Comme les Muses quittant Apollon leur père pour aller éclairer le monde, une à une les idées de Ruskin avaient quitté la tête divine qui les avaient portées et, incarnées en livres vivants,étaient allées enseigner les peuples. Ruskin s'était retiré dans la solitude où vont souvent finir les existences prophétiques jusqu'à ce qu'il plaise à Dieu de rappeler à lui le cénobite, le brahmane ou l'ascète dont la tâche surhumaine est finie. Et l'on ne put que deviner, à travers le voile tendu par des mains pieuses, le mystère qui s'accomplissait, la lente destruction d'un cerveau périssable qui avait abrité une postérité immortelle.
Aujourd'hui la mort a fait entrer l'humanité en possession de l'héritage immense que Ruskin lui avait légué. Car l'homme de génie ne peut donner naissance à des oeuvres qui ne mourront pas qu'en les créant à l'image non de l'être mortel qu'il est, mais de l'exemplaire d'humanité qu'il porte en lui. Ses pensées lui sont, en quelque sorte, prêtées pendant sa vie, dont elles sont les compagnes. A sa mort, elles font retour à l'humanité et l'enseignent........
.........On a dit qu'il était réaliste. Et, en effet, il a souvent répété que l'artiste devait s'attacher à la pure imitation de la nature, " sans rien rejeter, sans rien mépriser, sans rien choisir. "
On a dit qu'il était intellectualiste parce qu'il a écrit que le meilleur tableau était celui qui renfermait les pensées les plus hautes.........
......... On a dit qu'il supprimait la part de l'imagination dans l'art en y faisant à la science une part trop grande. Ne disait-il pas que '" chaque classe de rochers, chaque variété de sol, chaque espèce de nuage doit être étudiée et rendue avec une exactitude géologique et météorologique ?.........
......... On a dit qu'il détruisait la science en y faisant une place trop grande à l'imagination.
......... On a dit que c'était un pur esthéticien et sa seule religion était celle de la Beauté, parce qu'en effet il l'aima toute sa vie.
Mais, par contre, on a dit que ce n'était même pas un artiste, parce qu'il faisait intervenir dans son appréciation de la beauté des considérations peut-être supérieures, mais en tout cas étrangères à l'esthétique.
Et comme on a dit de Ruskin tant de choses contraires, on en a conclu qu'il était contradictoire.
Marcel Proust
( La gazette des Beaux-Arts - 1er avril 1900 )
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