mardi 5 juin 2018

Les Cafés de Montmartre in Le Piéton de Paris 2 Léon-Paul Fargue ( Nouvelles France )

Vincent Van Gogh. Terrasse de café le soir (1888)
rivagedeboheme.fr

                                             Les cafés de Montmartre in

                                                Le Piéton de Paris ( 2 )

            Ma vie a été vécue de telle façon que je connais tous les cafés de Montmartre, tous les tabacs, toutes les brasseries. Quarante ans de voyages à pied dans ce pays formé par les frontières du dix-huitième et du neuvième arrondissement, m'ont familiarisé avec les établissements de cette sorte de festival permanent qu'est Montmartre, depuis le caboulot sans chaises où, debout, face à face avec le patron, l'on ne peut choisir qu'entre trois bouteilles, jusqu'à la grande machine modern-style, avec inter-urbain, poissons rouges, cireur et fruits de la mer, depuis le café-restaurant de Nine, cher aux ministres radicaux et marseillais de Paris, depuis les bars en couloir d'autobus de la rue de Douai, jusqu'aux tabacs de la rue de Clichy, dont la clientèle se renouvelle dix et cent fois par jour.
            Cafés crasseux, cafés pour hommes du Milieu, cafés pour hommes sans sexe, pour dames seules, cafés de tôliers, cafés décorés à la munichoise, esclave du ciment armé, de l'agence Havas, tous ces Noyaux, ces Pierrots, ces cafés aux noms anglais, ces bistrots de la rue Lepic, ces halls de la place Clichy, donnent asile aux meilleurs clients du monde. Car le meilleur client de café du monde est encore le Français, qui va au café pour aller au café, pour y organiser des matches de boissons, ou pour y entonner, avec des camarades, des hymnes patriotiques.
            Le soir, Montmartre ne vit que par ses cafés qui entretiennent dans le quartier toute la lumière de la vie. Rangés le long du fleuve-boulevard comme des embarcations, ils sont à peu près tous spécialisés dans une clientèle déterminée. Café des joueurs de saxophone sans emploi, café des tailleurs arméniens, café des coiffeurs espagnols, café pour femmes nues, danseuses, maîtres d'hôtel, bookmakers, titis, le moindre établissement semble avoir été conçu pour servir à boire à des métiers précis ou à des vagabondages qui ne font pas de doute..
            Un soir que j'accompagnais chez lui un vieil ami qui avait fortement bu dans divers bars de la rue Blanche, nous fûmes arrêtés par un " guide " qui, nous prenant pour des étrangers, nous proposa un petit stage dans des endroits " parisiens ", et il insistait sur le mot. Nous lui fîmes comprendre que nous étions plus parisiens que lui ; puis, sur sa prière, nous le suivîmes dans des cafés ou, le service terminé, se réunissent des garçons et des musiciens. Ils sont là dans l'intimité, chez eux, car ils veulent aller au café aussi, comme des clients. On nous servit " ce qu'il y a de meilleur ". Au petit jour, mon compagnon, complètement ivre, me disait, tandis que nous longions des rues toujours éclairées :                                                                                                         pinterest.com
Image associée            " - Montmartre est une lanterne aux milles facettes. "
            Pour ceux qui se couchent à minuit, dédaigneux du cabaret qu'on abandonne aux " vicieux " ou aux étrangers, le chef-d'oeuvre de cette illumination, c'est le Wepler qui, pendant des années, est resté surmonté d'un mur de planches couvert d'affiches et semblant vivre sous un tunnel.
            J'aime cette grande boîte à musique, importante comme un paquebot. Le Wepler de la place Clichy est rempli de merveilles, comme le Concours Lépine. Il y a d'abord à boire et à manger. Et des salles partout, ouvertes, fermées, dissimulées. La voilure amenée, ces salles sont habillées en un rien de temps. Les femmes se distribuent suivant leurs îlots, leurs sympathies, contre le décor et les boiseries 1900. Au milieu, composé de prix du Conservatoire, l'orchestre joue son répertoire sentimental, ses sélections sur Samson et Dalila, la Veuve joyeuse ou la Fornarina, avec de grands solos qui font oublier aux dames du quartier leur ménage et leurs chaussettes.
            Cette musique, entrecoupée de courants d'air et de chutes de fourchettes, se déverse en torrents bienfaisants sur la clientèle spéciale qui rêvasse dans les salles : rentiers cossus, vieux garçons sur lesquels la grue tente son prestige, boursiers du second rayon, fonctionnaires coloniaux, groupes d'habitués qui se réunissent pour ne rien dire, solitaires, voyageurs de commerce de bonne maison, quelques journalistes et quelques peintres, qui ont à dîner ou qui ont dîné dans le quartier.
            Les virtuosités de l'orchestre filent le long des môles, traversés par les chocs des billes de billard. Célèbres, les salles de billard du Wepler sont immenses, composées et distribuées comme les carrés de gazon d'un jardin. Les hommes du Milieu qui hantent le Wepler ont des postes un peu partout dans ce paysage de verreries. Mais ils se réunissent de préférence au billard, à cause du spectacle... Il en est d'une classe et d'une distinction spéciales...........types confortables, gras et muets, aux joues mates, aux cheveux bien lustrés, aux paupières lourdes de sens.
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Résultat de recherche d'images pour "poulbot et gavroche"            " Les amants des prostituées sont heureux, dispos et repus... " Baudelaire dixit.
            La grande salle de billard du Wepler a quelque chose d'une Bourse. Des consommateurs se serrent la main sans se connaître, mais il y a des années qu'ils viennent là avec leurs dames, comme pour accomplir une besogne précise et nocturne. Ce sont des confrères, comme les coulissiers ou les mandataires. Leur place entre dix heures et minuit est place Clichy, et les verres absorbés finissent par devenir d'autres articles de bureau. Aventuriers qui ne quittent jamais Paris, commis aux cravates bien alignées, aux épaulettes américaines, bureaucrates qui citent parfois du latin devant de vieux camarades de collège, professeurs de l'Enseignement Secondaire qu'aucun art n'a tentés, neurasthéniques qui n'ont que cette heure pour oublier la vie, l'absence d'épouse et le manque de charme... Le Wepler est doux à toutes ces âmes ; il les abrite, il les couve, il les choie...
            Du temps que Jules Lemaîtrre écrivait des préfaces charmantes pour les contes du Chat Noir, Montmartre fut la patrie des cafés dits célèbres, réservés à certains initiés, ou se réunissaient des artistes, poètes et peintres, qui échangeaient des idées et contribuaient à entretenir ce qu'on a appelé l'esprit parisien. On travaillait, on rimait, on composait au café. Des albums paraissaient, qui reproduisaient la peinture de premier choix dont s'ornaient les cabarets. Aujourd'hui, cette peinture a pris le chemin des collections particulières, et les mots d'esprit viennent surtout de la Société des Nations...
            Il reste encore de la peinture........ Mais quelle peinture ! Elle est pourtant à l'image de notre époque, romanpolicière et cinématographique............ Le dernier café littéraire et artistique qui survécut à la révision des valeurs après la guerre fut le Franco-Italien, où Béraud, chaque soir, cueillait des grappes d'approbation dans des groupes de journalistes, qui avaient alors tout juste de quoi s'offrir un plat de spaghetti.
            Mais le vrai café de Montmartre a changé. Il est parfois aussi accueillant qu'autrefois, et l'atmosphère qui s'y respire est toujours celle d'une vie de bohème. Mais le décor en a subi de profondes transformations. Le café de Montmartre, avec ses grues-loteries à jumelles et à couteaux suisses, ses dixièmes de la Loterie Nationale, ses caramels, ses brioches, ses petits jeux, son billard russe, ses briquets, tient à la fois du garage et du bazar. On y achète autant qu'on y boit, et Boubouroche ne s'y trouverait plus à l'aise.
            J'ai demandé un soir à un vieux joueur de manille, à la fois grand liseur de journaux, d'indicateurs, stratège, politicien et cocu, pourquoi il passait maintenant ses journées dans certains buffets de gares au lieu de choisir, comme faisaient ses ancêtres, un café de tout repos, où des ménagères hirsutes et baveuses venaient chercher leurs maris, comme cela se voyait dans les nouvelles de Courteline.                                                                                                      toutpourlamusique.centerblog.net    
Image associée            D'abord, les dames vont au café aussi, soit qu'elles aient pris goût à l'alcool, soit qu'elles veuillent entendre de la musique, jouer aux courses, ou prendre part à des discussions féministes. Elles ont troublé l'atmosphère purement masculine des cafés d'autrefois......... Enfin, ce sont les patrons qui, manquant de tradition, ont innové dans leurs établissements des boissons modernes, américaines, mélangées, dont la saveur ou les noms ont vivement heurté le traditionalisme des vieux clients.
            Le Montmartrois moderne, qui a eu tant d'illustrateurs, n'a pas encore trouvé son vrai peintre. Je pense à Chas Laborde, à Dignimont, à Utrillo. Tous en sont encore restés à l'après-guerre immédiate. A ce moment, le café semblait encore réservé, du moins à Montmartre, à une élite de la population artistique et boulevardière. Aujourd'hui, ce sont les représentants de toutes les fractions du peuple français qui ont pris possession du zinc, du velours ou du cuir, à commencer par les propriétaires des petites Renault, achetées d'occasion, qui en ont eu assez un beau jour d'être comme tenus à l'écart des réjouissances. Un vrai café montmartrois, je n'en nommerai aucun, vit en 1938 sous le double " signe " du grouillement et du banal. On y voit une famille de charcutiers fort bien mis et dont les fils sont des bacheliers, un garagiste en compagnie de sa maîtresse, serpentée de renard argenté, un légionnaire en permission, un chansonnier politique en herbe, des champions de vélo, des envoyés spéciaux de grands journaux qui vivotent dans le quartier entre deux enquêteurs, quelques juifs sarrois, un agrégé, un pion, un clown, un boxeur, une lingère, un futur auteur dramatique, et quelques poules de théâtre usées et qui s'assomment à ressembler à des bourgeoises. Qui se lèvera pour détailler une chanson triste, ou quelques couplets qui feront de leur auteur, plus tard, un académicien distingué ? Personne. Celui qui se lèverait ne serait pas pris au sérieux.
            Plus loin, le vrai quartier des artistes, avec ses cafés pittoresques, bourrés de Petite Histoire, ce bloc formé par les rues Saint-Vincent, Saint-Rustique ou des Saules, l'ancien village, la rue Lamarck et les Moulins, a été " modernisé " à son tour par la percée de l'avenue Junot. Daragnès, un des princes de cette nouvelle voie, sent très bien que les brasseries montmartroises ont fait leur temps, qu'une autre guerre a passé par là, celle du ciment, du jazz, du haut-parleur et quand il va au café, c'est à l'autre bout de Paris, sur la rive Gauche éternelle, chez Lipp ou aux Deux Magots, qu'il va chercher des vitamines.
            Les cafés de Montmartre sont morts.                                      pinterest.fr
Image associée            Ils ont été remplacés par des débits, des bars ou des grills. Je connais pourtant un petit bistrot, un Bois et Charbon, où le bonheur et le pittoresque se conçoivent encore. Les propriétaires du fonds, Auvergnats de père en fils, ont connu des gens célèbres, jadis, et conservent à l'égard du client une bonhomie qui n'est plus admise ailleurs, chez les émancipés de la ville moderne. Des jambons de province y pendent qui ne sont pas des jambons d'hostellerie. Quelques prostituées s'y réfugient, après avoir abandonné sur le seuil de la porte leurs préoccupations professionnelles. On y reçoit encore des rapins à gibus qui croient encore à la gratuité de l'art et à la misère des peintres ; des affranchis dont la bassesse est maniérée comme celle des gaillards de Steinlen ou de Charles-Louis Philippe.
            Enfin, détail exquis, le patron avait préparé, vers 1925, une pancarte qu'il n'ose plus exhiber, une pancarte qui dit bien que la douceur de vivre s'est évaporée comme une rosée, un charmant avis, qu'il se proposait de placer dans sa devanture, entre un pot de géraniums et un jeu de dames, un texte que, seule, la dignité montmartroise autorisait :
            " Le patron joue aux cartes... "
            Aujourd'hui il est bien obligé d'attendre le règlement des conflits avant de se risquer à provoquer des passants moroses, anxieux et avares.



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    resmusica.com                                                                          Le Boeuf sur le Toit
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            Si j'avais à écrire une histoire de France d'après-guerre, je ferais une place à part au " Boeuf sur le Toit ", sorte d'académie du snobisme qui donne en outre la clef d'une foule de liaisons, de contrats et de mouvements, tant littéraires que politiques ou sexuels.
            Le " Boeuf sur le Toit " date de 1920. Moyses, très éprouvé par la guerre, gagnant péniblement sa vie dans les Ardennes, plaçant à droite et à gauche de l'article de Paris, du ruban, du bijou, monté sur sa bicyclette à boîte, arriva à toute vitesse à Paris dans la hâte de trouver une affaire. En rôdant, il dénicha rue Duphot, à deux pas de Prunier, un tout petit bar-lavabo, qui s'appelait " Gaïa ", Gaïa, qui vendait fort mal son porto. Moyses dévissa son stylographe et fit presque aussitôt la connaissance d'un groupe d'artistes : Arthur Rubinstein, Picasso, Germaine Taillefer, Cocteau, dix autres, qui s'emballèrent instantanément sur lui.
            Moyses était ce qu'il est resté, grand, costaud, coloré, charnu, cordial, l'amitié grande ouverte, la poignée de main bonne. Il s'agitait, il bafouillait en riant, il était partout à la fois, toujours amical et malin, l'air serviable, au courant, plein de tact, ne manquant pas de l'usage du monde. Le bar était-il plein comme un oeuf, il s'arrangeait pour que l'habitué, l'ami ou l'inconnu qui arrivait tard, trouvât toujours une table, un coin, un renfoncement. En cinq coups de cuiller à pot, Gaïa fut à la mode.
            L'endroit faisait jeune. La gaieté y fusait de toutes parts, juteuse, nouvelle, centripète, et Paris de rappliquer.
            Un Tout-Paris qui ne dédaignait pas de mettre la main à la pâte. Tour à tour, un peintre, un poète allaient prendre possession du jazz. Les femmes qui lançaient les modes d'alors dansaient comme chez elles, le maquillage franc, le corps secrètement disponible. Ah ! si j'osais m'étendre sur quelques bonnes fortunes de ce bon temps ! Mais déjà les carreaux de la boîte volaient en éclats en même temps que sa renommée s'infiltrait dans les coins les plus barricadés de la capitale. La Compagnie des Six venait de se créer sous le patronage d'Erik Satie, vrai maître, inventeur d'une musique " maisonnière ". Les Six furent Auric, Poulenc, Honneger, Germaine Taillefer, Durey et Darius Milhaud. Groupe délicieux, dans le sillage duquel évoluait une sorte de collégien de génie, when they are so clever, they never live long, Raymond Radiguet. Au-dessus de ce bouillonnement de trouvailles, de sonates, de sauces anglaises et d'adultères rapides, s'élevait le petit soleil de la gloire d'Apollinaire.
            Un jour, pourtant, il fallut déménager. Moyses, qui est resté grand sourcier, découvre un beau jour, rue Boissy-d'Anglas, de part et d'autre d'une porte cochère où se tenait provisoirement un campement de... jeunes, une boutique louche à l'enseigne de Paris la Nuit. On commença par la vider comme un mulet, par l'asperger, avant d'y accueillir les gens du monde en état de prurit artistique. Le vrai " Boeuf "était né. Le vrai " Boeuf " fut celui de la rue Boissy-d'Anglas. On y était un peu plus au large, un peu moins serré qu'à Gaïa et l'on y poussait de petits cris en y apercevant ces nouveautés dans le décor qui foisonnent aujourd'hui à Saint-Jean-Pied-de-Port ou à Mareuil-sur-le-Lay : lampes-appliques et abat-jour en parchemin. Dans le domaine spirituel, l'école Dada succédait au groupe des Six, et les belles snobs aux cuisses si douces chantaient :
                                                    Buvez du lait d'oiseau,
  neufhistoire.fr                                    Mangez du veau !
Image associée            Le " Boeuf " de la rue Boissy-d'Anglas était constitué par deux boutiques, un restaurant et un dancing, sortes de vases communicants entre lesquels, par la cour obscure, on faisait la navette en s'embrassant ou en se tapant, au sens le plus financier du terme. Le Tout-Paris qui ne peut tenir en place, qui s'ennuie, qui change dix fois de crèmerie dans la soirée pour fuir quelque chose qu'il ne fuira jamais, faisait régulièrement irruption au " Boeuf " et n'en bougeai plus. On voyait là le Bottin Mondain, le Sport, l'Annuaire des Artistes, la Banque, le Chantage qui se faisaient risette. Une belle salle de répétition générale à chaque coup. Marcel Proust s'y risquait souvent, amusé et gentil.
            Un soir que je bavardais avec Raymonde Linossier, l'avocate, j'aperçus Proust dans une forme excellente. Je ne sais plus si je voulais lui adresser la parole ou faire un pas vers lui, mais à ce moment ma compagne fut brusquement prise à partie par un vague gigolo du bar, nommé Delgado, qui la traita d'institutrice et l'accusa sans raison de porter des bottines à élastiques. Je me précipitai sur le bonhomme auquel Proust, très gentilhomme, fit immédiatement remettre sa carte. Mais le Delgado se dégonfla piteusement et disparut. Le Lendemain, nous apprenions qu'il avait succombé dans la nuit même à un ulcère à l'estomac.
            Le jazz du " Boeuf ", qui fut un des tout premiers de Paris, attirait rue Boissy-d'Anglas les clients les plus divers.......... Henry Torrès celle de Cocteau, Beucler y apprit qu'on lui avait décerné à Hollywood un premier de scénarios, Joseph Kessel y réglait des additions formidables.................                   Or, toutes les boîtes du quartier, à commencer par Maxim's, et des jaloux de la concurrence,n'allaient pas tarder à porter plainte contre le "Boeuf " sous le prétexte que Moyses n'avait pas la permission de la nuit. Le commissaire divisionnaire, Peyrot des Gachons, homme d'esprit, Berrichon notoire et protégé du président Forichon, fit bientôt une première apparition officielle............ le commissaire revint tous les soirs. Justement, c'était l'époque où le " Boeuf " n'ignorait pas seulement ce que c'était que l'heure réglementaire, mais le petit jour, la mesure, le silence. Un jour............. ce fut pour voir Jef Kessel enfoncer d'un coup de poing, jusqu'à la pomme d'Adam, le haut-de-forme d'un mondain insolent. Celui-ci soudain masqué par une cheminée de locomotive, battait des nageoires au beau milieu du dancing et se faisait guider par sa femme comme un aveugle. Un autre jour, c'était le groupe Picabia qui exposait cer Oeil Cacodylate que la clientèle, un peu estomaquée quand même, admirait sans réserves, soutenue par un bataillon d'esthètes anglais, de sculpteurs monténégrins et de marchands de cocaïne prudents. Ceci est à noter. Le " Boeuf " fut toujours irréprochable : trafiquants de drogue ou de perles, laveurs de chèques eurent généralement le bon goût de garder leur marchandise dans leurs poches.
            Les difficultés avec la police ne cessèrent que sur l'intervention de M. Bader, des Galeries Lafayette, et Moyses obtint enfin l'autorisation de la nuit. Mais la maison bourgeoise dans laquelle s'incrustait le bar ne se tint pas pour battue. Après avoir compté sur l'extérieur pour la délivrer, elle se rabattit sur l'intérieur. Cela fit songer aux dernières cartouches de Bazeilles. La veuve d'un notaire fameux groupa les locataires de l'immeuble en un faisceau, se plaignit, au nom d'une association, de ne pas avoir fermé l'oeil depuis des années, et arracha à l'Administration l'expulsion de Moyses. 
           Une crise allait commencer.
           Le " Boeuf " s'installa dans la même rue, en face de ses propres souvenirs, dans une boîte qui portait la guigne, et ne put s'y tenir.
            C'est alors que l'on prit le chemin de la rue de Penthièvre, avec le grand Chobillon, ancien saint-cyrien, comme gérant.                                                                                                                                                                                                                                dadaparis.blogspot.com
            Le " Boeuf " de la rue de Penthièvre était encore le " Boeuf ". Mais déjà se mêlait aux habitués du type mondain-artiste une clientèle nouvelle composée de gigolos encore au lycée et d'employés de commerce qui eurent le front d'organiser des banquets corporatifs dans le sous-sol. Bien-sûr, on y vit Damia, et d'autres, à ces fêtes, mais un banquet est un banquet, et le groupe initial ne faisait plus que de courtes apparitions dans le quartier. Il avait horreur de ces jeunes filles à coktails qui conduisent ventre à terre dans Paris, et de ces administrateurs,habitués, depuis qu'il y a des bars à jeter leurs mégots dans les soucoupes des autres.
            De la rue dePenthièvre aussi il fallut partir un jour, Moyses, dont la soeur venait de se marier avec Henrion, qui prenait le " Grand Ecart ", se mit à la recherche d'un endroit nouveau et s'arrêta à l'avenue Pierre-Ier-de-Serbie, où fréquentent, me dit-on, des snobs en rupture de smoking, toujours un peu en extase devant les métèques du cinéma qui hantent les hôtels voisins et se hasardent parfois à venir prendre un verre au " Boeuf ", avec le sentiment de s'encanailler et de frôler le vice parisien, et dont Moyses saura bien s'absterger.
            Quant à ceux de la bande Boissy-d'Anglas, ils ont des enfants, des dettes, des postes. J'en rencontre parfois au coin d'une rue ou dans le salon de quelque vieille dame. C'est à peine si nous échangeons une poignée de souvenirs...



                                                                          à suivre...............


                                                     Cafés des Champs-Elysées 












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lundi 4 juin 2018

Le Piéton de Paris Feu Montmartre Léon-Paul Fargue extraits ( Nouvelles France )

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                                                    Le Piéton de Paris

                                                          Par ailleurs

            Souvent, je vois entrer dans ma chambre, encore éventée de ces lueurs spectrales et de ces grappes de tonnerres qu'échevèlent dans Paris les camions des Halles, je vois entrer, et pas plus tard qu'hier, quelque camarade ou quelque collègue, journaliste ou poète, qui me demande, qui me somme parfois de lui donner quelques lumières sur ma façon de travailler. Singulière question. Du moins, pour moi. Pour cet homme encore errant parmi les draps et les songes, étayé de fantômes, jouant à saute-mouton avec des vies antérieures, que je suis au matin. Ma méthode de travail ? Quelle serait-elle ? Et d'abord, en aurais-je une ? Serais-je l'esclave de quelque discipline régulière ? Serait-il vrai que je retrouve, pour sortir de la forêt, toujours le même sentier, que mes pas se posent sur les mêmes feuilles ?                                                                                 p.giroud.free.fr
Image associée            La question me redescend vers le rêve. Je comprends qu'elle contienne, pour " certains, certaines " doses d'intérêt. Ne sommes-nous pas.......... gens d'encre, semblables aux prestidigitateurs dont on aimerait de savoir comment ils s'y prennent pour faire sortir des truites de leur canotier ?
            - Voyons, Monsieur, me disait un jour une belle femme avide de s'instruire. Nous voici ensemble devant ce canal Saint-Martin pour lequel vous professez une passion maladive. Nous nous penchons ensemble sur cette eau immobile et sombre. Aucune voix ne monte pour moi de ce spectacle qui vous dit tant de choses. Demain, cependant, je lirai sous votre signature, dans quelque revue, des observations qui me frapperont par leur justesse ou leur poésie. Comment faites-vous ? 
            .......................... Il y a dans l'Art et dans le Sport, des questions de chambre noire et d'alembic qui passionnent les foules. Et je me mets à leur place. Quand j'étais jeune, je rêvais des minutes entières sur une image............... Il y avait là pour moi une série de mystères admirables, d'enchaînements et de lois où je voyais souvent quelque clef du monde.
            Mais que répondre aujourd'hui au collègue.............. Je ne sais. Ou plutôt je sais que je n'ai pas de méthode. Ce n'est pas qu'une force obscure et malicieuse me rende somnambule tout à coup et m'oblige à poser les deux coudes sur la table. Je ne tiens guère à l'inspiration.                 
            Qu'on veuille bien m'excuser de risquer ici quelques semble-paradoxes auxquels je tiens comme à la racine de mes yeux. Je ne me fie pas trop à l'inspiration. Je ne me vois pas tâtonnant parmi les armoires et les chauves-souris de ma chambre , à la recherche de cette vapeur tiède qui, paraît-il, fait soudain sourdre en vous des sources cachées d'où jaillit le vin nouveau. L'inspiration, dans le royaume obscur de la pensée, c'est peut-être quelque choses comme un jour de grand marché dans le canton. Il y a réjouissance en quelque endroit de la matière grise......... on entend galoper les lourdes carnes des idées ; les archers et les hussards de l'imagination chargent le papier net. Et voici que ce papier se couvrirait, comme par opération magique, et comme si, à de certaines heures, nous sentions, sur cette plage qui va d'une tempe à l'autre, le crépitement 
d'une mitrailleuse à écrire ?........                                                             pinterest.fr 
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            J'aime, moi, une certaine plastique des états de l'âme. Ne me confondez pas, s'il vous plaît, avec les Parnassiens, que, d'ailleurs, j'admire, ayant un faible pour les orfèvres contre les quincailliers. Les Parnassiens étaient hallucinés par le bas-relief. Moi, je me suis laissé appeler par les géographies secrètes......... les ombres, les chagrins, les prémonitions, les pas étouffés, les douleurs qui guettent sous les portes, les odeurs attentives et qui attendent, sur une patte, le passage des fantômes......... et des cendres de mémoire..................
            L'écrivain ne m'excite que s'il me décèle un principe physique......... que s'il me montre le sentiment " du concret individuel ". S'il ne donne pas à son ouvrage un caractère d'objet, d'objet rare, il ne m'intéresse qu'à la cantonnade....................
            Si j'avais quelque jeune disciple à former, je me contenterais probablement de lui murmurer ces seuls mots : 
            "  Sensible... s'acharner à être sensible, infiniment sensible, infiniment réceptif. Toujours en état d'osmose. Arriver à n'avoir plus besoin de regarder pour voir............. Il s'agit de devenir silencieux pour que le silence nous livre ses méthodes, douleur pour que les douleurs se glissent jusqu'à nous, attente pour que l'attente fasse enfin jouer ses ressorts. Ecrire c'est savoir dérober des secrets qu'il faut encore savoir transformer en diamants. "............


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                                                              Feu Montmartre
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            J'ai trouvé, me disait récemment un Anglais, pourquoi les Parisiens ne voyageaient pas : ils avaient Montmartre....... Patrie des Patries nocturnes. Un grand romancier disait un jour que les quatre forteresses du monde occidental étaient le Vatican, le Parlement Anglais, Le Grand Etat-Major
Allemand, l'Académie Française. Il oubliait Montmartre.......... bénéficiera certainement d'un renouveau de poésie quand le monde aura changé, comme on dit aujourd'hui. On écrira des vers et on fera de la peinture dès qu'on parlera moins de politique............
            La terre à chansonniers et à caricaturistes devient stérile......... Cela serre le coeur des vieux Parisiens.......... Pour un vieux Parisien, espèce très rare et qui tend à disparaître ( j'en ai connu un, et célèbre, qui prétendait que french-cancan était un mot français ), pour un vieux Parisien, Montmartre, le vrai, était celui des cabarets et des poètes, à commencer par le Lapin à Gill, on écrira Agile que plus tard....... on parle aujourd'hui de communisme, de stratosphère et de radiophonie dans les taximètres................. Le Sacré-Coeur se dresse entre le Moulin de la Galette et le Moulin Rouge..............
            Le Moulin de la Galette où, il n'y a pas si longtemps, on débitait encore de la galette, et le Moulin Rouge avant leur colonisation......... par des peintres sans talent, ni palette ni chevalet, des politiciens sans parti et des voyous sans occasions, ont été réellement habités par des artistes, au premier rang desquels il faut mettre Lautrec, et Maurice Utrillo, un des imagiers les plus vrais de Montmartrre, le peintre d'histoire de cette Butte............ Il y a un Montmartre qui ne cédera qu'à la demande de la dynamite : la Place du Tertre et son Coucou................les restaurants et les terrasses de ce paysage à la fois artistique, alpin......... où tous les Européens célèbres sans exception ont au moins pris un verre. Léon Daudet a bien raison d'écrire que Montmartre est un Paris dans Paris dont Clémenceau fut le maire. Un jour que je cheminais rue Lamarck, d'où l'on aperçoit tout le puzzle de la capitale, avec un ami du Tigre qui avait fait le coup de feu pendant la Commune, nous fûmes abordés par un grand personnage de la République qui se trouvait à Montmartre en voyage officiel.
            - Voyage officiel ? demanda l'ami de Clémenceau. Vous venez inaugurer une statue, créer une Loge ou décorer un peintre mort ?                                                                             hoocher.com
Aristede Bruand at His Cabaret: 1893            - Pas du tout, je viens faire une démarche auprès d'un indigène qui ne se dérange pas. Montmartre a des parties communes avec l'Olympe, et c'est ici que je me suis créé mes plus belles relations : Zola, Donnay, Capus, Picasso, Utrillo, Max Jacob et même Vaillant...
            Et le haut personnage nous entraîna sur la Butte chez Steinlen, qui vivait avec presque autant de chats que Léautaud. Steinlen était venu à Paris avec une lettre de recommandation pour un peintre inconnu dont on savait seulement qu'il vivait à Montmartre......... déniché dans l'ombre du Moulin de la Galette. Séduit par le décor, grisé par le charme de la population, par la couleur de la Montagne sacrée, Steinlen n'en voulut plus jamais " redescendre ". A quelque temps de là, bien avant la création de la Commune libre de la Butte, de la Vache enragée et autres corps constitués du dix-huitième arrondissement, Steinlen fut sacré citoyen de Montmartre. Il couchait jadis au Chat Noir avec Bruant et Jules Jouy, car le Chat Noir était connu à cette époque comme asile de nuit autant que comme cabaret.                                                                                                           
            Aujourd'hui Capitale des boîtes de nuit, Montmartre a été longtemps la plus charmante colonie de cafés que l'on puisse imaginer..............
Image associée            Un ministre peut-il habiter rue Lepic ? Un consulat accepterait-il de s'installer rue Damrémont ? C'est douteux..................
            L'influence de l'histoire et des légendes montmartroises est si forte, si lente à disparaître, que les commerçants eux-mêmes de ce quartier privilégié ont un parler, une âme différente, un regard délicieusement mystérieux et supérieur qui les distinguent de leurs collègues de la Place de l'Opéra ou du Rond-Point des Champs-Elysées. Je ne sais plus quel est le dessinateur qui me disait, un jour de lyrisme, alors que nous achevions sur un banc de la place du Tertre une nuit de printemps :
            - Ce quartier-là n'est pas seulement la fleur à la boutonnière de Paris, mais l'honneur de l'humanité !

interieur-jour.fr

                                                          à suivre.................

                                                    Les Cafés de Montmartre
                                                                              
                                                                                          L. P. Fargue




            

jeudi 31 mai 2018

Parle-moi d'amour Aline et Robert Crumb ( BD EtatsUnis )

                      
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                                          Parle-moi d'amour    


          Bande dessinée déjantée écrite et dessinée à quatre mains par un couple libre dans ses expressions, ses attitudes, ses rages. Près de quarante ans de vie commune commencée en Californie où ils se rencontrent pour bientôt s'installer dans le sud de la France. 250 pages pour découvrir les désirs, les névroses et fantasmes d'Aline Kominsky et de Robert Crumb ( qui sont aussi les nôtres ). Rares sont les dessinatrices de BD et sans doute le seul couple. Ils racontent la vie quotidienne, leur vie sexuelle très imagée, le besoin forcené d'Aline de musculation, son fessier abondant et ferme réjouit beaucoup son époux, lunaire tranquille obsédé sexuel. Leur étonnement est grand devant des femmes françaises si maigres alors que la nourriture du côté de Nîmes et ailleurs est si délicieuse. Les vieux des villages provençaux assis sur des bancs, les files d'attente au bureau de poste villageois. Abondamment raconté et dessiné ce couple très attachant donne vie à une petite fille Soph. Que dira-t-elle lorsqu'elle découvrira la vie intime de ses parents ainsi exposée.  Traits caricaturaux, planches parues dans le New Yorker, l'histoire relève les caractères compliqués d'Aline Kominsky juive newyorkaise et la sombre nature de Robert Crumb, chef du groupe des dessinateurs underground grand amateur de musique des années 20, il possède environ  5 000 disques et surtout des 78 tours, il joue du ukulele, et en France l'accordéon, amateur de musette. Auteur de Fritz the cat, il renie le dessin animé réalisé sans son accord. Ce gros album réjouissant qui réunit les comics parus au fil des ans est fascinant, drôle. Une thérapie pour public très averti.

mardi 29 mai 2018

Le Chant du départ Michel Audiard ( Roman France )

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                                                        Le Chant du Départ

            A Paris, face au magnifique Lion de Belfort de Bertholdi, se retrouvent Adrienne, Michel Audiard, Vera Varlope et d'autres au Grand Vizir, café accueillant et bienveillant. Il y a Kim, l'ancien boxeur, celui qui revoit pour la douzième fois Autant en emporte le vent qu'il aime énormément, mais sa mémoire défaillante lui permet une redécouverte au petit cinéma tout proche, alors qu'Adrienne a des habitudes à l'hôtel Moderna entre ses commissions et son arrêt apéro où elle rejoint son compagnon. Audiard scénariste des inoubliables répliques des, entre autres Tontons Flingueurs, disparu à 65 ans en 1985, écrit "...... si nous n'appréhendions pas d'être engloutis, demain peut-être....... j'écrirais mes souvenirs. Pas les vrais bien sûr... Les souvenirs sunlight... le ciné-bastringue..........." Alors les larmes des uns, les amours dépassés, arrive un moment où, bien qu'ils se connaissent tous très intimement, une blessure appuie plus fort, telle pour Adrienne l'étrange comportement de son  boxeur affublé de son porte-jarretelles...  Véra Varlope, aux seins prodigieux, la console. Au milieu de cette parodie d'un milieu mi-bourgeois mi- populaire, Audiard raconte quelques moments de cinéma, le vrai. Ainsi l'étrange rencontre entre Jean-Paul Belmondo et Patrick Modiano. Fascinés par Mesrine, longuement raconté jusqu'à sa chute commentée. Belmondo avait acquis les droits des souvenirs, " l'Instinct de mort ", de l'aventurier et eut l'étonnante idée de demander l'adaptation du livre pour le cinéma à Patrick Modiano ce qui " ....... embrumerait deux cerveaux réputés agiles : celui de Patrick Modiano et le mien ". Passant du présent au passé, l'auteur traverse les années 40, et l'on imagine un peu ce qui est caché. " Pour ma part ? L'Hôtel du Parc...... un vieillard qui se promenait là-dedans........... " Personnalité croquée " Hâve, les joues mangées par les yeux, un peu boscotte, mais des mains sublimes, la petite dame à la fois déchiquetante demeure collée au tragique du temps. Quant à Edith ( qu'on appelait encore la môme Piaf........... Et cette voix, bon Dieu !...... c'était beaucoup plus qu'une voix, plutôt quelque chose comme une plainte née dans les rues d'avant, et qui retombait dans les rues d'alors............. " Puis, aux deux tiers des souvenirs, le réel. L'amitié qui a lié Jean Gabin, qu'il nomme Moncorgé jamais par son prénom Alexis, son vrai nom. Ils affectionnent, comme d'autres, le buffet de la Gare de Lyon. "...... Assis là, attablé devant des moules farcies - T'es sûr qu'elles sont fraîches ? demandait-il chaque fois avant de passer commande ....... " Gabin-Moncorgé toujours inquiet, le passé, l'avenir, interrogé sur son salaire "..... Si on touche autant, c'est parce qu'on fait un métier saisonnier......... ", propriétaire terrien, père de famille en vacances, ".....Les profils d'Alexis Moncorgé sont, en ma mémoire, aussi variés que les pommes de Cézanne....... " Audiard ne raconte pas les films et les livres qu'il a écrits, mais dans ce livre posthume, des souvenirs en vrac. Il y a ceux des années 65/66. A cette époque-là, ne grelottant pas encore sous les chagrins et passant volontiers de l'anorak au bermuda, je participais volontiers au carnaval des saisons. Aujourd'hui, j'enfile les mêmes frusques......... " Parmi les pittoresques personnages n'oublions pas les deux mademoiselle Agnès, l'une du faubourg et la roublarde soeur installée  rue de la Paix. Difficile d'échapper au scénariste Audiard, films devenus cultes, et à ses fantaisistes souvenirs.



dimanche 27 mai 2018

Mémoires d'un estomac écrits par lui-même 6 fin extraits Sydney Whiting ( Roman Angleterre )

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                                                         Mémoires d'un estomac
                                                                          écrits par lui-même
                                          pour le bénéfice de tous ceux qui mangent et qui lisent

            Il y avait un autre inconvénient dont je souffrais : c'est la disparité des goûts entre notre jeune épouse et moi. Elle, pauvre, délicat estomac, était incapable de jouir des plats plus sérieux d'un solide ordinaire, de sorte qu'on me persuadait, par des caresses, d'ingurgiter des friandises et d'insipides potages que j'abhorrais. Mais enfin cela n'arrivait qu'à l'occasion et, je trouvais la vie matrimoniale favorable à ma santé et à mon confort.
            Sur ces entrefaites notre beau-père était devenu un grand personnage de la cité. Il était déjà membre de la corporation et, avec le temps, il avait la chance probable d'atteindre le sommet de son ambition, le trône civique, c'est-à-dire la dignité de Lord-Maire. Entre lui et mon entière personne, l'homme vivant et pensant dans l'intérieur de qui j'étais claquemuré, il n'y avait jamais eu cette cordialité parfaite qui doit exister entre parents et alliés. Les goûts de mon maître tournés vers les arts et la littérature répugnaient instinctivement à l'esprit du père de sa femme. Tous ces beaux sentiments qui s'épanchent sur le papier et trouvent leur refuge dans les livres ne s'accorderont jamais avec la profession dont la poursuite de l'argent est le but, et qui mettent en jeu des facultés toutes différentes. Cela est très naturel......... Le dédain que M. Ledger ( registre ) manifeste pour ce pauvre M. Bookworm ( bibliothèque ) prend parfois une forme proche du ridicule. Ces antipathies entre le père et le mari de la jeune femme n'avaient pas assez d'intensité pour détruire l'aménité des rapports de famille, et nos bombances civiques furent très nombreuses.
            Ma conviction est que si je n'avais jamais passé les limites de Temple-Bar je serais maintenant de dix ans plus jeune, mais, pour le présent, ma constitution est minée et menace, non d'explosion, mais d'effondrement..........J'étais un véritable dromadaire pour le poids que je pouvais porter et, bien que je pensasse souvent qu'Aquare la dernière bouchée me ferait crever d'une manière ou d'une autre, tout cela se trouvait logé, par le tassement, comme des voyageurs serrés dans un omnibus. Je ne veux pas dire que je ne grommelais jamais car j'avais un grognement pour chaque paquet que je trouvais trop lourd. Tout ce que je gagnais c'était un coup d'aiguillon sous forme d'un verre d'arak, stimulant comme un coup de fouet. Après je ne manquais jamais de bouder ..........
            Maintenant que j'ai vieilli et blanchi au service je ne puis que déplorer la folie de mon maître obstiné à éperonner ainsi une monture de bonne volonté par constantes applications d'alcool. Celles-ci contribuaient bien plus à me détraquer que la surcharge d'aliments et elles affectaient en M. Head de manière à me faire croire qu'il ne jouissait plus de sa raison.                    
Résultat de recherche d'images pour "caricaturistes 19è siècle anglais"            Permettez-moi de vous le dire, quand il se trouve un fou au dernier étage de la maison il ne fait pas beau jeu pour les autres logeurs. La familiarité engendre le mépris............
            D'abord des petites doses de liqueur stimulèrent et accrurent mon énergie, jusqu'à ce que j'en vinsse à m'accoutumer à leurs effets incendiaires. Alors on me les envoya plus fortes et plus fréquentes.
            Au bout d'un certain temps je refusai net de travailler sans le coup de fouet spiritueux, et le mal prit de telles proportions que mon maître était devenu un fieffé ivrogne. Il fut préservé de ce malheur par un médecin hydromatique, mais il faillit mourir par ce retour aux lois de l'hygiène.
          Aquarius n'y allait pas de main morte, et au lieu de m'amener doucement à son régime débilitant, il retrancha tout d'un coup ma ration d'eau-de-vie. Par réaction je tombai donc dans une inertie absolue, et j'imagine ce que mon entourage eut à en souffrir. Puis un traitement plus prudent me rendit lentement un peu de mes forces. Mais au moindre dérangement je soupirais derechef après la rasade alcoolique et menaçais une rechute.
            Cependant le temps s'écoulait et M. Hosier, le bonnetier, devenu un honorable Lord-Maire....... alla rejoindre ses aïeux. Il laissa à sa fille, la femme de mon maître, un gros héritage.
            Je vis alors ceux qui avaient blâmé le plus haut notre " mésalliance " être les premiers à nous faire leurs civilités et à nous envoyer leurs compliments de condoléance.........
            Cette nouvelle bonne fortune tourna tout à mon profit. Je n'avais qu'à exprimer un désir pour qu'il fût satisfait. Toutefois une insurmontable envie d'eau-de-vie se montrait quelquefois, et cette inclinaison perverse causait à mon maître une profonde anxiété. D'un caractère assez décidé, il lutta en se tournant vers les discussions théologiques. disputes qui faisaient rage alors parmi les sectes religieuses. Ces passions farouches mirent un frein à mes appétits de spiritueux.........
            Tant d'acrimonie bilieuse, tant de mauvais vouloir, d'ignorance, de superstition et de bigoterie caractérisait ces disputes qu'un estomac indifférent ordinairement, éprouvait du dégoût et du chagrin
            Cela dura quelque temps, puis le flot des mauvaises passions s'apaisa de notre côté.........
            De la particularité de ma position, tout à la fois comme écrivain, commentateur, acteur et viscère, on verra jaillir de tous ces faits, au moins je le pense, un intérêt indépendant du simple récit.
Résultat de recherche d'images pour "coq et moineau"*            Je me hâte d'en finir, pourtant je remplirais mal la tâche que je me suis imposée si, avant de prendre congé du lecteur, je ne m'efforçais de lui communiquer, aussi brièvement que possible, les connaissances que je possède sur les moyens de conserver par mon entremise, le corps tout entier en santé et bien-être, afin que, lorsque l'auteur souverain de la vie nous retirera celle-ci, le souvenir des faveurs passées parle éloquemment à notre coeur et que la reconnaissance et l'amour puissent détacher doucement l'esprit de ce corps avec lequel il composait la merveille de notre existence terrestre.
            On reconnaîtra dans la narration précédente que j'ai passé par les vicissitudes communes de la vie, et que si ma carrière n'a point connu ces péripéties extraordinaires qui charment les amateurs de romans, cependant j'ai joui des agréments de la variété. J'ai eu, pour ainsi dire, le gras et le maigre des choses qui se consomment, salubres ou insalubres, vivant quelquefois comme un coq de combat et quelquefois comme un moineau de Londres...................
             Je n'avais nulle idée du sombre spectre de la faim hormis ces petits retards de mes repas, et les légères irrégularités de ma pitance concernaient plus la qualité que la quantité des aliments.
            J'ai dîné dans des gargotes dont les effluves....... me rendirent malade tout le jour suivant J'ai joui de la vie dans quelques-uns des premiers clubs de Londres, j'ai fait bombance dans plusieurs de meilleurs restaurants de l'Europe. J'ai descendu dans les hypocaustes de Fleet-Sreet et dîné dans des tavernes véritables cavernes, où je me prenais à désirer être cent milles au loin, lorsqu'on découvrait sur la table l'éternel roastbeef, j'ai été régalé à la table d'hôte des premiers hôtels de Londres et nos villes d'eaux où les garçons sont de beaux messieurs qui vous servent avec un air de condescendance magnifique, qui glissent sans bruit, comme de vrais disciples d'Harpocrate, sur le tapis doublé des parquets. Ils devraient en vérité porter des roses à leur boutonnière, avec leur cravate blanche comme la neige. Ils ont l'apparence de gentlemen loués pour dire les grâces et n'accepteront rien au-dessous d'une pièce d'argent pour leur pourboire.......... Quant à cette dernière liqueur j'en ai eu de toutes les espèces, depuis le Johannisberg, au cachet d'or et au Sherry appelé " Per Alta ", si je me rappelle bien, à quatre guinées la bouteille, jusqu'au pauvre Marsala à neuf pence l'humble demi-pinte. Les vins doux mais peu corsés d'Italie, les vins aigrelets de la Suisse, les vins légers mais aromatiques du Rhin et de la Moselle, les vins généreux de France, spécialement le rubis de Bourgogne qui a reçu les baisers du soleil, les vins puissants de l'Espagne, ceux astringents du Portugal, sans omettre les fortes boissons du Nouveau Monde. Il a été dans ma destinée de leur donner asile tour à tour, et je puis dire que j'ai fait de mon mieux pour les accueillir avec cet intérêt amical, chaleureux d'un estomac anglais.
             Je crois pouvoir dire que je connais toutes les nuances chromatiques du goût, depuis les notes délicates de l'alto, jusqu'à celles plus robustes mais moins savoureuses de la basse. ladyphoto.canalblog.com
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            Tout alla de travers avec l'introduction de ce " maudit esprit " aussi appelé " eau de feu ", qui avait aidé à exterminer ces pauvres Indiens. Sitôt qu'il eût franchi le seuil de ma porte, tout alla de travers, mais il avait un tel pouvoir de fascination que sa présence me charmait toujours. Pour leurs bienfaits, leurs mérites, ces articles de consommation quotidienne, le café, le thé, la bière, le cacao, le chocolat, lorsqu'ils étaient de bonne qualité méritaient de ma part une réception polie...............
            Les questions les plus puériles peuvent embarrasser le plus savant Hipporate :
            Pourquoi l'opium, par exemple, agit-il d'une manière diamétralement opposée sur deux constitutions différentes ? Pour l'un il est un sédatif et pour l'autre un excitant...........
            Pourquoi la morsure d'un cobra tue-t-elle un homme ?
             Qu'est-ce que l'Hydrophobie ?
             Pourquoi l'écorce du Pérou, dans la plupart des cas, guérit-elle la fièvre intermittente ?                        Pourquoi le mercure produit-il la salivation ?
            Pourquoi l'iode agit-il sur les glandes ?
            Dîtes-nous même pourquoi les sels d'Epsom sont cathartiques ?
            La Faculté entière est en querelle sur beaucoup des plus simples questions en médecine. De même qu'avant Sir Isaac Newton les gens voyaient tomber les pommes sur le sol sans en connaître la raison, ainsi les médecins ont reconnu certains phénomènes ou résultats patents à tous les yeux, sans en connaître le pourquoi et le comment..............
            Je suis bien loin, humble estomac que je suis, d'attacher le moindre degré de culpabilité à ce genre d'ignorance.....................
            La résolution des nébuleuses dans les mondes lointains du système de l'univers n'est pas plus merveilleuse que les secrets que nous peut révéler encore l'inspection minutieuse de la matière.........
            Un estomac condamne la profession qui inonde les gens de drogues et de nostrums, prescrits en hiéroglyphes dignes tout au plus des tablettes de quelque astrologue du vieux temps.
            Est-ce que la nécessité du gain est au fond de tout cela ?.........
            Existerait-il entre le médecin et le pharmacien-préparateur un pacte tacite, si compliqué et si mêlé aux intérêts de l'un et de l'autre, qu'une réforme médicale fût impossible ? Nos praticiens de premier ordre sont peut-être, à tout prendre, la classe de citoyens la plus humaine, abstraction faite de leurs médecines, bien entendu, et la plus utile qui existe. La nature de leurs études affranchit leurs esprits et bien qu'ils tâtonnent en ce qui concerne la matière médicale, ils s'initient nécessairement aux mystères des sciences collatérales et acquièrent un degré d'instruction qui rend leur compagnie la plus agréable du monde.................
            La règle que je recommande ensuite à l'attention du valétudinaire c'est le Choix judicieux du Régime à Suivre.........La régularité des repas est un autre point essentiel, car je puis travailler avec beaucoup de vigueur quand je suis appelé à le faire à des intervalles fixes et convenablement espacés.
L'exercice est une condition " sine qua non ". La machine s'embarrasse à moins qu'une salutaire dépense, la marche par exemple, ne soit produite.
            J'ai toutefois horreur de l'excès de fatigue, car alors mon attention est distraite de mes devoirs particuliers.   pinterest.fr 
Résultat de recherche d'images pour "caricature daumier homme de lois"            La mastication est un autre item d'une haute importance et les organes dentaires peuvent être considérés comme les pointes de cette merveilleuse meule intérieure........ Ce procédé préliminaire de broyer l'aliment de le mêler avec la salive est pour moi l'objet d'un intérêt profond, car mon travail propre est considérablement accru ou diminué selon qu'elle est bien ou mal exécutée. Mieux les dents remplissent leur rôle, meilleure est mon humeur pendant la digestion..........
            A l'occasion, pendant le dîner, je me sentais soudainement secoué par un piètre éclat de rire, sans savoir de quelle plaisanterie il s'agissait......... Je n'aime pas un rire sournois, à moitié honteux de lui-même, mais donnez-moi une bonne et robuste octave de notes joyeuses. Même un " sourire " franc et de bon aloi répand une sorte de lumière dans mon intérieur, et me réchauffe comme un cordial.....................
            Comme l'office de sermonneur de l'humanité n'est pas le rôle qui m'a été attribué, je m'abstiendrai d'infliger au lecteur l'ennui d'une digression sur des matières obscures.
            Toutefois, je puis dire ceci, c'est que l'estomac d'une vache digère d'une manère particulière, admirablement adaptée aux besoins d'une vache. Un gésier remplit la fonction masticatoire ou triturante dans presque toute la tribu des oiseaux. L'appareil digestif du boa constricteir, dont le travail est si lent et si puissant, est excellemment adapté à cet aimable animal, et l'intérieur de beaucoup d'insectes est aussi compliqué que leur mode de vie est varié...........
            Or l'estomac d'un être humain est également conforme à la nature de l'homme et plus ses facultés intellectuelles sont élevées, plus délicate et plus sensible est son organisation intérieure. La structure du corps est, comme de raison, la même chez tous les hommes......... mais le consensus des énergies nerveuses marque ici la subtile différence.
            J'affirme donc ici que le moral agit sur le physique, et vice et versa, par les plus délicates sympathies et les lois les plus admirables.
            Des avis si simples ressemblent à des truismes portant avec eux leur évidence. Mais pourquoi les néglige-t-on si constamment ? La plus grande partie des maux est occasionnée par des erreurs d,s le régime. Et, quoiqu'il existe des maladies héréditaires dans lesquelles je ne suis absolument pour rien, mais sont uniquement dues à mes ancêtres, cependant ces maladies peuvent être mitigées et, dans le cours d'une ou deux générations, complètement déracinées par une attention scrupuleuse à ce qui passe des lèvres à l'intérieur................
            La création est un tout, et l'homme ne peut savoir si son esprit n'est pas prédestiné à habiter un de ces mondes lointains qui, vus de notre planète, nous apparaissent comme de petites étincelles dans la vaste étendue de l'éther. Il est possible qu'ici-bas il prépare, en quelque sorte qu'il façonne, son sort futur dans l'un de ces mondes...................                                                               artetpatrimoinepharmaceutique.fr
Résultat de recherche d'images pour "caricature daumier homme de lois"            Dans les siècles passés, quand la science cherchait à sortir de ses langes entre les mains des astrologues et des alchimistes, ceux-ci avaient une si haute idée du principe vital de l'homme, qu'ils plaçaient la matière animale sur le même trône que son esprit et son âme..............
            Au risque de paraître traiter un sujet au-dessous du commun des lecteurs, je prendrai congé d'eux en soumettant à leur considération un petit tableau diététique approprié aux besoins de mes frères de toutes les classes mais surtout aux friands et aux difficiles.
            Dans mon esquisse d'un petit dîner on peut m'objecter qu'il serait impossible à la moitié des gens de se procurer les délicatesses dont je parle. A ceux-là je réponds : " choisissez parmi mes règles celles qui conviennent à votre inclination et à votre bourse. "
            Je parle aussi d'une tranche de roastbeef ou d'aloyau, malgré les anathèmes lancés contre les grosses pièces de tout genre, mais je ne faisais allusion qu'à leur disgracieux abus, alors que, servies seules, elles forçaient le repas à 'être composé que de ces énormes quartiers de viande..................
            Voici ce que j'ai l'honneur de proposer :

                                     Règles spéciales et pratiques
                                                   de la
                                           COUR DE SANTE

            1 - Levez-vous suffisamment matin et faites vos ablutions avec de l'eau tiède. Essuyez-vous bien sec et frictionnez-vous vivement à devenir rouge comme un homard bouilli. Marchez ensuite d'un pas gaillard pendant 1/2 heure. Si l'estomac crie la faim, grignotez un biscuit sec pendant votre promenade................
            II - Pour déjeuner prenez une grande tasse d'infusion de thé noir avec beaucoup de lait et très peu de sucre. Le café est plus échauffant mais extraordinairement sain s'il est fait à la française, c'est-à-dire si une petite quantité de la vraie essence de café est coupée de bon lait bouillant de manière à avoir trois parties de lait et une partie de café. Le cacao et le chocolat peuvent être pris, si on y a goût, et pourvu qu'ils ne produisent pas d'éructations. Mais l'huile concrète, beurre de cacao qu'ils contiennent est pour moi difficile à digérer. Le thé noir, fort, est en principe mon breuvage préféré.
Un petit pain français grillé et qu'on a laissé refroidir, ou du pain bien fermenté et convenablement cuit, avec une tranche de jambon, sont les solides que j'approuve le mieux.
Image associée**          Mais le déjeuner est le repas où l'on doit prendre le plus de liquides, jamais, toutefois, au-delà d'une pinte..........
            III - Un léger lunch au milieu du jour me va bien, car les absorbants ont aidé à la diffusion nutritive de mes recettes du matin. Une côtelette de mouton ou un sandwich sans beurre, un seul verre d'ale amer ou un simple verre de sherry peuvent et doivent être pris, car il est nécessaire d'éloigner une faim excessive jusqu'à un dîner un peu tardif........ Notez que si une personne peut jeûner depuis le matin jusqu'à six sept heures le soir sans éprouver le besoin de nourriture, ne pas s'inquiéter.
            IV - Avant tout, attrapez à la course, c'est-à-dire gagnez votre dîner. Ce repas, le principal de la journée, réclame toute votre attention, non pour satisfaire la gourmandise mais pour adapter sa quantité et sa qualité à ma puissance pour le digérer. Comme je l'ai déjà dit, la variété est essentielle. Il n'est cependant pas bon de commencer par la " soupe " !  Quand l'estomac est armé de pied en cap, et prêt au combat, il demande quelque chose de solide sur lequel il puisse exercer sa force, et il fait la grimace aux liquides. En premier, donc, il aime un petit morceau de poisson bouilli, avec une petite quantité de beurre fondu et quelques gouttes de sauce aux anchois. Après cela il reçoit complaisamment un verre de sherry. Il est alors tout attention, ayant une oreille pour un peu  conversation agréable, en même temps qu'il a l'oeil à ses devoirs. Ensuite, il aimera une portion de quelques entremets français, pourvu qu'ils aient été préparés par un adepte. Autour ou à l'intérieur de ce plat il pourra se trouver une agréable variété de légumes choisis et bien accommodés. Ou, si sa composition ne le permet pas, une simple purée de pommes de terre formera une couche douce et molle, préparée pour recevoir ce mets friand, quand il arrivera à sa destination comme un passage  de l'intérieur. Pas mal de pain cuit de la veille est ce que notre estomac attend avec confiance à cette partie intéressante du repas. Un autre verre de sherry, un rire franc, un petit speech où brille l'humour ou quelque piquant on-dit., lui plairont beaucoup....... Ensuite une tranche ou deux d'aloyau avec abondance de jus de rôti et il se peut que l'addition d'un peu de céleri cuit à l'étuve ou d'un artichaut de Jérusalem bien bouilli reçoive son entière approbation. Vienne un autre verre de sherry, il l'accueillera à bras ouverts avec un doux sourire, et commencera à se sentir extrêmement confortable.
            ................ C'est le moment pour l'homme sage de considérer si son bien-être intérieur n'a point atteint le point culminant, s'il croit qu'il en est ainsi, qu'il se dise :
            " - Arrête, c'est assez ! "
            Mais s'il sent qu'il n'a pris qu'avec une discrète mesure de chaque plat jusque-là servi et qu'il a encore une petite niche qu'on puisse judicieusement remplir, alors l'estomac, avec un sourire caressant, se comportera de manière à recevoir cordialement une aiguillette ou deux de la poitrine d'un canard sauvage, assaisonnées de quelques gouttes de jus de citron. ( A ce propos, n'oubliez jamais de prendre un peu d'un acide quelconque avec votre dîner. Au lieu de ce plat de grâce, l'estomac accepte avec courtoisie la patte et l'aile, non divorcées, d'une perdrix assaisonnées de sauce au pain , pour adoucir les angoisses de l'opération subie par la pauvre bête, quand on la découpait. En l'absence de cette aimable volaille, une bécasse ou une bécassine la remplaceront admirablement, ou même une tranche d'une poule faisane bien grasse, quoique les chasseurs en pensent, ou un pluvier, ou une caille dodue. Mais, malheur à l'indiscret qui ose faire suivre ces mets, aussi bienvenus qu'ils sont délicats, d'aucune espèce de pâtisserie quelconque. Le fromage lui-même sera dédaigné et, après un soupçon de céleri ( ne l'avalez pas )  pour éclaircir et parfumer le palais, il vaudra beaucoup mieux terminer ici la cérémonie.................. Le fruit est excellent dan s la saison, mais non après un repas copieux.......................... Quant à moi je ne digérais jamais si bien que lorsque, après un léger dîner j'étais transporté au salon aussitôt que l'étiquette anglaise le permettait et qu'on laissait descendre dans mon intérieur une tasse de moka sans lait. Pendant ce temps l'aimable babil des langues féminines, ou un peu de musique, pas trop savante., une partie d'échecs ou de whist, ou quelqu'autre amusement sociable, occupaient agréablement la soirée.......................                             
Image associée            VI - Supposons que la soirée s'est passée gaiement et que votre lever a été matinal, il n'y a aucune difficulté à ce que vous alliez vous coucher de bonne heure, et surtout abstenez-vous d'un souper quelconque. Il est vrai que l'activité de l'esprit la nuit se manifestera quelquefois désagréablement par l'insomnie, à moins que ces préoccupations ne soient détournées par un léger exercice de ma part. A ceux incommodés de la sorte il est bon d'avoir en réserve un biscuit auprès du lit. Si avant d'y entrer vous avez le courage de boire un grand verre d'eau froide, tant mieux pour vous, car l'eau est un excellent dissolvant et son usage modéré, à l'extérieur ou à l'intérieur est de la plus grande valeur......................
            Et maintenant, cher lecteur, après avoir veillé à votre table pendant le jour, après vous avoir consigné, comme je l'espère, à des songes heureux où la forme des objets aimes flotte dans le vague charmant autour de vous,
            Je vous fais ma révérence, et vous tire mon chapeau, d'une manière digne, je m'en flatte, de l'estomac d'un CHESTERFIELD


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                                                            Sydney Whiting 
                                                                                               
                                               1è édition en Angleterre 1853
                                                            en France 1874
         
 

                                 
            

samedi 26 mai 2018

Restif communiste Sa vie pendant la Révolution ( nouvelle Gérard de Nerval extrait de Les Confidences de Nicolas )


                                                             Restif communiste
                                                                                    Sa vie pendant la Révolution

            On sait maintenant sur la vie de Restif tout ce qu'il faut pour le classer assurément parmi ces écrivains que les Anglais appelent excentriques. Aux détails caractéristiques indiqués çà et là dans notre récit, il est bon d'ajouter quelques traits particuliers. Restif était d'une petite taille, robuste et quelque peu replet. Dans ses dernières années on parlait de lui comme d'une sorte de bourru, vêtu négligemment et d'un abord difficile. Le chevalier de Cubières sortait un jour de la Comédie Française, en chemin il s'arrêta chez la veuve Duchesne pour acheter la pièce à la mode. Un homme se tenait au milieu de la boutique avec un grand chapeau rabattu qui lui couvrait la moitié de la figure. Un manteau de gros drap noirâtre lui descendait jusqu'à mi-jambe ; il était sanglé au milieu du corps, avec quelque prétention sans doute à diminuer son embonpoint. Le chevalier l'examinait curieusement. Cet homme tira de sa poche une petite bougie, l'alluma au comptoir, la mit dans une lanterne, et sortit sans regarder ni saluer personne. Il demeurait alors dans la maison
            - Quel est cet original ? demanda Cubières.
            - Eh quoi ! vous ne le connaissez pas ? lui répondit-on, c'est Restif de la Bretonne.
            Pénétré d'étonnement à ce nom célèbre, le chevalier revint le lendemain, curieux d'engager des relations amicales avec un écrivain qu'il aimait à lire. Ce dernier ne répondit rien aux compliments que lui fit l'écrivain musqué si chéri dans les salons du temps. Cubières se borna à rire de cette impolitesse. Ayant eu plus tard occasion de rencontrer Restif chez des amis communs, il vit en lui un tout autre homme plein de verve et de cordialité. Il lui rappela leur première rencontre.
            - Que voulez-vous, dit Restif, je suis l'homme des impressions du moment ; j'écrivais alors Le hibou nocturne et, voulant être un hibou véritable, j'avais fait voeu de ne parler à personne.
            Il y avait bien aussi quelque affectation dans ce rôle de bourru, renouvelé de Jean-Jacques. Cela excitait la curiosité des gens du monde, et les femmes du plus haut rang se piquaient d'apprivoiser l'ours. Alors il redevenait aimable ; mais ses galanteries à brûle-pourpoint, son audace renouvelée de l'époque où il jouait le rôle d'un Faublas de bas étage, effrayaient parfois les imprudentes, forcées tout à coup d'écouter quelque boutade cynique.                                                                                                                                                                              forumfr.com
              Un jour il reçut une invitation à déjeuner chez M. de Senac de Meillan, intendant de Valenciennes, avec quelques bourgeois provinciaux qui désiraient voir l'auteur du Paysan perverti. Il y avait là en outre des académiciens d'Amiens, et le rédacteur de La feuille de Picardie. Restif se trouva placé entre une Mme Denys, marchande de mousseline rayée, et une autre dame modestement vêtue qu'il prit pour une femme de chambre de grande maison. En face de lui était un jeune provincial plaisant qu'on appelait Nicodème, puis un sourd qui amusait la société en parlant çà et là de choses qui n'avaient aucun rapport avec la conversation. Un petit homme propret, affublé d'un habit en camelot blanc, faisait l'important et traitait de fariboles les idées politiques et philosophiques qu'émettait le romancier. Une Mme Laval, marchande de dentelles de Malines, le défendait au contraire et lui trouvait " du fonds ". On était alors en 1789, de sorte qu'il fut question pendant le repas de la nouvelle constitution du clergé, de l'extinction des privilèges nobiliaires et des réformes législatives. Restif se voyant au milieu de bonnes gens bien ronds, et qui l'écoutaient en général avec faveur, développa une foule de systèmes excentriques. Le sourd les hachait de coq-à-l'âne d'une manière fort incommode, l'homme en camelot blanc les perçait d'un trait vif ou d'une apostrophe pleine de gravité. On finit selon l'usage d'alors, par des lectures. Mercier lut un fragment de politique, Legrand d'Aussy une dissertation sur les montagnes d'Auvergne. Restif développa son système de physique, qu'il proclamait plus raisonnable que celui de Buffon, plus vraisemblable que celui de Newton. On se jeta à son cou, on proclama le tout sublime. Le surlendemain l'abbé Fontenai, qui s'était trouvé aussi au déjeuner, lui apprit qu'il avait été victime d'un projet de mystification dont le résultat, du reste, avait tourné à son honneur. La marchande de mousseline était la duchesse de Luynes, la marchande de dentelles était la comtesse de Laval, la femme de chambre était la duchesse de Mailly ; le " Nicodème ", Matthieu de Montmorency ; le sourd, l'évêque d'Autun ; l'homme en camelot, l'abbé Sieyès qui, pour réparer la sévérité de ses observations, envoya à Restif la collection de ses écrits. On avait voulu voir le Jean-Jacques des halles dans toute sa fougue et dans toute sa désinvolture cynique. On ne trouva en lui qu'un conteur amusant, un utopiste quelque peu téméraire, un convive assez peu fait aux usages du monde pour s'écrier que c'était la première fois qu'il mangeait des huîtres, mais prévenant avec les dames et s'occupant d'elles presque exclusivement. Si en effet quelque chose peut atténuer les torts nombreux de l'écrivain, son incroyable personnalité et l'inconséquence continuelle  de sa conduite, c'est qu'il a toujours aimé les femmes pour elles-mêmes avec dévouement, avec enthousiasme, avec folie. Ses livres seraient illisibles autrement.
            Mais bientôt nous voici en pleine Révolution. Le philosophe qui prétendait effacer Newton, le socialiste dont la hardiesse étonnait l'esprit compassé de Siyès, n'était pas un républicain. Il lui arrivait, comme aux principaux créateurs d'utopies, depuis Fénelon et Saint-Pierre jusqu'à Saint-Simon et Fourier, d'être entièrement indifférent à la forme politique de l'Etat. Le communisme même, qui formait le fond de sa doctrine, lui paraissait possible sous l'autorité d'un monarque, de même que toutes les réformes du Gyrographe lui semblaient praticables sous l'autorité paternelle d'un bon lieutenant de police. Pour lui comme pour les musulmans, le prince personnifiait l'Etat propriétaire universel. En tonnant contre l'infâme propriété ( c'est le nom qu'il lui donne mille fois ), il admettait la possession personnelle, transmissible à certaines conditions, et jusqu'à la noblesse, récompense des belles actions, mais qui devait s'éteindre dans les enfants, s'ils n'en renouvelaient la source par des traits de courage ou de vertu.
            Dans le second volume des Contemporaines Restif donne le plan d'une association d'ouvriers et de commerçants qui réduit à rien le capital : c'est la banque d'échange dans toute sa pureté. Voici un exemple :
            " 20 commerçants ouvriers eux-mêmes, habitent une rue du quartier Saint-Martin. Chacun d'eux est le représentant d'une industrie utile. L'argent manque par suite des inquiétudes politiques et cette rue, autrefois si prospère, est attristée de l'oisiveté forcée de ses habitants. Un bijoutier-orfèvre qui a voyagé en Allemagne, qui y a vu les " hernutes ", conçoit l'idée d'une association analogue des habitants de la rue ; on s'engagera à ne se servir d'aucune monnaie et à tout acheter ou vendre par échange, de sorte que le boulanger prenne sa viande chez le boucher, s'habille chez le tailleur et se chausse chez le cordonnier, tous les associés doivent agir de même. Chacun peut acquérir ou dépenser plus ou moins, mais les successions retournent à la masse, et les enfants naissent avec une part égale dans les biens de la société ; ils sont élevés à frais communs, dans la profession de leur père, mais avec la faculté d'en choisir une autre en cas d'aptitude différente ; ils recevront du reste une éducation semblable. Les associés se regarderont comme égaux, quoique quelques-uns puissent être de professions libérales, parce que l'éducation les mettra au même niveau. Les mariages auront lieu de préférence entre des personnes de l'association, à moins de cas extraordinaires. Les procès seront soutenus pour le compte de tous ; les acquisitions profiteront à la masse et l'argent qui reviendra à la société par suite de ventes faites en-dehors d'elle sera consacrée à acheter les matières première en raison de ce qui sera nécessaire pour chaque état. "
            Tel est ce plan, que l'auteur n'avait pas du reste l'idée d'appliquer à la société entière, car il donne à choisir entre différentes formes d'association, laissant à l'expérience les conditions de succès de la plus utile qui absorberait naturellement les autres. Quant à la vieille société, elle ne serait point dépouillée, seulement elle subirait forcément les chances d'une lutte qu'il lui serait impossible de soutenir longtemps.
            Cependant l'écrivain vieillissait, toujours morose, de plus en plus, accablé par les pertes d'argent, par les chagrins de son intérieur. Sa seule communication avec le monde était d'aller le soir au café Manoury, où il soutenait parfois à voix haute des discussions politiques et philosophiques. Quelques vieux habitués de ce café, situé sur le quai de l'Ecole, ont encore présents à la mémoire sa vieille houppelande bleue et le manteau crotté dont il s'enveloppait en toute saison. Le plus souvent il s'asseyait dans un coin et jouait aux échecs jusqu'à onze heures du soir.*
Image associéeA ce moment, que la partie fut achevée ou non, il se levait silencieusement et sortait. Où allait-il ? Les Nuits de Paris nous l'apprennent ; il allait errer quelque temps qu'il fît, le long des quais, surtout autour de la Cité et de l'île Saint-Louis ; il s'enfonçait dans les rues fangeuses des quartiers populeux, et ne rentrait qu'après avoir fait une bonne récolte d'observations sur les désordres et les scènes sanglantes dont il avait été le témoin. Souvent il intervenait dans ces drames obscurs, et devenait le Don Quichotte de l'innocence persécutée ou de la faiblesse vaincue. Quelquefois il agissait par la persuasion  ; parfois aussi son autorité était due au soupçon qu'on avait qu'il était chargé d'une mission de police.
            Il osait davantage encore en s'informant auprès des portiers ou des valets de ce qui se passait dans chaque maison, en s'introduisant sous tel ou tel déguisement dans l'intérieur des familles, en pénétrant le secret des alcôves, en surprenant les infidélités de la femme, les secrets naissants de la fille, qu'il divulguait dans ses récits sous des fictions transparentes. De là des procès et des divorces. Un jour il faillit être assassiné par un certain E..., dont il avait fait figurer la femme dans ses Contemporaines. C'était habituellement le matin qu'il rédigeait ses observations de la veille. Il ne faisait pas moins d'une nouvelle avant le déjeuner. Dans les derniers temps de sa vie, en hiver, il travaillait dans son lit faute de bois, sa culotte par-dessus son bonnet, de peur des courants d'air. Il avait aussi des singularités qui variaient à chacun de ses ouvrages et qui ne ressemblaient guère aux singularités en manchettes d'Haydn et de M. de Buffon. Tantôt il se condamnait au silence comme à l'époque de sa rencontre avec Cubières, tantôt il laissait croître sa barbe, et disait à quelqu'un qui le plaisantait :
            - Elle ne tombera que lorsque j'aurai achevé mon prochain roman.
            - Et s'il a plusieurs volumes ?
            - Il en aura quinze.
            - Vous ne vous raserez donc que dans quinze ans ?                
            - Rassurez-vous, jeune homme, j'écris un demi-volume par jour.
            Quelle fortune immense il eût faite de notre temps en luttant de vitesse avec nos plus intrépides coureurs de feuilleton et de fougue triviale avec les plus hardis explorateurs des misères de bas étage ! Son écriture se ressent du désordre de son imagination ; elle est irrégulière, vagabonde, illisible ; les idées se présentent en foule, pressent la plume, et l'empêchent de former les caractères. C'est ce qui le rendait ennemi des doubles lettres et des longues syllabes, qu'il remplaçait par des abréviations. Le plus souvent, comme on sait, il se bornait à composer à la casse son manuscrit. Il avait fini par acquérir une petite imprimerie où il        " casait " lui-même ses ouvrages, aidé seulement d'un apprenti.
            La révolution ne pouvait lui être chère d'aucune manière, car elle mettait en lumière des hommes politiques fort peu sensibles à ses plans philanthropiques, plus préoccupés de formules grecques et romaines que de réformes fondamentales. Babeuf aurait pu seul réaliser son rêve ; mais, découragé de ses propres plans à cette époque, Restif ne marqua aucune sympathie pour le parti du tribun communiste. Les assignats avaient englouti toutes ses économies qui ne se montaient pas à moins de soixante-quatorze mille francs, et la nation n'avait guère songé à remplacer, pour ses ouvrages, les souscriptions de la cour et des grands seigneurs dont il avait usé abondamment. Toutefois, Mercier, qui n'avait pas cessé d'être son ami, fit obtenir à Restif une récompense de deux mille francs pour un ouvrage utile aux moeurs, et le proposa même pour candidat à l'Institut national. Le président répondit dédaigneusement :                                                                                        
             - Restif de la Bretone a du génie, mais il n'a point de goùt.                                
             - Eh ! messieurs, répliqua Mercier, quel est celui de nous qui a du génie !
             On rencontre dans les derniers livres de Restif plusieurs récits des événements de la révolution. Il en rapporte quelques scènes dialoguées dans le cinquième volume du Drame de la vie. Il est à regretter que ce procédé n'ait pas été suivi plus complètement. Rien n'est saisissant comme cette réalité prise sur le fait. Voici, par exemple, une scène qui se passe devant le café Manoury.
            Un homme, des femmes. - Lambesc ! Lambesc !.. On tue aux Tuileries !
            Une marchande de billets de loterie. - Où courez-vous donc ?
            Un fuyard. - Nous remmenons nos femmes.
            La marchande. - Laissez-les s'enfuir seules, et faites volte-face.
            Son futur. - Allons ! allons, rentrez.
            Il n'y a rien de plus que ces cinq lignes ; on sent la vérité brutale, les dragons de Lambesc qui chargent au loin ; les portes qui se ferment, une de ces scènes d'émeute si communes à Paris.
            Plus loin Restif met en scène Collot d'Herbois et le félicite de son Paysan magistrat ; mais Collot n'est préoccupé que de politique.
            - Je me suis fait jacobin, dit-il, pourquoi ne l'êtes-vous pas ?
            - A cause de trois infirmités très gênantes...
            - C'est une raison. Je vais me livrer tout entier à la chose publique, et je ne perdrai ni mon temps ni mes peines. D'abord je veux m'attacher à Robespierre ; c'est un grand homme.
            - Oui, invariable.
            Collot continue :
             - J'ai l'usage de la parole, j'ai le geste, la grâce dans la représentation... J'ai une motion à faire trembler les rois. Je viens de faire l'Almanach du père Gérard, excellent titre. Je tâcherai d'avoir le prix pour l'instruction des campagnes ; mon nom se répandra dans les départements , quelqu'un d'eux me nommera...
            La silhouette de Collot d'Herbois n'est-elle pas là tout entière ? Mais l'auteur ne s'en est pas toujours tenu à ces portraits rapides et, à côté de ces esquisses fugitives, on trouve des pages qui s'élèvent presque à l'intérêt de l'histoire, comme celles qu'il consacre à Mirabeau, et que cette grande figure semble avoir illuminées de son immense reflet.

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                                                                                                  Gérard de Nerval