des moments de dégrisement qui sont effrayants.................
            Vous sentez qu'à la fin elle se fatigue, s'épuise dans une perpétuelle tension, cette inépuisable fantaisie, parce que vous grandissez, vous dépassez votre idéal ancien............ Et cependant c'est quelque chose d'autre que l'âme demande et réclame !
            Et vainement le rêveur fouille dans la cendre de ses vieilles rêveries, cherche dans cette cendre au moins quelque étincelle pour souffler dessus et d'un feu nouveau réchauffer son coeur refroidi............... même les rêves naissent de la vie, n'est-il pas vrai ?............
            Qu'as-tu donc fait de tes années ? où as-tu enterré ton meilleur temps ? As-tu vécu oui ou    non ? Regarde, vous dîtes-vous, regarde comme ce monde se fait froid.............. tout ce que vous avez perdu, cela n'était rien , un zéro bête et parfait, tout cela n'était qu'un rêve !
            - Allons, ne m'apitoyez pas davantage ! prononça Nastenka en essuyant une petite larme..........
Maintenant je vous connais tout à fait, je vous connais tout entier. Et savez-vous une chose ? Je veux vous raconter mon histoire à moi aussi, sans rien cacher, après quoi, en retour, vous me donnerez un conseil.
            - Ah ! Nastenka, répondis-je, je n'ai jamais été le conseiller de personne........... Alors, ma gentille Nastenka, quel est donc ce conseil ? Dîtes-le moi franchement. Maintenant je suis si gai, si heureux, si hardi, si intelligent que les mots me viendront sans peine...............
            - Votre main !
            - La voici ! répondis-je en lui tendant la main.
            - Ainsi, commençons mon histoire !



                                                                                Dostoïevski

                                                                       à suivre................

                                                  Récit de Nastenka

            La moitié de..............

                                                                                 

jeudi 15 mars 2018

Avant le Cinéma Guillaume Apollinaire ( poème France )








                       




                                                     Avant le Cinéma

            Et puis ce soir on s'en ira
            Au cinéma

            Les Artistes que sont-ce donc
            Ce ne sont plus ceux qui cultivent les Beaux-Arts
            Ce ne sont pas ceux qui s'occupent de l'Art
            Art poétique ou bien musique
            Les Artistes ce sont les acteurs et les actrices

            Si nous étions des Artistes
            Nous ne dirions pas le cinéma
            Nous dirions le ciné

            Mais si nous étions de vieux professeurs de province
            Nous ne dirions ni ciné ni cinéma
            Mais cinématographe

            Aussi mon Dieu faut-il avoir du goût


                                                                                   Apollinaire





            

Nuits blanches 1 Feodor Dostoïevski ( Nouvelle Russie )

  Image associée                         
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                                                      Nuits blanches
                                              Roman sentimental

                                                  Souvenirs d'un rêveur

                                                ~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~      

                                                    Première nuit

            C'était une nuit merveilleuse, une de ces nuits comme il n'en peut exister que quand nous sommes jeunes, ami -e- lecteur - rice. Le ciel était si étoilé, un ciel si lumineux, qu'à lever les yeux vers lui on devait malgré soi se demander : se peut-il que sous un pareil ciel vivent des hommes irrités et capricieux ? Cela aussi, c'est une question jeune ami lecteur, très jeune... mais puisse le Seigneur vous l'inspirer souvent !
            En parlant de messieurs capricieux et irrités, je n'ai pas pu me rappeler ma propre conduite - irréprochable - durant toute cette journée. Depuis le matin, j'ai été tourmenté par un ennui profond et singulier. Soudain il m'apparut que j'étais seul, abandonné de tous, et que tout le monde s'écartait de moi. On serait en droit, bien sûr, de me demander : mais qui donc, " tous " ? puisque voici huit ans que j'habite Saint-Petersbourg et que je n'ai su m'y faire presque aucune relation. Mais qu'ai-je besoin de relations ? Je connais déjà tout Pétersbourg. C'est bien pourquoi il m'a semblé que tout le monde m'abandonnait quand tout Petersbourg s'est mis sur pied et est brusquement parti pour la campagne. J'ai été pris de peur à me trouver seul, et trois jours pleins j'ai erré par la ville dans un ennui profond, sans rien comprendre à ce qui m'arrivait.
            Allais-je sur la Perspective, allais-je au Jardin, errais-je sur les quais, pas un des visages que j'avais l'habitude de rencontrer à ces mêmes endroits à la même heure toute l'année ! Eux, bien sûr, ne me connaissent pas, mais moi je les connais. Je les connais intimement. J'ai presque étudié leur physionomie, et je les admire quand ils sont gais, je broie du noir quand ils se voilent de tristesse. J'ai presque lié amitié avec un petit vieux que je rencontre chaque jour que le Bon Dieu fait, à une certaine heure, sur la Fontanka. Il a la mine si grave, si pensive. Tout le temps il chuchote dans sa barbe et remue la main gauche tandis que de la droit il tient une longue canne noueuse à pommeau d'or. Même il m'a remarqué et me porte un cordial intérêt. Si d'aventure je n'étais pas à une certaine heure à ce même endroit de la Fontanka, je suis sûr qu'il aurait un accès de spleen. Voilà pourquoi nous sommes parfois à deux doigts de nous saluer, surtout quand nous sommes tous deux de bonne humeur. Dernièrement, comme nous ne nous étions pas vus de deux jours entiers, le troisième, en nous rencontrant nous portions déjà la main à nos chapeaux quand, par bonheur, nous reprîmes à temps nos esprits, abaissâmes le bras et passâmes avec sympathie l'un à côté de l'autre.
            Pour moi, les maisons aussi sont des connaissances. Quand je me promène chacune a l'air de courir à ma rencontre dans la rue : elle me regarde de toutes ses fenêtres et me dit, ou tout comme :
            " - Bonjour ! Comment allez-vous ? Moi, je vais bien, Dieu merci ! Au mois de mai on va m'ajouter un étage.
            Ou
            - Comment allez-vous ? Demain on me met en réparation.
            Ou
            - J'ai failli brûler et j'ai eu bien peur. "
            Et autres semblables discours.
            Parmi elles j'ai des préférées, j'ai des intimes. Une d'elles a l'intention de faire une cure cet été entre les mains d'un architecte. J'irai la voir tous les jours, exprès, de peur qu'il ne la tue, sait-on jamais ? Dieu l'en préserve !
            Mais jamais je n'oublierai l'histoire d'une jolie, jolie maisonnette rose clair. C'était une si gentilles petite maison de pierre, elle me regardait d'un air si affable, et si fièrement elle regardait ses lourdaudes de voisines, que mon coeur était dans la joie quand je passais devant.
              Soudain, la semaine dernière, je passe dans la rue, je regarde                                                           mon amie, et qu'entends-je ? un cri pitoyable : 
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            Les scélérats ! les barbares ! ils n'ont eu pitié de rien, ni des colonnes, ni des corniches, et voilà mon amie jaune canari. J'ai failli en avoir un épanchement de bile, et jusqu'à maintenant, je n'ai pas eu la force d'aller voir ma pauvre estropiée, barbouillée aux couleurs de l'Empire du Milieu.
            Alors vous comprenez, ô lecteur, comment je suis en relations avec tout Petersbourg.
            J'ai déjà dit que trois jours durant j'ai été tourmenté d'une inquiétude, jusqu'au moment où j'en ai deviné la cause. Dans la rue je me sentais si mal à l'aise ( celui-ci absent, cet autre absent, où a passé un tel ? ) et chez moi je n'étais pas non plus dans mon assiette.. J'ai passé deux soirées à me demander : que me manque-t-il dans mon coin ? pourquoi ai-je trouvé si gênant d'y rester ? et, perplexe j'examinais mes murs verts, enfumés, le plafond tendu de la toile d'araignée cultivée avec tant de succès par Matriona, je révisais tout mon mobilier, j'examinais chaque chaise. Le mal n'était-il point là ( car si seulement une chaise n'est pas comme elle était hier, je ne suis plus dans mon assiette) Je regardais derrière la fenêtre.
            Peine perdue : pas le moindre soulagement ! J'imaginais même d'appeler Matriona, et sur-le-champ je lui adressai un blâme paternel à propos de la toile d'araignée et en général pour sa malpropreté. Mais elle se borna à me regarder étonnée et s'en retourna sans répondre un seul mot, si bien que la toile d'araignée pend encore intacte au plafond. Enfin, ce matin seulement, j'ai deviné de quoi il s'agit. Eh ! mais c'est pour me fuir qu'ils filent à la campagne !
            Pardonnez la vulgarité de l'expression : je n'avais pas la tête au style noble..., puisque c'était tout ce qu'il y avait à Petersbourg qui, ou bien était parti, ou bien partait pour la campagne, puisque tout monsieur respectable de bourgeoise apparence prenant un fiacre se transformait aussitôt à mes yeux  en un respectable père de famille qui, après le travail quotidien, se rendait sans bagages dans le sein de sa famille à la campagne, puisque tous les piétons avaient maintenant un air tout à fait spécial, qui disait, ou tout comme, à chaque personne rencontrée :
            " - Vous savez, nous sommes ici seulement comme ça, en passant. Dans deux heures nous partons pour la campagne. "
            Voyais-je s'ouvrir une fenêtre sur laquelle avaient tambouriné d'abord de menus petits doigts, blancs comme le sucre, et se pencher au-dehors la petite tête d'une jolie fille appelant le marchand de pots de fleurs, et aussitôt, sur-le-champ, il me semblait que ces fleurs on les achetait seulement comme ça, c'est-à-dire nullement pour jouir du printemps et des fleurs dans l'atmosphère étouffante d'un appartement et que, bientôt, très vite, on se transporterait tous à la campagne en les prenant avec soi.
            Bien plus, j'avais déjà fait de tels progrès dans cet ordre particulier de découvertes, nouveaux pour moi, que je pouvais maintenant, infailliblement, à vue d'oeil, déterminer dans quelle campagne était tel ou tel. Les citoyens de Kamenny ostrov et de l'île des Apothicaires ou de la Route de Peterhof se distinguaient par l'élégance étudiée des manières, par leurs costumes d'été à la mode et les beaux équipages dans lesquels ils étaient venus à la ville. Les habitants de Pargolovo et lieux plus éloignés imposaient, du premier coup d'oeil, par leur bon sens et leur sérieux. Le visiteur de Krestovski ostrov se reconnaissait à sa gaieté imperturbable.                                                 pinterest.com
Résultat de recherche d'images pour "pargolovo st petersburg"            Rencontrais-je d'aventure une longue procession de charretiers marchant paresseusement, les guides à la main, à côté de leurs voitures chargées de montagnes de meubles variés, tables, chaises divans de Turquie et d'ailleurs, et autre matériel domestique sur lequel, par surcroît, siégeait souvent, juste au sommet du véhicule, une maigre cuisinière gardant les biens de son maître comme la prunelle de ses yeux. Regardais-je les barques lourdement chargées d'ustensiles de ménage qui glissaient sur la Néva ou la Fontaka vers la Rivière Noire ou les Ïles, et charrettes ou barques se multipliaient par dix, par cent à mes yeux, il me semblait que tout était sur pied et en route, que tout émigrait par caravanes entières à la campagne. Il me semblait que tout Petersbourg menaçait de se changer en désert. Si bien, qu'enfin, j'étais honteux, vexé, affligé : je n'avais, moi, ni endroit où aller à la campagne, ni raison aucune. J'étais prêt à partir avec chaque charrette, à accompagner chaque monsieur de respectable apparence qui louait un fiacre. Mais pas un seul, absolument personne ne m'a invité : comme si j'étais oublié, comme si j'étais pour eux un étranger, effectivement !
            Je marchai beaucoup et longtemps, si bien que j'avais parfaitement réussi, selon mon habitude, à oublier où j'étais quand, soudain, je me trouvai à la porte de la ville. En un instant je fus pris de gaieté et je passai la barrière. J'avançai alors entre des champs ensemencés et des prés. Je n'éprouvais pas de fatigue, mais je sentais seulement de tout mon être qu'une espèce de fardeau tombait de mon âme. Tous les passants me regardaient si aimablement, qu'un peu plus ils m'auraient salué. Ils respiraient tous une sorte de contentement, et tous, sans exception, ils fumaient des cigares. Moi aussi j'étais content comme il ne m'était encore jamais arrivé. On aurait dit que, tout à coup, j'étais transporté en Italie, tant la nature m'avait frappé, demi-malade de citadin, à moitié asphyxié entre ses quatre murs.
            Il y a un je ne sais quoi d'inexprimablement émouvant dans notre nature petersbourgeoise quand, à l'approche du printemps, elle manifeste soudain toute sa puissance, toutes les forces qu'elle a reçues du Ciel, se couvre de jeune verdure, se pare, se colore de fleurs... Elle me rappelle malgré moi la jeune personne étique et malingre que vous regardiez parfois avec pitié, parfois avec une charité compatissante et que, parfois aussi, tout bonnement, vous ne remarquez pas mais qui, tout à coup, en un instant, à l'improviste, devient une beauté merveilleuse, inexplicable, tandis que, stupéfait, enivré, vous vous demandez malgré vous : quelle force a fait briller d'un tel feu ces yeux pensifs et tristes ? qu'est-ce qui a appelé le sang sur ces joues amaigries et pâles ? qu'est-ce qui a baigné de passion ces traits délicats ? pour quelle cause se gonfle ainsi cette poitrine ? qu'est-ce qui a soudain appelé la force, la vie et la beauté sur le visage de cette pauvre fille, l'a illuminé de sourire pareil, l'a animé d'un rire aussi éclatant, aussi étincelant ? Vous regardez tout autour, vous cherchez quelqu'un, vous devinez... Mais l'instant passe, et peut-être dès demain vous rencontrerez de nouveau le même regard pensif et distrait d'avant, le même visage pâle, la même soumission et la même timidité dans les mouvements, et même un repentir, même les traces d'un mortifiant ennui ou dépit pour cet entraînement d'une minute... Et vous, vous avez le regret que ce soit si vite, si irrévocablement fanée cette éphémère beauté, qu'elle ait brillé si illusoire et si vaine devant vous. Le regret, puisque vous n'avez pas eu le temps de l'aimer...  tripadvisor.fr
Résultat de recherche d'images pour "pargolovo st petersburg"            Et pourtant ma nuit a valu mieux que le jour. Voici comment cela s'est produit.
            Je suis revenu en ville très tard, et dix heures avaient déjà sonné quand j'approchai de chez moi. Mon chemin passait par le quai du canal où, à cette heure, on ne rencontre plus âme qui vive. Vraiment, j'habite un quartier très éloigné. Je marchais et je chantais parce que, quand je suis heureux il faut absolument que je ronronne dans ma barbe, comme tout homme heureux qui n'a ni amis, ni connaissances sympathiques et qui, dans ses instants de bonheur, n'a pas avec qui partager sa joie. Soudaine m'arriva la plus inattendue des aventures.
            Dans un coin, appuyée au parapet, se tenait une femme. Accoudée sur la grille, elle semblait regarder avec beaucoup d'attention l'eau trouble du canal. Elle portait un très joli petit chapeau jaune et une coquette mantille noire.
            " C'est une jeune fille, et sûrement une brune ", pensai-je. Elle ne paraissait pas entendre mes pas, mais elle ne bougea pas quand je la dépassai, retenant ma respiration et le coeur battant soudain fortement.
            " Bizarre, pensai-je, sans doute a-t-elle une grosse préoccupation " et, brusquement, je m'arrêtai, comme cloué sur place. J'avais perçu un sourd sanglot. Oui ! je ne m'étais pas trompé : la jeune fille pleurait. Une minute plus tard, encore et encore un sanglot. O mon Dieu ! Mon coeur se serra. J'ai beau être timide avec les femmes, le cas était exceptionnel !... Je revins, fis un pas vers elle et j'aurais obligatoirement prononcé : " Mademoiselle ! " si je n'avais su que cette exclamation avait été prononcée mille fois déjà dans tous nos romans du grand monde. C'est la seule chose qui me retint. Mais, tandis que je cherchais un mot, la jeune personne reprit ses esprits, promena un regard autour d'elle, se ressaisit, baissa la tête et glissa devant moi sur le quai. Je marchai aussitôt à sa suite, mais elle s'en avisa, quitta le quai, traversa la rue et prit le trottoir. Je n'osai pas traverser. Mon coeur tressautait comme celui d'un oisillon pris au piège. Soudain un hasard vint à mon secours.
            Sur cet autre trottoir, non loin de mon inconnue, parut soudain un monsieur en habit, d'un âge respectable, mais d'une allure qui l'était beaucoup moins. Il marchait en titubant et s'appuyant précautionneusement aux muraille. Le demoiselle, elle, filait comme une flèche, hâtive et timide, comme vont en général toutes les demoiselles qui ne veulent pas qu'on s'offre à les accompagner chez elles la nuit, et naturellement le monsieur branlant ne l'aurait jamais rattrapée si ma bonne fortune ne lui avait inspiré de chercher des moyens extraordinaires. Soudain, sans rien dire à personne, mon quidam prend son élan et vole de tous ses jarrets, court, poursuit mon inconnue. Elle allait comme le vent, mais le monsieur vacillant gagne sur elle, l'atteint, elle pousse un cri, et... je bénis le sort pour l'excellente canne noueuse qui se trouvait cette fois-là dans ma main droite. En un clin d'oeil me voilà de l'autre côté, en un clin d'oeil le monsieur malvenu saisit de quoi il retourne, prend en considération mon argument irréfragable, se tait, se laisse distancer, et c'est seulement quand nous fûmes déjà très loin qu'il protesta contre moi en termes assez énergiques. Mais c'est tout juste si ses paroles parvinrent jusqu'à nous.                                                                                      lavoixdubio.com
Résultat de recherche d'images pour "matriochka"            - Donnez-moi la main, dis-je à mon inconnue, et il n'osera plus nous aborder.
            Silencieuse elle me tendit sa main encore tremblante d'émotion et d'effroi. Ô monsieur malvenu, comme je te bénissais à cet instant ! Je la regardai furtivement : elle était très gentille, et brune, je l'avais deviné ; sur ses cils noirs luisaient encore de petites larmes, larmes de la récente épouvante ou d'un précédent chagrin, je l'ignorais. Mais sur ses lèvres brillaient déjà un sourire. Elle aussi me regarda à la dérobée, rougit légèrement et baissa les yeux.
            - Vous voyez, pourquoi m'avez-vous repoussé tout à l'heure ? Si j'avais été là rien ne serait arrivé...
            - Mais je ne vous connaissais pas. Je croyais que, vous aussi...
            - Et maintenant, vous me connaissez ?
            - Un peu. Tenez, par exemple, pourquoi tremblez-vous ?
            - Oh ! vous avez deviné du premier coup ! répondis-je enthousiasmé de ce que ma demoiselle eût de la tête : avec la beauté la tête ne nuit pas. Oui, du premier coup d'oeil vous avez deviné à qui vous aviez affaire. En effet, je suis timide avec les femmes, je suis ému, je n'en disconviens pas, tout autant que vous l'étiez tout à l'heure quand ce monsieur vous a fait peur... J'ai une espèce de peur, moi, en ce moment. On dirait un songe, mais même en songe je n'ai jamais prévu qu'un jour je parlerais avec une femme, n'importe laquelle...
            - Comment ? Est-il possible...
            - Oui, si ma main tremble, c'est que jamais encore elle n'a été tenue dans une aussi jolie petite menotte... J'ai tout à fait perdu l'habitude des femmes, c'est-à-dire que je ne l'ai jamais eue... Je vis seul, vous savez. J'ignore même comment on leur parle. Tenez, maintenant encore, j'ignore si je ne vous ai pas dit quelque sottise. Dîtes-le moi franchement, je vous préviens, je ne suis pas susceptible...
            - Mais non, rien du tout, rien du tout, au contraire. Et si vous voulez que je sois vraiment franche, eh bien, je vous dirai que les femmes aiment cette timidité-là. Et, si vous voulez en savoir plus encore, moi aussi je l'aime, et je ne vous chasserai pas avant d'être rendue chez moi.
            - Vous ferez si bien, commençai-je, haletant d'enthousiasme, que je m'en vais sur-le-champ cesser d'être timide, et alors adieu tous mes moyens !...
            - Vos moyens ? Quels moyens, pour quoi faire ? Voilà qui est moins bien.
            - Pardon, je ne recommencerai plus. Le mot m'a échappé. Mais comment voulez-vous que dans un pareil moment on n'ait pas le désir...
 bernieshoot.fr                                    - De plaire, peut-être ?
Résultat de recherche d'images pour "matriochka homme"            - Eh bien, oui ! Mais pour l'amour de Dieu, soyez, oh ! soyez bonne ! Jugez un peu qui je suis. J'ai déjà vingt-six ans savez-vous, et je n'ai jamais vu personne. Alors, comment puis-je parler comme il faut, avec aisance et à-propos ? Pour vous-même, ce sera mieux si tout est franc, à découvert. Je ne sais pas me taire quand mon coeur parle. Bon, mais c'est égal... Le croirez-vous ? Pas une femme, jamais jamais ! Aucune connaissance ! Et seulement je rêve chaque jour qu'à la fin, tôt ou tard, je rencontrerai quelqu'un. Ah ! si vous saviez combien de fois j'ai été amoureux de cette façon-là !
            - Mais comment cela, de qui donc ?
            - Mais de personne, de l'idéal, de celle qui me visite en songe. Je crée dans mes rêves des romans entiers. Oh ! vous ne me connaissez pas ! A vrai dire, c'est impossible autrement, j'ai rencontré deux ou trois femmes, mais sont-ce là des femmes ? Toujours des ménagères, qui... Mais je vais vous faire rire : je vous dirai que j'ai voulu plus d'une fois engager la conversation, comme ça, tout simplement, avec une aristocrate, dans la rue, naturellement si elle était seule, l'engager, bien sûr, timidement, respectueusement, passionnément. Dire que je meurs solitaire, qu'elle ne me repousse pas, que je n'ai le moyen de connaître aucune femme, lui suggérer qu'il est même du devoir de la femme de ne pas refuser la timide prière d'un homme aussi malheureux que moi. Qu'enfin tout ce que je demande se réduit à me dire quelques mots fraternels, un ou deux mots de sympathie, à ne pas me repousser au premier abord, à me croire sur parole, à écouter ce que je dirai, à se moquer de moi si on veut, à me donner espoir, à me dire deux mots, deux mots seulement, quitte après cela à ne plus jamais nous rencontrer !... Mais, vous riez... Au fait, c'est bien pour cela que je vous parle...
           - Ne soyez pas fâché. Je ris, parce que vous êtes votre propre ennemi, parce que, si vous essayiez vous réussiriez peut-être, oui, ne fût-ce que dans la rue : plus on y va simplement et mieux ça vaut... Il n'y a pas une brave femme, à condition seulement qu'elle ne soit pas une sotte et surtout qu'elle ne soit pas de mauvaise humeur à ce moment-là, pour avoir le courage de vous renvoyer sans ces deux mots que vous implorez d'elle si timidement... D'ailleurs, que dis-je ? sûrement elle vous prendrait pour un fou. C'est que j'en jugeais d'après moi. Mais je sais trop comment sont les gens ici-bas !
            - Oh ! je vous remercie ! m'écriai-je. Vous ne savez pas ce que vous venez de faire pour moi !
            - Bon, bon ! Mais, dîtes-moi, à quoi avez-vous reconnu que j'étais la femme avec qui... que vous jugiez digne... d'attention et d'amitié... bref, pas une ménagère, comme vous dites. Pourquoi vous êtes-vous décidé à m'aborder ?
            - Pourquoi ? pourquoi ? Mais vous étiez seule, ce monsieur était trop hardi, il fait nuit : reconnaissez-le vous-même, c'était mon devoir...
            - Non, non, avant, là-bas, de l'autre côté. Vous aviez déjà l'intention de m'aborder, n'est-ce pas
            - Là-bas, de l'autre côté ? Mais, bien vrai, je ne sais comment vous répondre, je crains... Savez-vous, j'étais heureux aujourd'hui, je marchais, je chantais, j'avais été à la campagne, je n'avais jamais éprouvé pareilles minutes de bonheur. Et vous... peut-être était-ce une impression... enfin pardonnez-moi si je vous le rappelle : j'ai eu l'impression que vous pleuriez, et je... je n'ai pas pu entendre cela... J'ai eu le coeur serré... Ô mon Dieu ! Voyons, n'avais-je pas le droit de m'attrister pour vous ? Était-ce un péché de ressentir pour vous une compassion fraternelle ?...  Pardonnez-moi, j'ai dit, compassion... Allons, pour finir, est-ce que j'ai pu vous offenser parce que l'idée m'est venue, malgré moi, de vous aborder ?...                                                                   
            - Laissez ! Assez ! ne me dites pas... fit-elle en baissant la tête et me serrant la main. C'est moi qui ai eu tort de vous parler de cela... Mais je suis contente de ne m'être pas trompée sur votre compte... Mais me voilà déjà chez moi, je n'ai plus qu'à prendre la rue, c'est à deux pas... Adieu, je vous remercie...
            - Alors, est-ce possible ? Est-il possible que nous ne nous revoyons plus jamais... Et tout se bornera là ?                                                                                                  pinterest.com
Image associée            - Vous voyez, dit-elle en riant : d'abord vous ne vouliez que deux mots, et maintenant... Mais au fait, je ne vous dirai rien... Peut-être que nous nous rencontrerons...
            - Je viendrai ici demain. Oh ! pardonnez-moi, voilà que j'exige déjà.
            - Oui, vous êtes impatient... vous exigez presque...
            - Écoutez un peu, écoutez- moi ! l'interrompis-je. Pardonnez-moi si je vous dis encore une chose... Voici ce qu'il y a : je ne peux pas ne pas revenir ici demain. Je suis un rêveur ; j'ai si peu de vie réelle que, des minutes comme celles-ci, comme maintenant, j'en compte si peu que je ne peux pas ne pas les reproduire dans mes rêves. Je rêverai de vous toute la nuit, toute la semaine, toute l'année. Je reviendrai ici demain, obligatoirement, et justement ici, à ce même endroit, à cette même heure, et je serai heureux au souvenir de la veille. Désormais cet endroit m'est cher. J'ai déjà deux ou trois endroits comme cela dans Petersbourg. J'ai même une fois pleuré à cause d'un souvenir, comme vous... Qui sait, peut-être que vous aussi, il y a dix minutes, c'est un souvenir qui vous faisait pleurer... Mais pardonnez-moi, de nouveau je m'oublie... Peut-être, un jour, avez-vous été particulièrement heureuse ici...
            Bon, dit la jeune fille, admettons, je viendrai ici demain, aussi à dix heures. Je vois que je ne peux plus vous interdire... C'est que j'ai besoin d'y être : ne vous figurez pas que je vous donne un rendez-vous. Je vous préviens, j'ai besoin d'y être, pour moi-même. Mais voilà... Allons, je vous le dirai franchement : ça ne fait rien si vous venez aussi. D'abord, il peut y avoir encore des désagréments, comme aujourd'hui, mais, à part ça... Bref, je voudrais tout bonnement vous voir... pour vous dire deux mots. Seulement, voyez-vous, ne me condamnez pas en ce moment, ne croyez pas que je donne si facilement des rendez-vous... Je ne vous l'aurais pas donné si... Mais que cela reste mon secret ! Seulement, d'avance, une condition...
            - Une condition? Parlez, dîtes, dîtes d'avance tout. Je consens à tout, je suis prêt à tout ! m'écriai-je enthousiaste. Je réponds de moi, je serai obéissant, respectueux... vous me connaissez...
            - Justement parce que je vous connais, je vous invite demain, dit-elle en riant. Je vous connais à la perfection, mais, attention, venez à une condition d'abord. Seulement soyez assez bon pour faire ce que je vous demanderai. Vous voyez, je parle franchement. Ne tombez pas amoureux de moi... C'est impossible, je vous assure. Pour l'amitié, je suis prête, voici ma main...Mais l'amour, non, je vous en prie !
            - Je vous le jure ! m'écriai-je en prenant sa petite main.
            - Assez, ne jurez pas : je sais que vous êtes capable de prendre feu comme de la poudre à canon. Ne me condamnez pas si je parle ainsi. Si vous saviez. Moi aussi, je n'ai personne avec qui échanger une parole, à qui demander conseil.. Naturellement, ce n'est pas dans la rue qu'il faut chercher des conseillers, mais vous, vous êtes une exception. Je vous connais comme si nous étions des amis de vingt ans... N'est-ce pas que vous ne me trahirez pas ?...
            - Vous verrez... Seulement je ne sais pas comment je vivrai toute cette nuit et tout ce jour.
            - Dormez bien, bonne nuit. Et, souvenez-vous, que je me suis confiée à vous. Mais vous avez si bien lancé cette exclamation tout à l'heure : faut-il donc rendre compte de chacun de ses sentiments, même de sa sympathie fraternelle ! Vous savez, c'était si bien dit que sur-le-champ l'idée m'a traversée de me confier à vous...
            - Pour l'amour de Dieu, mais en quoi ? comment cela ?
            - A demain ! Que cela reste pour le moment un secret. C'est mieux pour vous : au moins de loin ça ressemblera à un roman. Peut-être que je vous le dirai dès demain, et peut-être que non... Je vous parlerai d'abord, et nous ferons plus ample connaissance...
            - Oh ! moi, dès demain je vous raconterai toute mon histoire ! Mais qu'y a-t-il ? On dirait qu'un prodige s'accomplit en moi... Où suis-je, mon Dieu ? Allons, dites-moi, est-ce que vous n'êtes pas contente de ne pas vous être fâchée comme aurait fait une autre, de ne pas m'avoir repoussé tout de suite ? Deux minutes et vous m'avez rendu heureux à jamais. Oui, heureux ! Qui sait, peut-être m'avez-vous réconcilié avec moi-même, résolu mes doutes... Peut-être que je suis sujet à de pareilles minutes... Enfin, demain je vous raconterai tout, vous saurez tout, tout...
            - Bon, j'accepte. C'est vous qui commencerez...
            - D'accord.
            - Au revoir !
            - Au revoir !
            Et nous nous sommes séparés. J'ai marché toute la nuit : je ne pouvais pas me décider à rentrer. J'étais si heureux !... A demain !


                                                               à suivre.............

                                               Deuxième nuit

            - Eh bien........
         

                                                                                     Dostoïevski
     

         
        

mardi 13 mars 2018

Pereira prétend Pierre-Henry Gomont Antonio Tabucchi ( Bande dessinée France Italie )

Pereira prétend
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                                                   Pereira prétend

            Portugal les années 30 Pereira, le sympathique héros de l'album adapté du roman d'Antonio Tabucchi, sort avec peine de chez lui. Il est seul, veuf et c'est l'été d'où une très forte chaleur. Mais Pereira est un lecteur, il travaille au Lesboa, journal qu'il croit indépendant mais est en fait inféodé au pouvoir. Et le pouvoir à ce moment c'est Salazar. Pereira est responsable de la page culturelle et si à ce moment il est surtout occupé à la traduction de Honorine de Balzac, texte qui plaît beaucoup aux lecteurs, son regard est attiré par un article de journal abandonné signalant la maîtrise obtenue par Monteiro Rossi, le sujet : rapport sur la vie et la mort. Pereira songe alors à lui confier la rubrique
" nécrologie consacrée à des auteurs vivants " Mais Rossi est un jeune révolutionnaire, ses
nécrologies une réunion d'idées politiques. Embarras de Pereira devant ces textes impubliables, mais
 les valeurs que défend Monteiro Rossi, si jeune, le touchent. Et durant les mois de cet été torride, le journaliste, le citoyen, le veuf et le profond catholique Pereira trouvera peut-être une sorte de paix.
Alors qu'il croit à la résurrection de l'âme ".... Pourquoi faut-il que la chair, cet amas de viande informe qui souffre et qui transpire, pourquoi aurait-il fallu que cela ressuscite ?...... " Mais Pereira ne vit pas vraiment seul. Quittant ou revenant à son logis, s'éloignant un temps, toujours il parle et emporte dans son bagage la photo de sa femme morte si jeune. Il converse, lui répond ? La période est cruelle aux jeunes en lutte contre les salazaristes. Dénonciations, arrestations. P.H. Gomont a recréé le personnage du beau roman de Tabucchi paru il y a plusieurs années, d'un trait fin il entoure la lourde silhouette de ce penseur qu'est Pereira qui perd quelques kilos au cours d'une cure de quelques jours. Les couleurs, ocre pour le journaliste deviennent verdâtres lorsque Pereira rencontre d'autres personnages, Rossi et son amie. Vraiment une belle et bonne BD. Un héros si éloigné de tout mensonge. " ...... Ce qui était important ne l'est plus, ce qui était secondaire devient primordial....... "

vendredi 9 mars 2018

L e Paresseux Le Fromage Saint-Amant ( Poème France )


Choloepus hoffmanni (Puerto Viejo, CR) crop.jpg
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                                            Le Paresseux

            Accablé de paresse et de mélancolie,
            Je rêve dans un lit où je suis fagoté,
           Comme un lièvre sans os qui dort dans un pâté,
                Ou comme un Don Quichotte en sa morne folie.                                                                                                                     
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           Là, sans me soucier des guerres d'Italie,
           Du comte Palatin, ni de sa royauté,
          Je consacre un bel hymne à cette oisiveté
          Où mon âme en langueur est comme ensevelie.

          Je trouve ce plaisir si doux et si charmant,
          Que je crois que les biens me viendront en dormant,
          Puisque je vois déjà s'enfler ma bedaine,
            
          Et hais tant le travail, que les yeux entrouverts,
          Une main hors des draps, cher Baudoin, à peine                    
          Ai-je pu me résoudre à t'écrire ces vers.                                           twitter.com


                                                                  Marc-Antoine de Saint-Amant  - 1631  -
                                                                               ( 1594 - 1661 )


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                                             Le Fromage                                                      maisoncario.fr      
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            Assis sur le bord d'un chantier
            Avec des gens de mon mestier,
            C'est-à-dire avec une trouppe
            Qui ne jure que par la couppe,
            Je m'escrie, en laschant un rot :
            Beny soit l'excellent Bilot !
             Il nous a donné d'un fromage
            A qui l'on doit bien rendre hommage.
            Ô Dieu ! Quel manger précieux !
            Quel goust rare et délicieux !
            Qu'au prix de luy ma fantaisie
            Incague la saincte ambroisie !
            Ô doux cottignac de Baccus !
            Fromage, que tu vaux d'escus !
            Je veux que ta seule mémoire
             Me provoque à jamais à boire.

            A genoux, enfans debauchez,
            Chers confidents de mes pecherz
            Sus ! qu'à plein gosier on s'escrie :
            Beny soit le terroir de Brie !
            Beny soit son plaisant aspect !
            Qu'on n'en parle qu'avec respect !
            Que ses fertiles pasturages
            Soient à jamais exempts d'orages !
            Que Flore, avec ses beaux atours,
            Exerçant mille amoureux tours                                                      focus-cuisine.com
Résultat de recherche d'images pour "fromage brie de meaux"            Sur une immortelle verdure,
            Malgré la barbare froidure
            Au visage morne et glacé,                                                   
            Y tienne à jamais enlacé
             Entre ses bras plue blancs qu'albastre
             Le gay Printemps, qui l'idolastre !
             Que, comme autrefois Apollon
             Délaisse torche et violon,
             Et s'en vienne dans ces prairies,
             Dans ces grandes plaines fleuries,
             Garder, en guise de vacher,
             Un troupeau qui nous est si cher,
             Et dont la mamelle féconde
             Fournit de laict à tout le monde.
             Mais je veux l'encharger aussi
             Qu'il en plus de soucy,
             S'il faut qu'un jour il s'y remette,
             Qu'il ne fit de celui d'Admette,
             Lors que le patron des mattois
             Portant cinq crocs au lieu de doits
             Qui faisoient le saut de la carpe,
             Joua sur ses boeufs de la harpe,
             Et le laissa sous un ormeau
             Fluster son soul d'un chalumeau,
             Que jadis l'amoureux martyre
             Fit entonner au grand satyre.

Image associée            On dit que, quand il fut duppé
            Il estait si fort occuppé
            Dans une douce rêverie,
            Qu'il  n'en vit point la tromperie
            Chose estrange ! à mon jugement,
            De convaincre d'aveuglement
            Celuy dont la vertu premiere
            Ne consiste qu'en la lumiere !
            Tout beau, Muse, tu vas trop haut,
            Ce n'est pas là ce qu'il nous faut :
            Je veux que ton stile se change
            Pour achever cette louange.

            Encore un coup donc, compagnons,
            Du beau Denys les vrais mignons,
            Sus ! Qu'à plein gosier on s'escrie :
            Beny soit le terroir de Brie !

            Pont-l'Evesque, arrière de nous !
            Auvergne et Milan, cachez-vous !
            C'est luy seulement qui merite
                   Qu'en or sa gloire soit escrite ;                                                                                                       fr.123rf.com
Image associée            Je dis en or avec raison,
            Puis qu'il fera comparaison
            De ce fromage que j'honore
            A ce metal que l'homme adore :
            Il est aussi jaune que luy ;
            Toutefois, ce n'est pas d'ennuy,
            Car si tost que le doigt le presse,
            Il rit et se creve de gresse.
           Ô ! combien sa propriete
           Est necessaire à la santé !
           Et qu'il a de vertus puissantes
           Pour les personnes languissantes :
           Rien n'est de si confortatif ;
           C'est le meilleur preservatif
           Qu'en ce temps malade et funeste
           On puisse avoir contre la peste.

            Mais cependant que je discours,
            Ces goinfres-ci briffent tousjours,
            Et voudroient qu'il me prist envie
            De babiller toute ma vie.
            Hola ! gourmands, attendez-moy !
            Pensez-vous qu'un manger de roy
            Se doive traiter de la sorte ?
            Que vostre appetit vous emporte !
            Chaque morceau vaut un ducat,
            Voire six verre de muscat,
             Et vos dents n'auront point de honte
             D'en avoir fait si peu de conte.                                                                   imagesdubeaudumonde.com
PONT-L'ÉVÊQUE, la ville du fromage fleurie
            Bilot, qui m'en avois muny,
            Hé ! pourquoi n'est-il infiny
            Tout aussi bien en sa matiere
            Qu'il l'estoit en sa forme entière ?
            Pourquoy, tousjours s'apetissant,
            De lune devient-il croissant ?
            Et pourquoy si bas sous la nue,
            S'eclipse-t-il à notre veue ?
            Respons, toy qui fais le devin
            Crois-tu qu'un manger si divin,
            Vienne d'une vache ordinaire ?
            Non, non, c'est chose imaginaire.

            Quant à moy, je croy qu'il soit fait
            De la quintessence du lait
            Qu'on tira d'Yo transformée,
            Qui fut d'un Dieu la bien-aymée.
            Garçons, pour vous en assurer,
            Je ne craindray pas d'en jurer,
            Puisque sans contredit je trouve
            Que sa vieillesse me le prouve.

            Ô doux cotignac de Baccus !
            Fromage, que tu vaux d'escus !
            Je veux que ta seule mémoire
            Me provoque à jamais à boire.
                 


                                                         

                                                                  Marc-Antoine de Saint-Amant 
                                                                                 ( 1594 - 1661 )