mercredi 12 septembre 2018

Voltaire amoureux T 1 Oubrerie ( BD France )


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                                               Voltaire Amoureux

            Rentrée des classes, rentrée littéraire, pourquoi ne pas commencer par Voltaire. François-Marie Arouet, poète exclu de l'héritage paternel aussi longtemps qu'il ne pratiquera pas le notariat, fuit, compose et transforme son nom. Mais devenu Voltaire il se trouve dans une position pécuniaire très préoccupante, de plus un libelle ventant l'ancêtre, Henri IV, du futur roi, lui est attribué et le Régent indisposé à son égard le fait emprisonner à la Bastille. Tout cela raconté avec un plaisir évident par l'auteur très attiré par le XVIIIè et apprécié par ses lecteurs. Des bulles attribuées ou de Voltaire, ainsi, le peuple se soigne avec d'étranges produits : " ....... Vous tombez bien, Madame Michu, il me reste de la bile de cochon. Pour l'ulcère de votre mari, c'est idéal...... " En 1718 emprisonné un temps à la Bastille, Arouet n'apprécie ni la cuisine, ni le compagnon de cellule prodigue en conseils : "........ Mon fils, tout est physique en nous. Toute nourriture fait du bien au corps, ce qui soulage l'âme. Nous sommes les machines de la Providence....... " Mais Voltaire blasphème aux oreilles de son éphémère compagnon de cellule : "...... Un Dieu aurait créé les hommes ? J'aimerais autant dire que les éléphants ont fait l'amour à des puces et en ont eu de la race..... " Voltaire s'est un soir laissé aller à des propos trop libres tombés dans l'oreille d'un homme qu'il croyait aussi libertaire que lui, mais, agent du Régent, il s'est fait battre, et le dénommé Beauregard et Voltaire seront ennemis à vie. Puis ayant déjoué quelques piège "....... Croyez-moi, Madame Jambon, j'ai assez perdu de temps à faire de bons mots pour amuser la galerie....... Je vais achever ma pièce Oedipe, bien vite elle sera jouée au Français et je serai couvert de gloire. Vous avez devant vous Voltaire le nouveau Racine........ " Ce qui fut. Gloire pour cette pièce, la suivante aura-t-elle le même succès ? Voltaire et ses rencontres amoureuses, comédiennes, marquises, l'une de ses amies, jeune et riche veuve de 25 ans, l'emmène à La Haye où il peut librement éditer ses écrits. Et ce sera Voltaire et ses réflexions sur la religion. Oubrerie passe des ocres à divers bleus, ici coléreux "....... Moi, le nouveau Sophocle, sous la tutelle de ce crétin....... J'ai besoin d'indépendance, de liberté......... Devrais-je....... faire comme Marivaux qui s'échine à publier pour vivre ? Quelle indignité........ " Voltaire nerveux a quelques ennuis de santé, la rate, la bile, plutôt fragile, son esprit n'en est que plus fort. Retour du voyage au Pays-Bas, la marquise inquiète et rassurée par le philosophe : "........ J' ai tellement entendu parler de vous, de vos positions audacieuses sur la religion....... Moi qui vis dans la crainte de la colère de Dieu........  Chère amie, rassurez-vous. Je peux vous certifier....... Je crois évidemment au divin, comme tout homme raisonnable, mais certainement pas au Dieu folklorique des grenouilles de bénitier....... " Et enfin "........ C'est un fait, marquise, le péché dépend des lois dictées par les obscurantistes à la mode....... " Et la lecture de cette grande et belle BD se poursuit sur une centaine de pages pour ce tome I d'une série prévue de 4 volumes, attendus. 

Jeangot 1 Renard Manouche Joann Sfar Clément Oubrerie ( Bande dessinée France )



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                                                     Jeangot 1
                                                Renard Manouche

                                            Un jour naît dans une roulotte un enfant qui deviendra l'un des plus grands musiciens du monde. Django. Jouant sur son nom Reinhardt, Joann Sfar imagine un renard qui aura pour ami un hérisson, Niglaud,  sachant que les premiers sont amateurs des seconds, ils formeront pourtant un bon couple d'amis, la découverte de la musique aidant. Sifflant et jouant du banjo ils courent les rues, chantent dans les cours, dans les bordels les dames tendent le chapeau et leur apportent les cagnottes et leurs charmes. Ils ont douze ans. Le père de " Jeangot " s'est évaporé, mais la mère veille. Du pays du sud à la plaine Saint-Denis, la zone alors, les " Renard " ont vécu la vie des  Manouches. Puis raconte Niglaud âgé, écrivant ses souvenirs, " ...  Jeangot commençait à se faire un petit nom au banjo, il jouait dans des musettes, des bars, de bonnes salles... " Et Jeangot se marie, dissipé, il joue des jeux d'argent et perd et subit les reproches de sa femme, de sa mère. Et un jour le drame qui transformera le jeune joueur de banjo en grand guitariste se produit. La chandelle qui éclaire la roulotte se renverse. Le feu détruit, Jeangot brûlé, hospitalisé, ne pourra plus se servir de ses doigts. Il deviendra Django grâce à l'amitié de Niglaud qui chaparde un peu pour tenter de payer l'hôpital où règnent  un médecin, un gros toutou ici, mais aussi des infirmières nombreuses et chaleureuses. Une nuit donc traversant la boutique du luthier il prendra une guitare qu'il portera à son ami hésitant. L'un sifflant, l'autre grattant sa guitare prendra son envol. Il refusera certains concerts préférant aller à la pêche, restera à Paris aussi longtemps qu'il pourra pendant l'occupation, mais ceci n'est pas dans ce 1er volume. Deux talents se sont associés Oubrerie et Sfar pour nous raconter la vie d'un guitariste manouche génial.
                                            

lundi 10 septembre 2018

Fragments Marilyn Monroe ( autobiographie EtatsUnis )



                                       Fragments

            " ... D'autres avaient sa beauté plastique, mais il était clair qu'elle avait quelque chose en plus, une chose que les gens voyaient et repéraient dans son jeu, à laquelle ils s'identifiaient... " Lee Strasberg qui reçut par testament les affaires personnelles de l'actrice, termine l'éloge funèbre de Marilyn Monroe le 9 août 1962 "... je dirai au revoir. Car ce pays pour lequel elle est partie nous le visiterons tous un jour. " Norma Jeane Mortenson, Marilyn, écrit " ... I think i have a gay side in me, and also a sad side. " Des papiers, des carnets retrouvés et une Marilyn pleine de doute, de projets, de peurs, naturelle, s'expose dans ce beau volume. Copie des écrits de sa grande écriture, annotés, courts poèmes, son goût pour la culture, apprendre, encore, son rapport maître-élève durant son mariage avec Miller. Elle perfectionne son jeu à l'Actor's Studio "... plus jamais une petite fille seule, terrorisée... tu as tout sauf la discipline et la technique... " ( journal ). Elle entreprend une psychanalyse, craint de sombrer dans la folie comme sa mère, grande lectrice par ailleurs, elle s'attache à Freud, sa correspondance et dans une interview répond " J'espère que dans l'avenir je serai capable de faire l'éloge de toutes les merveilles que la psychanalyse peut faire. Ce n'est pas mûr encore... - ... J'aime la poésie, les poètes... " Elle écrit :
                                           Pierres sur le chemin
                                           de toutes les couleurs
                                           je vous contemple
                                           comme un...

        ... de connaître la réalité ou
            les choses telles qu'elles sont
            que de ne pas savoir
            ...

            La veille de sa mort elle notait ses rendez-vous, notamment avec Marlon Brando avec qui elle montait une société de production voulant défier Hollywood, Brando stupéfait apprenant  le décès de son amie dit : " Tout le monde s'est arrêté de travailler, et vous pouviez voir la même expression sur le visage des gens, la même pensée : ... Comment une fille qui a le succès, la gloire, la jeunesse, l'argent, la beauté, peut-elle... se tuer elle-même ? " Des photos de Marilyn avec et sans livre entre les mains complètent ce bel album.

dimanche 9 septembre 2018

La Synagogue Guillaume Apollinaire ( Poème France )

Apollinaire en 1914.



            Guillaume Albert Vladimir APOLLINAIRE de Kostrowsky( 1880 - 1918 ) 


          Après ses premières années passées de Rome à différents lycées de Cannes, Nice,  Monaco,  une vie errante, Guillaume Apollinaire, cosmopolite, curieux, moderne, aime Picasso et le cubisme, transcrit dans ses textes ses sentiments. Il se dit polyglotte. 1901 - 1904, précepteur en Rhénanie, amoureux de Annie Playden, il a quelques connaissances en Hébreu et du Talmud. Eloigné du symbolisme et de l'hermétisme, le poète refuse la ponctuation et chacun lit selon son approche le poème. Ici extrait des

                                                         Rhénanes
                  
                                     La Synagogue

            Ottomar Scholem et Abraham Loeweren
            Coiffés de feutres verts le matin du sabbat           
            Vont à la synagogue en longeant le Rhin
            Et les coteaux où les vignes rougissent là-bas            
            Ils se disputent et crient des choses qu'on ose à peine
                          traduire
            Bâtard conçu pendant les règles ou Que le diable entre
                          dans ton père
            Le vieux Rhin soulève sa face ruisselante et se détourne
                           pour sourire
            Ottomar Scholem et Abraham Loeweren sont en colère
            Parce que pendant le sabbat on ne doit pas fumer
           Tandis que les chrétiens passent avec des cigares allumés
            Et parce qu'Ottomar et Abraham aiment tous deux
            Lia aux yeux de brebis et dont le ventre avance un peu
            Pourtant tout à l'heure dans la synagogue l'un après
                          l'autre
            Ils baiseront la thora en soulevant leur beau chapeau
            Parmi les feuillards de la fête des cabanes                              prof-regions.blogspot.com
Synagogue polynesie            Ottomar en chantant sourira à Abraham
           Ils déchanteront sans mesure et les voix grave des            
                           hommes
            Feront gémir un Léviathan au fond du Rhin comme une
                          voix d'automne
             Et dans la synagogue pleine de chapeaux on agitera les
                          loulabim
             Hanoten ne Kamoth bagoim tholahoth baleoumin

                                                                                                                                                                                                                      Synagogue à Papeete Tahiti   
              
                                                     Guillaume Apollinaire

samedi 8 septembre 2018

La Mode Marcel Proust ( Ecrits sur l'Art France )


 

                                                      La Mode
             
                                                                                          
            En vous promettant l'autre jour de parler de la robe de bal, je me suis mis, je crois, dans un mauvais cas. L'article Mode doit, avant tout, viser à l'a-propos ; il lui fait un peu devancer son époque. Or la robe de bal est, à l'heure qu'il est, en pleine fonction, et tout ce que j'en dirais serait sans effet. N'est-il pas plus sage d'avouer que je suis en retard ? L'aveu franc de ma parole mal donnée me fera sans doute pardonner ma parole mal tenue ; mais si je ne vous parle pas dûment de la robe de bal et des neiges d'antan, me serait-il permis pourtant, en passant, d'en exprimer un regret ? C'est à propos de la robe de bal des jeunes filles. La jeune fille avait un privilège dont elle n'aurait pas dû se départir : elle pouvait être simple. Elle portait au bal du tulle, des fleurs. Le tulle, dans sa fragile apparence, l'enveloppait gracieusement et formait pour ainsi dire une fragile barrière au contact par trop immédiat de son entourage ; on l'approchait avec moins d'assurance, moins de hardiesse, de peur de friper cette délicate enveloppe. Aujourd'hui l'obstacle est tombé : la jeune fille est presque devenue une jeune femme, et je le déplore.Ce sont, paraît-il, les Américains qui nous valent ce changement ; n'aurions-nous pas pu, à nous tout seuls, trouver mieux sans leur faire cet emprunt ? Mais me voici loin de mon sujet, et j'oublie presque " le Prince Charmant ", le printemps, avec toutes ses grâces, nous est arrivé. Il s'est bien, depuis quelque temps, retiré sous sa tente, laissant libre cours au vent et aux giboulées ; mais il n'en est pas moins là, et a bien voulu me laisser fouiller dans ses trésors. Il y en a tant, que c'est à ne pas savoir par où commencer, et à en perdre la tête. Commençons donc avec elle, - par le chapeau.
            De plus en plus petit, le chapeau se hisse sur les frisures comme un accent circonflexe. C'est tantôt un papillon, une aigrette en jais, tantôt des ailes d'or se perdant dans du tulle ou dans un bouquet de fleurs.
            - Au-dessous le vêtement.
            La grande jaquette est toujours la préférée des tailles élégantes ; on peut la porter longue, genre Louis XV avec revers, en drap simple ou richement brodée de jais mélangé de broderie mate.
            La pèlerine demi-longue continue à faire fureur ; mais, les magasins de nouveautés s'étant emparés de cette création, la mission de nos grandes faiseuse est devenue de plus en plus délicate : triompher de la banalité, tout est là ! elles y sont parvenues. - La pèlerine en drap léger ou en sicilienne avec sa forme méphistophélesque ou, si vous préférez, Henri II, ses appliques de jais mélangé d'or, ses franges de jais ou de larges dentelles, son col Médicis moins haut pour laisser plus de liberté au mouvement du cou, doublée d'une étoffe souple claire ou foncée, tel est " le dernier cri ". Surtout évitez le vêtement brodé de cabochons de jais, le clou de la saison ! il est tombé dans la vulgarité ; c'est le clou de la pièce d'hier, comme dirait Sarcey.
            La robe printanière n'est pas encore dans tout son éclat ; mais les quelques spécimens que j'ai vus chez nos grandes faiseuses m'autorisent à vous en parler avec conviction. Avant tout, félicitons-nous de la liberté qui y règne. On porte de tout ; on accepte tout sous l'escorte de la grâce et du goût, aussi bien la grande basque à pattes avec gilet brodé dessin de style, que le corsage à ceinture brodé ou simple laissant à l'étoffe même faire ses fredaines sous forme de plissages et de jabots.
            La toilette en question est d'un ton gris clair ; le tissu de laine légère rappelle par son velouté le côtelé de velours si recherché  cet hiver, et est en même temps aussi léger au porter que le foulard. La jupe, petite traîne, est doublée de taffetas ; cette dernière innovation évite le fond de jupe et simplifie le programme de celles qui ne se sont pas donné celui de soulager la municipalité et de balayer les rues.
            Une dentelle en imitation vieux Venise garnit le bas de cette jupe, dont l'étoffe est entièrement prise en biais ce qui ajoute beaucoup à sa grâce. La garniture de ruban qui retient cette dentelle rappelle celle du corsage tout semé de broderies en perles d'acier et dont le devant se termine en plis sur un gilet de dentelle Venise, gilet qui se continue autour de la taille en forme de basque.
            Une toilette noire a su me charmer également. Mais ne vaut-il pas mieux rester sur la note grise ?
" Peut-être ". C'est sur ce mot que se termine une comédie d'Alexandre Dumas, Le Supplice d'une femme. Pourquoi n'en pas dire autant et vous délivrer de 


                                                                                                       Étoile filante ? 

                                                                                                   Marcel Proust 1891



vendredi 7 septembre 2018

Mon Salon Emile Zola ( Ecrits sur l'art )


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cézanne
                                                Correspondance
                                                                              A M.F. Magnard, rédacteur du Figaro

                                                                                                                 Avril 1867

            Mon cher confrère,
            Ayez l'obligeance, je vous prie; de faire insérer ces quelques lignes de rectification. Il s'agit d'un de mes amis d'enfance, d'un jeune peintre dont j'estime singulièrement le talent vigoureux et personnel.
            Vous avez coupé dans l'Europe un lambeau de prose où il est question d'un M. Sésame qui aurait exposé, en 1863, au Salon des Refusés, " deux pieds de cochon en croix ", et qui, cette année, se serait fait refuser une autre toile intitulée Le Grog au vin.
            Je vous avoue que j'ai eu quelque peine à reconnaître sous le masque qu'on lui a collé au visage, un de mes camarades de collège, M. Paul Cézanne, qui n'a pas le moindre pied de cochon dans son bagage artistique, jusqu'à présent du moins. Je fais cette restriction car je ne vois pas pourquoi on ne peindrait pas de pieds de cochon comme on peint des melons et des carottes.
            P. Paul Cézanne a eu effectivement, en belle et nombreuse et compagnie, deux toiles refusées cette année : Le Grog au vin et Ivresse. Il a plu à M. Arnold Mortier de s'égayer au sujet de ces tableaux et de les décrire avec des efforts d'imagination qui lui font grand honneur. Je sais bien que tout cela est une agréable plaisanterie dont on ne doit pas se soucier. Mais, que voulez-vous ? Je n'ai jamais pu comprendre cette singulière méthode de critique qui consiste à se moquer de confiance, à condamner et à ridiculiser ce qu'on n'a pas même vu. Je tiens tout au moins à dire que les descriptions données par M. Arnold Mortier sont inexactes.
            Vous-même, mon cher confrère, vous ajoutez de bonne foi votre grain de sel, vous êtes convaincu     " que l'auteur peut avoir mis dans ses tableaux une idée philosophique ". Voilà de la conviction placée mal à propos. Si vous voulez trouver des artistes philosophes, adressez-vous aux Allemands, adressez-vous même à nos jolis rêveurs français. Mais croyez que les peintres analystes que la jeune école dont j'ai l'honneur de défendre la cause, se contente des larges réalités de la nature.
            D'ailleurs il ne tient qu'à M. de Nieuwerkerke que Le Grog au vin et Ivresse soient exposés. Vous devez savoir qu'un grand nombre de peintres viennent de signer une pétition demandant le rétablissement du Salon des Refusés. Peut-être M. Arnold Mortier verra-t-il un jour les toiles qu'il a si lestement jugées et décrites. Il arrive des choses si étranges.                                  
            Il est vrai que M. Paul Cézanne ne s'appellera jamais M. Sésame et que, quoiqu'il arrive, il ne sera jamais l'auteur de " deux pieds de cochon en croix ".
            Votre dévoué confrère,

                                                                                                    Émile Zola
                                                             Une Exposition
    la pie claude monet                                        
                                                Les peintres impressionnistes

                                                                                                               Paris 16 avril 1877

            Je ne vous ai point encore parlé de l'exposition des peintres impressionnistes. C'est la troisième fois que ces peintres soumettent leurs oeuvres au public, en dehors des Salons officiels. Leur désir a d'abord été de se soustraire au jugement du jury qui écarte du Salon toutes les tentatives originales. Ils se sont trouvés former ainsi un groupe homogène ayant les uns et les autres une vision à peu près semblable de la nature. Et ils ont alors ramassé comme un drapeau la qualification d'impressionnistes qu'on leur avait donnée. Impressionnistes on les a nommés pour les plaisanter, impressionnistes ils sont restés par crânerie.
            Maintenant je crois qu'il n'y a pas lieu de chercher exactement ce que ce mot veut dire. Il est une bonne étiquette, comme toutes les étiquettes. En France les écoles ne font leur chemin que lorsqu'on les a baptisées, même d'un mot baroque. Je crois qu'il faut entendre par des peintres impressionnistes des peintres qui peignent la réalité et qui se piquent de donner l'impression même de la nature, qu'ils n'étudient pas dans ses détails, mais dans son ensemble. Il est certain qu'à vingt pas on ne distingue nettement ni les yeux ni le nez d'un personnage. Pour le rendre tel qu'on le voit il ne faut pas le peindre avec les rides de la peau, mais dans la vie de son attitude, avec l'air vibrant qui l'entoure. De là une peinture d'impression, et non une peinture de détails. Mais, heureusement, en dehors de ces théories, il y a autre chose dans le groupe, je veux dire qu'il y a de véritables peintres, des artistes doués du plus grand mérite.
            Ce qu'il y a de commun entre eux, je l'ai dit, c'est une parenté de vision. Ils voient toute la nature claire et gaie, sans le jus de bitume et de terre de Sienne des peintres romantiques. Ils peignent le plein air, révolution dont les conséquences seront immenses. Ils ont des colorations blondes, une harmonie de tons extraordinaire, une originalité d'aspect très grande. D'ailleurs ils ont chacun un tempérament très différent et très accentué.
            Je ne puis, dans cette correspondance, leur accorder à chacun l'étude qu'ils mériteraient. Je me contenterai de les nommer.
            M. Claude Monet est la personnalité la plus accentuée du groupe. Il a exposé cette année des intérieurs de gare superbes. On y entend le grondement des trains qui s'engouffrent, on y voit des débordements de fumée qui roulent sous les vastes hangars. Là est aujourd'hui la peinture dans ces cadres modernes d'une si belle largeur. Nos artistes doivent trouver la poésie des gares, comme leurs pères ont trouvé celle des forêts et des fleuves.
            Je citerai ensuite M. Paul Cézanne qui est à coup sûr le plus grand coloriste du groupe. Il y a de lui à l'exposition des paysages de Provence du plus beau caractère. Les toiles si fortes et si vécues de ce peintre peuvent faire sourire les bourgeois, elles n'en indiquent pas moins les éléments d'un très grand peintre. Le jour où M. Paul Cézanne se possédera tout entier il produira des oeuvres tout à fait supérieures.
            M. Renoir a envoyé des portraits de femmes charmants. Le succès de l'exposition est la tête de Mlle Samary, la pensionnaire de la Comédie Française, une tête toute blonde et rieuse. Mais je préfère les portraits de Mme G. C. et de Mme A. D. qui me paraissent beaucoup plus solides et d'une qualité de peinture supérieure. M. Renoir expose également un Bal du Moulin de la Galette, grande toile d'une intensité de vie extraordinaire.
            Je ne puis également donner que quelques lignes à Mlle Berthe Morisot dont les toiles sont d'une couleur si fine et si juste. Cette année La Psyché et Jeune femme à la toilette sont deux véritables perles où les gris et les blancs jouent une symphonie très délicate. J'ai aussi remarqué des aquarelles délicieuses de l'artiste.
            La place va me manquer et il faut que je passe rapidement sur M. Degas dont les aquarelles sont si belles. Il y a des danseuses prodigieuses, surprises dans leur élan, des café-concerts d'une vérité étonnante avec divas qui se penchent au-dessus des quinquets fumeux, la bouche ouverte. M. Degas est un dessinateur d'une précision admirable et ses moindres figures prennent un relief saisissant.                                       

            Je ne range pas ici les peintres impressionnistes par rang de mérite, car j'aurais dans ce cas parlé déjà de M. Pissaro et de M. Sisley deux paysagistes du plus grand talent. Ils exposent chacun dans des notes différentes, des coins de nature d'une vérité frappante. Enfin je nomme M. Caillebotte, un jeune peintre du plus beau courage et qui ne recule pas devant les sujets moderne grandeur nature. Sa Rue de Paris par un temps de pluie montre des passants, surtout un monsieur et une dame au premier plan qui sont d'une belle vérité. Lorsque son talent se sera un peu assoupli encore M. Caillebotte sera certainement un des plus hardis du groupe.                                                                     
            Et maintenant les peintres impressionnistes peuvent laisser le public sourire, leur triomphe est à ce prix. Toujours le public a souri devant les tableaux originaux. Lorsque Delacroix et Decamps ont paru la foule s'est fâchée et a voulu crever leurs toiles. Le privilège des artistes de tempérament est d'ameuter et de passionner leur époque. Ce qu'il y a de certain c'est qu'il sortira forcément quelque chose  du mouvement que déterminent aujourd'hui les peintres impressionnistes. Avant quelques années on verra leur influence se produire sur les Salons officiels eux-mêmes. L'avenir de notre école est là. Le branle est donné, les maîtres n'ont plus qu'à réaliser la note nouvelle.
            La preuve que les peintres impressionnistes déterminent un mouvement c'est que le public tout en riant va voir en foule leur exposition. On y compte par jour plus de cinq cents visiteurs. C'est un succès pour qui connaît les choses. Non seulement les frais de l'exposition seront couverts, mais il y aura peut-être des bénéfices. Bon courage et bon succès aux peintres impressionnistes !


Caillebotte
                                                             Émile Zola



                                                                M. Manet

                                                                                                                 Mai 1866

            Si nous aimons à rire en France, nous avons à l'occasion une exquise courtoisie et un tact parfait. Nous respectons les persécutés, nous défendons de toute notre puissance la cause des hommes qui luttent seuls contre une foule.                                                                
            Je viens aujourd'hui tendre une main sympathique à l'artiste qu'un groupe de ses confrères a mis à la porte du Salon. Si je n'avais pour le louer sans réserve la grande admiration que fait naître en moi son talent, j'aurais encore la position qu'on lui a créée de paria, de peintre impopulaire et grotesque.
            Avant de parler de ceux que tout le monde peut voir, de ceux qui étalent leur médiocrité en pleine lumière, je me fais un devoir de consacrer la plus large possible à celui dont on a volontairement écarté les oeuvres et que l'on n'a pas jugé digne de figurer parmi quinze cents à deux mille impuissants qui ont été reçus à bras ouverts.
            Et je lui dis : " Consolez-vous. On vous a mis à part et vous méritez de vivre à part. Vous ne pensez pas comme toutes ces gens-là, vous peignez selon votre coeur et selon votre chair, vous êtes une personnalité qui s'affirme carrément. Vos toiles sont mal à l'aise parmi les niaiseries et les sentimentalités du temps. Restez dans votre atelier. C'est là que je vais vous chercher et vous admirer. "

            Je m'expliquerai le plus nettement possible sur M. Manet. Je ne veux point qu'il y ait de malentendu entre le public et moi. Je n'admettrai pas et je n'admettrai jamais qu'un jury ait eu le pouvoir de défendre à la foule la vue d'une des individualités les plus vivantes de notre époque. Comme mes sympathies sont en dehors du Salon je n'y entrerai que lorsque j'aurai contenté ailleurs mes besoins d'admiration.
            Il paraît que je suis le premier à louer sans restriction M. Manet. C'est que je me soucie peu de toutes ces peintures de boudoir, de ces images coloriées, de ces misérables toiles où je ne trouve rien de vivant. J'ai déjà déclaré que le tempérament seul m'intéressait.
            On m'aborde dans les rues et on me dit :
            - Ce n'est pas sérieux, n'est-ce pas  ? Vous débutez à peine, vous voulez couper la queue de votre chien. Mais, puisqu'on ne vous voit pas, rions un peu ensemble du haut comique du Dîner sur l'herbe, de l'Olympia, du Joueur de fifre.
            Ainsi nous en sommes à ce point en art, nous n'avons plus même la liberté de nos admirations. Voilà que je passe pour un garçon qui se ment à lui-même par calcul. Et mon crime est de vouloir enfin dire la vérité sur un artiste qu'on feint de ne pas comprendre et qu'on chasse comme un lépreux du petit monde des peintres.
            L'opinion de la majorité sur M. Manet est celle-ci : - M. Manet est un jeune rapin qui s'enferme pour fumer et boire avec des galopins de son âge. Alors, lorsqu'on a vidé des tonnes de bière, le rapin décide qu'il va peindre des caricatures et les exposer pour que la foule se moque de lui et retienne son nom. Il se met à l'oeuvre, il fait des choses inouïes, il se tient lui-même les côtes devant son tableau, il ne rêve que de se moquer du public et de se faire une réputation d'homme grotesque... -
            Bonnes gens !
            Je puis placer ici une anecdote qui rend admirablement le sentiment de la foule. Un jour, M. Manet et un littérateur très connu étaient assis devant un café des boulevards. Arrive un journaliste auquel le littérateur présente le jeune maître :
            - M. Manet, dit-il. Le journaliste se hausse sur ses pieds, cherche à droite, cherche à gauche, puis il finit par apercevoir devant lui l'artiste, modestement assis et tenant une toute petite place. Ah ! Pardon, s'écrie-t-il, je vous croyais colossal et je cherchais partout un visage grimaçant et patibulaire.
            Voilà tout le public.                                                                  
            Les artistes eux-mêmes, les confrères, ceux qui devraient voir clair dans la question, n'osent se décider. Les uns, je parle des sots, rient sans regarder, font des gorges chaudes sur ces toiles fortes et convaincues. Les autres parlent de talent incomplet, de brutalités voulues, de violences systématiques. En somme, ils laissent plaisanter le public sans songer seulement à lui dire :
            - Ne riez pas si fort, vous ne voulez passer pour des imbéciles. Il n'y a pas le plus petit mot pour rire dans tout ceci. Il n'y a qu'un artiste sincère, qui obéit à sa nature, qui cherche le vrai avec fièvre, qui se donne entier et qui n'a aucune de nos lâchetés.
            Puisque personne ne dit cela, je vais le dire, moi, je vais le crier. Je suis tellement certain que M. Manet sera un des maîtres de demain que je croirais conclure une bonne affaire, si j'avais de la fortune, en achetant aujourd'hui toutes ses toiles. Dans cinquante ans elles se vendront quinze et vingt fois plus cher, et c'est alors que certains tableaux de quarante mille francs ne vaudront pas quarante francs.
            Il ne faut pourtant pas avoir beaucoup d'intelligence pour prophétiser de pareils événements.
            On a d'un côté des succès de mode, des succès de salons et de coteries, on a des artistes qui se créent une petite spécialité, qui exploitent un des goûts passagers du public, on a des messieurs rêveurs et élégants qui, du bout de leurs pinceaux, peignent des images mauvais teint que quelques gouttes de pluie effaceraient.
            D'un autre côté, au contraire, on a un homme s'attaquant directement à la nature, ayant remis en question l'art entier, cherchant à créer de lui-même et à ne rien cacher de sa personnalité. Est-ce que vous croyez que des tableaux peints d'une main puissante et convaincue ne sont pas plus solides que de ridicules gravures d'Epinal ?
            Nous irons rire, si vous le voulez, devant les gens qui se moquent d'eux-mêmes et du public en exposant sans honte des toiles qui ont perdu leur valeur première depuis qu'elles sont barbouillées de jaune et de rouge. Si la foule avait reçue une forte éducation artistique, si elle savait admirer seulement les talents individuels et nouveaux, je vous assure que le Salon serait un lieu de réjouissance publique, car les visiteurs ne pourraient parcourir deux salles sans se rendre malades de gaieté. Ce qu'il y a de prodigieusement comique à l'Exposition ce sont toutes ces oeuvres banales et impudentes qui s'étalent montrant leur misère et leur sottise.
            Pour un observateur désintéressé c'était un spectacle navrant que ces attroupements bêtes devant les toiles de M. Manet. J'ai entendu là bien des platitudes. Je me disait : " Serons-nous donc toujours si enfants et nous croirons-nous donc toujours obligés de tenir boutique d'esprit ? Voilà des individus qui rient, la bouche ouverte, sans savoir pourquoi, parce qu'ils sont blessés dans leurs habitudes et dans leurs croyances. Ils trouvent cela drôle et ils rient. Ils rient comme un bossu rirait d'un autre homme, parce que cet homme n'aurait pas de bosse. "

            Je ne suis allé qu'une fois dans l'atelier de M. Manet. L'artiste est de taille moyenne, plutôt petite que grande, blond de cheveux et de visage légèrement coloré. Il paraît avoir une trentaine d'années, l'oeil vif et intelligent, la bouche mobile un peu railleuse par instants, la face entière irrégulière et expressive a je ne sais quelle expression de finesse et d'énergie. Au demeurant l'homme, dans ses gestes et dans sa voix, a la plus grande modestie et la plus grande douceur.
            Celui que la foule traite de rapin gouailleur vit retiré en famille. Il est marié et a l'existence réglée d'un bourgeois. Il travaille d'ailleurs avec acharnement, cherchant toujours, étudiant la nature, s'interrogeant et marchant dans sa voie.                                                          
            Nous avons causé ensemble de l'attitude du public à son égard. Il n'en plaisante pas mais il n'en paraît pas non plus découragé. Il a foi en lui, il laisse passer tranquillement sur sa tête la tempête des rires, certain que les applaudissements viendront.
            J'étais en face d'un lutteur convaincu, en face d'un homme impopulaire qui ne tremblait pas devant le public, qui ne cherchait pas à apprivoiser la bête mais qui s'essayait plutôt à la dompter, à lui imposer son tempérament.
            C'est dans cet atelier que j'ai compris complètement M. Manet. Je l'avais aimé d'instinct. Dès lors j'ai pénétré son talent, ce talent que je vais tâcher d'analyser. Au Salon ses toile criaient sous la lumière crue, au milieu des images à un sou qu'on avait collées au mur autour d'elles. Je les voyais enfin à part ainsi que tout tableau doit être vu, dans le lieu même où elles avaient été peintes.
            Le talent de M. Manet est fait de simplicité et de justesse. Sans doute, devant la nature incroyable de certains de ses confrères, il se sera décidé à interroger la réalité seul à seule. Il aura refusé toute la science acquise, toute l'expérience ancienne, il aura voulu prendre l'art au commencement, c'est-à-dire à l'observation exacte des objets.

            Il s'est donc mis courageusement en face d'un sujet, il a vu ce sujet par larges taches, par oppositions vigoureuses, et il a peint chaque chose telle qu'il la voyait. Qui ose parler ici de calcul mesquin, qui ose accuser un artiste consciencieux de se moquer de l'art et de lui-même ? Il faudrait punir les railleurs car ils insultent un homme qui sera une de nos gloires, et ils l'insultent misérablement, riant de lui qui ne daigne même pas rire d'eux. Je vous assure que vos grimaces et que vos ricanements l'inquiètent peu.

            J'ai revu Le Dîner sur l'herbe, ce chef-d'oeuvre exposé au Salon des Refusés et je défie nos peintres en vogue de nous donner un horizon plus large et plus empli d'air et de lumière. Oui, vous riez encore parce que les ciels violets de M. Nazon vous ont gâtés. Il y a ici une nature bien bâtie qui doit vous déplaire. Puis nous n'avons ni la Cléopâtre en plâtre de M. Gérome, ni les jolies personnes roses et blanches de M. Dubufe. Nous ne trouvons malheureusement là que des personnages de tous les jours qui ont le tort d'avoir des muscles et des os, comme tout le monde. Je comprends votre désappointement et votre gaieté en face de cette toile. Il aurait fallu chatouiller votre regard avec des images de boîtes à gants.
            J'ai revu également l'Olympia qui a le défaut grave de ressembler à beaucoup de demoiselles que vous connaissez. Puis, n'est-ce pas ? quelle étrange manie que de peindre autrement que  les autres ! Si au moins M. Manet avait emprunté la houppe à poudre de riz de M. Cabanel et s'il avait un peu fardé les joues et les seins d'Olympia, la jeune fille aurait été présentable. Il y a là aussi un chat qui a bien amusé le public. Il est vrai que ce chat est d'un haut comique, n'est-ce pas ? et qu'il faut être insensé pour avoir mis un chat dans ce tableau. Un chat, vous imaginez-vous cela... Un chat noir, qui plus est. C'est très drôle... O mes pauvres concitoyens, avouez que vous avez l'esprit facile. Le chat légendaire d'Olympia est un indice certain du but que vous vous proposez en vous rendant au Salon.Vous allez y chercher des chats, avouez-le, et vous n'avez pas perdu votre journée lorsque vous trouvez un chat noir qui vous égaye.
            Mais l'oeuvre que je préfère est certainement Le joueur de fifre, toile refusée cette année. Sur un fond gris et lumineux se détache le jeune musicien, en petite tenue, pantalon rouge et bonnet de police. Il souffle dans son instrument se présentant de face. J'ai dit plus haut que le talent de M. Manet était fait de justesse et de simplicité, me souvenant surtout de l'impression que m'a laissée cette toile. Je ne crois pas qu'il soit possible d'obtenir un effet plus puissant avec des moyens moins compliqués.
            Le tempérament de M. Manet est un tempérament sec, emportant le morceau. Il arrête vivement ses figures. Il ne recule pas devant les brusqueries de la nature, il rend dans leur vigueur les différents objets se détachant les uns sur les autres. Tout son être le porte à voir par tâches, par morceaux simples et énergiques. On peut dire de lui qu'il se contente de chercher des tons justes et de les juxtaposer ensuite sur une toile. Il arrive que la toile se couvre ainsi d'une peinture solide et forte. Je retrouve dans le tableau un homme qui a la curiosité du vrai et qui tire de lui un monde vivant d'une vie particulière et puissante.
            Vous savez quel effet produisent les toiles de M. Manet au Salon. Elles crèvent le mur, tout simplement. Tout autour d'elles s'étalent les douceurs des confiseurs artistiques à la mode, les arbres en sucre candi et les maisons en croûte de pâté, les bonshommes en pain d'épices et les bonnes femmes faites de crème à la vanille. La boutique de bonbons devient plus rose et plus douce et les toiles vivantes de l'artiste semblent prendre une certaine amertume au milieu de ce fleuve de lait. Aussi faut-il voir les grimaces des grands enfants qui passent dans la salle. Jamais vous ne leur ferez avaler deux sous de véritable chair ayant la réalité de la vie. Mais ils se gorgent comme des malheureux de toutes les sucrettes écoeurantes qu'on leur sert.
             Ne regardez plus les tableaux voisins. Regardez les personnes vivantes qui sont dans la salle. Étudiez les oppositions de leurs corps sur le parquet et sur les murs. Puis regardez les toiles de M. Manet, vous verrez que là est la vérité et la puissance. Regardez maintenant les autres toiles, celles qui sourient bêtement autour de vous : vous éclatez de rire, n'est-ce pas ?
            La place de M. Manet est marquée au Louvre, comme celle de Courbet, comme celle de tout artiste d'un tempérament original et fort. D'ailleurs il n'y a pas la moindre ressemblance entre Courbet et M. Manet, et ces artistes, s'ils sont logiques, doivent se nier l'un l'autre. C'est justement parce qu'ils n'ont rien de semblable qu'ils peuvent vivre chacun d'une vie particulière.
            Je n'ai pas de parallèle à établir entre eux, j'obéis à ma façon de voir en ne mesurant pas les artistes d'après un idéal absolu et en n'acceptant que les individualités uniques, celles qui s'affirment dans la vérité et dans la puissance.
            Je connais la réponse : " Vous prenez l'étrangeté pour l'originalité, vous admettez donc qu'il suffit de faire autrement que les autres pour faire bien. " Allez dans l'atelier de M. Manet, messieurs, puis revenez dans le vôtre et tâchez de faire ce qu'il fait, amusez-vous à imiter ce peintre qui, selon vous, a pris en fermage l'hilarité publique. Vous verrez alors qu'il n'est pas si facile de faire rire le monde.
            J'ai tâché de rendre à M. Manet la place qui lui appartient, une des premières. On rira peut-être du panégyrique comme on a ri du peintre. Un jour, nous serons vengé tous deux. Il y a une vérité éternelle qui me soutient en critique : c'est que les tempéraments seuls vivent et dominent les âges. Il est impossible, impossible, entendez-vous, que M. Manet n'ait pas son jour de triomphe, et qu'il n'écrase pas les médiocrités timides qui l'entourent.
            Ceux qui doivent trembler ce sont les faiseurs, les hommes qui ont volé un semblant d'originalité aux maîtres du passé. Ce sont ceux qui calligraphient des arbres et des personnages, qui ne savent ni ce qu'ils sont ni ce que sont ceux dont ils rient. Ceux-là seront les morts de demain. Il y en a qui sont morts depuis dix ans lorsqu'on les enterre et qui se survivent en criant qu'on offense la dignité de l'art si l'on introduit une toile vivante dans cette grande fosse commune du Salon


                                                                                         Émile Zola