lundi 15 avril 2019

Monsieur Léonida aux prises avec la Réaction Ion Luca Caragiale ( Théâtre Roumanie )

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                                       Monsieur Léonida aux prises avec la Réaction

          Personnages

          Léonida, retraité, 60 ans
          Efimitza, son épouse, 56 ans
          Safta, la bonne

                    Bucarest, chez Léonida
            Décor
   
            Une modeste chambre dans un faubourg de Bucarest. Au fond, à droite, une porte.
            A gauche, une fenêtre. Deux lits jumeaux de chaque côte. Au milieu, une table, des chaises de paille. Sur la table une lampe à pétrole allumée recouverte d'un abat-jour brodé.
            A gauche, au premier plan, un poêle, la porte ouverte, quelques lisons crépitent.
            Monsieur Léonida en robe de chambre, pantoufles et bonnet de nuit.
            Efimitza en camisole et jupon de flanelle rouge, un fichu de batiste rouge enserre ses cheveux. Ils sont assis de part et d'autre de la table et causent.


                                                                  Scène 1


            Léonida - Et alors, comme je te le disais, un beau matin, dès mon réveil c'est la première chose que je fais, tu me connais... je prends " l'Aurore démocratique ", histoire de voir un peu ce qui se passe dans le pays. Je l'ouvre... Et qu'est-ce que je lis ? Tiens, je m'en souviens comme si c'était aujourd'hui : " 11/23 février... La tyrannie a été renversée ! Et vive la République ! "
            Efimitza - En voilà bien d'une !
            Léonida - Feue madame Léonida, ma première épouse, ne s'était pas encore levée, je saute du lit, et je lui crie : " Debout la Bourgeoise, et réjouis-toi comme il convient à une fille du peuple. Debout, c'est la liberté ! "
            Efimitza, approuve - Oui, et alors ?
            Léonida - A ce mot de liberté, la défunte saute elle aussi du lit... Car, pour une républicaine, c'en était une ! Je lui dis : " Fais-toi belle, m'amie, et allons voir la révolution. " Nous mettons nos habits du dimanche et nous filons dare-dare jusqu'à la Place du Théâtre... ( solennel ) Eh bien,quand j'ai vu ça... tu sais comme je suis, je ne m'emballe pas facilement...
            Efimitza - Je te crois, ce n'est pas ton genre. Un homme comme toi, mon coco, c'est plutôt rare.
            Léonida - Tu diras peut-être que c'est parce que, comme qui dirait, je suis républicain que je suis du côté de la nation...
            Efimitza - Comme de juste !...
            Léonida - Mais moi, quand j'ai vu ça, je me suis dit à mon tour : " Dieu nous préserve de la colère du peuple !... Quel spectacle, messieurs ! Des drapeaux, des fanfares, des cris, un vacarme de tous les diables, et du monde, du monde... à vous donner le vertige, je ne te dis que ça.
            Efimitza - Heureusement que je n'étais pas à Bucarest à ce moment-là ! Nerveuse comme je suis, qui sait !?.... Dieu garde !... ce qui pouvait encore m'arriver.
            Léonida - Ne dis pas ça, ça valait la peine d'être vu. ( Sur un autre ton ) Et, dis voir, combien de temps penses-tu qu'elle ait fait rage, cette révolution ?
            Efimitza - Jusqu'au soir.                                                               
Giuseppe GARIBALDI            Léonida ( souriant à tant de naïveté, puis grave ) - Trois longues semaines, monsieur !
            Efimitza ( ébahie ) - C'est incroyable !
            Léonida - Alors, tu te figures, toi, que ça a été une petite bagatelle de rien du tout ? Imagine un peu : pour que Galibardi ( sic ) en personne, de là où il se trouve, ai tout de suite écrit une lettre à la nation roumaine...
            Efimitza ( avec intérêt ) - Pas possible !
            Léonida - Tiens donc !
            Efimitza - Comment ça ?
            Léonida - Tu comprends, ça lui a plu, à cet homme, notre façon de mener rondement l'affaire, question d'offrir un exemple à l'Europe. Et il s'est tenu pour obligé, puisqu'il est dans la politique, de nous adresser ses félicitations.
            Efimitza ( curieuse ) - Et qu'est-ce qu'il disait dans la lettre ?
            Léonida  ( important ) - Quatre mots, pas plus, mais tapés, je ne te dis que ça. Tiens, je me les rappelle comme si c'était aujourd'hui : " Bravo nation ! Mes compliments ! Vive la République ! Vivent les Principautés Unies ! " Et, au-dessous, sa propre signature autographe : Galibardi.
            Efimitza ( satisfaite ) - Pour lors, si c'est comme ça, il a joliment bien parlé, cet homme !
            Léonida - Hé, hé ! Galibardi c'est quelqu'un, il n'y en a pas deux comme lui. ( Avec fierté et conviction ) La gent latine, mon vieux, c'est tout dire. C'est pas pour rien qu'il a mis la panique parmi tous les empereurs, sans compter le Pape de Rome.
            Efimitza ( étonnée ) - Le Pape de Rome ? C'est-y Dieu possible !...
            Léonida - Comme je te le dis ! Et ce qu'il a pu lui laver la tête ! Ça l'a assis, l'autre. Alors qu'est-ce qu'il s'est dit le jésuite, pas bête d'ailleurs, quand il a vu qu'il n'en viendrait pas à bout :
" Eh, mon ami, cette fois c'est sérieux. Avec ce gaillard-là, à ce que je vois, ça n'ira pas tout seul. La meilleure politique, à mon avis, c'est de me mettre bien avec lui et d'en faire mon compère. " Et de fil en aiguille, tu me passes la rhubarbe, je te passe le séné, voilà notre Baribardi parrain d'un gosse du Pape.
            Efimitza ( fine ) - Le vieux avait trouvé son maître !
            Léonida - Parbleu !... Maintenant dis-moi combien d'hommes crois-tu qu'il ait, à ton idée, ce Galibardi ?
            Efimitza - Des tas et des tas.
            Léonida - Mille, monsieur, rien que mille.
            Efimitza - Je n'en reviens pas. Alors, à t'en croire, rien qu'avec mille hommes ?...
            Léonida ( l'interrompant ) - Parfaitement. Mais demande-moi un peu quelle espèce d'homme c'est.
            Efimitza - La crème, quoi !
            Léonida - Et du premier choix. Triés sur le volet, on ne fait pas mieux. Ils tireraient sur le bon Dieu. Des volontaires, c'est tout dire ! Aujourd'hui ici, demain en Chine... Rien à perdre, tout à gagner.
            Efimitza - Ah ! Bon ! Tu m'en diras tant...
            Léonida - Et tous lui obéissent comme à Dieu le Père. Pour l'amour de lui, ils sont capables de rester trois jours sans boire ni manger, s'ils n'ont pas de vivres.
            Efimitza - Que me chantes-tu là, ma chère ?
            Léonida - C'est comme je te le dis, et il en fait bien d'autres, des choses formidables.
            Efimitza - Bravo !
                              ( Ils bâillent )
            Léonida - Il doit être tard, m'amie. On va se coucher ?
            Efimitza ( se lève et regarde la pendule ) - Il est minuit passé, mon coco.
            Léonida ( se lève à son tour et se dirige vers le lit de gauche ) - Comme le temps passe vite, quand on cause...
            Efimitza ( tout en bordant son lit ) - Je te crois. Tu as une' façon de dire les choses qu'on ne se lasserait jamais de t'écouter. Des hommes comme toi, mon coco, c'est plutôt rare.
            Léonida ( se couche et tire les couvertures ) - M'amie, as-tu dit à la bonne de venir plus tôt demain pour faire le feu ?
            Efimitza ( Éteint la lampe ) - Oui. ( elle fait un signe de croix et se couche dans le lit de droite. La pièce n'est éclairée que par les tisons. )
            Léonida ( se tourne et se retourne dans le lit pour trouver une place douillette et, avec un soupir de satisfaction ) - Ah ! enfin...
Résultat de recherche d'images pour "peinture tableau rouge"            ( Un temps pendant lequel chacun s'installe de son mieux ).
            Efimitza ( d'une voix amortie par les couvertures ) - Alors, c'est comme ça qu'il est ton Galibardi, hein ?
            Léonida ( même jeu ) - Comme ça, ma parole... Ah ! donne-moi encore un type comme lui et d'ici demain soir, je n'en demande pas davantage, je t'en flanquerai une, moi, de ces républiques !
( avec regret ) Héla, on n'en fait plus, des hommes comme lui. Je sais bien ce que tu vas me dire : qu'on n'a pas fait le monde en un jour et que tout vient à point pour qui sait attendre ( avec force ) Mais enfin, tout de même, la patience a des bornes ! ça ne peut pas continuer comme ça, mon vieux ! Il en a soupé le peuple, de la tyrannie. C'est la république qu'il lui faut !
            Efimitza -Tu crois, mon coco, après tout ! Moi, j'ai pas beaucoup de tête... une femme... pardon si je te demande une chose : en somme, qu'est-ce qu'on y gagnerait à l'avoir, cette république?
            Léonida ( surpris par la question ) - Pour le coup, elle est bien bonne ! Comment, ce qu'on y gagnerait ? Comme on dit : belle tête, mais de cervelle point. Allons, donne-toi la peine de réfléchir un peu. Laisse-moi t'expliquer : primo, et en premier lieu, en république, personne ne paye plus d'impôts.
            Efimitza - Non, vrai ?
            Léonida - Tout ce qu'il y a de plus vrai. Secundo, tout citoyen reçoit chaque mois un bon salaire et, qui plus est, le même pour tous.
            Efimitza - Ta parole ?
            Léonida - Ma parole ! Ainsi, moi, par exemple...
            Efimitza - En dehors de la retraite ?
            Léonida - Cela va de soi ! La retraite ça n'a rien à voir. J'y ai droit en vertu de l'ancienne loi. Spécialement en république, tu sais, le droit, c'est sacré : la République, c'est la garantie de tous les droits.
            Efimitza ( approuve pleinement ) - Alors, rien à dire.
            Léonida - Et tertio, semble avoir également fait la loi du moratoire ...
            Efimitza - Qu'est-ce que c'est encore que cette histoire-là ?
            Léonida - Ça veut dire comme quoi on n'a plus le droit de payer ses dettes.
            Efimitza ( émerveillée elle se signe ) - Sainte Vierge ! mais qu'est-ce qu'on attend, alors, pour la faire cette république ?
            Léonida - Hé, hé ! tu te figures que les réactionnaires vont te laisser faire ! Ça ne fait pas leur compte, forcément, que personne ne paye plus d'impôts. Je comprends ça : du coup, adieu les beaux traitements qu'ils ramassent à la pelle.
            Efimitza - C'est vrai... mais... ( après avoir réfléchi plus profondément ) il y a une chose que je ne comprends pas.
            Léonida - Quoi donc ?
Résultat de recherche d'images pour "peinture tableau rouge"            Efimitza - Si personne ne paye plus d'impôts, ma chère, d'où est-ce qu'on prendra l'argent pour les salaires des citoyens ?
            Léonida ( il résiste au sommeil ) - C'est l'affaire de l'Etat, mon vieux. Il est là pour ça, non ? C'est son devoir à lui d'avoir soin que les citoyens reçoivent leurs salaires à temps...
            Efimitza ( éclairée ) - En effet ! Vois-tu, ça ne me serait pas venu à l'idée. ( Après avoir réfléchi un moment ) - Ah ! ce serait la belle vie ! Dieu veuille qu'on la voie un jour, cette République. ( Léonida commence à ronfler ) Tu dors, mon coco ?... ( Léonida ronfle de plus belle ) Il s'est endormi.


                                                                      Scène II


            Madame Efimitza se tourne sur le côté et s'endort aussi. Une heure du matin sonne lentement dans le voisinage : quatre coups pour les quarts, puis un autre, plus grave, pour marquer l'heure. A l'orchestre, trémolo mysterioso. Un autre moment de silence, puis on entend au loin deux, trois détonations suivis de cris sourds suivis d'autres détonations et des cris plus distincts cette fois. Le jeu se répète.

            Efimitza ( se réveille et se dresse sur son séant, regarde avec inquiétude du côté de la porte et s'écrie, affolée ). - Qui est là ? ( Un temps et elle saute du lit, va vite à la porte et s'assure qu'elle est bien verrouillée, elle en fait autant avec la fenêtre et regagne son lit un peu moins inquiète, en se signant ). Qui sait ce que j'ai bien pu rêver. ( Elle se recouche et s'assoupit. A l'orchestre, trémolo. Un temps, salve de détonations, cris redoublés. Efimitza bondit de son lit ). Qui est là ? ( un temps, elle va, tremblante, à la table, à tâtons elle cherche les allumettes et allume la lampe. Très agitée elle vérifie à nouveau si la porte est bien fermée puis, sur la pointe des pieds, elle va à l'armoire, donne rapidement un tour de clé, comme si elle avait surpris quelqu'un caché. Puis, le coeur battant, elle tend l'oreille à ce qui se passe à l'intérieur, elle regarde ensuite sous les lits, dans tous les coins, éteint la lampe, se signe et se remet au lit ). Qu'est-ce que ça peut bien être ? ( Soudain on entend une nouvelle salve et des cris prolongés. Madame Efimitza est aussitôt debout et écoute pétrifiée ). Léonida ! ( Le bruit se répète ) Léonida ! ! ( Un temps. Le bruit reprend plus fort. Exaspérée Efimitza heurte une chaise, trébuche et s'effondre sur le lit de Léonida ) Léonida ! !


                                                                      Scène III


            Léonida ( s'éveillant effrayé ) - Hein ? Qu'est-ce qui se passe ?
            Efimitza - Lève-toi, Léonida ! Il y a le feu !
            Léonida ( effrayé ) - Le feu ? Où ça ?u
            Efimitza - On se bat dans les rues !
            Léonida - Penses-tu ! En voilà une histoire ! Tu ne sais pas ce que tu dis, mon vieux !
            Efimitza - Une bataille en règle, ma chère : au pistolet, au fusil, au canon, Léonida ! des cris, des hurlements. C'est terrible. Ça ma réveillée en sursaut.
            Léonida ( essayant de la rassurer ) - Ce n'est rien, m'amie ! tu sais bien comme tu es nerveuse, ça vient de ce qu'on a parlé politique toute la soirée. Tu te seras couchée sur le dos et Dieu sait ce que tu as rêvé !
            Efimitza ( perdant patience ) - Léonida, suis-je éveillée ou non ?
            Léonida - Tiens, tu dois bien le savoir, m'amie !
            Efimitza ( vexée ) - Bravo, mon coco ! J'aurais jamais cru ça de toi ! Te faire pareilles idées sur mon compte, je ne te savais pas comme ça. Ça me fait de la peine... Apprenez, Monsieur Léonida, que je suis une personne bien éveillée... j'ai parfaitement entendu comme tu m'entends et comme je t'entends. C'est la révolution ! on se bat !
            Léonida - Tout doux, tout doux, m'amie, ne t'importe pas comme ça. Voyons, depuis que tu m'as réveillé, moi, as-tu encore entendu quelque chose ?
            Efimitza - Non.
            onida- Tu vois bien ! Comment expliques-tu ça ? Dis voir un peu... 
            Efimitza ( moins sûre d'elle ) - Euh !... Est-ce que je sais moi !
            Léonida - Tu vois bien ! Une supposition : admettons que tu aies raison, voyons ce que tu vas encore dire. Mettons que ce soit la révolution... mais tu ne sais donc pas qu'il est défendu de tirer dans les rues ? Ordre de la police...                                                                                    pinterest.fr
Image associée            Efimitza ( à moitié convaincue ) - Ma foi... mon coco, il faut bien que je dise comme toi. Tu as une telle façon de prouver aux gens que deux et deux font quatre, qu'on ne trouve plus rien à redire.( Elle réfléchit, reprise par le doute ) Et pourtant, ma chère, j'ai entendu. J'ai en-ten-du ! Qu'est-ce que j'aurais pu entendre s'il n'y avait rien eu ?
            Léonida Ah ! mon vieux, ce que j'ai pu en lire de ces histoires, plus que je n'ai de cheveux sur la tête ! Faut pas plaisanter avec l'homme ! Ça arrive !... ( d'un ton doctoral ) Et comment ça ? me diras-tu... Eh bien !... Un homme, par exemple, pour je ne sais quoi, ou pour quelque chose, comme il est nerveux et par pure bizarrerie, il se met une idée en tête. Bon ! Ça devient une idée fixe, alors la fantasmagorie le travaille, et de la fantasmagorie il tombe dans l'hypocondrie. Ensuite, forcément, il voit bouger même le vide.
            Efimitza - Quelle histoire, ma chère ! ( ébaubie ) Peut-être as-tu raison !
            Léonida - Tiens, par exemple, dans ton cas ce n'est qu'une hypocondrie passagère, ça s'arrangera... Allons nous coucher. Bonne nuit, m'amie.
             Efimitza - Bonne nuit. ( A demi rassurée, elle souffle la lampe et se met au lit ).
             Léonida ( après un moment ) - Ne te couche plus sur le dos, m'amie, tu ferais encore de mauvais rêves.
            ( Efimitza se tourne sur le côté. Nuit dans la chambre, trémolo à l'orchestre, un temps, puis soudain, au loin, des cris et des détonations ).


                                                                 Scène IV


            Efimitza - Tu as entendu ? 
            Léonida - Tu as entendu ?
            ( Tous deux effrayés, se dressent en même temps. Le bruit se rapproche ).
            Efimitza ( sautant du lit ) - Alors, c'était une idée fixe, Léonida ?
            Léonida ( épouvanté ) - Allume la lampe... ( il saute aussi du lit, le bruit se rapproche encore)
            Efimitza ( allume la lampe ) - C'était de la fantasmagorie, mon coco ?
            Léonida ( tout tremblant ) - Ce n'est pas normal tout cela, m'amie ! ( Le bruit devient de plus en plus fort ).
            Efimitza - C'était de l'hypocondrie, ma chère ? ( Le vacarme ne cesse d'augmenter ).
            Léonida - Un grand danger nous menace, monsieur ! Qu'est-ce que ça peut bien être ?
            Efimitza - Qu'est-ce que ça peut bien être ? Tu ne le vois donc pas ? C'est la révolution, on se bat dans les rues, Léonida !
            Léonida ( s'énerve ) - Bon. La révolution, la révolution, je veux bien, moi. Mais ne t'ai-je pas dit que la police interdit les armes à feu en ville ? ( Le bruit ne cesse de grandir ).
            Efimitza ( tremblante ) - Interdit ou non, tu n'entends donc pas ?
            Léonida ( même jeu ) - J'entends. Mais ce n'est pas, ce ne peut pas être la révolution... Tant que les nôtres sont au pouvoir, qui pourrait s'amuser à faire la révolution ?
            Efimiza - Eh ! C'est bien ce que je te demande. ( Grand bruit dehors ). Tu entends ?                             Léonida - Où est mon journal ? ( nerveux ). Parce que si révolution il y a, ça doit y être aux dernières nouvelles. Où est-il donc ce journal ? ( Il va à la table, prend le journal, jette un coup d'oeil en troisième page et jette un cri ). Ah !
            - Eh bien ?
            Léonida ( éperdu ) - Ce n'est pas la révolution, monsieur, c'est la réaction. Tiens, écoute ( il lit d'une voix tremblante
            " La réaction montre à nouveau les dents. Tel un fantôme dans la nuit, elle se tient à l'affût et guette en aiguisant ses griffes le moment propice pour déchaîner ses passions  ... O Nation, sois en éveil ! " ( désolé ) Et nous qui dormions, mon vieux !
            Efimiza même jeu ) - A qui la faute, mon coco, si tu n'as pas lu le journal hier au soir !...
( bruit effroyable ).
            Léonida ( atterré ) - Et moi, tous les réactionnaires le savent bien que je suis républicain, que je suis pour la nation.
            Efimitza ( toute tremblante, se met à pleurer ) - Que faire, mon coco ?
            Léonida ( se dominant pour lui donner du courage ) - Du calme, m'amie, du calme... ( salves et cris très proches ).
            Efimitza - Allons, vite, donne-moi un coup de main !
            ( Ils arrachent les draps des lits, les étendent au milieu de la pièce, vident l'armoire, la commode et font deux gros baluchons, puis ils barricadent la porte avec les lits et les autres meubles)
            Léonida ( tout en travaillant ) - Nous allons à la gare, en passant par le parc de Cismigiu, et à l'aube nous prenons le train pour Ploesti... Une fois là je suis tranquille, Je suis chez moi. Tous des républicains, les braves ! ( Le bruit est à présent tout proche ).
            Efimitza ( épouvantée s'arrête ) - Mon coco !... mon coco ! Tu entends ? Les rebelles... Ils arrivent...
            Léonida ( même jeu ) - J'entends... ( Ils tremblent de plus belle ) et comme ils me voient d'un mauvais oeil, ils viennent tout droit ici pour démolir la maison.
            Efimitza ( Les jambes flageolantes et suffoquant ) - Ah ! ma chère, tais-toi, je vais me trouver mal.
            Léonida - Allons, vite, vite ! ( Le bruit est encore plus proche. Léonida tombe à genoux )
            Efimitza - Ma chère, je me meurs ! Les voilà dans notre rue...
            Léonida - Éteins la lampe !
            ( Efimitza souffle aussitôt la lampe. Le bruit est maintenant sous les fenêtres. Tous deux sont comme foudroyés. Une pause, du bruit, puis soudain des coups dans la porte ).
            Efimitza ( elle chuchote ) - Ils sont à la porte.
            Léonida ( même jeu ) - Je suis perdu !... Ne bouge pas ( Les coups se répètent, plus violents. Le bruit semble s'être éloigné ). Cachons-nous dans l'armoire.
            Efimitza - Laissons là tout cet attirail et sautons par la fenêtre.
            Léonida - Et s'ils sont déjà dans la cour ? ( Les coups à la porte reprennent de plus belle. Le bruit se perd peu à peu ).
            Une voix de femme ( du dehors ) - Ça alors, ils se moquent du monde !
            Efimitza ( se penche tout étonnée vers la porte ) - Hein ?
            Léonida ( la retient ) - Chut ! Ne bouge pas ! ( Violents coups de poing dans la porte. Le bruit s'éloigne de plus en plus ).
            La voix ( du dehors ) - Hé ! Grands Dieux ! ( criant ). Madame !
            Efimitza ( ébahie ) - C'est la bonne, Léonida, c'est Safta...
            ( On entend presque plus les cris et les coups de feu, qu'éloignés ).
            Léonida - Chut ! On dirait que les rebelles se sont éloignés.
            ( Coups exaspérés à la porte ).
            La voix ( du dehors ) - Ouvrez, Madame, que j'allume le feu ! ( Léonida et Efimitza écoutent, étonnés, ne savent plus que croire ). Bonté du Ciel ! Ce n'est pas normal tout ça : Il a dû leur arriver quelque chose.
            Efimitza - C'est Safta... ( Elle se dirige vers la porte ).
            Léonida ( la retient ) - N'ouvre pas ! Pour rien au monde !
            Efimitza ( perd patience et se dégage ) - Il faut ouvrir, ma chère, sinon la sotte va se mettre à brailler et ce sera bien pis... Les rebelles n'auront qu'à revenir. ( Coups de plus en plus violents à la porte ).
            Léonida ( se tient le coeur des deux mains, sur un ton de suprême résignation ) - Ouvre !
            Efimitza ( va à la porte sur la pointe des pieds et demande à mi-vois ) - Qui est là ?
            La voix ( du dehors ) - C'est moi, madame, Je suis venue allumer le feu.
            Efimitza ( hésite un instant puis, se décide, écarte les meubles qui barrent l'entrée, ouvre la porte et, d'une voix blanche ) - Allons, entre ! ( A l'intérieur il fait sombre. Efimitza arrête Safta sur le pas de la porte ).


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            Efimitza ( tout émue, mystérieusement ) - Que se passe-t-il dehors, Safta ?
            Safta ( est entrée, porte une brassée de bois ) - Ça va, madame. Que voulez-vous qu'il y ait ? Seulement j'ai pas pu fermer l'oeil : ils ont fait la bombe toute la nuit chez l'épicier du coin. Ça vient à peine de finir. Quelques-uns sont passés par ici tout à l'heure. Ils allaient tout de travers, même que Nae Ipingesco, l'adjoint au commissaire de police, était avec eux, saoul comme une bourrique. Il poussait des hurlements et tirait des coups de pistolet... des coutumes de goujat, quoi !
            Léonida ( abasourdi ) - Quelles coutumes ?
            Safta - Vous savez bien, ils ont fait la bringue hier soir, pour fêter le mardi gras.
            Efimitza ( rassérénée, retrouve son bagout et à Léonida ironiquement ) - C'était mardi gras, beau masque !
            Léonida ( ragaillardi ) - Tu vois bien ! ( Fier du triomphe de sa théorie ) C'est exactement ce que je te disais, mon vieux. Un homme, par exemple, pour je ne sais quoi ou pour quelque chose, comme il est nerveux et par pure bizarrerie, il se met une idée en tête. Ça devient une idée fixe... alors la fantasmagorie le travaille, et de la fantasmagorie il tombe dans l'hypocondrie... ( à sa femme ) tu as bien vu ?
            Efimitza ( espiègle ) - Dis-moi plutôt, il me semblait t'avoir entendu dire que la police défendait de tirer dans les rues ?
            Léonida ( avec assurance ) - Certainement. Mais, tu ne vois donc pas que cette fois c'était la police en personne...
            Efimitza - Ah ! mon coco, quelqu'un qui sache tout, comme toi, c'est plutôt rare ! ( elle allume la lampe ).
            ( Ils sont tous deux très gais. Safta demeure bouche bée en voyant le désordre de la chambre )


                                                         
                                                      Ion Luca Caragiale
                 
                                                           ( 1852 - 1912 )

            
              






         


jeudi 11 avril 2019

Le dernier livre Alphonse Daudet ( Nouvelle France )


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                                          Le dernier livre

            - Il est mort !.... me dit quelqu'un dans l'escalier.
            Depuis plusieurs jours déjà, je la sentais venir, la lugubre nouvelle. Je savais que d'un moment à l'autre j'allais la trouver à cette porte ; et pourtant elle me frappa comme quelque chose d'inattendu. Le coeur gros, les lèvres tremblantes, j'entrai dans cet humble logis d'homme de lettres où le cabinet de travail tenait la plus grande place, où l'étude despotique avait pris tout le bien-être, toute la clarté de la maison.                                                                                 
            Il était là couché sur un petit lit de fer très bas, et sa table chargée de papiers, sa grande écriture interrompue au milieu des pages, sa plume encore debout dans l'encrier disait combien la mort l'avait frappé subitement. Derrière le lit, une haute armoire de chêne, débordant de manuscrits, de paperasses, s'entrouvrait presque sur sa tête. Tout autour, des livres, rien que des livres : partout, sur des rayons, sur des chaises, sur le bureau, empilés par terre dans des coins, jusque sur le pied du lit. Quand il écrivait là, assis à sa table, cet encombrement, ce fouillis sans poussière pouvait plaire aux yeux : on y sentait la vie, l'entrain du travail. Mais dans cette chambre de mort, c'était lugubre. Tous ces pauvres livres, qui croulaient par piles, avaient l'air prêts à partir, à se perdre dans cette grande bibliothèque du hasard, éparse dans les ventes, sur les quais, les étalages, feuilletée par le vent et la flâne.
            Je venais de l'embrasser dans son lit, et j'étais debout à le regarder, tout saisi par le contact de ce front froid et lourd comme une pierre. Soudain la porte s'ouvrit. Un commis en librairie, chargé, essoufflé, entra joyeusement et poussa sur la table un paquet de livres, frais sortis de la presse.
            - Envoi de Bachelin, cria-t-il, puis, voyant le lit, il recula, ôta sa casquette et se retira discrètement.romantisme.                                                       slate.fr
            Il y avait quelque chose d'effroyablement ironique dans cet envoi du libraire Bachelin, retardé d'un mois, attendu par le malade avec tant d'impatience et reçu par le mort... Pauvre ami ! C'était son dernier livre, celui sur lequel il comptait le plus. Avec quel soin minutieux ses mains, déjà tremblantes de fièvre, avaient corrigé les épreuves ! quelle hâte il avait de tenir le premier exemplaire ! Dans les derniers jours, quand il ne parlait plus, ses yeux restaient fixés sur la porte ; et si les imprimeurs, les protes, les brocheurs, tout ce monde employé à l'oeuvre d'un seul, avaient pu voir ce regard d'angoisse et d'attente, les mains se seraient hâtées, les lettres se seraient bien vite mises en pages, les pages en volumes pour arriver à temps, c'est-à-dire un jour plus tôt, et donner au mourant
la joie de retrouver, toute fraîche dans le parfum du livre neuf et la netteté des caractères, cette pensée qu'il sentait déjà fuir et s'obscurcir en lui.
            Même en pleine vie, il y a là en effet pour l'écrivain un bonheur dont il ne se blase jamais. Ouvrir le premier exemplaire de son oeuvre, la voir fixée, comme en relief, et non plus dans cette grande ébullition du cerveau où elle est toujours un peu confuse, quelle sensation délicieuse ! Tout jeune, cela vous cause un éblouissement : les lettres miroitent, allongées de bleu, de jaune, comme si l'on avait du soleil plein la tête, Plus tard, à cette joie d'inventeur se mêle un peu de tristesse, le regret de n'avoir pas dit tout ce que l'on voulait dire. L'oeuvre que l'on portait en soi paraît toujours plus belle que celle qu'on a faite. Tant de choses se perdent dans ce voyage de la tête à la main ! A voir dans les profondeurs du rêve, l'idée du livre ressemble à ces jolies méduses de la Méditerranée qui passent dans la mer comme des nuances flottantes ; posées sur le sable, ce n'est plus qu'un peu d'eau, quelques gouttes décolorées que le vent sèche tout de suite.
            Hélas ! ni ces joies ni ces désillusions, le pauvre garçon n'avait rien eu, lui, de sa dernière oeuvre. C'était navrant à voir, cette tête inerte et lourde, endormie sur l'oreiller, et à côté ce livre tout neuf, qui allait paraître aux vitrines, se mêler aux bruits de la rue, à la vie de la journée, dont les passants liraient le titre machinalement, l'emporteraient dans leur mémoire, au fond de leurs yeux, avec le nom de l'auteur, ce même nom inscrit à la page triste des mairies, et si riant, si gai sur la couverture de couleur claire. Le problème de l'âme et du corps semblait tenir là tout entier, entre ce corps rigide qu'on allait ensevelir, oublier, et ce livre qui se détachait de lui, comme une âme visible, vivante, et peut-être immortelle...                                                         
            - Il m'en avait promis un exemplaire, dit tout bas près de moi une voix larmoyante. Je me retournai et j'aperçus, sous des lunettes d'or, un petit oeil vif et fureteur de ma connaissance et de la vôtre aussi, vous tous mes amis qui écrivez. C'était l'amateur de livres, celui qui vient, un volume  annoncé, sonner à votre porte deux petits coups timides et persistants qui lui ressemblent. Il entre, souriant, l'échine basse, frétille autour de vous, vous appelle " cher maître ", et ne s'en ira pas sans emporter votre dernier livre. Rien que le dernier ! Il a tous les autres, c'est celui-là seul qui lui manque. Et le moyen de refuser ? Il arrive si bien à l'heure, il sait si bien vous prendre au milieu de cette joie dont nous parlions, dans l'abandon des envois, des dédicaces. Ah ! le terrible petit homme que rien ne rebute, ni les portes sourdes, ni les accueils gelés, ni le vent, ni la pluie, ni les distances. Le matin, on le rencontre dans la rue de la Pompe, grattant au petit huis du patriarche de Passy ; le soir, il revient de Marly avec le nouveau drame de Sardou sous le bras. Et comme cela, toujours trottant, toujours en quête, il remplit sa vie sans rien faire, et sa bibliothèque sans payer.
            Certes, il fallait que la passion des livres fût bien forte chez cet homme pour l'amener ainsi jusqu'à ce lit de mort.
            - Eh ! prenez-le votre exemplaire, lui dis-je impatienté. Il ne le prit pas, il l'engloutit. Puis, une fois le volume bien approfondi dans sa poche, il resta sans bouger, sans parler, la tête penchée sur l'épaule, essuyant ses lunettes d'un air attendri... Qu'attendait-il ? qu'est-ce qui le retenait ? Peut-être un peu de honte, l'embarras de partir tout de suite, comme s'il n'était venu que pour cela ?
            Eh bien, non !  alalettre.com
daudet7.jpg (43447 bytes)            Sur la table, dans le papier d'emballage à moitié enlevé, il venait d'apercevoir quelques exemplaires d'amateur, la tranche épaisse, non rognés, avec de grandes marges, fleurons, culs-de-lampe ; et malgré son attitude recueillie, son regard, sa pensée, tout était là... Il en louchait, le malheureux !
            Ce que c'est pourtant que la manie d'observer ! Moi-même je m'étais laissé distraire de mon émotion, et je suivais, à travers mes larmes, cette petite comédie navrante qui se jouait au chevet du mort. Doucement, par petites secousses invisibles, l'amateur se rapprochait de la table. Sa main se posa comme par hasard sur un des volumes ; il le retourna, l'ouvrit, palpa le feuillet. A mesure son oeil s'allumait, le sang lui montait aux joues. La magie du livre opérait en lui... A la fin n'y tenant plus, il en prit un :
            - C'est pour M. de Sainte-Beuve, me dit-il à demi-voix, et dans sa fièvre, son  trouble, sa peur qu'on ne le lui reprît, peut-être aussi pour bien me convaincre que c'était pour M. de Sainte-Beuve, il ajouta très gravement avec un accent de componction intraduisible : - De l'Académie française !... et il disparut.


                                                                     Alphonse Daudet
                                                                                     Publié dans Le Soir le 21 Novembre 1871
                                                                 

vendredi 5 avril 2019

Harry et Franz Alexandre Najjar ( Roman France )


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                                               Harry et Franz

            Paris 1942. Rue du Cherche-Midi une prison. Sont internés des femmes, des hommes soupçonnés par la police allemande, entre autres, d'être juifs. Ce fut le cas de Harry Baur, l'un des comédiens, metteur en scène, le plus connu des années dites folles. Il a tourné dans des films muets, et plus tard dans des oeuvres devenues des classiques du cinéma d'avant la seconde guerre mondiale. Était-il juif ? Non, et l'auteur le démontre, soutenant la parole d'Harry Baur, certificats à l'appui fournis d'ailleurs aux autorités allemandes, Baur est catholique, alsacien. Il a, par ailleurs tourné pour le compte d'une société berlinoise, la Continental, comme quelques comédiens français. Torturé, amoindri, Harry Baur reçoit la visite de Franz Stock, abbé allemand. Il assiste les prisonniers conduits au Mont Valérien dans leurs derniers moments. Le retour rue Lhomond à la mission où il loge est difficile après avoir subi le choc de tous ces morts. L'abbé circule à bicyclette dans ce Paris occupé et porte une sacoche remplie de barres de chocolat qu'il distribue aux prisonniers de la Santé, du Cherche-Midi, et de divers objets qui aident à vivre, un peigne, une brosse à dents. Harry Baur demande au prêtre de tenter de trouver où sa femme se trouve, sans doute arrêtée elle aussi, et de les aider à retrouver la liberté, entre deux séances de torture. Dans le même temps, hasard ou non, une jeune fille emprunte sa bicyclette, la lui rapporte et travaillera à ses côtés. Elle le pousse à trouver contacts et renseignements nécessaires pour la libération des comédiens faussement accusés. L'histoire romancée est vraie. L'enquête a permis de retrouver d'où venait l'accusation, et en l'occurrence Harry Baur aurait dû se méfier de l'amitié, et par ailleurs, l'abbé Franz Stock mort jeune a été hospitalisé à l'hôpital Cochin, son procès en canonisation serait ouvert. L'histoire triste d'un épisode effrayant de la guerre, simplement racontée, à la première personne, sous la plume de l'auteur-Franz Stock, Né au Liban, Alexandre Najjar est l'auteur de nombreux ouvrages.

            

            

Claudine à l'école d'après Colette Lucie Dabiano ( Bande Dessinée France )


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                                             Claudine
                                                                 à l'école

            1900. Claudine adolescente vit en province. Elle est élevée par son père, homme bon mais irréaliste, tout à ses recherches, présence affectueuse pour Claudine, la gouvernante s'occupe d'elle depuis la mort de sa mère, est élève dans un collège, a des copines. Cette année une nouvelle professeur, Mlle Lanthenay découvre le collège qu'elle apprécie sauf un léger problème, sa chambre n'est pas prête, les travaux inachevés, elle devra donc partager la chambre de la directrice, Mlle Sergent. Claudine, frondeuse, répond : " Vous préféreriez, Mlle Claudine que je vous donne un devoir d'arithmétique ? - Non, je préfère m'amuser ". Mais Claudine attirée par Mlle Lanthenay lui demande de lui donner des leçons d'anglais. Proposition acceptée et leçons transformées en séances de bavardages. Les jours passent, Claudine et ses camarades applaudissent les premiers flocons et ricanent devant les déboires des deux hommes qui viennent régulièrement au collège pour des raisons professionnelles. Les jeunes filles sont lucides, critiques, piquantes. Elles ont perçu le changement dans les rapports entre Melle Sergent et Mlle Lanthenay qui d'ailleurs ne s'en cachent pas. Claudine est déçue, son anglais est passable, Mlle Sergent ironique, jalouse interdit la poursuite des cours. La mixité pas au goût de ses demoiselles, bien que le bâtiment des garçons soit en face de celui des filles. Pour corser cette année scolaire Mlle Lanthenay s'est fiancée avec l'un des deux visiteurs, malheureux évident lorsqu'il apprend n'être pas, enfin il y a une femme de plus dans leur couple, et Mlle Sergent tient sa place. Certaines jeunes filles sont délurées dans les actes, Claudine, la future Colette, plus sage, elle apprend que son père est nommé à Paris, elle va donc quitter ce collège à la fin de l'année. " Si ta mère était encore en vie tu ne serais jamais allée à l'école communale, sais-tu ?... Tu aurais eu une autre éducation dans une pension privée, parmi des jeunes filles de ton espèce... - De quel espèce ? - De l'espèce Magna bourgeoisica. " Auparavant une nouvelle élève est présentée à la classe, la petite soeur de Mlle Lanthenay. Claudine ironise lui présentant " Tu vois ce monsieur qui arbore en notre honneur des cravates enivrantes, c'est notre professeur de chant... " Un jour, au cours de dessin, les élèves interrompent une conversation privée entre Mlle Sergent et Mlle Lanthenay        " Mademoiselle je n'ai plus de fusain  puis la feuille que vous m'avez donnée a un défaut. - Oh ! vous avez fini toutes de nous ennuyer !!! - ......... qu'est-ce que tu fais ? - Du gougnigougna pour l'envoyer à la nouvelle..... " Ce mélange de fusain ainsi plaisamment nommé, les jeunes filles distraient les deux professeurs.
            Cette jolie bande dessinée, basée sur le livre signé Willy puis Colette Willy dont on connaît l'histoire, et dont Sido parle souvent dans ses Lettres à Colette, est un mélange de la vie de Sido et de Colette. Très agréable lecture de cette BD fournie, 115 pages, dessins piquants, simples, frais et, vifs.

dimanche 31 mars 2019

Anecdotes et Réflexions d'hier pourip aujourd'hui 94 Samuel Pepys ( Journal Angleterre )




                                                                                                                                    27 mai 1663

            Vers 3 heures du matin m'éveillai l'esprit tourmenté et je profitai de ce qu'il me fallait uriner pour réveiller ma femme. Après être resté couché jusqu'à 4 heures passées je fis mine de me lever, alors que je voulais seulement voir ce qu'elle ferait. Et au moment où je sortais du lit, elle me retint et me demanda ce que j'avais.
            Après forces paroles affectueuses, et aussi quelques reproches, je commençai à l'accuser d'un manque de réserve dans l'affaire d'hier, mais elle me rendit aussitôt la pareille, car elle savait fort bien que j'étais repris par ma vieille maladie, la jalousie. Ce que je niai, mais en vain.
            Après une conversation d'environ une heure, tantôt véhémente, tantôt affectueuse, j'ai de fort bonnes raisons de penser qu'elle l'a traité avec une très grande familiarité, plus grande qu'il n'était convenable, mais sans penser à mal. Et donc, au bout d'un moment, je la caressai et nous nous quittâmes apparemment bons amis, quoiqu'elle pleurât et fût fort mécontente.
            Je me levai et me rendis par le fleuve dans le quartier du Temple, puis accompagnai le commissaire Pett à St James où nous passâmes une heure avec Mr Coventry à parler du récent rapport du commissaire sur la forêt de Sherwood. Puis avec Pett chez milord Ashley, le chancelier de l'Echiquier, régler diverses affaires............. Pas d'autres nouvelles du roi de France, dont on ne sait s'il est mort ou vivant.                                                                                         coucoucircus.org
            A la Grand-Salle je rencontrai mon cousin Roger Pepys. Nous nous promenâmes un bon moment et entre autres choses, il me confie un secret dont il n'a encore soufflé mot à nul autre : sa soeur ayant décidé de ne plus tenir sa maison d'Impington, il juge bon de la remarier, et il désire qu'avec l'aide de mon oncle Wight, ou d'autres personnes, je lui cherche une veuve entre 30 et 40 ans, sans enfant et fortunée, et à qui il constituera un douaire en rapport avec la fortune qu'elle lui apportera. Une femme sérieuse et aux ambitions modestes, ce sont ses propres termes.
            Je m'enquis de sa fortune, ce qu'il affirme n'avoir confié à personne, qu'elle s'élève à un peu moins de 800 livres par an, 780 exactement, dont 200 livres lui viennent de sa dernière femme, somme qu'il est disposé à consacrer à un douaire pour sa prochaine épouse, mais il est résolu à laisser intégralement le reste, des propriétés dans le comté de Cambridge, à son fils aîné. Je m'engageai à faire ce que je pourrai pour lui, et je tiendrai parole.
            Il m'apprend que le roi a demandé aux membres du Parlement de voter avant la St Jean, car il part à la campagne. Ils ont donc entamé l'étude de quatre projets de loi à expédier. Le premier, dit-il, est une loi d'une sévérité diabolique comme les conventicules, et qui dépasse tant les bornes de la modération qu'il craint qu'elle ne ruine tout. Il me dit que c'est pour lui la cause du plus grand chagrin du monde que d'être investi de cette charge de membre du Parlement, parce que, dit-il, rien de ce qui se fait, à ce qu'il voit, n'a sa source dans une quelconque vérité ou sincérité,
            Puis, par le fleuve, à Chelsea, et lus durant tout le trajet un petit livre que j'ai acheté, sur l'amélioration du commerce, un joli ouvrage qui contient bien des choses utiles. A pied jusqu'au petit Chelsea chez milord Sandwich où dînai fort joyeusement en compagnie et musique. Ils jouèrent une belle fantaisie. De nouveau milord ne jure plus que par cette sorte de musique et dit ne plus pouvoir souffrir un air joyeux, ce qui est un étrange revirement d'humeur, car cela faisait deux ou trois ans qu'il avait abandonné les fantaisies et ne jouait que des airs de ménétrier. Puis promenade dans le grand jardin jusqu'à la salle des Banques où nous utilisâmes son télescope pour grossir le paysage, avec un fort bel effet.
            Ensuite, partie de quilles, gagnai 1shilling.                                      kalli.lulu-en-furie.be
            Aujourd'hui il y avait un grand afflux de gens vers les dunes de Banstead, en raison d'une grande course de chevaux et d'une course à pied, et je suis fort chagrin de n'avoir pu m'y rendre.
            Retour à la maison, comme à l'aller, jusqu'au Pont de Londres. Je trouve ma femme de méchante humeur. Elle me dit devant Miss Ashwell que Pembleton est venu et qu'elle a refusé de le laisser entrer en mon absence, ce qui me fit honte. Je préfère, toutefois, qu'il en soit ainsi plutôt que le contraire.
            A mon bureau mettre des choses en ordre, et bientôt arrive Pembleton, ce dont ma femme me fait informer pour que je rentre à la maison. Je lui fis dire que je désirais qu'elle allât danser et que j'arriverais tout de suite.
            J'étais fort indécis et ne savais si je devais me montrer à Pembleton et si ma conduite lui révélerait ma jalousie.
            Je finis par décider de rentrer et emmenai avec moi Tom Hayter avec qui je passai un bon moment dans mon cabinet de travail....... lui rappelai qu'en cette période chacun devrait être préparé à se justifier sur toutes les choses dont il peut être soupçonné...... Lui donnai congé et montai. Nous dansâmes des danses campagnardes et des pas de branle, ma femme et moi et ma femme lui régla son mois, elle aussi. Nous sommes donc quittes.
            Après avoir dansé nous l'invitâmes à souper en bas, avec nous, ce fut fort gai. J'affectai une belle humeur et me montrai avec lui aussi civile que je pus, pour éviter qu'il pût rien dire contre moi. Mais je vois, ce qui me gêne fort, qu'il sait tout, et ma chère femme me fait l'affront de vouloir tout répéter à tout le monde. Ce qui me rend fort mécontent, et si elle me provoque trop, je lui en montrerai. Après le souper et son départ, au lit.


                                                                                                               28 mai

            Lever ce matin et ma femme, je ne sais pour quelle raison, refuse d'aller à Chelsea aujourd'hui, car c'est jour de fête ( l'Ascension ), et j'ai du loisir. C'est quasiment le premier jour
où nous ne travaillons pas depuis notre arrivée dans ce bureau. Nous donnâmes à Miss Ashwell la permission de sortir seule.
            J'allai visiter pour affaires plusieurs endroits. Je me rendis entre autres chez le Dr Edwards pour faire les comptes des purgatifs que ma femme a pris depuis un an ou deux, 4 livres. Puis me rendis à la Bourse où j'apprends que l'on a reçu hier des lettres de France disant que le roi allait se remettre, ce qui me réjouit.
            Au café de la venelle de la Bourse j'achetai un petit livre, Conseil aux constructeurs, écrit par sir Balthazar Gerbier, dédié à tous les hommes de haute condition d'Angleterre ou presque, de sorte que les épîtres sont plus longues que le livre. Ni les unes, ni l'autre, ne valent un pet et j'ai honte de l'avoir acheté.
            A la maison où trouvai Creed qui dîna avec nous. Nous rendîmes ensuite en barque au Théâtre royal, mais il y avait tant de monde que l'on nous refusa des places. Donc au Théâtre du Duc où vîmes jouer Hamlet, ce qui nous conforta dans notre opinion que l'on ne peut assez admirer Betterton.
            Nous eûmes la surprise de voir entrer sur scène Miss Gosnell, la servante de ma femme, mais elle ne parla, dansa, ni ne chanta, à mon grand regret. Elle ne dépare cependant pas la scène, bien au contraire.
            Retour à la maison en barque. Après avoir parcouru de long en large six ou sept fois les allées du Temple à débattre s'il valait mieux rentrer par les rues ou par le fleuve. Par les rues à la maison, puis par le fleuve à la taverne de la Demi-Étape où nous soupâmes de provisions que nous avions apportées, puis rentrâmes à pied à la maison............. et peu après, au lit. Creed a dormi avec moi, dans la chambre rouge, jusqu'au matin.


                                                                                                                    29 mai 1663
laboiteverte.fr
            Ce jour où l'on commémore le couronnement du roi est véritablement un jour de fête. Nous avons fait la grasse matinée, il pleuvait très fort. Pluie et grêle presque toute la matinée. Au bout d'un moment Creed et moi sortîmes et nous arrêtâmes dans plusieurs églises. Il est bien étrange, et par là de deviner les mauvaises dispositions de la Cité en ce moment envers la religion en général, comme envers le roi car, dans certains cas, il y avait à peine dix personnes, et seulement des pauvres. Puis dans un café où entendîmes dans une conversation que le roi de France va sûrement se rétablir.
            A la maison pour dîner puis par le fleuve au Théâtre Royal, mais on n'y jouait pas aujourd'hui, puis au Théâtre du Duc où vîmes La Demoiselle dédaignée; Miss Gosnell jouait Pyramène, un rôle important et s'en acquitta fort bien. Je pense qu'elle ira en s'améliorant et qu'elle deviendra une bonne actrice.
            La pièce n'est pas vraiment excellente, mais elle est bien jouée et, en général, les acteurs sont ici meilleurs que dans l'autre théâtre.
            Ensuite à la taverne du Coq. Après avoir bu j'envoyai les autres avec Creed voir la Princesse allemande à la prison de Gatehouse à Westminster. J'allai chez mon frère, et de là chez mon oncle Fenner pour voir ma tante James, depuis longtemps en ville et repart demain sans que je l'ai vue, mais je ne trouvai personne au logis, ce dont je fus content. Retour donc chez mon frère pour lui parler, puis à la maison. Sur mon chemin je parcourus deux fois Fleet Alley, en montant et en descendant, pour voir deux jolies catins qui se tenaient sur le pas de leur porte. Et, que Dieu me pardonne ! j'eus bien du mal à me retenir de les suivre chez elles, tant ma nature me porte au mal dès que je recommence, comme ces deux derniers jours, à me divertir.
            Puis à la maison et au bureau pour rédiger le journal de ces deux derniers jours. Retour à la maison pour souper, et Creed et moi au lit où devisâmes agréablement. J'avais cependant l'esprit tourmenté d'avoir si mal employé mon temps ces sept ou huit derniers jours, mais il me faut imputer cela à l'inquiétude dans laquelle j'étais ces temps à cause de ma femme, et aussi ces deux derniers  jours je suis allé au théâtre, mais j'ai payé l'amende que je devais, en argent et en réduisant le nombre de fois où je peux aller voir des pièces à la Cour. Je dois maintenant me souvenir que j'ai épuisé toutes les possibilités que j'avais d'aller voir des pièces à la Cour jusqu'à la fin de ce mois et que je ne pourrai reprendre le compte qu'en juin.


                                                                                                                    30 mai

            Levés de bonne heure et avec Creed en barque à Fleet Street. Comme mon frère n'était pas encore prêt nous allâmes à pied jusqu'à la nouvelle Bourse où prîmes notre boisson du matin, du petit-lait, la première fois que j'en prends cette année. Je remarque que les hommes de loi s'arrêtent tous ici sur le chemin du palais, et je suis convaincu que c'est une très bonne boisson.
            Au logis de mon frère je trouve ma tante James, une bonne âme, humble, bien intentionnée, pieuse et pauvre, qui n'a d'autre mot à la bouche que Dieu tout puissant, et ce avec une innocence qui me plut fort. Il y avait aussi là un drôle qui mit autant de temps pour dire les grâces que s'il eût récité une prière. Je suis convaincu que c'est un fourbe, et pourtant, à la demande de mon frère, je lui donnai une couronne, car il est dans un grand dénuement et, à ce qu'il paraît, pasteur chez les fanatiques et cousin de ma pauvre tante. Ses prières, m'affirma-t-elle, m'avaient fait un bien particulier parmi celles de nombreuses bonnes âmes qui, à la demande de mon père, avaient prié pour moi lors de mon opération de la pierre, et que Dieu avait entendues. Ce dont, pour lui faire plaisir, je convins, bien qu'étant d'un avis contraire. Dieu me pardonne ! Je lui avais apporté une couple de homards et du vin. Et, comme elle quittait Londres aujourd'hui et ne désirait pas venir chez moi, je lui fis mes adieux et rentrai à la maison. Après dîner tout l'après-midi jusqu'au soir à mon bureau à rattraper le temps perdu dernièrement en négligeant mon travail.........
            Puis à la maison. Me lavai les pieds après le souper et, au lit.


                                                                                                                31 mai 1663
   melodymistura.com                                                                                              Jour du Seigneur
            Grasse matinée à causer avec ma femme. Je vois clairement que son antipathie, qui commence chez elle, à l'égard de Miss Ashwell vient de ce qu'elle est jalouse de moi et d'elle parce que je la néglige. Ce qui est vrai, en effet, et je suis à blâmer, mais à l'avenir je prendrai soin de remédier à cela.
            Puis lever et à l'office où je crois avoir aperçu Mr Pembleton mais, quelle qu'en pût être la raison je ne remarquai point qu'il levât les yeux sur ma femme, ni qu'elle le regardât beaucoup. Et pourtant, malgré tous mes efforts, sa présence ne laissait pas de me tourmenter, ce qui est une inexcusable folie, maintenant que ses visites dans ma maison tiennent au passé, de même que, je l'espère, toute probabilité qu'elle ait l'occasion de le fréquenter à nouveau.
            A la maison pour dîner, et après montai lire une partie de la nouvelle pièce Cinq heures d'aventures. J'ai beau l'avoir vue deux fois je ne l'ai pas encore suffisamment admirée ni comprise, car elle a la meilleur intrigue qui se puisse jamais imaginer, et c'est une pièce d'une grande vigueur du début jusqu'à la fin.
            Derechef à l'office après dîner, ma femme que ses menstrues font souffrir n'y alla point, et   comme c'était l'Ecossais qui prêchait, je dormis durant presque tout le sermon.
            On baptise aujourd'hui à la campagne le petit-fils de sir William Batten, et sir John Mennes et sir William Penn y sont allés. Je m'étonne et suis fort contrarié de ne point avoir été invité par le père. Je sais cependant que son père et sa mère sont peu en cause, et à cet égard je préfère qu'il en soit ainsi.
            Au retour de l'office fis mes comptes du mois et il m'apparaît que ma fortune s'élève à 726 livres net, Dieu en soit loué ! Pourtant, j'aurais pu être plus riche de presque 20 livres, eussé-je évité certaines dépenses, telles que leçons de danse et autres choses pour ma femme,et pièces de théâtre et autres choses ne servant qu'à détourner mes pensées de l'affaire du maître à danser, laquelle, grâces soient rendues au Seigneur ! est désormais terminée, et je retrouve ma tranquillité d'esprit et me remets à mon travail trop négligé ces deux dernières semaines
            Ce mois-ci, la plus grande nouvelle est l'agitation et l'excitation auxquelles est en proie le Parlement qui procède, au grand déplaisir de la Cour, à une enquête sur le revenu de l'Etat, et sa répugnance à accorder le moindre argent au roi. Son enquête sur la vente des offices donne du tourment à bien des gens, et particulièrement à milord le chancelier qui est la cible principale, et Mr Coventry, ce dont je suis bien fâché.
            Il s'avère que le roi de France que l'on donnait pour mortellement empoisonné a eu, la rougeole, et est rétabli ou le sera certainement sous peu.
            Je vois que l'estime que l'on me porte et mon crédit grandissent au bureau, et j'espère qu'en m'attelant de nouveau à mon travail je les conforterai et épargnerai de l'argent, ce que Dieu veuille bien m'accorder !
            Puis souper, prières et, au lit.
            La maisonnée tout entière ayant dormi plus longtemps ce matin qu'il n'est convenable, ajouté au fait que Will avait négligé de brosser mon manteau, comme il l'aurait dû, avant que je ne fusse prêt à partir à l'office, et qu'il ne le fit que lorsque je le lui commandai, je me mis fort en colère et, le voyant prendre l'affaire à la légère et faire mine de se moquer que le manteau fût brossé ou non, je lui donnai un soufflet, et si nous n'avions été dimanche, je l'aurais corrigé davantage. C'est la seconde fois que je le frappe.


                                                             à suivre........

                                                                                                                      1er juin 1663

            Recommencé à me lever............
         
            
         
         

           


samedi 30 mars 2019

Le Cupide et l'Envieux Jean Bodel ( Nouvelle France )

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                artkarel.


                                            Le Cupide et l'Envieux

            Seigneurs, après avoir raconté des récits de pure imagination, je veux maintenant m'appliquer à rapporter des histoires véridiques, car celui dont le métier est de raconter des fables n'est pas un conteur digne de s'adresser à une noble assistance s'il est incapable de relater des choses vraies ou au moins vraisemblables. Celui qui est expert en l'art de conter se doit, entre deux récits d'imagination, de rapporter des histoires vécues.
            C'est la vérité pure, vivaient jadis, il y a bien une centaine d'années, deux compagnons qui menaient une fort mauvaise vie, car l'un était si envieux que personne ne l'était plus que lui, et l'autre était si cupide que rien ne pouvait le combler. Ce dernier était sans doute le pire des deux, car la cupidité est de telle nature qu'elle avilit maintes personnes. Elle fait prêter à usure et tricher sur les mesures par désir d'en avoir plus. L'envie est aussi exécrable, car elle aiguillonne tout le monde.
            Notre envieux et notre cupide chevauchaient un jour de compagnie lorsqu'ils rencontrèrent, je crois, Saint Martin dans une campagne. Il ne lui fallut que peu de temps passé en leur compagnie pour s'apercevoir des mauvais penchants enracinés au fond de leur coeur. Ils arrivèrent bientôt à une chapelle d'où partaient deux chemins très fréquentés. Saint Martin s'adressa alors aux deux compagnons qui se comportaient de manière si détestable.
            - Seigneurs, leur dit-il, à cette chapelle je poursuivrai mon chemin en prenant sur la droite, mais vous retirerez bénéfice de m'avoir rencontré. Je suis Saint Martin le " prudhomme ". Que l'un ou l'autre me demande un don, il aura immédiatement ce qu'il désire et celui qui n'aura pas parlé en aura sur-le-champ deux fois autant.
            Alors le cupide pense qu'il laissera parler son compagnon et qu'il en aura deux fois plus que lui. Il convoite ardemment un double gain.
            - Demande, fait-il, cher compagnon. Tu obtiendras à coup sûr tout ce qu'il te viendra à l'esprit de demander. N'hésite pas à demander largement. Si tu sais te débrouiller pour faire un bon souhait, tu seras riche toute ta vie !                                                                           projectgutenberg.com
Résultat de recherche d'images pour "cupide et envieux peinture dessins"            Celui qui avait le coeur plein d'envie n'avait pas l'intention de demander ce qu'il aurait voulu, car il serait mort d'envie et de rage si l'autre en avait eu plus que lui. Aussi restèrent-ils tous les deux un bon moment sans prononcer une parole.
            - Qu'attends-tu ? Qu'il ne t'en arrive malheur ? dit celui qui était plein de cupidité. J'en aurai le double de toi et personne ne m'en empêchera. Demande vite, ou je te battrai comme jamais âne ne le fut au Pont !                                       
            - Sire, répondit l'envieux, sachez-le, je vais demander un don avant que vous ne me fassiez mal. Si je demandais de l'argent ou quelque bien, vous en voudriez bien avoir deux fois plus. Mais si je peux, vous n'en aurez aucun bénéfice ! Saint-Martin, dit-il, je vous demande de perdre un oeil et que mon compagnon en perde deux : ainsi, il sera doublement puni !
            Le cupide eut les yeux crevés sur-le-champ.
            Saint Martin tint parfaitement sa promesse : sur quatre yeux ils en perdirent trois, ils n'en retirèrent pas autre chose. Saint Martin rendit l'un borgne et l'autre aveugle. Par la faute de leurs souhaits, tous les deux y perdirent.
            Maudit soit celui qui s'en afflige, car ces deux hommes étaient de mauvaises gens.


                                                                                        Jean Bodel

                       in Fabliaux du Moyen-Âge              ( 1165 - 1209/1210 ) 
            

vendredi 29 mars 2019

Histoire de Rire Tchekhov ( nouvelle Russie )


automates-concept.com



                                      Histoire de Rire

            Midi, par une belle journée d'hiver... Il gèle à pierre fendre et les bouclettes de Nadienka, qui marche pendue à mon bras, se couvrent de givre argenté sur ses tempes, tandis qu'un fin duvet ourle sa lèvre supérieure. Nous sommes sur une haute colline. De nos pieds jusqu'au bas elle descend en pente douce, le soleil se reflète comme dans un miroir.
            - Faisons un tour, Nadiejda Petrovna ! dis-je implorant. Une seule petite fois  ! Je vous assure que nous en sortirons sains et saufs.
            Mais Nadienka a peur. Tout l'espace qui s'étend entre ses petits caoutchoucs et le pied de la colline de glace lui semble un ravin terrifiant, d'une profondeur incommensurable. Elle détaille, elle a le souffle coupé dès qu'elle regarde en bas ou que je lui propose simplement de monter sur la luge.
            Qu'en sera-t-il si elle se risque à s'envoler vers l'abîme ? Elle mourra, elle perdra la raison.
            - Je vous en supplie ! dis-je. Il ne faut pas avoir peur ! Comprenez donc que c'est de la pusillanimité, de la poltronnerie !
            Nadienka finit par céder et je vois à son visage que, de fait, elle craint pour sa vie. Je l'installe, pâle et tremblante, sur la luge, l'enlace d'un bras et me précipite avec elle dans l'abîme.
            La luge vole à la vitesse d'une balle de revolver. Nous fendons l'air qui frappe nos visages, hurle, siffle aux oreilles, nous lacère, nous pince douloureusement, hargneux et veut nous arracher la tête. La force du vent est telle qu'on a le souffle coupé. On dirait que le diable en personne nous tient entre ses griffes et, dans un hurlement nous emporte en enfer. Tout, alentour, se fond en une longue bande qui se déroule à toute allure... Encore un instant, me semble-t-il et c'en sera fini de nous !
            - Je vous aime, Nadia ! dis-je à mi-voix.
            La luge, à présent, ralentit sa course, le hurlement du vent, le crissement des patins de traîneau ne sont plus aussi forts, on commence à mieux respirer, et nous voici enfin en bas.
            Nadienka est plus morte que vive. Elle est livide et a le souffle court... Je l'aide à se relever.
            - Pour rien au monde je ne le referais, dit-elle, fixant sur moi de grands yeux pleins de terreur. Pour rien au monde ! J'ai failli mourir !                                                           art.co.uk
            Peu après elle reprend ses esprits et me scrute, l'air interrogateur. Est-ce bien moi qui ai prononcé ces quatre mots ou a-t-elle cru les entendre dans le bruit du tourbillon ? Pour ma part, debout à ses côtés, je fume tranquillement et détaille mon gant avec la plus grande attention.
            Elle me prend le bras et nous entamons une longue promenade aux abords de la colline. Le mystère, manifestement ne la laisse pas en repos. Ces mots ont-ils été, oui ou non, prononcés ? Oui ou non ? Oui ou non ?
            C'est une question d'amour-propre, d'honneur, de vie, de bonheur, une question très importante, la plus importante au monde. Nadienka me regarde droit dans les yeux, l'air impatienté, triste, inquisiteur. Elle répond à côté quand je lui parle, se demande si je vais ouvrir la bouche. Oh, tout ce qui se joue sur son joli minois, tout ce qui se joue  !
            Je vois bien qu'elle lutte contre elle-même, elle va dire quelque chose, poser une question, mais elle ne trouve plus les mots, elle est embarrassée, elle a peur, la joie l'en empêche...
            - Vous savez quoi ? dit-elle sans me regarder ?
            - Non ?
           - Si on refaisait... une descente.
          Nous reprenons l'escalier jusqu'au sommet de la colline. De nouveau j'installe Nadienka, pâle et tremblante, sur la luge, de nouveau nous volons vers le terrifiant abîme, de nouveau le vent hurle et crissent les patins du traîneau, de nouveau, à l'instant le plus tumultueux et le plus bruyant de la course, je dis à mi-voix :
            - Je vous aime, Nadienka !
            Quand la luge s'arrête, Nadienka embrasse du regard la colline que nous venons de dévaler puis, elle scrute longuement mon visage, écoute attentivement ma voix indifférente et neutre, et toute, toute sa silhouette menue, même son manchon, son capuchon, semblent exprimer un embarras extrême. On lit sur son visage :
            " Que se passe-t-il ? Qui a prononcé ces mots ? Est-ce lui ou ai-je seulement cru les entendre?
            Cette incertitude l'inquiète, met sa patience à rude épreuve. La pauvre enfant ne répond pas à mes questions, elle se renfrogne, elle va fondre en larmes.
            - Ne devrions-nous pas rentrer ? lui dis-je.
           - C'est que je... j'aime ces descentes en luge, répond-elle, rougissante. Ne pourrions-nous recommencer encore une fois ?
            Elle " aime " ces descentes en luge. Cependant, en remontant, elle est aussi pâle que les fois précédentes, elle tremble, suffoque presque de peur.
            Nous repartons pour la troisième fois et je vois avec quelle intensité elle scrute mon visage et suit le mouvement de mes lèvres. Mais j'applique un mouchoir sur ma bouche, je tousse et, arrivé à mi-parcours, j'ai malgré tout, le temps de dire :
            - Je vous aime, Nadia !
            Le mystère reste entier ! Nadienka est muette, plongée dans ses pensées... Je la raccompagne chez elle, elle s'efforce de marcher lentement, ralentit le pas, attendant toujours que je lui dise les fameux mots. Je vois combien son coeur souffre, quel effort elle fait sur elle-même pour ne pas s'écrier :
            " Il n'est pas possible que ce soit le vent ! D'ailleurs, je ne veux pas que ce soit lui ! "
            Le lendemain matin je reçois un billet :
            " Si vous allez faire de la luge aujourd'hui, passez me prendre, N. "
            A compter de ce jour nous nous rendons quotidiennement, Nadia et moi, sur la colline et, tandis que nous volons vers l'abîme, je ne manque pas de répéter à mi-voix :
           - Je vous aime, Nadia !
           Nadienka est bientôt accoutumée à cette phrase, comme elle pourrait l'être au vin et à la morphine. Elle ne peut plus s'en passer. Certes, elle a toujours aussi peur de dévaler la colline, mais à présent la crainte et le danger confèrent un charme particulier à ces mots d'amour qui demeurent un mystère et font languir son coeur.
            Pour elle, il y a toujours deux suspects, le vent et moi.
            Lequel des deux lui déclare-t-il sa flamme ? Elle l'ignore, cependant il semble désormais que cela l'indiffère : n'importe le flacon, pourvu qu'elle ait l'ivresse !    *                    leparisien.fr
            Un jour, à midi, je me rends seul à la colline. Me mêlant à la foule, j'aperçois Nadienka. Elle s'approche, me cherche des yeux... Puis elle grimpe timidement l'escalier... Elle a peur de descendre seule, oh, qu'elle a peur ! Elle est blanche comme neige, elle tremble, on croirait qu'elle marche au supplice, mais elle y va sans un regard en arrière, résolue.
            Elle a, visiblement, décidé d'essayer. Entendra-t-elle ces stupéfiantes et douces paroles, si je ne suis pas là ?
            Je la vois blême, bouche bée de terreur, s'installer sur la luge, elle ferme les yeux et, disant définitivement adieu à la  terre, elle s'élance...
            " Z- Z-Z-Z... " Les patins crissent. Les entend-elle ces mots ? Je l'ignore... Je la vois seulement descendre de la luge, épuisée, chancelante. Et il est clair, à son visage, qu'elle-même ne saurait dire si elle a ou non entendu quelque chose. Sa peur, tandis qu'elle dévalait la pente, l'a privée de toute faculté d'entendre, de percevoir des sons, de comprendre...
            Mais voici le mois de mars printanier. Le soleil serait plus caressant. Notre colline de glace s'assombrit, elle perd son éclat et finit par fondre. Nous cessons nos parties de luge.
            La pauvre Nadienka n'a plus d'endroit où entendre les fameuses paroles, de même qu'il n'est plus personne pour les lui murmurer : le vent s'est tu, quant à moi, je m'apprête à gagner Saint-Pétersbourg, pour longtemps, peut-être pour toujours.
            A quelques jours, deux ou trois de mon départ, au crépuscule, je suis assis dans mon jardin, séparé de la cour de Nadienka que par une haute palissade hérissée de pointes...
            Il fait encore assez froid, la neige demeure sous le fumier, les arbres n'ont pas encore repris vie, cela sent pourtant le printemps et les freux s'installent à grand bruit pour la nuit.
            Je m'approche de la palissade et observe longuement par une fente. Je vois Nadienka sortir sur le petit perron et lever un regard triste, languissant vers le ciel... Le vent printanier fouette son visage pâle et mélancolique... Il lui rappelle celui qui nous hurlait aux oreilles sur la colline lorsqu'elle entendait les quatre mots magiques. Et son visage se fait triste, si triste, une larme roule sur sa joue... La pauvre enfant tend les deux bras, comme pour implorer le vent de lui apporter les paroles une fois encore.
            Alors, au premier souffle je dis à mi-voix :
**         - Je vous aime, Nadia !
            Mon Dieu, il faut la voir ! Elle pousse un cri, son visage s'épanouit en un sourire, elle tend les bras au vent, joyeuse, heureuse, si belle !
            Quant à moi je vais faire mes malles...
            C'était il y a bien longtemps. Aujourd'hui, Nadienka est mariée, on l'a mariée ou elle-même l'a voulu, peu importe, au secrétaire de la chambre de tutelle de la noblesse, et elle a trois enfants. Elle n'a pourtant pas oublié nos parties de luge d'autrefois, elle n'a pas oublié le vent qui portait jusqu'à ses oreilles les fameux mots :
            " Je vous aime, Nadienka ! "
            Pour elle, c'est désormais le plus heureux, le plus touchant, le plus beau souvenir de la vie...
            Pour ma part, ayant pris de l'âge, je ne parviens plus à comprendre pourquoi je prononçais ces mots, pourquoi je plaisantais ainsi...


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                                                              Anton Tchekhov
                                        

samedi 23 mars 2019

Incidents Daniil Hames extraits 3 Fin ( Nouvelles Russie )


 eda-server.ru                             


                                            I N C I D E N T S

                                              Perte sur perte

            Andreï Andreïevitch Miassov venait d'acheter une mèche de lampe au bazar et la ramenait chez lui.
            En chemin Andreï Andreïevitch perdit la mèche, puis il entra dans une épicerie pour acheter 150 grammes de saucisson de Poltava. Ensuite il acheta une bouteille de kéfir au magasin de la coopérative laitière, et il but une petite chope de kvas au kiosque. Enfin, il fit la queue pour acheter un journal. Cette queue étant assez longue, Andreï Andreïevitch dut patienter une bonne vingtaine de minutes, mais les journaux se terminèrent juste devant son nez.
            Andreï Andreïevitch piétina un moment sur place avant de se décider à rentrer. Mais en chemin il perdit sa bouteille de kéfir et il fit un crochet à la boulangerie pour s'acheter un pain français. Là, il perdit le saucisson.
            Alors qu'il rentrait enfin chez lui, Andreï Andreïevitch trébucha et tomba, en perdant le pain français et en brisant son pince-nez.
            Une fois regagné son bercail, Andreï Andreïevitch enrageait tellement qu'il voulut tout de suite se mettre au lit, mais il chercha longtemps le sommeil. Et quand il se fut endormi, il rêva qu'il avait perdu sa brosse et qu'il devait se laver les dents avec une espèce de chandelier.


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      leconcombre.com                                                      Ce qui se vend de nos jours


            Koratyguine était allé chez Tikakeïev, mais celui-ci était absent.                    
            Tikakeïev se trouvait dans un magasin, il achetait du sucre, de la viande et des concombres.
            Koratyguine, après avoir piétiné devant la porte de Tikakeïev, s'apprêtait à lui laisser un mot lorsqu'il le vit qui regagnait ses pénates, un gros sac en toile cirée entre les bras.
            Koratyguine lui cria de loin :
            - Ça fait bien une heure que je vous attends !
            - C'est faux, répliqua Tykakeïev, je suis sorti de chez moi il y a à peine vingt-cinq minutes.
            - Ça, je n'en sais rien, dit Koratyguine, mais c'est un fait que je suis là depuis une heure, au moins.                                                                                 
            - Ne mentez pas, fit Tikakeïev. C'est une honte de mentir à votre âge.
            - Cher monsieur, dit Koratyguine, je vous prie de mieux choisir vos expressions.
             - J'estime, dit Tikakeïev, aussitôt interrompu par Koratyguine.
            - Si vous estimez..., dit Koratyguine
            Mais ce fut son tour d'être interrompu par Tikakeïev :
            - Tu ne t'es pas regardé !
            Ces mots eurent le don de faire enrager Koratyguine qui, pressant une narine avec son doigt, envoya de l'autre un jet de morve sur Tikakeïev
            Tikakeïev plongea alors une main dans son sac pour s'emparer du plus gros concombre, qu'il abattit dare-dare sur le crâne de Koratyguine.
            Koratyguine porta ses deux mains à la tête, puis tomba raide mort.
            Voyez quel gros concombre on vend de nos jours !

            ( 19 août 1936 )                 


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                                                                  Le sommeil espiègle
                                                                                                                                                                                                                                                                                          kweeper.com

            Markov a retiré ses bottes et, avec un gros soupir, s'allongea sur le sofa.
            Il a affreusement sommeil mais, à peine a-t-il fermé les yeux, l'envie de dormir s'envole en une seconde.
            Markov a ouvert les yeux et tend le bras pour prendre un livre. Mais le sommeil lui tombe alors dessus et Markov, avant même d'avoir atteint son livre, s'allonge de nouveau et ferme les yeux pour dormir. Mais à peine ses yeux se sont-ils fermés, que le sommeil s'envole, et Markov a la tête si claire qu'il pourrait résoudre mentalement des équations à deux inconnues...
            Markov se tourmenta longtemps dans son lit en se demandant : dormir ou rester éveillé ?
            A la fin, n'en pouvant plus, maudissant sa chambre et lui-même, Markov enfila son manteau, son chapeau, saisit sa canne et sortit faire un tour.
            La fraîcheur de la brise le calma. Markov se sentait de bonne humeur et il eut bientôt envie de regagner sa chambre.
            Là, une fois rentré, il sentit dans tout son corps comme une fatigue agréable et voulut dormir. Mais à peine s'était-il allongé sur le sofa, les yeux fermés, que le sommeil se volatilisa en un clin d'oeil.
            Markov, pâle de rage, bondit hors du sofa et, sans mettre manteau ni chapeau, fila en direction des jardins de Tauride.

             (  1936 - 1938 )
         
                                                                             Hames