vendredi 29 mars 2019

Histoire de Rire Tchekhov ( nouvelle Russie )


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                                      Histoire de Rire

            Midi, par une belle journée d'hiver... Il gèle à pierre fendre et les bouclettes de Nadienka, qui marche pendue à mon bras, se couvrent de givre argenté sur ses tempes, tandis qu'un fin duvet ourle sa lèvre supérieure. Nous sommes sur une haute colline. De nos pieds jusqu'au bas elle descend en pente douce, le soleil se reflète comme dans un miroir.
            - Faisons un tour, Nadiejda Petrovna ! dis-je implorant. Une seule petite fois  ! Je vous assure que nous en sortirons sains et saufs.
            Mais Nadienka a peur. Tout l'espace qui s'étend entre ses petits caoutchoucs et le pied de la colline de glace lui semble un ravin terrifiant, d'une profondeur incommensurable. Elle détaille, elle a le souffle coupé dès qu'elle regarde en bas ou que je lui propose simplement de monter sur la luge.
            Qu'en sera-t-il si elle se risque à s'envoler vers l'abîme ? Elle mourra, elle perdra la raison.
            - Je vous en supplie ! dis-je. Il ne faut pas avoir peur ! Comprenez donc que c'est de la pusillanimité, de la poltronnerie !
            Nadienka finit par céder et je vois à son visage que, de fait, elle craint pour sa vie. Je l'installe, pâle et tremblante, sur la luge, l'enlace d'un bras et me précipite avec elle dans l'abîme.
            La luge vole à la vitesse d'une balle de revolver. Nous fendons l'air qui frappe nos visages, hurle, siffle aux oreilles, nous lacère, nous pince douloureusement, hargneux et veut nous arracher la tête. La force du vent est telle qu'on a le souffle coupé. On dirait que le diable en personne nous tient entre ses griffes et, dans un hurlement nous emporte en enfer. Tout, alentour, se fond en une longue bande qui se déroule à toute allure... Encore un instant, me semble-t-il et c'en sera fini de nous !
            - Je vous aime, Nadia ! dis-je à mi-voix.
            La luge, à présent, ralentit sa course, le hurlement du vent, le crissement des patins de traîneau ne sont plus aussi forts, on commence à mieux respirer, et nous voici enfin en bas.
            Nadienka est plus morte que vive. Elle est livide et a le souffle court... Je l'aide à se relever.
            - Pour rien au monde je ne le referais, dit-elle, fixant sur moi de grands yeux pleins de terreur. Pour rien au monde ! J'ai failli mourir !                                                           art.co.uk
            Peu après elle reprend ses esprits et me scrute, l'air interrogateur. Est-ce bien moi qui ai prononcé ces quatre mots ou a-t-elle cru les entendre dans le bruit du tourbillon ? Pour ma part, debout à ses côtés, je fume tranquillement et détaille mon gant avec la plus grande attention.
            Elle me prend le bras et nous entamons une longue promenade aux abords de la colline. Le mystère, manifestement ne la laisse pas en repos. Ces mots ont-ils été, oui ou non, prononcés ? Oui ou non ? Oui ou non ?
            C'est une question d'amour-propre, d'honneur, de vie, de bonheur, une question très importante, la plus importante au monde. Nadienka me regarde droit dans les yeux, l'air impatienté, triste, inquisiteur. Elle répond à côté quand je lui parle, se demande si je vais ouvrir la bouche. Oh, tout ce qui se joue sur son joli minois, tout ce qui se joue  !
            Je vois bien qu'elle lutte contre elle-même, elle va dire quelque chose, poser une question, mais elle ne trouve plus les mots, elle est embarrassée, elle a peur, la joie l'en empêche...
            - Vous savez quoi ? dit-elle sans me regarder ?
            - Non ?
           - Si on refaisait... une descente.
          Nous reprenons l'escalier jusqu'au sommet de la colline. De nouveau j'installe Nadienka, pâle et tremblante, sur la luge, de nouveau nous volons vers le terrifiant abîme, de nouveau le vent hurle et crissent les patins du traîneau, de nouveau, à l'instant le plus tumultueux et le plus bruyant de la course, je dis à mi-voix :
            - Je vous aime, Nadienka !
            Quand la luge s'arrête, Nadienka embrasse du regard la colline que nous venons de dévaler puis, elle scrute longuement mon visage, écoute attentivement ma voix indifférente et neutre, et toute, toute sa silhouette menue, même son manchon, son capuchon, semblent exprimer un embarras extrême. On lit sur son visage :
            " Que se passe-t-il ? Qui a prononcé ces mots ? Est-ce lui ou ai-je seulement cru les entendre?
            Cette incertitude l'inquiète, met sa patience à rude épreuve. La pauvre enfant ne répond pas à mes questions, elle se renfrogne, elle va fondre en larmes.
            - Ne devrions-nous pas rentrer ? lui dis-je.
           - C'est que je... j'aime ces descentes en luge, répond-elle, rougissante. Ne pourrions-nous recommencer encore une fois ?
            Elle " aime " ces descentes en luge. Cependant, en remontant, elle est aussi pâle que les fois précédentes, elle tremble, suffoque presque de peur.
            Nous repartons pour la troisième fois et je vois avec quelle intensité elle scrute mon visage et suit le mouvement de mes lèvres. Mais j'applique un mouchoir sur ma bouche, je tousse et, arrivé à mi-parcours, j'ai malgré tout, le temps de dire :
            - Je vous aime, Nadia !
            Le mystère reste entier ! Nadienka est muette, plongée dans ses pensées... Je la raccompagne chez elle, elle s'efforce de marcher lentement, ralentit le pas, attendant toujours que je lui dise les fameux mots. Je vois combien son coeur souffre, quel effort elle fait sur elle-même pour ne pas s'écrier :
            " Il n'est pas possible que ce soit le vent ! D'ailleurs, je ne veux pas que ce soit lui ! "
            Le lendemain matin je reçois un billet :
            " Si vous allez faire de la luge aujourd'hui, passez me prendre, N. "
            A compter de ce jour nous nous rendons quotidiennement, Nadia et moi, sur la colline et, tandis que nous volons vers l'abîme, je ne manque pas de répéter à mi-voix :
           - Je vous aime, Nadia !
           Nadienka est bientôt accoutumée à cette phrase, comme elle pourrait l'être au vin et à la morphine. Elle ne peut plus s'en passer. Certes, elle a toujours aussi peur de dévaler la colline, mais à présent la crainte et le danger confèrent un charme particulier à ces mots d'amour qui demeurent un mystère et font languir son coeur.
            Pour elle, il y a toujours deux suspects, le vent et moi.
            Lequel des deux lui déclare-t-il sa flamme ? Elle l'ignore, cependant il semble désormais que cela l'indiffère : n'importe le flacon, pourvu qu'elle ait l'ivresse !    *                    leparisien.fr
            Un jour, à midi, je me rends seul à la colline. Me mêlant à la foule, j'aperçois Nadienka. Elle s'approche, me cherche des yeux... Puis elle grimpe timidement l'escalier... Elle a peur de descendre seule, oh, qu'elle a peur ! Elle est blanche comme neige, elle tremble, on croirait qu'elle marche au supplice, mais elle y va sans un regard en arrière, résolue.
            Elle a, visiblement, décidé d'essayer. Entendra-t-elle ces stupéfiantes et douces paroles, si je ne suis pas là ?
            Je la vois blême, bouche bée de terreur, s'installer sur la luge, elle ferme les yeux et, disant définitivement adieu à la  terre, elle s'élance...
            " Z- Z-Z-Z... " Les patins crissent. Les entend-elle ces mots ? Je l'ignore... Je la vois seulement descendre de la luge, épuisée, chancelante. Et il est clair, à son visage, qu'elle-même ne saurait dire si elle a ou non entendu quelque chose. Sa peur, tandis qu'elle dévalait la pente, l'a privée de toute faculté d'entendre, de percevoir des sons, de comprendre...
            Mais voici le mois de mars printanier. Le soleil serait plus caressant. Notre colline de glace s'assombrit, elle perd son éclat et finit par fondre. Nous cessons nos parties de luge.
            La pauvre Nadienka n'a plus d'endroit où entendre les fameuses paroles, de même qu'il n'est plus personne pour les lui murmurer : le vent s'est tu, quant à moi, je m'apprête à gagner Saint-Pétersbourg, pour longtemps, peut-être pour toujours.
            A quelques jours, deux ou trois de mon départ, au crépuscule, je suis assis dans mon jardin, séparé de la cour de Nadienka que par une haute palissade hérissée de pointes...
            Il fait encore assez froid, la neige demeure sous le fumier, les arbres n'ont pas encore repris vie, cela sent pourtant le printemps et les freux s'installent à grand bruit pour la nuit.
            Je m'approche de la palissade et observe longuement par une fente. Je vois Nadienka sortir sur le petit perron et lever un regard triste, languissant vers le ciel... Le vent printanier fouette son visage pâle et mélancolique... Il lui rappelle celui qui nous hurlait aux oreilles sur la colline lorsqu'elle entendait les quatre mots magiques. Et son visage se fait triste, si triste, une larme roule sur sa joue... La pauvre enfant tend les deux bras, comme pour implorer le vent de lui apporter les paroles une fois encore.
            Alors, au premier souffle je dis à mi-voix :
**         - Je vous aime, Nadia !
            Mon Dieu, il faut la voir ! Elle pousse un cri, son visage s'épanouit en un sourire, elle tend les bras au vent, joyeuse, heureuse, si belle !
            Quant à moi je vais faire mes malles...
            C'était il y a bien longtemps. Aujourd'hui, Nadienka est mariée, on l'a mariée ou elle-même l'a voulu, peu importe, au secrétaire de la chambre de tutelle de la noblesse, et elle a trois enfants. Elle n'a pourtant pas oublié nos parties de luge d'autrefois, elle n'a pas oublié le vent qui portait jusqu'à ses oreilles les fameux mots :
            " Je vous aime, Nadienka ! "
            Pour elle, c'est désormais le plus heureux, le plus touchant, le plus beau souvenir de la vie...
            Pour ma part, ayant pris de l'âge, je ne parviens plus à comprendre pourquoi je prononçais ces mots, pourquoi je plaisantais ainsi...


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                                                              Anton Tchekhov
                                        

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